J'en parle dans de nombreux textes, je définis la chose diversement, toujours est-il, parmi les notions que j'utilise ici il y a le matérialisme, l'idéalisme et le réalisme. Je crains que la manière dont j'en parle donne l'idée d'une supériorité des réalistes sur les deux autres formes d'être au monde alors même que je parle aussi de moi comme l'humain moyen, n'importe qui, donc aussi bien un idéaliste ou un matérialiste qu'un réaliste, d'où il en découle que je n'établis pas de hiérarchie entre les trois. En fait ce sont des typologies non fixes, tout humain est à la fois réaliste, idéaliste et matérialiste. Dans un texte je relève le fait que chaque fois qu'on croit avoir découvert l'atome ultime, la particule élémentaire de matière, quelques temps après (quelques siècles, quelques décennies, quelques années) il s'avère que finalement ce que l'on croyait matière insécable se révèle un composé, deux particules ou plus reliées entre elles par de l'énergie. D'où ma proposition, cela dit assez évidente si l'on considère les derniers développements de la physique, ceux du siècle passé principalement, d'un univers essentiellement plein mais plein d'intangible, d'énergie, la matière étant alors un nœud dans la toile, une “concrétion” tout aussi intangible.
Étant réaliste, je sais que ce n'est qu'un modèle et qu'on peut (ce que je fais aussi, pour le plaisir, la version univers plein me semble plus pertinente) le voir comme essentiellement vide. Ça dépend de ce que l'on suppose de l'énergie et de la matière, comme l'énonce le principe d'incertitude, « il existe une limite fondamentale à la précision avec laquelle il est possible de connaître simultanément deux propriétés physiques d'une même particule », avec l'exemple classique qui nous concerne ici que, pour citer encore Wikipédia, « ces deux variables dites complémentaires peuvent être sa position et sa quantité de mouvement ». Dit autrement, selon la manière de l'observer une particule sera vue comme une onde ou, et bien, ou une particule. D'où l'on peut aussi parler de deux propriétés physiques d'une même onde. C'est là qu'on peut séparer les idéalistes, les matérialistes et les réalistes.
Comme réaliste, j'aurais tendance à parler de deux propriétés physiques d'une objet, sans savoir si cet objet est onde ou particule ou autre chose qu'avec nos moyens actuels nous ne pouvons décrire. On dira qu'une approche idéaliste de la réalité est du genre univers plein, “énergétique”, celle matérialiste inverse et bien sûr “matérielle”, celle un réaliste ce que dit. Là-dessus, et bien, je vis dans cet univers et je constate l'énergie et la matière, ni je n'y crois ni je n'y crois pas, je les constate. Bon, on peut s'expliquer l'univers et, soit lui trouver du sens, soit non, soit ne pas avoir d'avis tranché. Sens comme non sens, ni je n'y crois ni je n'y crois pas, je les constate. Pour ce qui me concerne je penche vers une conception de l'univers comme essentiellement plein pour une raison très circonstancielle et pragmatique, la tendance actuelle est à l'univers essentiellement vide et il me semble que, allant vers une conception opposée, ça devrait nous faire revenir à la réalité.
La réalité, ce qu'on en sait, ce qu'on en croit.
Je fais beaucoup de descriptions de la réalité, de ma réalité, celle sur laquelle j'ai quelques aperçus, où il y aurait une alliance étrange entre idéalistes et matérialistes, une alliance fragile où, en gros, ils s'entendent pour assujettir le plus d'humains possible en vue de mener un projet voué à l'échec parce qu'irréaliste. C'est un modèle. Dans les faits, tout être vivant est réaliste aussi longtemps qu'il vit, et on ne peut jamais anticiper la réussite ou l'échec d'un projet. Mon hypothèse sur l'échec prévisible d'un projet réalisé par une coalition de matérialistes et d'idéalistes, et bien, tient compte de la réalité, c'est un pronostic plutôt qu'une prévision, le constat que depuis un certain temps et même, un temps certain, ce type de coalition a mené beaucoup de projets communs dont aucun ne s'est jamais réalisé. Ça ne signifie pas que ça n'arrivera jamais mais je doute que ça arrive jamais.
J'avais commencé un texte sur, disons, “le jeu de la vie”. Dans ce modèle particulier on a (l'auriez-vous cru ?) trois joueurs, “le chat”, “l'arbitre” et “les souris”. Selon cette modélisation, dans tous les cas les souris gagnent. La base générale de tous mes modèles est donc un constat : si un projet irréaliste va à son terme, la réalité cesse, or pour le moment ça n'est pas arrivé. Exemple actuel : si les humains ne cessent pas d'agir en ce monde comme ils le font actuellement, la réalité les y conduira nécessairement. Soit qu'ils mènent leur projet commun jusqu'au bout et en ce cas cette réalité que nous connaissons de longue date cessera, ce qui me semble peu vraisemblable, soit qu'ils décident de cesser ce projet, ce qui me semble douteux mais possible, soit que leur projet est irréalisable et en ce cas il cessera.
Le premier cas peut suivre deux voies : les idéaliste ou les matérialistes ont raison, ce sont, l'un des groupes ou les deux, des réalistes et quel que soit ce projet il sera réalisable et changera la réalité qu'on connaît ; ce projet conduit à la fin de tous les humains et en ce cas la réalité sera aussi changée, ce sera une réalité sans humains. Mais quel que soit le cas, un projet irréaliste échoue toujours. Ou réussit toujours. Ça dépend de ce que l'on observe.
Qu'est-ce qu'un réaliste ?
Un réaliste se décrit aisément : une personne qui tient compte de la réalité. De ce fait, comme dit déjà tout être vivant, donc tout humain vivant, est réaliste.
Qu'est-ce que la réalité ?
La réalité se décrit aisément : une chose toujours stable et toujours changeante. Ça dépend de comment on l'observe.
Qu'est-ce qu'un idéaliste ou un matérialiste ?
Un idéaliste ou un matérialiste se décrit aisément : une personne qui tient compte de la réalité mais ne tient pas compte de ce qu'elle est.
La réalité n'est pas ce qu'on en sait ni ce qu'on en croit.
Quand j'écris des titres de ce genre j'anticipe toujours les incompréhensions et les fausses interprétations, s'il en est de vraies. J'entendais il y a peu sur France Culture des propos de Vladimir Jankélévitch où il tentait, et y réussissait assez bien de mon point de vue, d'expliquer en ses termes ce que je mentionne précédemment, la réalité est une chose toujours stable et toujours changeante. Comme la réalité stable ressort de l'évidence il n'en parlait pas explicitement et s'attachait à ce qui change. Une manière courante de figurer la réalité changeante est de l'aborder sous l'aspect du temps chronologique tel que perçu à partir du temps subjectif1. Comme dit en note, le temps subjectif est celui du présent, celui du moment où je sens, agis, pense, parle ou écris, écoute ou lis. De fait, le présent n'est pas une réalité observable, l'instant où je commence une phrase n'est pas celui où je la finis, entre les deux se sont déroulés des événements instantanés qui, mis l'un après l'autre, ont permis la constitution de cet objet, une phrase, à l'instant où je me représente l'action de le réaliser il est dans le futur, à l'instant où cet objet est “présent” il est déjà dans le passé. On peut dire que le présent est ce moment d'une certaine durée allant de la décision d'accomplir une certaine action à son accomplissement effectif. On peut appeler ça le temps inchoatif, « qui indique le déclenchement ou la progression graduelle d'une action », on sait à-peu-près quand il commence, on sait un peu plus précisément quand il s'achève, on constate sa progression graduelle entre ces deux instants. Le présent n'est donc pas quelque chose d'instantané ni de fixe, si telle action prend un jour, un an, un siècle, pour cette action-là “le présent” persistera chronologiquement cette durée.
L'exemple de Jankélévitch est celui d'un homme (dans le récit, une image de lui-même) qui se trouve à Paris : s'il réside à Paris, qu'il prend le train sur la ligne Paris-Orléans et revient à son point de départ, l'homme sera le même et un autre, son voyage l'aura changé par lui-même, par les actions qui le motivent et qu'il réalise, par le fait qu'à chaque instant, à chaque moment, un être change. L'univers stable est celui géographique, Jankélévitch fait l'hypothèse assez fondée au moment où il l'exprime que Paris, Orléans et la ligne de chemin de fer Paris-Orléans sont des objets prévisibles et localement déterminables dans l'espace. L'univers instable est temporel, à chaque instant tout change. Pour la physique c'est le contraire : dans la durée l'univers est stable, localement il est instable. Comme le dit le premier principe de la thermodynamique « Au cours d'une transformation quelconque d'un système fermé, la variation de son énergie est égale à la quantité d'énergie échangée avec le milieu extérieur, par transfert thermique (chaleur) et transfert mécanique (travail) », souvent paraphrasée par cette sentence due à Lavoisier, « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ». Dire que la réalité n'est pas ce qu'on en sait ni ce qu'on en croit, c'est tenir compte de la réalité, je ne sais rien de l'énergie et de la matière mais je crois en elles car je les constate localement, ordinairement, immédiatement ; je ne crois pas à l'énergie et à la matière mais je sais qu'on ne peut percevoir l'univers que sous ces deux aspects.
