En art ou en toute autre chose il y a deux approches, l'une s'intéresse à la forme, l'autre bien sûr au contenu. Je nomme la première créativité, on part de rien et l'on crée quelque chose, et la seconde inventivité, on part de quelque chose et on la transforme. J'en parle dans diverses pages, ça concerne les essences et les apparences : un créateur s'intéresse aux apparences, un inventeur aux essences. Par le fait, on ne peut constater que les apparences. L'étrange, mais pas si étrange, est que les créateurs recherchent les essences alors que les inventeurs visent les apparences. Pas si étrange puisque si l'on saisit une essence, pour lui donner corps on va lui inventer une apparence, alors que si l'on construit une apparence, quand réussie elle crée une essence. N'étant pas créateur, je n'ai qu'une vague idée du processus, par contre j'ai de l'inventivité, et ça sera le sujet de cette discussion.

L'esquisse, un art mineur.

Serge Gainsbourg disait de la chanson que c'est un art mineur ; les commentateurs disaient et probablement disent encore, soit qu'il était trop modeste, soit qu'il se la jouait, manière de dire qu'il faisait le faux modeste. Il était simplement humble, du moins sur ce sujet, et constatait une évidence, la chanson est, sauf rares cas, un art mineur. Pour moi, ses visibles tendances autodestructrices venaient du fait qu'il a toujours espéré pouvoir pratiquer un art majeur, spécialement la peinture, une fois au moins le roman, mais que ça ne lui réussissait pas. Disons, c'était un inventeur qui se rêvait créateur mais qui n'a pu réaliser ses rêves. Raison pourquoi je disais qu'au moins sur ce sujet, les arts mineurs (en son cas, la chanson et le cinéma), il était humble et constatait que c'en étaient. On peut être un artiste majeur dans un art mineur que ça n'en reste pas moins un art mineur. C'est là je pense ce que beaucoup de commentateurs qui, il est vrai, sont rarement des artistes, faisaient et font encore une erreur d'interprétation, dire d'un art mineur qu'il est mineur n'induit pas qu'on se pense ou croie un artiste mineur, ça explicite le fait qu'on pratique un art mineur, ce qui n'empêche de tenter de le faire au mieux, au plus haut. Se placer à sa juste hauteur est encore le meilleur moyen de s'accomplir.

L'esquisse est un art mineur. J'essaie de la pratiquer au mieux, sans certifier y parvenir souvent et en sachant ne pas y parvenir toujours mais du moins j'essaie. N'étant pas du genre de Gainsbourg, je n'ai jamais visé aux arts majeurs. J'écris beaucoup, ce qui peut être un moyen d'accomplir une œuvre majeure, mais connaissant mes limites je pratique cela dans un mode mineur, j'essaie là aussi de faire au mieux mais bon, y a du déchet et même pour ce que je peux considérer mes meilleurs textes, ça n'est pas terrible. C'est lié au médium : la langue écrite est plus adaptée aux œuvres majeures que mineures, du fait je ne l'utilise pas très efficacement. C'est ainsi. Par contre, j'ai une certaine efficacité avec la langue orale qui est un bon vecteur pour les œuvres mineures.

Comme dit dans le texte introductif, je fais des esquisses puis je brode dessus. Bien que je n'en sois pas un, j'use de techniques de comédien pour ce faire. Sans vouloir me hausser du col je puis du moins, d'un point de vue formel, me comparer à Frank Zappa, qui disait de lui-même que techniquement il n'était pas un très bon guitariste et notamment pas un très bon improvisateur mais que ça n'était as très important parc que son but n'était pas d'improviser sur scène mais de faire de la composition instantanée et que là, il n'était pas mauvais et parfois même assez ou très bon. Dans mon domaine de prédilection, l'esquisse, je peux dire quelque chose de comparable : je suis un piètre comédien et ni pour la reproduction ni pour l'improvisation, disons, pour l'interprétation, je ne suis efficace, sinon un peu et à mon modeste niveau pour la lecture de poésies, par contre j'ai de l'inventivité, avec presque rien je conçois une esquisse et je brode, je fais de la composition instantanée de récit ou de comédie, de conte ou de saynète. N'étant pas partisan de la conservation des inventions instantanées je n'ai jamais tenté cela mais très probablement, si on m'enregistrait quand je compose ainsi un comédien pourrait en faire quelque chose, et quelque chose de mieux. Certes il faudrait élaguer mais c'est toujours le cas, qu'on donne dans la création, l'invention ou l'interprétation, ou presque toujours. Si je ne les ai pas connus personnellement, et pour cause, j'ai idée que Maupassant dans l'invention, Van Gogh dans la création, étaient très capables de produire des choses nouvelles finies dès le premier jet. J'en ai l'indice rapport à ce qu'on disait de leur travail et à ce qu'on peut en voir : le premier composait en esprit un récit ou un conte, et quand il le rédigeait ne faisait presque jamais de ratures ou de corrections, le second peignait sans préparer et sans retoucher.

