Sauf en cours de rédaction, et dans ce cas surtout pour vérifier la forme, corriger, supprimer telle partie, préciser tel passage, rectifier la syntaxe, l'orthographe, je ne me relis que rarement, ce qui est écrit est écrit, en étant l'auteur ces textes ont peu de chances de rien m'apprendre sur le monde et les êtres et sur moi, or comme lecteur c'est ce que j'espère en parcourant un texte. Là-dessus j'ai une autre raison de ne pas me relire trop : le plus souvent je crois écrire des choses assez exactes sur la réalité et me relisant je découvre presque toujours des propos d'une exactitude douteuse sur ce que je crois savoir de cette réalité au moment où je rédige. Disons, je crois écrire des sortes d'essais et je découvre des sortes de romans. Et en plus des mauvais romans, vu qu'un bon auteur de fiction sait qu'il en fait une, son ambition étant alors humblement de nous dévoiler la poésie du monde. Pour moi je tente d'en illustrer la prose, et ça marche rarement comme je le crois. Finalement, ce sont les rares fictions assumées de ces pages qui résistent le mieux à ma critique. Ça n'est pas si gênant, quand je rédige j'ai aussi conscience, et je le dis assez souvent à mes possibles lectrices, ou lecteurs, que quel que soit mon souhait de présenter les choses aussi exactement que possible c'est un peu et même beaucoup vain, tant par mes limites que par les siennes beaucoup se perd de moi à elle. Ou à lui.
De l'autre côté ça n'a guère d'importance puisque j'ai au départ conscience de mes limites, en un sens je sais, sans le savoir, que tous mes écrits sont des fictions, je le sais de manière abstraite mais en rédigeant je n'en tiens pas compte. Ce qui ne me sépare guère des auteurs de fictions assumés en ce sens que, de ce que j'en ai entendu de leur part, quand ils rédigent ils sont plongés dans leur univers de fiction “comme pour de vrai”. En communiquant on fait toujours semblant, plus ou moins mais en tout cas on joue un rôle, on joue un jeu. Je pense notamment à tous les textes qui tentent d'élucider la fiction de l'Histoire. Il est assez évident que, disons, l'Histoire “moyenne”, le récit connu et accepté par une large part des membres de la société comme assez exact, ne l'est pas. Mais aucun récit historique ne peut l'être. Quant à moi, je peux sur une même séquence historique faire cinq, dix, cent récits différents, qui reprennent tous la même chronologie des événements, et pourtant aucun ne raconte la même chose. Et beaucoup d'entre eux sont, que dire ? Vrais ? Disons, ils sont presque tous vrais. Même quand contradictoires, ces récits ont le plus souvent un niveau de vraisemblance égal. Nul paradoxe là-dedans, simplement on ne peut pas décrire tout d'une situation complexe, il faut, disons, prendre un angle de vue et de là, décrire les faits et éléments les plus saillants, vous savez, le principe général clairement énoncé par la mécanique quantique, dit principe d'incertitude, qui entre autre postule « une limite fondamentale à la précision avec laquelle il est possible de connaître simultanément deux propriétés physiques d'une même particule ; ces deux variables dites complémentaires peuvent être sa position et sa quantité de mouvement ». À remarquer qu'il y a une réciprocité, c'est la position de l'observateur qui lui permet d'observer le mouvement, c'est son mouvement qui lui permet d'observer la position.