On peut dire des idéalistes que ce sont des croyants ou des crédules, des matérialistes que ce sont des sachants ou des savants, que les uns et les autres ne tiennent compte que d'une des propositions, les croyants croient sans savoir, les savants savent sans croire. Comme rien n'est simple et que la réalité est indubitable, le principal projet d'un idéaliste est de faire savoir ce qu'il croit, celui d'un savant, de faire croire ce qu'il sait. On peut aussi dire que les crédules sont de faux croyants et les sachants de faux savants.
Je décris aussi mes acteurs irréalistes en trois classes ou castes, les bergers, les loups et les moutons. À la base, les moutons ne sont ni des bergers ni des loups, ni rien de spécial, ils vivent leur réalité sans se poser de questions sur elle mais en en tenant compte, comme qui dirait des M. Jourdain de la vie qui font du réalisme sans le savoir, les bergers et les loups eux ont “compris la réalité” mais, pour des raisons qui les concernent, chacun ou en groupe ne tiennent compte que d'une partie d'elle, agissent comme si seule cette partie était la réalité réelle. Je ne sais pas et ne peux savoir si leur conviction est ou non réelle mais ça n'a pas d'importance, pour un tiers un humain n'est que ce qu'il fait et si tel agit comme un loup ou un berger il est tel. Ne tiennent compte que d'une partie de la réalité, il faut s'entendre : un être vivant ne le reste que pour autant qu'il fait preuve de réalisme, je peux ne pas croire à la matière qu'aussi longtemps qu'elle ne se manifeste pas à moi pour me signaler que si je ne fais pas une certaine action “matérielle”, je meurs. Et de même, un matérialiste sans “esprit”, sans capacité de discernement, ne le sera pas longtemps. D'un sens on peut dire que les loups et les bergers ne font que prétendre croire à une partie de la réalité, le simple fait qu'ils vivent montrant qu'ils en tiennent réalistement compte. La question de la sincérité apparaît alors secondaire. Disons, certains bergers et loups croient sincèrement à l'idéologie du groupe, d'autres non, dans la pratique ça ne change rien.
Les moutons c'est autre chose. À la base, tout humain est réaliste ; pour des raisons propres ou de contexte les uns iront vers l'idéalisme, d'autres vers le matérialisme, une bonne part sera plutôt réaliste mais de deux manières, en le sachant ou non. Il se trouve que ceux qui ne se savent pas réalistes sont assez aisément convertibles en sortes de loups ou de bergers, et pas plus qu'ils ne sont réalistes en le sachant ou le croyant, ils ne seront bergers ou loups en le croyant ou le sachant. Ou alors si, ils se verront bien loups ou bergers mais verront cela comme un rôle, ce que c'est de toute manière. Le but général des bergers et des loups est de disposer d'une population importante de moutons, certains d'entre eux seront des vrais convertis, certains des convertis partiels, une majorité des faux convertis. La raison de procéder ainsi est très réaliste : moins un humain est réaliste ou réel, moins son utilité sociale est élevée.
Ingénierie sociale.
Je parle parfois de complots et de conspirations en disant ne pas y croire. Et en ajoutant que je les constate. C'est comme la matière et l'esprit, il ne s'agit pas d'une question de croyance ou de science mais de constat. Prenez la situation actuelle, il y a une manière très simple, selon moi et selon beaucoup d'autres, de faire qu'on cesse de dégrader nos conditions de vie, à nous autres humains, qui n'est pas de tenter de corriger les dysfonctionnements du système mais de faire cesser le système : quand une machine s'emballe on ne l'accélère pas mais on la ralentit ou on l'arrête, pour un système social c'est pareil, s'il ne fonctionne pas, pour faire cesser les dysfonctions il faut le ralentir ou l'arrêter. Dans mes concepts, les conspirations sont des associations informelles dont le but général est de ralentir ou d'arrêter les emballements, les complots, des associations formelles au but général inverse.
Je décortique tout ça dans d'autres textes, j'essaie de diverses manières de comprendre le cheminement qui amène une société à s'organiser pour agir contre elle-même, et je modélise la structuration d'une société dysfonctionnelle, ici je vais partir d'une situation réelle, la planète Terre, année 2017 de l'ère commune, cinquième jour du mois de novembre du calendrier grégorien, 18h24 au moment de rédaction de cette phrase.
Comme discuté par ailleurs, il se trouve que dans ce contexte particulier il n'y a presque qu'une seule société humaine, on trouve encore quelques sociétés autonomes mais rares et de faible population, presque toutes situées dans des zones qui n'intéressent pas la société principale, déserts de sable et de roche, déserts de glace, très hautes montagnes, forêts primaires (là, ça se réduit assez vite), îles. Le principal problème actuel est qu'un grand nombre de membres de cette société est inconscient du fait et croit encore vivre dans des sociétés séparées de plus ou moins d'importance en taille et en population. Les supposés responsables de ces pseudo-sociétés sont en général conscients de la situation mais, pour des raisons qui les concernent, souhaitent maintenir cette fiction. Je dis, pour des raisons qui les concernent en ce sens qu'ils n'ont pas tous les mêmes motifs ou objectifs, mais de fait ça se résume en une seule, protéger leurs positions dans la société. Qu'ils croient ou qu'ils prétendent avoir d'autres motifs ne change rien au fait que, voulant protéger ces positions, ils contribuent ensemble à faire que rien ne change.
Le fait que la société soit universelle a de nombreuses conséquences, la première étant que toute déstabilisation d'une des pseudo-sociétés ou d'un sous-ensemble d'entre elles a des conséquences directes sur l'ensemble de la société. Exemple actuel : plusieurs de ces pseudo-sociétés que la société globale a cantonnées à la production de matières premières sont confrontées à un faisceau de circonstances qui font que leur capacité de production est en constant et rapide affaissement, sans épuiser les causes : baisse du cours mondial à l'achat, crises climatiques, baisse de la productivité, baisse des revenus des producteurs et hausse de leurs dépenses vitales, baisse des investissements pour l'amélioration des moyens de production et de diffusion, etc. Dans un contexte où l'essentiel des matières premières vient de ces pseudo-sociétés, on a un effet immédiat sur toutes les autres, entre autres un effet symétrique non négligeable, la hausse importante du cours à la vente, et un autre tout aussi critique, la disponibilité réduite de ces matières premières dans le temps même où leur consommation est stable ou progresse.
Le problème principal de cette segmentation en pseudo-sociétés vient de ce que leurs membres n'arrivent pas à comprendre, dans leur majorité, que leur intérêt immédiat et à terme est que les autres pseudo-sociétés ne soient pas mises sous pression, que chaque augmentation de la pression sur l'une a une conséquence immédiate, directe ou indirecte, sur les autres. Et que toute supposée solution par augmentation de la pression aura une conséquence néfaste autant ou plus importante sur les membres des pseudo-sociétés qui exercent cette pression. À un niveau, les membres de ces sociétés en ont conscience, à un autre non : discutant avec tel de ses membres, il sera d'accord avec vous pour considérer que les dirigeants sont dans leur majorité des incapables qui prennent de mauvaises décisions ; lui proposant de changer de dirigeants ou de cesser de leur obéir, de leur donner les moyens de leurs décisions, ils vous expliqueront que ce n'est pas possible, que la machine... Lui faisant remarquer qu'il est un des rouages de la machine, il vous dira, mais qu'est-ce que je peux faire à mon niveau ? Vous lui redites, ne plus obéir ; oui mais tu comprends, ce n'est pas moi tout seul... Vous lui dites, tu ne seras pas seul, si on s'y met tous ensemble. Ouais mais tu comprends, “les autres”... C'est marrant, chaque personne à qui je dis, c'est toi qui peux agir pour toi et avec les autres, m'explique que le problème c'est les autres.
Conditionnement et consentement.
Tout ça commence avec la domestication du monde. Dans un monde de chasseurs-cueilleurs où l'agriculture est marginale et l'élevage restreint à des auxiliaires, des partenaires de chasse et de pêche (canins et félins), les sociétés peuvent se composer de pairs – compte tenu cependant que dès date ancienne s'exerce une domination, celle des hommes faits sur les femmes et les jeunes, mais une domination de groupe et avant tout fonctionnelle. Dès lors que le territoire est organisé il y a nécessité à une domination hiérarchique, au départ on peut la supposer consentie et mobile mais très vite les positions se figent et la société se divise en groupes dominants et groupes dominés, essentiellement héréditaires. C'est assez prévisible a posteriori, le groupe, disons, de privilégiés, qui a en charge à la fois l'administration des ressources et la sécurité du groupe, obtient une part plus importante de ressources de tous ordres que le reste de la population, de ce fait ses membres sont mieux nourris, ont une vie moins contrainte, plus de loisirs, et bien sûr ils a le monopole de la violence, au départ donc pour la protection du groupe mais vient le moment où elle se tourne vers le groupe quand ceux de ses membres qui sont en position non privilégiée veulent se sortir de ce qui est devenu de la servitude. Le processus est long mais inéluctable qui va conduire de la servitude contrainte à la servitude consentie. Comme je l'explique dans bien des pages, l'élément central de cette histoire est la communication sous ses deux aspects, voies et moyens de communication, le contrôle des voies de circulation et de la parole.