Quand on donne dans l'esquisse c'est différent. Le terme habituel pour parler d'esquisses est “sketches”, qui signifie proprement “esquisses” en anglais. Beaucoup de ceux dont on dit qu'ils font des sketches n'en font pas vraiment, ce sont souvent des comédiens qui ont de l'inventivité et de bonnes capacités d'improvisation mais qui s'appuient sur un canevas bien plus élaboré qu'un simple sketch. Certains alternent entre canevas et esquisses. Je pense à deux artistes notamment, Raymond Devos, qui était aussi un créateur, et qui faisait assez peu d'improvisations au plan du récit, s'il en faisait beaucoup pour l'interprétation, et Guy Bedos, plus à même d'improviser, qui justement alternait, dans ses spectacles, les canevas, les récits très composés avec assez peu d'improvisations voire aucune quand il n'en était pas l'auteur, et les esquisses où il donnait libre cours à son inventivité. Parmi ceux qui pratiquent ce qu'on nomme le stand-up les meilleurs, du moins de mon point de vue, sont ceux qui partent principalement sur des esquisses, le stand-up se prête mal, à mon avis, aux récits composés ou aux canevas. Cela dit, les pires sont ceux qui partent d'esquisses et n'ont pas d'inventivité, du coup ils alignent les lieux communs les plus éculés, comme ça ils s'assurent de faire rire puisque ce sont des choses dont on a déjà constaté l'effet comique, mais leurs spectacles n'ont aucune originalité, donc aucune valeur esthétique ou morale, pour autant que l'esthétique ne soit pas une morale.

Élaboration d'une esquisse.

L'esquisse étant un art du geste ou de la parole, je ne peux pas vous donner une esquisse, par nature ça n'en serait pas une puisque ça serait figé. Par contre je peux vous indiquer comment je procède et, pour l'avoir constaté, comment procèdent tous ceux qui la pratiquent, que ce soit par le geste (dessin, aquarelle, gravure...) ou la parole.

L'amorce est... une esquisse. Mais il y a quelque chose avant l'esquisse. Il y a plusieurs choses, même. Que ce soit par le verbe ou le geste, et bien, il y a la technique, improviser ça ne s'improvise pas. Étant grand amateur de jazz et autres musiques improvisées je sais à quel point ça ne naît pas de rien, un bon improvisateur a pour chaque invention des heures et des heures, des années et des années de préparation, il répète, fait des gammes, accumule des schémas mélodiques et harmoniques, des “grilles” disent les jazzmen. Pour le dessin comme pour le récit c'est pareil. Le dessin est un bon mode pour comprendre comment on construit une esquisse : avant de se lancer, le dessinateur va réfléchir quelques secondes, puis tracer rapidement deux ou trois traits qui ne ressemblent à rien. Les quelques secondes lui servent pour deux choses, imaginer rapidement le thème du dessin et à partir de là, faire émerger en sa mémoire une “grille”, une des dizaines ou centaines de formes abstraites qu'il a déjà utilisées pour délimiter un sujet. Après ça il construit rapidement son sujet, cette fois assez librement, ajoutant ici, retirant là, et l'on voit se construire peu à peu une forme qui, semblant faite de rien, constitue un tout cohérent quand ils en arrive au bout.

L'esquisse en parole procède assez ainsi. Imaginons un sketch sur les Philosophes et les Géomètres (un de mes thèmes favoris en ce moment). Je vais réfléchir vite fait sur la manière d'aborder le thème, par exemple, les rapports entre les Philosophes et les Géomètres, et sur les points précis de ces rapports qui vont m'intéresser cette fois là, quelque chose de très général, ou la manière dont les Philosophes se servent des Géomètres, où la fabrication (“l'éducation”) desdits, ou une anecdote réelle ou imaginaire qui sera la trame du récit. Les deux ou trois premier traits seront induits par l'interaction entre le thème très abstrait “Philosophes et Géomètres” et le sujet précis, encore vague et informulé, que j'imagine. Si ce sont des généralités, une amorce possible sera « Les Philosophes et les Géomètres... Les philosophes, je les trouve pénibles, et les Géomètres ils me font de la peine », ou « Je ne connais rien de pire que les Géomètres, sinon les Philosophes. Mais il y a pire encore : un Géomètre avec un Philosophe ». Un début possible pour la fabrication desdits serait, « Vous avez déjà fréquenté une école de commerce ? On n'y forme que des Philosophes et des Géomètres. Heureusement, surtout des Géomètres, parce que s'ils formaient principalement des Philosophes, les choses seraient encore pires qu'elles ne sont » (on eut remplacer “école de commerce” par »institut de sciences po” ou “école d'administration”), ou encore, « J'ai suivi des cours dans un centre de formation, et bien c'était un centre de déformation où on vous apprenait à devenir Philosophe ou Géomètre ». Pour un récit anecdotique n'importe quelle amorce très générale peut servir de déclencheur, des chevilles du genre « L'autre jour je... » ou « Je me rappelle d'une fois... » ou « C'est l'histoire d'un... », par exemple, « L'autre jour je crois un Philosophe qui voulait m'apprendre à faire de la géométrie » ou « Je me rappelle d'une fois ou, pendant une réunion de Philosophe et de Géomètres... ».

