Un discours courant depuis environ trois siècles est de prétendre que désormais, quel que soit ce “désormais”, un Pic de la Mirandole n'est plus de l'ordre du possible, que le savoir de “notre époque” est trop vaste et trop disparate pour qu'un seul individu, d'autant s'il est très jeune, puisse l'embrasser et le synthétiser. Problème, un peu plus tard l'écume des savoirs inutiles se dissipe et ne reste plus, pour l'époque qui suit, que la part qui apparait seule valide a posteriori. Un Pic de la Mirandole n'est rien de plus qu'un historien du savoir de son temps qui n'attend pas le passage du temps pour séparer le bon grain de l'ivraie, le savoir pérenne de celui transitoire et contextuel. Certes, Giovanni Pico della Mirandola fut un cas en ce sens que le plus souvent la valeur attend le nombre des années mais il figure un parmi bien d'autres avant et après lui qui, par un talent n'ayant rien d'inné ni de “génial” au sens actuel mais s'appuyant cependant sur des traits propres, en premier une excellente mémoire doublée d'une capacité à, disons, réduire un discours à l'essentiel et de ce fait à percevoir des structures communes entre plusieurs objets de savoir, se révèlent donc aptes à synthétiser le savoir disponible de leur temps. Comme dit, ça n'a rien d'inné et la brève biographie de Pic de la Mirandole, à peine trente et un ans de vie, montre quelqu'un qui passe une part importante de sa vie à apprendre, débattre, discuter, voyager, vivre des expériences multiples, bref, à “élargir ses horizons”. Puis à les réduire, à mieux voir ce qui est semblable pour ne retenir que ce qui diffère.

Le “penseur du savoir humain” d'aujourd'hui qui se penche sur le savoir passé a l'avantage sur celui de ne serait-ce que d'il y a cinquante ou soixante ans, de ne pas avoir à faire ce travail d'écrémage et de ne considérer que ce qui a été, même temporairement, validé. Pour le savoir de son temps ça n'est pas aussi évident et pourtant, le processus est similaire, voir donc dans ce que la société produit ce qui, dans la “communication”, est du bruit, et ce qui est de l'information. Or, il y a beaucoup de bruit dans le signal. En sens inverse, si l'on considère la manière dont, aujourd'hui, l'Histoire du temps présent se construit, on ne peut qu'interroger encore et encore le passé, non tant pour séparer le vrai du faux que pour voir ce qui sans conteste ressort du faux, de la construction. Ça ne permet pas de postuler une quelconque vérité mais du moins d'établir une réalité toujours partielle (qui peut prétendre tout voir et savoir de la réalité ?) mais en tout cas, factuelle.

Pour prendre un cas dans mon actualité, la science historique procède depuis trois lustres environ à une métamorphose nouvelle, ce dont elle est coutumière puisque par sa matière même ce domaine du savoir constate la nécessité de revoir ses méthodes, ses présupposés et ses concepts ; dans la phase actuelle on a plusieurs voies qui ne s'opposent pas mais se complètent, dont trois principales, l'Histoire globale qui continue autrement et ailleurs la voie impulsée durant l'entre-deux-guerres entre autres par l'école française des Annales, d'une Histoire qui n'est pas que le récit événementiel des épisodes les plus proéminents, cette Histoire avant tout géopolitique vue du côté des administrations et des responsables politiques, l'Histoire culturelle, l'Histoire des mentalités et la micro-Histoire, plus anciennes pour leurs débuts mais qui ont convergé et maturé au tournant des XX° et XXI° siècles, enfin l'Histoire mémorielle non tant comme Histoire de la construction des “lieux de mémoire” réels ou symboliques, une voie toujours vivace, que comme la systématisation d'une étude de la construction du “récit national” par la voie de sa déconstruction même. Sans dire que toutes ces voies sont entièrement neuves, du moins elles renouvellent considérablement la pratique des historiens et leurs approches de la matière historique. Une remise en cause qui parcourt tous ces courants est celle du découpage des séries événementielles en périodes, on en vint par exemple (et on continue à le faire) à segmenter certains siècles en “premier”, en “second”, voire en “troisième”, autant dire des siècles qui durent trente ou quarante ans, qui commencent dans le précédent ou s'achèvent dans le suivant, bref, la découpe en siècles, en régimes, en périodes longues, devient compliquée. Le cas le plus notable est celui du “Moyen-Âge”, un concept tardif et idéologique, élaboré et consolidé au XIX° siècle, grande époque d'une approche téléologique de l'Histoire, science elle-même en cours de construction comme toutes les autres sciences humaines et sociales.