Ce qui fait d'un humain un humain est la parole, donc plus un humain est maître de la parole, plus il est humain. Ce qui fait d'une société humaine une société humaine est le contrôle de son territoire, donc plus un humain est maître du territoire, plus il est humain. Il ne s'agit pas d'un fait – je veux dire, le “plus d'humanité” – mais d'une représentation, quand un humain domine un autre humain par la parole, parvient à le convaincre par les mots qu'il a une meilleure prise sur la réalité, il installe une domination consentie, son interlocuteur acceptera sa proposition pour l'organisation de la société et la répartition des tâches. Et le temps passant, l'emprise de l'un se renforcera tandis que les capacités réelles de l'autre pour changer la situation diminueront. La suite en découlera, les générations passant, le dominant se constituera en groupe, les membres de ce groupe apprendront à maîtriser la parole pendant que les membres du groupe dominé verront leurs capacités limitées ou réduites. Pour prendre une situation historique avérée qui est bien documentée, lors de la mise en place de la structure sociale très étendue qui deviendra l'Empire romain, toutes les élites furent, au cours de la phase de conquête, “romanisées”, c'est-à-dire incluses dans le groupe de maîtres de la parole, tandis que les populations dominées disposaient d'une parole limitée dans l'espace ou limitée en elle-même. On peut voir ça comme une transposition aux humains d'un modèle ancien, la grande masse de la population est “enclose” comme un bétail, chaque groupe local empêché de communiquer avec le groupe limitrophe, un groupe d'auxiliaires des dominants partage une langue appauvrie (le “latin vulgaire”) et a en charge le contrôle et la défense du territoire, un autre groupe d'auxiliaires, les clercs, se voit confier la tâche de maintenir le contact distant entre dominants.
Loin que ça se passe sans heurts, des groupes de dominants s'opposent pour le contrôle de territoires secondaires et bien sûr le contrôle du centre de pouvoir principal. Au départ le groupe de dominants est assez important, de l'ordre de 1/10° à 1/5° de la population d'une entité secondaire, d'une “province”, même si dès le départ il y a une hiérarchie interne avec une majorité de dominants-dominés et une minorité de dominants-dominants. Le temps passant se crée une hiérarchie plus stratifiée avec des dominants stricts en très petit nombre, une seconde strate d'affidés, des dominants mais éloignés du centre de pouvoir, plus le groupe des dominants-dominés elle même divisée en une élite et une masse, et dans le groupe des dominés aussi une stratification mais moindre, en gros celle originale dominants-auxiliaires-dominés avec cette différence que ce sont donc tous des dominés. Ce que je décris vous le connaissez car cette organisation s'est conservée depuis. Le problème de cette organisation est que, le temps passant, il devient de plus en plus difficile de la maintenir. C'est du au fait que, d'une part les dominants ne veulent jamais que leur “part sociale” se réduise, de l'autre le mode de contrôle des dominés subit toujours une usure, comme le dit la sagesse populaire, on peut tromper quelqu'un longtemps, on peut tromper tout le monde un temps, on ne peut pas tromper tout le monde tout le temps.
La manière de maintenir l'organisation est le conditionnement social. J'explore cela dans plusieurs textes, ça dérive d'un fonctionnement normal des sociétés humaines, le processus assez long qui transforme un individu doté d'une autonomie presque nulle, le nouveau-né, en un individu parlant et adapté à une organisation sociale assez ou très complexe. Il y a donc toujours une double contrainte, la nécessité de doter tous les membres de la société d'une certaine autonomie tout en leur inculquant un conditionnement qui les fasse consentir à cette vie sociale qui ne prend du sens qu'à la fin de la période d'éducation du jeune humain. Dans une société restreinte, peu hiérarchisée et à évolution technique nulle ou très lente, il n'y a pas d'écart important entre les deux pôles ; dans une société large, très hiérarchisée, d'un niveau technique plus développé et en constante évolution, d'une part la division dans l'espace tend à se réduire, celle entre groupes à augmenter, de l'autre il devient crucial que l'autonomie d'une part significative des dominés augmente, pour la raison assez simple que ceux sont eux qui fournissent l'essentiel du travail nécessaire au maintien et à la progression de la société. Vient donc le moment où trop de dominés ne sont pas suffisamment conditionnés pour trouver naturelle cette organisation très artificielle où l'on est séparé en dominants et dominés sans qu'il y ait de raisons objectives de maintenir cette structure. De ce fait, les dominants doivent augmenter la proportion d'auxiliaires directs (“forces de l'ordre” et “clercs”), ce qui à la fois réduit le nombre de membres utiles de la société tout en augmentant le coût de la structure de domination.
Mort et résurrection des empires.
Factuellement, les auxiliaires ont les capacités nécessaires pour devenir à leur tour le groupe dominant, et c'est ce qui se passe. On a alors trois situations possibles : les dominants et les auxiliaires se détruisent réciproquement, ce qui fracture la société et permet aux dominés de reprendre leur autonomie ; les auxiliaires des deux groupes se coalisent et, ayant déjà le contrôle effectif de la société et l'avantage numérique, prennent la place des dominés ; les auxiliaires ne s'entendent pas et cherchent un appui parmi les dominés, créant au niveau secondaire, celui des provinces, une structure autonome calquées sur le mode d'organisation global.
Sans parler de la période précédente et pour se limiter à la période dont l'époque présente hérite directement, depuis la fondation de l'Empire romain, à époque républicaine, on a eu à plusieurs reprises une alternance entre les trois cas, sinon qu'à chaque transformation le niveau élémentaire, le noyau social minimal, fut à chaque étape plus important. Par exemple, après la fragmentation la plus haute de l'Empire européen, à la fin du VI° siècle, ce niveau élémentaire fut le fief, un territoire parcourable au plus à la distance d'une journée de voyage à cheval du centre à la périphérie et retour, alors que la fragmentation consécutive à la brève période impériale initiée par Napoléon Bonaparte résulta en structures élémentaires de la dimension des États-nations actuels, même si certaines parties (Allemagne, Italie) ont connu une fragmentation plus importante, mais pour une période relativement courte (environ un demi-siècle, avec début d'unification dès les années 1830).
Contrairement aux humains, sauf disparition complète de leur population – et parfois, même dans ces cas – les sociétés n'oublient jamais rien, et contrairement à eux elles sont, cela au moins depuis 5000 ans, éternelles. Non qu'elles ne disparaissent pas, en fait elles ont toutes fini, après un temps plus ou moins long, par s'écrouler en tant qu'entités pour, le plus souvent, être réunifiées “de l'extérieur”, colonisées et, au niveau des élites et d'une partie des auxiliaires, acculturées (grécisées, romanisées, européanisées). Cela n'eut qu'un temps, parfois long certes mais un temps, puis le conquérant à son tour s'effondre et de colonisateur devient colonisé. Et après l'écroulement de l'Empire, ses provinces se divisent en entités de plus grande dimension qui vont élaborer une généalogie qui s'appuie sur une structure antérieure de dimension comparable. L'Empire romain d'Occident est mort il y a quinze siècles environ mais a ressuscité six fois au moins depuis, de l'Empire carolingien à l'actuelle Union européenne ; chaque “résurrection” établit une tout autre société et chaque “effondrement” fut moins profond quant aux régressions politiques et technologiques, mais pour chaque recréation d'un Empire européen le modèle implicite fut celui de l'Empire romain, tantôt comme “républicain”, tantôt comme “impérial”. Et de même pour tous les autres grands empires, on peut par exemple considérer que les trois empires successifs censément musulmans qui se sont constitués avec le Moyen-Orient comme centre sont, pour le premier une restauration de la Mésopotamie d'avant l'Empire romain, pour le second plutôt une tentative de restaurer l'Empire byzantin tout juste défunt, pour le troisième, celui ottoman, l'union des deux projets, quant à la Chine, qui était limitée dans son expansion par la barrière irréfutable de la mer à un bout, des chaînes himalayennes à l'autre, tous les conquérants qui s'y succédèrent après une période de trouble qui la fragmenta, recréèrent un empire censé être la restauration du précédent – ce qu'il était en partie.
L'empire mondial.
Même si, encore une fois, cela commence plus tôt – le processus se construit entre la fin du XV° siècle et le début du XVII° – on peut lire la période allant du milieu du XVIII° siècle au milieu du XX° comme la réalisation d'un projet imaginé vers le milieu du XVI° siècle, la constitution d'un Empire universel (lequel univers se limitait alors à la planète Terre). Durant la période entre le projet imaginé et le début de sa réalisation, les États-nations en cours de constitution (Royaume-Uni, France, Provinces-Unies, Portugal) et l'Empire en cours de délitement, le Saint-Empire romain germanique, par son entité espagnole, se constituent en empires intercontinentaux, ce qui génèrent plusieurs conflits, soit pour se disputer des territoires lointains, soit pour régler des querelles localement, dont plusieurs guerres intestines entre parties de l'Empire ou à l'intérieur de ces parties. On peut dire que cette phase initiale s'achève vers 1760 environ. La suite, c'est une alternance rapide de guerres de sécession dans certaines colonies, de guerres civiles en Europe et de guerres entre les nations européennes avec comme point d'orgue la tentative – réussie mais provisoire – de recréer l'Empire romain par Napoléon Bonaparte. Sans dire que tout fut paisible (notamment, il y eut sur un demi-siècle une longue confrontation entre les deux Empires centraux, celui naissant de la Prusse et celui déclinant de l'Autriche) du moins en 1815 les positions des différentes entités principales se stabilisèrent, sinon l'Empire russe en pleine expansion vers l'Est et, moindrement, vers l'Europe centrale, et l'apparition d'un acteur nouveau, les États-Unis d'Amérique, qui cependant se limita longtemps pour l'essentiel à une expansion locale vers l'ouest et le sud du continent nord-américain. La phase suivante, entre 1830 et 1880 pour l'essentiel, fut la consolidation des empires coloniaux et la conquête des derniers territoires asiatiques et africains non colonisés ni “protégés”. La fin de cette phase est formalisée en 1885 à Berlin, où le monde est divisé par traité entre les nations impériales encore actives (l'Espagne et le Portugal, en pleine régression, n'occupèrent qu'un strapontin lors de ce partage). Savez-vous ? La fin de l'Histoire est toujours un début. Pour des nations expansionnistes, la conquête ne peut pas s'arrêter, raison pourquoi la supposée fin des conquêtes de 1885 ne fut que le signe d'une nouvelle phase de recherche d'hégémonie entre les nations signataires. Ce ne sera qu'en 1945 et après les deux séquences paroxystiques des deux guerres mondiales que les principales nations de l'époque se rendirent définitivement à l'évidence que l'ancienne méthode de constitution d'empires était périmée : la capacité de mobilisation de combattants des États était devenue si grande et le coût d'une guerre entre nations développées si élevé que ça devenait inenvisageable.