L'amorce, le sketch proprement dit, l'esquisse, induit le développement, d'une part en posant les éléments de base qui vont déterminer le sujet de ce récit particulier, de l'autre en donnant à l'auditoire l'indice de la forme qu'il prendra. Très sincèrement, je suis pour mon compte incapable de rédiger un récit avec de telles amorces ou d'en tirer un canevas, par contre je suis très capable d'improviser oralement pendant trente minutes, un heure, ou deux heures un discours tenu et cohérent avec d'aussi minces amorces. C'est que, l'oral n'est pas que l'oral, loin de là, en fait je construis mon discours dans l'espace et le temps.

Développement d'une esquisse.

L'élaboration d'un discours est proprement comparable à celle d'un dessin, ma description ne rend pas bien compte d'un fait, quand je dis que c'est informulé ça l'est strictement, en parler avec des expressions comme “je me dis”, “je pense”, “j'imagine”, est inexact, sinon peut-être mais en un sens restreint, “j'imagine”. Ce que j'imagine n'est pas un discours ou un récit mais une forme et un parcours, un objet qui s'étend dans l'espace et le temps. Ni je ne pense ni je ne me dis rien, je “vois une forme”, une forme “anecdote”, ou une forme “philosophie de comptoir”, ou une forme “étude de cas”. C'est pratiquement instantané,entre le moment où je me dis quelque chose qui est simplement une formule, « les Philosophes et les Géomètres » en ce cas, et celui où je commence mon discours, je fais simplement appel à des ressources disponibles pour imaginer une forme qui puisse être remplie avec cette brève formule selon un mode particulier “récit”, “étude”, “réflexions” ou autre, un schéma connu.

Un discours oral est bien autre chose que les mots que l'on prononce. Comme dit, quand je me lance dans le développement d'une esquisse je vais utiliser des techniques de comédien, ce qui inclut les gestes et déplacements, les variations d'intonations, la mélodie vocale, les pauses et les accélérations. Et bien sûr, quand c'est sur le mode récit mais même dans les autres modes, je « joue des rôles », en premier le mien (rôle de l'orateur, du conteur, de l'analyste de la société, du penseur), et bien sûr quand nécessaire, rôle du Philosophe ou du Géomètre, ou de l'observateur, du “témoin”. Chacun ses techniques, pour moi j'utilise rarement celle du changement de position latérale, le Philosophe regardant vers la gauche, le Géomètre vers la droite, le témoin regardant devant, par exemple, mon truc c'est plutôt les variations d'attitudes corporelles et d'intonations. Dans ce cas, le Philosophe est, dans mes esquisses, un Salaud, le géomètre, un Con, le témoin, une personne raisonnable, l'orateur ou le conteur, “moi” figurément, quelqu'un de plutôt raisonnable mais tantôt un peu Con, tantôt un peu Salaud, donc quand je veux figurer un Philosophe, je prendrai une attitude un peu ou très hautaine, ou chafouine, bref, la personnification de quelqu'un de désagréable, et pour ça il en faut peu, pose avantageuse, menton en avant et ton pontifiant pour le Philosophe hautain, épaules ver l'avant, tête un peu tombante mais droite, ton doucereux pour le Salaud chafouin, pour un Géomètre Con, l'air du gars affairé qui connaît son affaire si j'insiste sur le côté Géomètre, l'air un peu ou beaucoup niais pour le gentil Con, colérique et un peu ou beaucoup menaçant pour le méchant Con. Etc. Pas de nécessité de déplacements latéraux dans ces cas, il suffit d'un changement d'attitude corporelle. En général je bouge, sans que ma position par rapport à l'auditoire soit significative en soi mais, comme tout comédien même amateur, je sais que se déplacer maintient l'attention vigilante des auditeurs.

Bon, voilà, vous savez tout sur l'esquisse. Y compris le fait qu'improviser ça ne s'improvise pas. On peut aisément, comme la majorité des “comiques” de la télé ou d'Internet, reproduire les trucs, les ficelles et même les inventions d'un autre “comique”, c'est-à-dire être aussi original que tout le monde, par contre pour pouvoir improviser il faut travailler, et même beaucoup, entre autres observer et analyser plutôt que regarder et reproduire. Tout le monde peut être Donald Trump, une seule personne peut être Gérard Depardieu.