Le concept de Moyen-Âge est très lié à une vision prospective elle aussi téléologique, qu'on dira eschatologique ou millénariste, les idéologies sous-tendant ces périodisations ayant, chacune à sa manière, comme arrières-plans la conception d'un progrès continu et d'une “fin de l'Histoire”. Dans ce contexte, le Moyen-Âge “explique” une discontinuité entre la période précédente de “progrès continu”, celle de la Rome républicaine et impériale, censément rompue par la “décadence” et les “grandes invasions” ; les siècles allant de cette période à la “Renaissance” sont dès lors des “âges sombres” (les Dark Ages anglo-saxons), suivis d'une période de progrès continu même si parfois erratique. Premier problème, la période même : comme le relève cette page , il ne fut pas très évident de borner la période, ses débuts étant situés vers les débuts de la période impériale de Rome ou vers l'époque de Charlemagne, sa fin étant un peu plus située mais elle aussi incertaine, entre le début et la fin du XV° siècle. Par la suite, l'Histoire gagnant en scientificité, ces découpages idéologiques à la serpe (ou à la hache) posèrent problème, d'où la nécessité de subdiviser le Moyen-Âge, puis de réviser sa description comme longue période assez anomique, puis finalement de questionner le concept même. Pour exemple, il devient de plus en plus clair que “les Grandes invasions” sont une représentation assez inexacte de ce qui se passa alors, la grande majorité de ces “envahisseurs” étant plutôt des groupes dont les élites politiques et militaires étaient romanisées et se disputaient le pouvoir dans les provinces ou au centre, dans la métropole occidentale ou celle orientale de l'Empire. Bref, plus le temps passe, plus on constate les continuités entre ces périodes. Ce qui n'empêche, comme le relève aussi la page citée, un « âge moyen » mais qui correspond plutôt à une évolution lente et progressive entre une certaine structure sociale et une nouvelle, qui a pour fondement la structure initiale.

On peut voir une réévaluation similaire pour la période récente, en gros les quatre derniers siècles. D'un sens, la période qui débute alentour du moment où l'on situe les débuts de la Renaissance (là aussi avec une révision de ses débuts, plutôt situés désormais au XIV° siècle qu'au XV°) est un “nouvel âge moyen”, et plus largement on peut considérer l'Histoire assez fluctuante qui pour l'essentiel débute il y a environ six mille ans entre ce qui deviendra pour les historiens la Perse, la Mésopotamie, l'Asie Mineure et cette zone d'extension variée qui s'articule sur l'Égypte, qui englobera un peu plus tard ce qui est aujourd'hui l'Europe Centrale et Occidentale, là aussi avec des variations, est une succession d'“âges moyens” dont le centre se déplace, tantôt vers l'est, tantôt vers l'ouest, tantôt vers le centre de cet ensemble disparate. J'avais il y a quelques temps déjà émis une hypothèse, une succession de “cycles” d'environ huit siècles, sinon qu'il ne s'agit pas d'un “éternel retour” mais bien plutôt d'une sorte de spirale, et sinon qu'il n'y a pas de début et de fin stricts, on peut faire une analogie “saisonnière”, le constat que dans les zones tempérées on connaît quatre saisons déterminées par la position relative du soleil permet de définir un cycle mais le début et la fin de ce cycle ne sont pas quelque chose de, disons, “naturel”, chacun voit la chose à son aune sinon que pour bon nombre de calendriers solaires le “début de l'année” est assez proche d'un des solstices ou d'un des équinoxes.