Je ne l'ai pas évoqué parce que c'est assez évident mais le but premier d'une guerre, quand elle n'est pas civile, est le reconditionnement des dominés. Quand on commence à connaître une trop grande instabilité, une “bonne” guerre coloniale ou entre États est assez efficace pour à la fois motiver une “union nationale” qui affermit les positions de pouvoir et pour éliminer les éléments les plus perturbateurs en les envoyant en première ligne. Le problème, mis en évidence lors des deux conflits mondiaux, est double : celui dit du coût humain et économique, qui augmente l'instabilité plutôt que la réduire, et celui consécutif de la perte de contrôle dans les territoires coloniaux. Raison pourquoi de nouvelles formes d'ingénierie sociale furent élaborées dès avant, en gros à partir du milieu du XIX° siècle, tenant encore compte que rien ne naît de rien et que le processus commence avant mais assez bricolé. Tel qu'on peut le voir, le premier État qui mit en place un mode total de conditionnement fut les États-Unis, durant la période qui conduisit à la Guerre de sécession, dont on peut dire que ce fut la première guerre civile menée avec des méthodes de guerre internationale.
L'ennemi intérieur comme ennemi extérieur.
L'ennemi est un mal. L'ennemi est extérieur. Il arrive qu'on ait un ennemi intérieur mais en ce cas il est individuel, c'est l'ennemi à l'intérieur de l'individu. Jusqu'à époque récente, je dirai, jusqu'aux premières guerres de religions liés aux “réformes”, donc au plus tôt à la fin du XIV° siècle, plus probablement au tournant des XV° et VI° siècles, même quand il y a des “ennemis intérieurs” identifiés formant censément un groupe déterminé et généalogique (les Juifs, les métèques, les barbares, les esclaves, les hérétiques...). Non qu'il n'y eut de guerres intestines avant cela et qu'on n'“extraénisa” pas auparavant mais d'autre manière, non que ces supposés étrangers l'aient été d'un point de vue civil (non autochtones ou non citoyens) mais l'organisation décrite des sociétés larges à temps ancien (cette description faite surtout pour l'Empire romain vaut pour toute société large, comme brièvement indiqué pour les empires “musulmans” et “chinois”) fait que l'on pouvait assez facilement diviser et donc opposer les pseudo-sociétés. Longtemps les groupes sociaux n'étaient pas formels mais réels, en ce sens que très longtemps « l'habit faisait le moine » : chaque groupe social était déterminé superficiellement par son habit ou par une marque d'identification, et la division linguistique et en partie culturelle faisait que l'on ne pouvait pas sans risques se parer de l'habit d'un autre groupe ou retirer sa marque d'identification. Contrairement à une perception contemporaine courante, les gens étaient très mobiles mais aussi, très vite identifiables, et risquaient gros en cas d'“usurpation d'identité”.
L'ennemi intérieur ancienne manière est un mal qui réside dans l'individu, maladie, démon, déviance de l'âme ou de l'esprit. Vers le moment des réformes, le problème nouveau est une profonde modification de la circulation de l'information, depuis quelques temps déjà il y avait une surcharge de faux-clercs et de faux-guerriers qui ne cherchaient pas à remplacer les groupes au pouvoir mais à émanciper une partie des moyens de contrôle pour réduire ou annuler une partie du conditionnement des dominés. L'arrivée de l'imprimerie permit une forte accélération de ce mouvement et pendant un temps suffisant, les autorités ne prirent pas conscience de la puissance de cet outil. Au départ, l'imprimerie et la librairie, qui se protégeaient des sanctions du pouvoir en ne se constituant pas comme groupe autonome mais se rattachaient à des corporations existantes, fut un auxiliaire des clercs, ne publiant que des textes autorisés, la Bible, des ouvrages pieux tels que La Légende dorée, et en latin. Première brèche, la publication de textes un peu sulfureux mais qui servaient d'outils pour les pédagogues des facultés, donc pour les clercs, et des textes destinés aux puissants, les écrits de philosophes, de penseurs, d'essayistes, de poètes et de dramaturges antiques. Et assez rapidement ensuite, des ouvrages d'auteurs contemporains censément publiés dans des États plutôt libéraux – ne pas voir la chose comme aujourd'hui, le “libéralisme” de l'époque est encore très limité, et loin de la Légende dorée des Réformés, les Provinces-Unies et la Suisse ainsi que certaines principautés de ce qui deviendra plus tard l'Allemagne n'étaient pas un espace de liberté total, dans les débuts la diffusion d'écrits séditieux étaient beaucoup plus des armes de combat contre des États voisins un peu trop entreprenants et contre l'Église catholique mais, comme leur nom l'indique, les réformés n'étaient pas des révolutionnaires, ni en religion ni en politique. Toujours est-il, que ce soit par volonté ou par circonstance, la diffusion massive de textes en langues vulgaires eut une conséquence simple, mettre à la portée d'un plus large public la lecture puis l'écriture. Unifier une part significative de dominés en inventant une langue vulgaire commune sur un territoire bien plus étendu que l'unité de base contrôlable par le système en place.
Depuis cette époque, le processus antérieur beaucoup moins simple à réaliser et beaucoup plus instable de déconditionnement s'est à plusieurs reprises amélioré, avec toujours les mêmes conséquences : une phase initiale où, dans les interstices de la structure sociale, des idées, des concepts, des techniques, des procédures, des techniques s'inventent qui à un moment se diffusent et modifient marginalement la structure ; assez vite après le groupe au pouvoir tente de reprendre le contrôle et d'une certaine manière y parvient, sinon qu'il se rend compte que c'est un bon outil pour déstabiliser des concurrents dans leur propre groupe et décide de l'utiliser sans se rendre clairement compte que ce qui agira contre tel loup agira tout aussi bien contre n'importe quel autre loup. La phase suivante est une lente et cahoteuse reconstruction de l'ordre ancien sous une forme nouvelle. Plutôt, une apparente reconstruction car si la forme est nouvelle l'ordre l'est aussi.
Excursus : petite mise au point sur le réalisme et consort.
Bon... J'ai de nouveau le sentiment que mes descriptions donneront l'impression que je vois les bergers et loups, les prêtres et guerriers, les idéalistes et matérialistes, comme des sortes d'imbéciles ne comprenant rien à rien, et à l'inverse les réalistes comme des êtres supérieurs comprenant tout à tout, ce qui est faux. Enfin si, c'est en partie vrai. Disons, c'est vrai à long terme, faux à court et moyen terme, et c'est peut-être vrai ou peut-être faux à terme indéfini. Enfin, il ne faut pas non plus voir les réalistes comme des bonnes personnes qui veulent le bien de leurs prochains, un réaliste est un égoïste, cela non, en sens inverse, parce que méchant, mais par réalisme. Pour le dire plus précisément, il est un égoïste altruiste sans illusions, plutôt pragmatique, plutôt pessimiste à court terme, plutôt optimiste à moyen terme, sans opinion ou comme on dit, “fataliste” pour le long terme. Que ce soit pour les individus, les sociétés ou l'espèce.
Un réaliste considère les bergers, les loups et les moutons humains comme un mal nécessaire, espère sans trop y croire (pessimisme à court terme) que ces trois groupes n'iront pas trop loin dans leurs tropismes propres, sait (optimisme à moyen terme) que si une société va un peu trop loin dans la voie privilégiée par un ou deux de ces groupes elle tendra, plus ou moins violemment, à revenir à la normale, c'est-à-dire un équilibre entre groupes, suppose sans que ce soit réellement démontré que si les trois groupes en même temps vont trop loin chacun dans son sens, la société cessera par la fin de tous2. Quant au long terme, les versions de ce qu'est l'univers semblent jusqu'à présent confirmer l'hypothèse réaliste, mais si l'on est vraiment réaliste, clairement on ne peut pas exclure que les hypothèses idéalistes ou celles matérialistes sont plus exactes que celles réalistes.
