Toute langue humaine procède de la même manière, par échantillonnage. On dispose d'un stock fini de sons “significatifs” (selon les langues, entre un peu plus de vingt et un peu moins de quarante) et d'un stock fini de blocs de sons admissibles, de, disons, syllabes. Bien sûr il y a toujours moyen, quand nécessaire, de prononcer des syllabes “non admissibles” mais ça n'est pas si facile. Pour exemple, les italiens ont du mal à prononcer des syllabes qui se terminent par ce qu'on appelle des consonnes occlusives, /p/, /b/, /k/, /g/, et de ce fait un mot qui se terminerait par un /k/ sera souvent compété par un /o/ ou un /a/, je pense à un cas précis, mon frère se prénomme Éric et Tarak, dans les deux cas son nom se termine par le son /k/, et les Italiens qui le connaissent de manière proche, familière, ne se surveillent pas en s'adressant à lui, du fait ils prononcent spontanément /eriko/, /tarako/. De même pour les lusophones et les hispanophones, ses amis Brésiliens le nomment /eriku/, /taraku/ (pour les personnes peu familières avec l'écriture API, “alphabet phonétique international”, le son français rendu le plus souvent par la graphie “ou” se transcrit /u/ en API), alors qu'en français, en allemand, en arabe, ça passe très bien le /k/ en finale. En français par contre, la suite de sons /trn/ ou /trk/ ou /trv/ est d'articulation difficile, presque impossible, alors que c'est une séquence courante en tchécoslovaque et, me semble-t-il, acceptable en polonais, un français parla du cinéaste d'animation tchèque Jiří Trnka prononcera (ce que conseille Wikipédia) “trènka”, ou bien “tèrnka”, ou bien “treunka” ou bien “teurnka”, bref, restituer une voyelle dans la séquence, là où un Tchèque ne le fera pas. Je peux vous expliquer ça très bien mais ça serait long, toujours est-il qu'en français il est à-peu-près impossible de prononcer certaines séquences de trois consonnes et plus, et difficile d'en prononcer d'autres, la suite /lpt/ est possible bien que rare mais quand on ne se surveille pas, selon les personnes on ne prononce pas /skylpte/ mais plutôt /skylte/ ou /skypte/ ou /skyte/ (en API, /y/ correspond au “u” du français, et /e/ au “é”), et la suite /trnk/ est impossible à prononcer pour un locuteur francophone dont c'est la seule lange d'usage.
Le fait est, dans toute langue il y a un nombre fini de sons élémentaires, de voyelles et de consonnes, et un nombre variable mais limité de syllabes admissibles, prononçables. Si l'on considère l'ensemble mondial des sons reconnus par au moins une langue comme consonnes et voyelles, il y en a des centaines, et les syllabes admissibles sont des milliers, mais dans une langue donnée un échantillon restreint de cet ensemble sera retenu. Ça ne signifie pas que certains sons reconnus dans telle langue comme différents ne seront pas prononcés dans telle autre, mais ils ne seront pas différenciés, par exemple, en français les sons /R/ et /l/ sont évalués différents, en japonais il existe un son admis qui est plutôt /l/ mais qui dans une phrase et selon sa position relative à d'autres sons sera prononcés pour une oreille française comme /l/ ou comme /R/. À l'inverse, les sons /R/ et /r/, en API le premier est celui dit uvulaire, la vibration pour le réaliser est produite au niveau de la luette ou uvule, le second est dit palatal, la vibration est produite par la langue contre le palais, sont en français des variantes d'une même consonne, variantes régionales ou de contexte (en chant d'opéra on privilégie encore le “r roulé”, plus sonore, alors qu'un chant populaire on a opté pour l'autre son, plus doux, quand le micro s'est répandu – on peut d'ailleurs noter une évolution dans le chant d'Édith Piaf qui, dans ses débuts, avait tendance à rouler les R, ce qu'elle ne faisait plus dans les années 1950, parce qu'elle avait débuté en chantant sans micro. Dans d'autres langues les deux sons sont des consonnes, par exemple en espagnol, où /pararo/, /paRaro/, /paraRo/ ou /paRaRo/ forment quatre mots différents (même si elles sont possibles, les deux dernières séquences sont inventées par moi, les deux autres existent). Cela dit ce n'est pas si simple : en portugais /r/ et /R/ sont deux consonnes, par contre /R/ ne peut jamais se trouver entre deux voyelles d'un mot et même, quand un portugais parle vite et que l'a fin d'un mot est une voyelle, le début du suivant censément /R/, il va assez souvent articuler un /r/. Pas si simple...
