Initialement créé le 17 juillet 2017 à 12h14

Une chose est certaine, qui se prétend le premier occupant, où que ce soit dans ce monde, affirme une chose qui ne peut être. On peut aussi le voir dans l'autre sens : tous les humains étant apparentés, chacun a légitimité à se prétendre le premier occupant en tout lieu de ce monde précédemment occupé. Mais de toute manière ça n'a pas de sens, le plus ancien titre de propriété envisageable ne peut avoir plus de 5500 à 6000 ans, le minimum requis est l'écriture, le concept de loi écrite étant une meilleure garantie pour ces titres. Mais quiconque se prévaut aujourd'hui d'un tel titre est un usurpateur pour la raison simple que les humains ne cessent de se déplacer, se déplaçant de s'emparer de terres déjà occupées, dans les meilleurs cas d'assujettir ou de chasser les actuels occupants, sinon de les massacrer, bref, le premier occupant autoproclamé n'est que le dernier en date à imposer son supposé droit par la force, ce qui donne à s'interroger sur le concept de droit, d'ailleurs.

Pour prendre deux cas que je connais assez bien, et vous aussi en théorie, les Français et les Israéliens, ces gens se disent héritiers des premiers occupants, alors même que leurs chroniques racontent le contraire, disent qu'au mieux ils sont les héritiers de violents et d'escrocs qui se sont imposés et ont depuis produit des faux titres de premier occupant, le plus souvent des usurpateurs eux-mêmes qui se disent faussement les héritiers des faussaires dont ils se réclament. Les historiens réévaluent chaque année plus la validité des chroniques à époque historique et pour partie à époque protohistorique (puisque, aujourd'hui encore, certains se réclament d'une première occupation mythologique – construction d'un récit de fondation, comme la Rome antique ou la légende des Hébreux – ou mythique – construction a posteriori d'un “peuple originel”, comme les Gaulois, les Francs, les Germains...) en les évaluant à l'aune des traces que la réalité des actes humains nous a laissées. Et plus les données anciennes s'accumulent, plus ces chroniques apparaissent pour ce qu'elles sont, des constructions ayant un faible rapport à la réalité ancienne – cette ancienneté pouvant être très proche, quelques années, quelques décennies...

L'Histoire comme récit, et non comme science, est un objet en perpétuelle évolution et en permanente élaboration. C'est en même temps une superposition de récits figés qui, pour tels et tels groupes, est objet de dogme, des vérités intangibles. La France par exemple : il y a une multitude de « récits de fondation », à l'origine assez clairement idéologiques, je veux dire, dont les concepteurs savent quand ils les élaborent que ce sont des mythes dont la seule visée est de donner la légitimité pour tel groupe au pouvoir à tel moment d'occuper cette position de pouvoir. Sans parler de tous les autres récits encore à l'œuvre en tant que dogmes, on peut en discerner trois principaux qui, au cours des deux derniers siècles et un peu plus, ont servi de soubassement à d'autres récits : nos ancêtres les Gaulois, nos ancêtres les Romains, nos ancêtres les Francs1. Il y a bien sûr les versions européennes du christianisme sinon que ces dogmes ne sont pas territoriaux, puisque l'ancêtre mythique “n'est pas de ce monde”. Quoi que, ça se discute, il y a quand même un certain ancrage territorial de diverses déclinaisons du christianisme, mais d'un autre ordre que les récits de fondation.

Bien sûr, chaque nation européenne a ses propres récits, certains partagés (le mythe romano-hellénistique, plutôt Romain en Europe centrale et occidentale, plutôt Hellénistique dans la partie correspondant largement à l'ancien Empire romain d'Orient, plutôt romano-hellénistique dans l'ancien Empire russe, qui se décréta à la fois Nouvelle Rome et Nouvelle Byzance, donc plus une refondation qu'une continuation de l'Empire romain), d'autres locaux (même si les supposés Francs et non avérés Gaulois sont censés avoir vécu dans bien d'autres lieux, seule la France en fait des fondateurs mythiques de leur État actuel, de même les peuples réels qui ont résulté en ce peuple abstrait “les Hongrois” ou “les Magyars” sont les ancêtres mythiques d'un seul État, la Hongrie), d'autres à statut mixte ou indéterminé (il n'est pas si simple de se prétendre à la fois Gaulois et Romain, héritier d'une nation “barbare” et d'un empire “civilisé”, pourtant la supposée « civilisation gallo-romaine » est un des mythes qui fondent la France, y compris pour les partisans de l'idéologie “nos ancêtres les Francs”. De même, et si moins contradictoire, il existe plusieurs nations européennes, les Pays-Bas, le Luxembourg, l'Allemagne, la France, l'Italie, entre autres, pour qui Charlemagne est un des éléments du mythe national, prépondérant dans les trois premiers, secondaire dans les deux derniers, un peu contradictoire d'un État l'autre puisque dans la mythologie allemande il est censément le fondateur de l'Empire germanique et de la nation allemande, en France c'est un fédérateur et pacificateur avant tout connu comme refondateur des bases de l'unité culturelle et religieuse de l'ancien Empire romain d'Occident, mais il ne figure plus trop dans le mythe de fondation de l'État et appartient à une “branche morte” de la généalogie mythique). Il y a toujours de mauvaises raisons de transformer un mythe en dogme, en Vérité Intangible.

Les trois principaux mythes français sont donc ceux gaulois, franc et latin/romain. De fait ça en fait plutôt quatre en ce sens que celui latin/romain est double, République et Empire, même cinq puisqu'on peut combiner les Rome républicaine et impériale. La supposée fondation franque est, dira-t-on, aristocratique, celle gauloise, populaire et rurale et, selon les cas, patriotique ou nationaliste, celle gallo-romaine est bourgeoise au sens précis, le mythe des habitants des bourgs. Les mythes aristocratique et gallo-romain sont assez anciens et ont une base, disons, historique. Par le fait, les “Francs” et autres “Germains” sont un ensemble de tribus des limes de l'Empire romain qui se coalisèrent pour proposer une alternative à la Pax romana de moins en moins opérante pour un coût égal ou supérieur. Comme le disait récemment un historien sur ma radio, la notion de “barbares” et de “civilisés” (...)


1. Sans le retenir car, au cours du dernier demi-siècle il a beaucoup perdu en prestige, le dogme “nos ancêtres les Germains”, incarné spécialement par la figure de Charlemagne, à la fois fondateur partie réel et partie mythique de “l'empire germanique” et continuateur de l'Empire romain, reste tout de même assez présent.