L'égoïsme altruiste d'un réaliste tient compte de l'hypothèse la plus vraisemblable pour les individus : après une période allant de maintenant, quel que soit son âge, à au plus 120 à 130 ans avec (cas de la France de 2017) une durée moyenne d'environ 80 ans, l'individu cesse. Partant de là, il considère pour lui-même que les conditions qui optimisent ses chances de vivre une vie de durée moyenne et si possible un peu de rab, et en outre au moins aussi et si possible plus agréable qu'en dehors, sont celles qu'une société pas trop totalitaire offre. Son altruisme est donc raisonné, si je contribue à la qualité de vie de mes semblables dans le cadre de la société et même au-delà, je contribue à la mienne. Le vrai réaliste n'a pas le désir de tenter de “corriger” ses semblables, de les obliger par la contrainte ou par la persuasion à suivre sa voie, pour plusieurs raisons :
- la contrainte ou la persuasion requièrent une importante dépense d'énergie sans assurance que le résultat souhaité soit celui obtenu ;
- dans la durée l'efficacité de ces méthodes décroît, alors que la dépense d'énergie pour maintenir un même niveau de comportement souhaité croît sans cesse ;
- plus le niveau de contrainte ou de persuasion augmente, plus la qualité ou/et la quantité de travail des personnes soumises décroît ;
- au-delà d'un certain niveau de contrainte ou de persuasion, qui est estimable mais non prédictible, on a un “rendement décroissant”, l'effort nécessaire pour maintenir le niveau minimum de soumission excède le rendement escompté ;
- au-delà d'un certain point de décroissance du rendement, estimable mais non prédictible, le système global s'emballe ou s'enraye, cesse de fonctionner par insuffisance de ressources ou par excès de dépense d'énergie.
Comme discuté dans d'autres pages, une société n'est pas une machine à vapeur mais elle a le même type d'inertie qu'un tel système fermé, elle a un niveau de fonctionnement optimal, une variation supportable en-deçà ou au-delà, et si elle sort de cette fourchette elle se fige ou elle s'emballe, elle implose ou elle explose. La contrainte et la persuasion sont toutes deux nécessaires pour maintenir une société. Il y a cette phase initiale où l'on doit, par ces deux méthodes, convertir un individu de très faible autonomie en être social et sociable. Au-delà de cette période initiale les niveaux de contrainte et de persuasion doivent, sauf circonstances particulières limitées dans l'espace et le temps, considérablement baisser et, dans tous les cas, être aussi librement consenties que possible. Tout parent, tout éducateur le sait, la dépense d'énergie pour convertir un individu de l'état d'enfant à celle d'humain accompli est importante, raison pourquoi l'idéal est d'obtenir une socialisation telle que cet individu consente de manière réfléchie et volontaire à se maintenir dans cet état. Mais le libre consentement pose un problème, il tend à diminuer la capacité de progression de la société. En soi ce n'est pas un grave problème, on peut même dire que ce n'est pas du tout un problème, mais il se trouve que les humains ont une belle qualité qui est aussi un vilain défaut, la curiosité, et en tant qu'espèce aiment en savoir toujours plus sur le monde, la vie, les êtres, eux-mêmes et l'univers. Et par le fait, lors d'une phase de découverte il faut dépenser toujours plus d'énergie et de ressources pour toujours moins de résultats. La question étant alors de savoir si l'on répartit cette dépense sur une très longue période et un très grand territoire ou non.
Un réaliste part du point de vue que plus court est le temps entre le début et la fin d'une phase de découverte, moins son coût social sera lourd, mais part aussi du point de vue que l'on ne sait jamais quand on dépassera les limites, trop de dépenses pour insuffisamment de résultats, d'où son désir de ne pas trop s'investir là-dedans. Idéalistes, matérialistes et auxiliaires des uns et des autres sont un mal nécessaire en ce sens que ce sont les deux premiers groupes qui ont les meilleures idées ou les meilleures méthodes pour aller plus loin dans l'élucidation de la réalité. Mais aussi les pires. Et que pour y parvenir ils ont besoin d'auxiliaires et d'une certaine forme d'organisation sociale, celle hiérarchique. Comme on ne peut pas savoir par avance si une voie de recherche sera, pour un temps du moins, celle la plus efficace dans un contexte donné, il serait idiot de dissuader quiconque d'essayer telle ou telle voie, pour autant que cette méthode soit socialement acceptable (et la société est très tolérante). Il y a cependant des configurations dont on dira avec assez de certitude que ce ne sont pas, dans un contexte donné, celles qui favoriseront une bonne investigation de la réalité, soit que le projet global est trop irréaliste, soit que le rendement d'une voie qui jusqu'à un certain point était profitable stagne puis décroît jusqu'à un rendement nul ou négatif, soit enfin que le projet est dès le départ autre que social. Le problème étant que l'on sait rarement qu'on se dirige vers un des deux premiers cas avant d'y être, et que quand le troisième cas se produit, il n'est souvent pas facile de s'en dépêtrer.
Clairement, le cas “autre que social” est la conséquence d'un des autres cas, ou des deux conjointement. Sans que ce soit toujours effectivement ainsi, formellement le premier cas est de type idéaliste (ne pas tenir compte des contingences), le second de type matérialiste (croire que les ressources sont inépuisables), le troisième étant convergent (plus grande entente entre les deux groupes) et d'autant plus difficile à interrompre que les idéalistes et les matérialistes s'accordent initialement pour aller le plus loin possible dans ce sens. Leur but initial est celui déjà discuté, rétablir un niveau de conditionnement élevé dans un contexte où il se réduit trop pour continuer à faire leur profit. L'hypothèse est que ce bas niveau de conditionnement est circonstanciel, la réalité (ce que démontrent les conséquences de leur projet) étant que les causes sont structurelles. De ce fait, toute tentative pour renforcer la structure augmente le niveau d'entropie du système. Le fameux emballement déjà discuté. Avec comme issue, la désagrégation du système par excès ou insuffisance d'énergie.
De l'union à la désunion à l'union à ? On ne sait pas encore...
Sans même considérer le cas de l'humanité entière, tout du moins l'ensemble territorial qui comprend les anciens Empires romains d'Orient et d'Occident est de nouveau intégré depuis au moins 1815, assurément depuis 1830 environ. Ce qui n'empêche bien sûr des querelles entre pseudo-sociétés ou au sein de certaines entités, spécialement l'Empire ottoman, qui par des erreurs stratégiques est en perte de vitesse, surtout depuis le milieu du XVIII° siècle, et se fait peu à peu grignoter sur ses frontières, et bien sûr la lutte plus ou moins sourde selon les moments entre l'Empire central en voie d'affaiblissement, dont le centre est dans l'actuelle Autriche, et celui en cours de construction à partir de la Prusse (une nouvelle phase de la lutte déjà ancienne entre ces deux pôles, les multiples tentatives de maintien ou de reconstruction du Saint-Empire). Il est intéressant de noter qu'en fin de période le pôle autrichien dut, bon gré mal gré, concéder un partage presque à parité à l'une de ses plus actives composantes, la Hongrie, pour parvenir à se maintenir quelques temps. Il est tout aussi intéressant de noter qu'à la fin de la période de (relative) paix dans la partie la plus européenne de l'ensemble, toutes les entités qui, formellement ou réellement, ont une structure sociale “Ancien Régime”, avec un monarque comme chef d'État, sont liées, soit à la France (dynasties mises en place lors de l'épisode napoléonien), soit à la Grande-Bretagne (descendants directs de la reine Victoria), soit aux deux (alliances entre les deux). Ceci pour pointer que, de fait, cet ensemble est réellement unifié, bien plus que dans la période précédente où les alliances entre entités se faisaient entre plusieurs “maisons”, ici on n'en a plus que deux et pas toujours nettement séparées.
Diviser pour régner, c'est la règle de base du maintien facile du conditionnement social. On peut lire en partie les mouvements nationalistes qui se mettent en place pour l'essentiel dans la première moitié du XIX° siècle comme une volonté des élites déclinantes et de celles montantes, les “aristocrates” et les “bourgeois”, d'assurer leur emprise sur la société. Je ne me rappelle plus si j'ai évoqué dans ce texte le tropisme “toutes choses égales”. Je vérifie ça. Ah non, pas encore fait. Vous trouverez par ailleurs, si du moins ça peut vous intéresser, plus de développement sur la question, toujours est-il qu'une raison répétitive conduisant à l'échec d'une tentative de reconditionnement des sociétés est que l'on modifie un peu l'organisation de la société en considérant que le contexte restera « toute choses égales par ailleurs ». Ce qui bien sûr est impossible : dans un objet aussi complexe et à l'équilibre aussi précaire qu'une société, faire varier un élément structurel c'est à plus ou moins long terme les faire varier tous. En la circonstance, entre les débuts du processus, alentour de 1815, et son achèvement, alentour de 1885, ce qui au départ était conçu comme un moyen de restauration des conditionnements sociaux devint un “fait de réalité” et une source de déstabilisation encore plus importante que durant la période précédente (en gros, 1760 à 1815) sous les aspects du “nationalisme patriotique”, ce qui dans la phase de mise en place, la période dite romantique, assez idéaliste donc de peu de conséquences directes sur les structures sociales, resta pour beaucoup de l'ordre du discours, bascula vers le matérialisme et de ce fait, commença à modifier la matière structurante des sociétés, la communication, donc l'instrument même du pouvoir. Diviser pour régner est une “bonne” idée, mais quand la division devient effective c'est un instrument pour déstabiliser les pouvoirs en place.