Étant fortement marqué par un fonds culturel commun à tous les peuples dits indo-européens qui se sont répandus de la Scandinavie aux Balkans avec, selon les époques, des implantations plus à l'est et au sud, j'ai tendance à considérer que le “début d'un cycle” est plutôt “vers l'hiver”, donc vers le 25 décembre pour les cycles annuels, mais c'est donc culturel. De ce fait j'ai tendance à “analyser” ces cycles longs et, dans leur cadre, des cycles plus courts d'environ quatre et environ deux siècles, comme allant de la “renaissance” à la “décadence” mais sur plus long terme ça n'a pas grand sens. Je veux dire, même si on voue encore de nos jours un culte vaguement christianisé et plutôt négligeant à sol invictus, « soleil invaincu », autant que je sache plus grand monde ne croit que le moment du solstice d'hiver est vraiment celui où le soleil risque de mourir et que des rites propitiatoires peuvent empêcher cela, bien que la pratique en soit conservée, par contre le sentiment de l'imminence de la “fin du monde” au sens strict ou au sens de fin de la civilisation en cours reste fort, même si l'Histoire nous montre que toutes les “fins du monde” précédentes n'ont pas été confirmées par les faits1. Par mon imprégnation culturelle j'ai donc tendance à identifier le moment du cycle qu'on peut assimiler à un hiver comme “la fin”, donc “le début” du cycle suivant, tout en sachant qu'il n'y a ni début ni fin, juste des moments de rupture qui sont le signe de l'étape suivante, laquelle n'est que la conséquence d'un assez long processus.

Dans d'autres textes je parle de cela plus précisément ; ce qui induit, disons, la bascule d'une étape à l'autre et d'un cycle à l'autre est une évolution marquée de la manière qu'a un bassin de civilisation à communiquer. Mais ça ne se fait pas d'un coup d'un seul. Sans même discuter de ce qui précède, dont les débuts se situent au tournant des XI° et XII° siècles, à quelque chose près, pour la phase récente les prémisses ont lieu dans le deuxième tiers du XIX° siècle, une première étape décisive se situant alentour de 1860 et se finalisant environ un siècle plus tard (je situe cette nouvelle bascule en 1962 avec la mise en orbite du tout premier satellite de télécommunication, mais tout ça s'est préparé pendant les deux à trois décennies précédentes et finalisé alentour de 1990). D'un sens, considérant que la rupture a lieu au début de l'hiver, le “solstice de la civilisation” a eu lieu il y a donc trente à trente-cinq ans, en ce 24 novembre 2017, mais ça non plus n'a pas grand sens, la vie des sociétés, des empires et des civilisations n'a pas de commune mesure avec celle des individus qui les composent, comme je le raconte par ailleurs on peut situer le moment où l'humanité forme un seul peuple, une seule société, un seul empire et une seule civilisation alentour de 1550, ce qui n'empêche que la conscience du fait n'a pas encore totalement émergé et que, à mon jugé, ça devrait encore prendre au moins deux siècles.

J'abrège et je reviens à mon propos initial, les “Pic de la Mirandole”. En théorie, presque tout humain peut en devenir un, à sa propre mesure et dans ses propres limites. Disons, tout humain peut, en s'écartant des conformismes qui limitent sa compréhension du monde, avoir plus d'attention à ce qui rapproche qu'à ce qui sépare. Mais c'est un travail long, qui en outre demande une constante vigilance. Considérant le Pic de la Mirandole historique il n'eut pas un “savoir universel” mais, dans les multiples domaines du savoir humain qui ont eu son attention, constatant que ce qui rapproche domine largement ce qui sépare, il a pu employer cette compréhension des choses à tout autre domaine, spécialement en celui des conventions sociales. Ne pas s'arrêter à la surface des choses.

Voilà. Tout est dit je crois sur ce sujet. Je vais passer à autre chose, du coup.

L'autre chose bien sûr est que le monde ne compte pas que des Pic de la Mirandole, et je ne parle pas là de ce qui ne font pas l'effort ou qui n'ont pas le moyen de l'être, il y a des personnes qui au lieu de réduire le bruit, augmentent la netteté, et voient ce qui n'apparaît qu'à elles. C'est un processus presque inverse à la concorde (Pic aimait se parer d'un titre de noblesse secondaire, celui de Comte de la Concordia), la discordance, certains éprouvent une discordance intime et la résolvent en découvrant de l'inédit. Certains (beaucoup) ont des réticences avec leurs découvertes mais ne peuvent faire autrement que les accepter.


1. Enfin, plus grand monde ne croit... L'épisode encore récent dans mon actualité de la “fin du monde” annoncée pour le 21 décembre 2012, qui produisit une littérature abondante et de multiples discussions de comptoir et de familles, et quelques autres prédictions du même genre revenant assez souvent montrent que l'espoir ou la crainte d'une fin du monde recueille souvent assez d'adhésions formelles ou réelles.