Les alcooliques sont des philosophes, dans le sens général où tous les êtres humains (et, en fait, tous les mammifères) sont guidés par des principes hautement abstraits, dont ils sont presque entièrement inconscients, ignorant que le principe qui gouverne leurs perception et action est d'ordre philosophique. Le faux terme duquel on désigne d'ordinaire ces principes est celui de « sentiment ».
Ce type de fausse nomination fleurit à l'intérieur de la tendance épistémologique anglo-saxonne à réifier ou à attribuer au corps tous les phénomènes mentaux qui sont périphériques à la conscience ; et cette appellation est certainement renforcée par le fait qu'exercer et/ou se priver de l'exercice de ces principes s'accompagne souvent de sensations viscérales ou d'autres sensations corporelles. Pour ma part, je crois que c'est Pascal qui était dans le vrai en disant : « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point ».
On ne doit pas s'attendre à ce que l'alcoolique donne une image cohérente de lui-même. Lorsque l'épistémologie de base est pleine d'erreurs, ce qui en découle ne peut fatalement qu'être marqué par des contradictions internes ou avoir une portée très limitée. Autrement dit, d'un ensemble inconsistant d'axiomes, on ne peut pas déduire un corpus consistant de théorèmes. Dans ce cas, toute tentative de consistance ne peut aboutir qu'à la prolifération d'un certain type de complexité — qui caractérise, par exemple, certains développements psychanalytiques et la théologie chrétienne — ou, sinon, à la conception extrêmement bornée du behaviourisme contemporain.

Le titre de cette discussion et cette citation introductive viennent d'un texte de Gregory Bateson, « La cybernétique du “soi” : une théorie de l'alcoolisme », qu'on trouve dans son recueil Vers une écologie de l'esprit, tome I. Tout le texte est intéressant et on peut le lire sur ce site même, de même qu'une bonne part de l'ouvrage, accessible par ce lien, et qui vaut la lecture selon moi.

Mis à part l'intérêt littéral de cette citation, c'est la fin qui m'y incita, ce qui précède est là pour comprendre le contexte où elle s'insère. Le passage est : « D'un ensemble inconsistant d'axiomes, on ne peut pas déduire un corpus consistant de théorèmes. Dans ce cas, toute tentative de consistance ne peut aboutir qu'à la prolifération d'un certain type de complexité — qui caractérise, par exemple, certains développements psychanalytiques et la théologie chrétienne — ou, sinon, à la conception extrêmement bornée du behaviourisme contemporain ». Il m'arrive de dire qu'on ne pense pas tout seul, sous cette forme ou équivalent. Ce qui n'induit pas que l'on soit un perroquet ou une marionnette de ventriloque, même si ça arrive assez souvent (pas trop besoin d'avoir une “pensée originale” pour décrire une action ou un savoir extrêmement répétitifs, genre recette de cuisine ou cours de maths élémentaires. Et bien sûr, nombre d'humains n'ont pas trop désir ou moyen de produire une pensée originale). On ne pense pas tout seul pour la même raison que l'on ne parle pas sans avoir appris : notre stock de “pensées” est en grande partie un échantillonnage de toutes les pensées déjà produites et diffusées, d'abord par ses proches (qui eux-mêmes se sont faits le relais de pensées déjà produites) puis par des moins proches, puis par des distants, puis par des lointains. Et parfois on en produit, résultant d'un échantillonnage secondaire, une interaction entre “sentiments” à la source des pensées acquises et “sentiments” propres où la part autonome est souvent faible ou nulle mais où la structuration même de l'ensemble en fait une pensée propre. C'est comme les textes de ce site, hormis ceux qui comme ceux de Bateson sont des reprises d'autres auteurs, je les ai composés pour leur presque totalité avec des mots déjà disponibles, parfois je crée des néologismes qui sont la combinaison de formants de mots disponibles en construction nouvelle, très rarement j'en crée qui ne doivent rien qu'à moi, pour rares qu'y soient “mes propres mots”, ce sont bien mes propres textes, pas toujours très originaux mais toujours inédits, nouveaux.

Je raconte ça, rapport au fait que ce passage de cette citation répond à certaines de “mes” pensées. Sinon que “mes” pensées répondent parfois à celles de Bateson, donc on peut dire que “mes” pensées sont plus ou moins miennes, et régulièrement tributaires de celles de Bateson, pourtant ce sont mes pensées, sans guillemets, dans lesquels celles de Bateson fournissent à l'occasion des briques élémentaires mais qui en diffèrent. Pour bien des raisons, en premier le fait que Bateson est Bateson et que moi je suis moi. Il y a, disons, une résonance en moi de la pensée de Bateson filtrée par la pensée des traducteurs de ses écrits, qui s'harmonise avec une partie de mon “être au monde”, qui confirme ou infirme ou complète ou corrige ou un peu tout ça de cet être au monde. Cette entrée en résonance induit que, par-ci par-là, quand je discute de choses en rapport avec elle, émerge une partie de la pensée de Bateson mêlée à la mienne. Possible que “ma” pensée soit en majorité formée de celle de Bateson sous la forme qu'elle a acquise en se mêlant à l'ensemble complexe de pensées acquises ou créées qui forme ce qu'on peut plus ou moins nommer “ma pensée” qui se décline en plusieurs pensées secondes plus ou moins reliées. Bref, difficile de dire si “mes pensées” sont influencées par celles de Bateson, ou celles de Bateson par les miennes, ou si ce sont des pensées “dans l'air du temps” et que Bateson et moi, qui respirons le même air (ou qui le respirions, vu que lui est beaucoup moins vivant que moi, à cette date, et ne respire plus trop), avons inspirées – au passage, “l'inspiration” ce n'est pas “être inspiré” mais inspirer, jusqu'à cette date c'est plutôt moi qui inspire l'air et les idées que l'air et les idées qui m'inspirent, et tant que je serai plus vivant que Bateson ça devrait continuer ainsi –, et les avons acclimatées à nos pensées propres, qui sont au moins en partie harmonisées.