La phase ultérieure est une conséquence presque nécessaire. Pas toujours, en ce sens qu'il peut parfois arriver que lors de la division effective on arrive à un changement structurel suffisamment solide en un temps assez court pour éviter le maintien ou la reconstitution rapide d'un groupe de pouvoir à visée de conditionnement renforcé mais c'est rare. La suite, c'est-à-dire la très longue guerre civile européenne, qui n'est bien sûr pas clairement séparable de ses prémisses (en gros, de 1860 à 1910) et de sa suite, la période dite de la Guerre froide (en gros, de 1950 à 1990) et qui, du fait de la déjà grande intégration de l'ensemble de l'humanité dans un système mondial, conséquence de la période de colonisation se terminant vers 1885, acquit un caractère formellement mondial alentour de 1915, réellement mondial dans la séquence 1937-1947 et dans la période suivante, se déroula en gros de 1912 à 1947 et ne connut un vrai début de résolution qu'à partir des années 1950, avec les premiers projets de (re)constitution d'un Empire européen qui prit ultimement la forme de l'Union européenne en 1992, cette suite donc, était prévisible même si imprédictible.
Invention de l'ennemi.
Une “bonne” manière de faire de la régulation sociale favorable au conditionnement est de se fabriquer un ennemi. Même si l'on ne trouve pas sa situation spécialement confortable, la crainte d'une pire situation suscite plus aisément la soumission, la servitude volontaire, entre le mal effectif et le pire hypothétique on choisit le mal. Il y a cependant un “petit” problème : quand une entité politique est très intégrée, par nécessité ses différentes parties doivent se coordonner. Au départ ça n'est pas trop gênant, on provoque quelques conflits limités, si possible hors de l'espace social, on en habille certains de la couleur du rêve idéal du moment, ce qui incite les éléments les plus perturbateurs à se sacrifier au nom de leur idéal au service des peuples opprimés ou hors civilisation ou en luttant contre le supposé ennemi héréditaire, de temps à autre un conflit limité entre pseudo-sociétés renforce le sentiment de menace aux frontières et la méfiance ou la haine des “étrangers” les plus proches. Où ça devient plus problématique, c'est que les supposés ennemis, forcés à cela par la réalité, qui a tendance à ne pas se plier aux projets irréalistes, passent leur temps à se concerter pour signer des traités de coopération, à quoi s'ajoute l'accueil de groupes parfois importants de travailleurs citoyens ou sujets des pays “ennemis”. La conséquence, et bien elle s'en déduit : quand on ne peut plus aussi aisément figurer un ennemi extérieur, il se trouvera toujours des idéologues pour débusquer “l'ennemi intérieur”. Auquel on prête des visées “antisociales” qui sont globalement celles du groupe au pouvoir : accaparer les ressources sociales, prendre ou/et préserver des positions de pouvoir, assujettir les membres de la société en diffusant des fausses nouvelles ou en les subjuguant, etc.
Bien évidemment, les premiers ennemis de l'intérieur sont ceux déjà ressentis “étrangers”, en premier les Juifs, qui sont l'“étranger de l'intérieur”, donc un ennemi potentiel, de plus longue date déjà, près d'un millénaire, et les immigrés de fraîche date. Viennent ensuite les “immigrés de l'intérieur” (les Auvergnats qui viennent manger le pain des Parisiens), puis les franges les plus démunies de travailleurs (cf. le fameux rapprochement des “classes laborieuses” et des “classes dangereuses” par un historien idéologue tardif dans ce type de considération aussi explicite, Louis Chevalier, qui publie son ouvrage Classes laborieuses et classes dangereuses pendant la première moitié du XIX° siècle en 1958), puis ou souvent en même temps, la jeunesse (“écoliers” de la fin du Moyen Âge, “apaches” de la Belle époque, “zazous”, “J3” – terme désignant après 1943 et encore longtemps après la seconde guerre mondiale les jeunes “de troisième classe”, de 13 à 21 ans, je suis né en 1959 et j'entendais encore l'expression vers mes dix ans –, “blousons noirs” et “blousons dorés” – liste non close). La première guerre mondiale n'était pas inévitable mais pour cela il aurait fallu que les pseudo-sociétés européennes se décident à faire ce qui se réalisa tout de même à l'issue de cette guerre, modifier profondément leur structure sociale. Comme souvent, cette guerre fut une ultime tentative pour empêcher l'inéluctable et favorisa ce qu'elle était censée devoir empêcher, mais de la plus mauvaise manière qui soit. Je pense ne pas avoir à vous décrire la reproduction du même schéma une génération plus tard, en différent et en pire.
À l'issue de la seconde guerre mondiale ont eut le début d'une restructuration beaucoup plus profonde de la société européenne qui, cette fois, intégra clairement le fait que cette méthode d'ingénierie sociale par le nationalisme patriotique exacerbé n'était définitivement plus envisageable, que vraiment les choses n'étaient plus “égales par ailleurs”. Il semble, mais je ne le certifierai pas, qu'on aurait vraiment pu, dès cette époque, se diriger vers une transformation radicale de ces pseudo-sociétés mais, pour beaucoup de raisons internes et externes les prémisses de cette transformation n'allèrent pas aussi loin qu'envisagé et il y eut un coup de frein (et même un coup d'arrêt dans la frange orientale, les pays du “pacte de Varsovie”) dès 1947. Tel qu'on peut le comprendre aujourd'hui, la supposée guerre froide est une sorte de gentlemen's agreement entre les deux nouveaux Empires de l'heure, la Russie soviétique et les États-Unis d'Amérique, une “zone de partage et de non agression”, les dépouilles de l'Europe réparties entre les deux Empires, avec quelques poches de partage plus ou moins assuré (Yougoslavie, Finlande, Allemagne, moindrement Autriche et Grèce...), et une zone à partager ultérieurement, le reste du monde. Non pour dire qu'il y eut quelque entente secrète et que leur opposition était simulée, l'entente fut publique et l'opposition réelle mais le contrat était d'éviter la confrontation directe et de ne pas (ou de ne pas trop) se tirer dans les pattes pour la domination de l'Europe. Il est intéressant notamment de savoir que durant une large part de la période, précisément de 1945 à 1975 environ, l'URSS requit de ses relais en Europe occidentale, les partis communistes, de calmer leurs troupes et de les désarmer chaque fois qu'ils furent en position de prendre le pouvoir (Italie en 1945, Grèce en 1947, France en 1948...) et que de leur côté, les États-Unis n'offrirent qu'un soutien formel aux dissidents d'Europe dite de l'est à l'époque, centrale aujourd'hui, sauf justement à la Yougoslavie dans les débuts.
Fondamentalement, le modèle social soviétique et la version étasunienne du “libéralisme” ont une même source idéologique, celle développée par les “économistes” fin XVIII° et début XIX° siècles, qui a deux fondements, une “religion laïque”, celle de l'économie comme élément structurant de la société, et une militarisation de la société. Cela dit, en 1947 les dés étaient un peu pipés, en ce sens que les États-Unis avaient un siècle d'avance en matière d'ingénierie sociale “économiste” et avaient constaté par la pratique que la voie de cette forme de structuration sociale sous contrôle direct de l'État donnait à long terme de très mauvais résultats, pour dire crûment la chose, que les dominés ont tendance à préférer la servitude volontaire à la servitude imposée3. Cela dit c'est une chose sue de longue date mais les partisans d'une structure sociale très hiérarchisée à mobilité sociale réduite croient toujours que quand les conditions ont beaucoup évolué on peut envisager la servitude imposée, moins complexe à mettre en œuvre, avant de constater qu'elle est plus difficile à maintenir. Les soviétiques, qui ne commencèrent leur propre processus qu'en 1917 et qui, en outre, le réalisaient avec une population encore imprégnée d'une habitude multiséculaire de servage ordinaire (environ trois siècles et la fin plus ou moins réelle de la servitude depuis moins d'une génération), devaient probablement supposer que leur système durerait encore bien des siècles, genre, un millénaire au moins... Déjà qu'on apprend peu de ses propres erreurs, il n'y a aucune chance qu'on apprenne des erreurs des autres. C'est ainsi.
Réinvention de l'ennemi de l'intérieur.
De la manière la plus évidente, l'expérience soviétique se trouva dans une impasse en 1990, elle avait perdu presque toutes ses positions hors d'Europe entre 1965 et 1990 et, à la fin de l'année 1989, ses positions en Europe centrale. Le pauvre Ronald Reagan (pauvre en esprit – mais pas si bon chrétien pour autant...) affirma, et peut-être le crut-il, que ce fut par son action décisive que l'Union soviétique s'écroula, alors que les plus lucides dirigeants de l'URSS avaient compris que c'était fini avant même qu'il fut élu et commencèrent à mettre en place l'étape suivante dès la fin de de la décennie 1970. Le problème étant, ce dont je discute plus précisément dans d'autres textes, qu'on ne peut jamais changer de l'intérieur un groupe à forte structure idéologique. Autant que je puisse le comprendre, le groupe que Gorbatchev symbolisa souhaitait pour une bonne part d'entre ses membres faire évoluer la société soviétique vers quelque chose d'assez proche de ce qu'est devenue la Chine communiste actuelle et, semble-t-il aussi, dans un sens plus libéral, disons, quelque chose comme un système d'orientation sociale-démocrate tendance sociale-libérale. Sans que ce soit aussi strictement caricatural, l'opposition des “jeunes” contre les “anciens” ou donc, de nouveau l'opposition entre Anciens et Modernes. Ça ne marcha pas. Ou du moins, pas de la manière qu'ils avaient prévu. Le problème assez simple est que sans le secours d'une cause externe un système ne peut pas changer sans imploser ou s'affaisser, et que même avec un tel secours il court aussi un risque, celui inverse d'exploser.
Les contextes changent, les schémas demeurent. À l'issue d'une séquence critique il y a bien sûr un “vainqueur”, qu'il soit monopolistique ou qu'il se divise en deux ou trois entités. Le projet antérieur de “restaurer la situation” demeure, mais comme ce fut une crise il devient impossible. Il existe un proverbe qui, comme beaucoup de proverbes et sentences, est à la fois vrai et faux, “jamais deux sans trois” : si on le lit strictement comme le fait qu'un même événement se produisant deux fois va immanquablement se reproduire une troisième fois, ça n'est pas tout-à-fait exact en ce sens qu'une série d'événements similaires peut être infinie, en ce sens on peut donc l'interpréter comme le signal que si on a perçu une série de deux événements il y a de grandes chances qu'on ait ultérieurement d'autres cas similaires, le “trois” du proverbe équivalant alors à “l'infini” / “l'indéfini”. Et on peut l'interpréter autrement, comme le signal que quand on a constaté deux séquences similaires, si par après une séquence similaire se produit on pourra l'anticiper, que si une vraie série compte au moins trois éléments le troisième ne sera plus une surprise.
Les deux premières “guerres mondiales” sont deux séquences similaires. De ce fait il devient impossible que se produise une troisième guerre mondiale parce qu'on la verra venir de loin et que personne ou presque n'y consentira cette fois. Il est presque amusant a posteriori de voir cette longue période où les gens ont cherché les signes annonciateurs de la troisième fois, d'évidence cette troisième fois ne pouvait se produire puisque prévisible. Il y a enfin une autre leçon dans ce proverbe : si une certaine séquence s'est produite deux fois, elle a toutes chances de faire partie d'une série, soit antérieure soit postérieure. Ayant exploré cela ailleurs je ne chercherai pas les fois antérieures, qui existent et sont connues, mais sur celles qui ont suivi. Même si ça fut assez grossier, et si ultérieurement ce fut décrit comme un élément presque secondaire, non dans ses conséquences mais en tant qu'élément du processus qui mena à la seconde guerre mondiale, c'est dans cet entre-deux-guerres que s'est formalisée la notion d'ennemi intérieur non plus comme l'ennemi dans l'individu mais comme l'individu en tant qu'ennemi. Ceci se constitua lentement mais sûrement de 1860 à 1920 pour l'essentiel, jusque-là l'ennemi intérieur était corrigible, comme dit il s'agissait de tordre les corps pour redresser les âmes, cela symboliquement ou effectivement (cas par exemple des diverses formes d'“inquisitions”, qu'elles soient catholiques ou réformées, dont le but était de “purifier l'âme” en torturant, brisant puis si nécessaire en brûlant les corps, et pour les cas symboliques, même si on doutait parfois de leur “redressement” pendant longtemps les Juifs, les hérétiques, les relaps, les athées qui se “convertissaient” étaient réputés ne plus avoir l'ennemi en eux) ; à la fin du XIX° siècle et plus encore dans les premières décennies du XX° siècle, cet ennemi intérieur ne peut être corrigé, c'est “dans sa nature”.
Comme discuté plus haut, au départ on prend un “ennemi intérieur” plus ou moins mais tout de même assez évident, disons, consensuel, le Juif, l'immigré, le Noir, le Jaune, le Levantin. Comme le dit excellemment Charlélie Couture dans sa chanson Les Pianistes d'ambiance,
J'ai longtemps voulu être celui que l'on regarde avec un petit sourire plein de circonspection
Parce qu'on le trouve étrange, il est pas comme tout le monde [...]
Parce qu'on a peur de tout ce qu'on ne connaît pas, de tout ce qu'on comprend pas
Parce que les étrangers qu'on préfère encore c'est les étrangers de couleur parce qu'on les repère de loin
Il brosse en peu de mots les deux portraits, celui de “l'étranger par choix”, celui qui se veut, se sent ou se croit, comme l'écrivit un autre poète, En étrange pays dans [s]on pays lui-même, et celui de l'étranger par stigmatisation, celui qu'on ne comprend pas, ou qu'on ne veut pas comprendre, d'autant plus inquiétant quand il est “comme tout le monde”, le Juif réel, l'homosexuel, le communiste (ou le “bourgeois” dans d'autres contextes) qui doit porter une marque pour qu'on puisse l'identifier. Comme dit, la différence entre la situation plus ancienne et celle, en gros, du dernier siècle et demi, est le fait que cet étranger-là ne peut plus vraiment être converti, qu'il l'est non par circonstance mais par essence. En ce sens on peut dire que théoriquement les régimes réputés communistes furent des adeptes d'une stigmatisation à l'ancienne, si par le fait les “camps de redressement” furent très souvent des camps de la mort, la théorie était qu'on pouvait “redresser l'âme” de ces déviants, les bourgeois, les opposants, les adeptes de religions autre que la religion d'État, censément le “communisme”, ce qui fondamentalement ne différait pas des pratiques antérieures, comme dit le but affiché des diverses inquisitions était de redresser les âmes, le résultat le plus courant était de détruire les corps, le plus souvent jusqu'à la mort.
On peut dire que le mode ancien de définition de l'ennemi intérieur correspond à un monde où il y a territorialement un intérieur et un extérieur, où il existe encore, au moins de façon symbolique, l'espace de la société et une terra incognita, un lieu qui est comme un non lieu, à la fois utopie (lieu de tous les espoirs) et dystopie (lieu de tous les dangers) où cet ennemi intérieur est expulsable. Vers 1850 c'est fini. Bien sûr il reste encore quelques territoires objets de fantasmes de découverte, des territoires “inconnus”, mais ça se réduit comme peau de chagrin et en 1885 c'est fini, il n'y a plus d'extérieur. Raison pourquoi l'ennemi intérieur n'est plus expulsable. Les supposés communistes du XX° siècle, qui se disent ou se croient fondateurs d'un autre modèle de société, ont encore un extérieur, et si les États supposément anti-communistes ont encore un peu cet extérieur, il leur faut faire ce constat que dans une démocratie libérale, même si on les limite dans leur expansion et si on les poursuit à l'occasion, les “communistes” ont droit de cité, que “l'étranger” est dans le corps, dans le corps social. D'où cette impossible correction de l'ennemi intérieur. C'est plus ou moins (et plutôt plus) comme une bactérie, un virus, une cellule cancéreuse.
En 1989, c'est presque la fin de cet ennemi intérieur, il reste l'autre gros morceau, la Chine communiste, mais elle est déjà en voie d'intégration au système global. Dans un premier temps il y a cette illusion proclamée, et peut-être réellement crue par certains de ses propagandistes (je pense notamment à Francis Fukuyama, probablement sincère), “la fin de l'Histoire”. Mais moins de deux ans plus tard l'Histoire se signale et indique que son avis de décès n'est pas encore à l'ordre du jour, pour le dire moins poétiquement les supposés pays “libres” n'ont plus ce confortable épouvantail de la menace communiste qui pendant des décennies permit de justifier que la liberté de la majorité de leurs citoyens fut une liberté conditionnelle, finalement il se révèle que les pays supposés libres sont plutôt la baraque la mieux décorée du camp de travail que des pays réellement libres. Raison qui amènera immanquablement à l'invention d'un nouvel ennemi, d'abord théoriquement extérieur mais très vite, puisque de fait il n'y a plus d'extérieur, un ennemi intérieur, le supposé fondamentaliste musulman, qui n'a de musulman que l'habit, et mal taillé en plus.
L'ennemi intérieur, autre version.
Mes métaphores et mes paraboles ont pour but de représenter de manière imagée l'organisation réelle des sociétés. Les humains sont avant tout des animaux. Ainsi que me le disait assez justement une de mes tantes il y a peu, il n'y a pas de raisons, disons, génétiques que les hommes soient en moyenne plus grands, plus lourds, plus forts physiquement que les femmes, cet écart est la conséquence d'un choix. La sélection dite naturelle est un triple phénomène, les mutations aléatoires, les contraintes du milieu, les choix des individus. Toute espèce résulte de ces trois voies, les deux premières involontaires, la dernière plutôt volontaire, et le devenir d'une espèce découle de l'interaction entre ces trois phénomènes. Si, pour des raisons diverses, des choix individuels de ses membres résulte, disons, une “désadaptation” de l'espèce parce que leurs critères ne rencontrent pas les contraintes du milieu ou qu'ils tendent à privilégier des caractères phénotypiques résultant de caractères génétiques qui à terme ont une incidence délétère sur l'évolution d'un groupe ou de l'espèce entière, et bien elle a de fortes chances de se diriger vers une évolution qui lui sera défavorable.