En accord avec certaines de mes pensées. Je cite de nouveau le passage :

D'un ensemble inconsistant d'axiomes, on ne peut pas déduire un corpus consistant de théorèmes. Dans ce cas, toute tentative de consistance ne peut aboutir qu'à la prolifération d'un certain type de complexité — qui caractérise, par exemple, certains développements psychanalytiques et la théologie chrétienne — ou, sinon, à la conception extrêmement bornée du behaviourisme contemporain.

Je vais céder ici à une pratique que j'apprécie modérément, la glose. Considérez que ce ne sera pas une explication de “la pensée de Bateson”, tout ce que j'en connais est ce que j'en ai pu lire, donc la pensée de Bateson accessible est celle qu'il a exprimée dans ses écrits et ses discours, cette glose sera ma propre pensée, ma pensée sur la pensée de Bateson, qui correspond peut-être à celle-ci mais probablement non, et en tout cas n'est pas elle. Dans ce passage Bateson “veut dire”, et bien, veut dire ce qu'il dit, mais voici ce que JE veux dire de cette pensée, ce jour et cette heure, qui ne sera pas ce que je pourrais en dire un autre jour et une autre heure dans un autre contexte. Je vais gloser ce passage dans un sens qui va participer du texte en cours de rédaction, et à aucun autre. Dans les autres pages de ce site je cite plusieurs fois Bateson, et plusieurs fois les mêmes passages, et à chaque fois ce qui en découle, glose ou commentaire ou pensée propre, diffère. Ce qui confirme ma supposition, une glose n'explique rien de la pensée d'un autre mais permet d'éclairer sa propre pensée. Ce que Bateson ne veut pas dire mais que j'interprète à ma manière et pour la circonstance qui motiva la rédaction de ce texte est que d'un ensemble inconsistant d'axiomes, on ne peut pas déduire un corpus consistant de théorèmes. Dans ce cas, toute tentative de consistance ne peut aboutir qu'à la prolifération d'un certain type de complexité — qui caractérise, par exemple, certains développements psychanalytiques et la théologie chrétienne — ou, sinon, à la conception extrêmement bornée du behaviourisme contemporain.

Il n'y a pas longtemps, un type très intéressant, Étienne Klein, fut mis en cause car dans un ouvrage récent il avait inséré des passages reprenant littéralement des textes ou parties de textes d'autres auteurs, cela sans les nommer ni prendre la précaution de les marquer comme citations. On parla alors de plagiat. Ce qui est idiot : cette pratique est aussi ancienne que le deuxième discours écrit jamais produit, tout écrit qui n'est pas premier est la reprise d'un texte antérieur, et comme il n'y a qu'un écrit qui puisse être réputé le premier écrit, tous les autres sont des plagiats. Ou aucun ne l'est. Ce qui n'empêche l'existence de plagiats mais en un sens restreint, des textes qui sont la reprise complète de textes antérieurs pour la forme ou le fond et dont on ne peut extraire la moindre idée personnelle. L'exemple paradoxal de ce texte de Jorge Luis Borges dont le héros produit une œuvre nouvelle qui est strictement identique au Don Quichotte de Cervantès est une mise en scène de ce fait inévitable : tout texte postérieur au premier texte jamais écrit contient tout ou partie de tout texte antérieur, et plus le nombre de textes augmente, moins les suivants seront singuliers. Des auteurs comme Marcel Proust ou James Joyce ont en partie évité qu'on puisse le moindrement les soupçonner de plagiat, le premier en écrivant des phrases dont la complexité formelle était inédite, le second en faisant varier le point de vue, donc le narrateur, de manière tout aussi inédite dans un texte explicitement donné, par son titre, comme la reprise d'un texte antérieur, Ulysse, puis en écrivant un texte où la langue est tout aussi inédite puisqu'interpolant des mots et des phrases de plusieurs langues non singularisées qui, dans Finnegan's Wake, composent “la même langue”.

Le cas d'Étienne Klein est notable car il a repris un usage qu'on loue chez un autre auteur, Michel de Montaigne, qui dans ses Essais reprend des passage parfois longs d'auteurs antérieurs, souvent latins ou grecs, sans les marquer comme citations et souvent sans les attribuer. On en loue Montaigne parce que précisément, dans le corps de son propre texte ces passages prennent une autre valeur, un autre sens, celui que suscite le contexte général, celui du texte résultant, Essais. Ma dernière reprise de la citation de Bateson, non marquée comme citation et signalée comme glose, comme interprétation, passage « que j'interprète à ma manière  », vise à confirmer ce qui précédait : si même je reprenais terme à terme un écrit d'un autre auteur, le fait qu'il s'insère dans un texte de ma facture en fait une glose, une interprétation, un passage qui participe du texte en cours. Les marqueurs de citation ne visent pas à “préserver le sens original”, lequel n'a lieu que dans le texte original, mais à signaler que cette pensée est dans sa forme moins singulière, “personnelle”, que les parties non marquées. Il m'arrive de me citer en plaçant des marques de citation, y compris quand je cite des segments du texte en cours, précisément parce que ce sont des citations, des passages qui, placés dans un autre contexte, à la fois ne sont pas une forme nouvelle et sont un sens qui diffère. Il m'arrive aussi de reprendre une même forme, de ma main ou de celle d'un autre sans le signaler, soit que je n'en aie pas souci, soit que je n'en aie pas conscience. C'est ainsi.

Fin de l'histoire et fin de ce texte. Ou non. Je verrai ça demain. Ou non.