En tant qu'espèce, les humains ont compris d'assez longue date de manière consciente que les choix volontaires ont des conséquences à long terme. Il y a une crainte récurrente sur une supposée possible “dérive eugéniste”, l'idée, en gros, que l'on procède pour les humains même à un mode de sélection du type que l'on réalise pour les autres espèces, tel qu'en quelques générations, à partir d'une espèce dont tous les membres ont une faible variété phénotypique on obtienne des variations très importantes, certains allant vers des dimensions importantes, d'autres au contraire des dimensions très réduites. L'animal le plus intéressant de ce point de vue est le chien, on peut en assez peu de temps, quelques générations, induire des quasi-spéciations, des “racialisations” très contrastées. À considérer que cette réalisation est souvent instable, une part quelquefois très importante des chiens d'une lignée sont éliminés de la race (et souvent éliminés tout court) parce que leur phénotype ne correspond pas aux critères d'intégration, au pedigree, mot qui désigne objectivement la généalogie d'un individu, à quoi s'ajoute le critère subjectif de conformité à la race et de préservation de cette conformité dans les descendants. Comme dit dans l'article de Wikipédia sur les registres généalogiques, ordinairement nommés studbooks, du fait que ce type de répertoires s'est principalement développé en Angleterre au départ, « Les individus prétendant à l'entrée dans le herd-book (note : studbook propre aux races bovines) [...] doivent non seulement présenter les caractéristiques de la race, mais aussi prouver qu'ils les maintiennent dans le temps sur plusieurs générations ». Or, la crainte de cette supposée dérive est infondée : les humains appliquent de longue date ce genre de sélection à leur propre espèce, c'est une pratique connue et souhaitée. La question est plutôt, non de savoir si l'on fait de manière non dite ainsi mais très évidente ce type de sélection, on le fait, mais si c'est favorable à l'espèce.
L'hypothèse la plus consistante est qu'éviter une reproduction trop endogène est bien plus favorable à l'espèce que de l'encourager. C'est un pari, comme tout ce qui concerne l'avenir, en ce sens qu'à très long terme on ne peut pas assurer que ça reste toujours favorable, mais à long terme ça l'est, l'expérience passée montrant donc l'effet potentiellement et parfois, effectivement délétère de cette reproduction endogène : d'une part un trait favorable dans un contexte peut ne plus l'être dans un autre (dans une société privilégiant l'intelligence et réprouvant les comportements violents, une grande force physique ne constitue plus un avantage et peut même devenir un désavantage), de l'autre l'on sait maintenant pourquoi l'apparition de certains traits génétiques délétères sont favorisés par cette reproduction endogène, ce sont deux dits récessifs qui n'apparaissent que si les deux parents en sont porteurs ou quand le gène transmis par un des parents ne compense pas l'effet de celui déficient dans la même paire et, d'évidence, s'ils sont généalogiquement proches le risque augmente. Un cas connu est celui de l'hémophilie héréditaire (une part non négligeable des cas,environ un tiers, étant dite de novo, une mutation propre à l'individu) qui est portée par l'un des chromosomes dits sexuels, le chromosome X : pour un homme porteur du gène défectueux, sont correspondant Y ne peut compenser cette déficience – c'est d'ailleurs la raison pour laquelle les cas d'hémophilie féminine sont très rares, puisque leurs deux chromosomes X doivent être déficients (je ne sais s'il y a des études sur cela mais en toute hypothèse il est possible que ces cas soient moins rares désormais, car contrairement à un état ancien mais pas si lointain, une bonne part des hémophiles a désormais l'opportunité de vivre jusqu'à un âge où ils auront la possibilité de procréer).
Si l'on étudie le comportement de beaucoup d'espèces on constate qu'elles en ont un tel qu'il favorise la reproduction exogène. D'où l'on peut en dire que la philosophie socio-politique énoncée par Jean-Marie Le Pen dans sa formule « Je préfère mes filles à mes nièces, mes nièces à mes cousines, mes cousines à mes voisines », loin de traduire une tendance profonde “naturelle”, décrit un processus culturel récent, jusqu'à il a peu le comportement normal était inverse, on s'alliait avec le “proche lointain”, avec des semblables ayant une certaine distance généalogique. L'anthropologue Claude Lévy-Strauss, le releva en son temps, le seul universel certain est le “tabou de l'inceste”, les interdits concernant l'union entre un individu et certaines personnes ; quelle que soit sa réalisation effective, toute société proscrit les alliances à visée reproductrice entre proches à un certain degré ou dans un certain axe (un cas typique est par exemple les alliances entre générations, souvent on proscrit l'alliance entre oncle et nièce, ou entre les seuls oncles paternels et leurs nièces). Je m'étais d'ailleurs dit, quand Le Pen énonça cette sentence, qu'en une brève formule il bravait les deux principaux interdits de notre époque, celui dit de la pédophilie et celui de l'inceste, sans compter que l'usage du pluriel y ajoutait un autre interdit, plus local celui-là, et en outre plus formel que réel, celui de la polygamie...
Naturaliser la culture.
Ce que pointe la formule de Le Pen est ce qu'on peut nommer une naturalisation de la culture, un phénomène qui n'a rien de nouveau et qui, au cours des temps, fut l'objet d'un combat incessant, souvent verbal mais, dans des périodes critiques, des périodes de rupture, qui peut devenir et devient souvent un combat réel. J'en parle dans d'autres textes de manière plus précise, les êtres vivants sont, de la plus humble cellule à la société humaine la plus complexe, pris entre deux pôles, leur conservation et leur continuation. Le premier requiert de se fermer à l'environnement, le second de s'y ouvrir. À un niveau il s'agit de trouver un équilibre entre les deux, à un autre niveau de le rompre.
De manière différente on retrouve ici la même opposition ou le même rapport qu'entre matière et énergie, et pour cette question d'équilibre / déséquilibre le même principe que celui des système fermés rétroactifs de type machine à vapeur (un modèle proposé par Gregory Bateson, j'en discute aussi ailleurs), la fermeture c'est le renforcement de “la matière”, l'ouverture celui de “l'énergie”, et pour la rétroaction il s'agit d'une organisation permettant qu'une variation d'état induise un état moyen stable. D'un point de vue objectif, le “niveau moyen” d'un ensemble localisé sur cette planète où nous vivons, la Terre, varie peu dans le temps, par contre il peut arriver par circonstance qu'un sous-ensemble connaisse un emballement (un dérèglement du à un apport trop important d'énergie ou une accélération d'activité trop rapide) ou un ralentissement (un dérèglement ayant des causes inverses). Dans l'un et l'autre cas le sous-ensemble cesse en tant que tel, il se disperse ou se fige, devient autre chose. Ce qui, considérant l'ensemble du système, n'a pas de conséquence durable, après un temps plus ou moins long la perturbation provoquée par le sous-ensemble est résorbée et l'ensemble “revient à la normale” mais dans une autre configuration.
D'un point de vue objectif toujours, l'action actuelle des humains sur ce qu'ils tendent par ces temps à nommer leur “environnement”, inventant ainsi une opposition artificielle entre la petite proportion des membres de leur espèce dans ce qui constitue leur espace vital et cet espace vital, pour impressionnante qu'elle soit de leur point de vue spécifique, n'a qu'une conséquence somme toute limitée pour l'ensemble dont ils participent, la biosphère. Si même l'espèce telle qu'elle existe actuellement cessait à terme (quelques décennies à quelques siècles) pour disparaître complètement ou revenir à un état antérieur de son évolution récente (en gros, celui d'avant la supposée révolution industrielle4), et bien ça ne changerait pas grande chose à la réalité, qui se remettra assurément de leur fugace présence.
Vous savez quoi ? J'ai une sainte horreur d'écrire, je l'ai déjà dit plusieurs fois dans divers textes de ce site, plusieurs fois aussi j'ai dit ne plus vouloir le faire et pourtant j'ai continué à fournir ce site en articles, là je sature, m'est avis que je vais prendre une nouvelle pause, et reprendre mes activités ordinaires – j'ai quelques idées de petits plats et tout ce qu'il me faut sous la main pour les réaliser, puis il me faudrait aussi mettre un peu d'ordre dans mon jardinet et dans ma maison. À bientôt j'espère.
Qu’est-ce donc que le temps ?Le temps chronologique (expression formellement tautologique, “chrono” signifiant “temps” en grec, mais qui fondamentalement ne l'est pas) est celui de la succession des événements, advenus ou à venir, le temps subjectif est “le présent”, le moment ou je suis présent à moi et au monde.
Si personne ne me le demande, je le sais ; mais que je veuille l’expliquer à la demande, je ne le sais pas.
Et pourtant – je le dis en toute confiance – je sais que si rien ne se passait, il n’y aurait pas de temps passé, et si rien n’advenait, il n’y aurait pas d’avenir, et si rien n’existait, il n’y aurait pas de temps présent.
Sans détailler, les plus anciennes colonies avaient aussi fini par comprendre qu'à long terme la servitude imposée est moins efficace et plus déstabilisante que celle volontaire, les plus récentes et certaines assez anciennes mais qui par circonstance avaient avantage à maintenir la structure sociale initiale, ne voulaient pas en changer. À court et moyen terme il y a un “avantage compétitif” pour la servitude imposée, d'où une tension accrue entre, disons, le Nord et le Sud (dans les faits, cette répartition n'est pas si simplement cardinale mais peu importe, par le fait les Anciens se trouvaient majoritairement au sud, les Modernes au nord), les “patriarches” ou “patriciens” du Sud refusant le système de servitude volontaire pour la raison dite, c'est beaucoup plus complexe à réaliser, ce à quoi s'ajoute que la structure formelle de la société doit être profondément remaniée, ce qui n'est pas simple non plus. Au final, les Anciens gagnèrent mais ça n'était pas garanti, il aurait très bien pu y avoir un délai supplémentaire avant conversion du système.