Bon, j'arrête là, le sujet ici n'est pas l'incertitude des sons mais le “parler en langues”, où la phonétique et la phonologie ont leur part mais modérément. Je n'ai pas l'intention de vous exposer ici tous les savoirs nécessaires pour comprendre comment cela fonctionne, pour moi il m'a fallu trois années d'études spécialisées en sciences du langage pour les apprendre et les comprendre, comme toute science la linguistique se révèle somme toute assez simple quand on a acquis les prérequis, mais acquérir ces prérequis n'est pas simple. Disons, si j'étais chimiste et que je vous raconte en version simplifiée quelque chose qui concerne la chimie, vous auriez tendance à me faire confiance, je suis un linguiste et je vous demande de me faire confiance, je connais bien ma science et vais vous en donner ici quelques résultats simplifiés dans leur description. Il y a une grand problème avec la linguistique, son objet d'étude est en même temps l'instrument qui permet de communiquer sur lui, donc quand on dit quelque chose comme « les mots de la langue n'ont pas de signification stable » on le dit avec des mots, dans une langue, et ils ont une signification stable. Et quand on ajoute à ça que les deux propositions sont vraies, et vraies en même temps, ça peut déconcerter...
Naturalisation de la langue.
Quand vous et moi sommes nés, et bien contrairement à ce que racontent certains mythes ou les hypothèses de la “grammaire générative et transformationnelle” ou GGT, une école linguistique qui postule, en gros, que la langue est inscrite dans nos gènes, “naturelle”, “génétique” comme on dit pour faire scientifique en produisant une théorie de type théologique (“le Doigt de Dieu”) en l'habillant de scientificité formelle, on ne naît pas “avec la langue en soi”. Ouais, le Doigt de la Nature ou celle du Petit Lutin Vert a touché le patrimoine génétique des humains et hop ! La semaine d'après tout le monde parlait latin, ou grec, ou hébreu, ou chinois, ou ce que vous voulez. On y croit. L'évolution ne marche pas ainsi, l'invention et la stabilisation de la capacité de langage articulé humain est un long chemin qui ne doit rien au Doigt de la Nature et tout à l'évolution comportementale de l'espèce, les études les plus récentes montrent désormais clairement que l'hypothèse de base de la GGT, celle dite de la “modularité de l'esprit”, séduisante par sa simplicité, a autant de validité que celles de la génération spontanée ou de la phrénologie, c'est-à-dire aucune : quand on part d'une hypothèse simple pour expliquer un phénomène complexe on est toujours amené à multiplier à l'infini les “exceptions qui confirment la règle”, ce que fait la GGT, une théorie assez efficace pour les ordinateurs et la traduction automatique de textes écrits puisqu'elle traite avant tout de la langue comme réalisation textuelle, mais si on tente de l'appliquer à la langue verbale elle est très inefficace. La raison en est simple, une langue écrite n'a rien en commun avec une langue parlée, construire une théorie à partir de cette transcription très limitée et très pauvre serait comme faire la théorie de l'évolution des espèces et des sociétés humaines à partir des tableaux du Louvre : aussi “réaliste” soit un tableau, sauf dans les contes et dans les films à effets spéciaux on ne peut pas pénétrer sa perspective, “entrer dans le tableau”.
La “naturalisation de la langue” est un long travail.
Ah ! De nouveau, fatigué de ces discussions écrites. Encore un texte que je renonce à poursuivre. Comme dit ici, la langue écrite est un appauvrissement de la langue verbale et demande énormément plus de réalisations pour un résultat incertain. Je souhaite vivement, et ne désespère pas que ça arrive bientôt, continuer mes discussions les plus complexes de vive voix et non comme des conférences mais comme des débats, parce que parler de la langue en tant que moyen de communication est beaucoup plus simple quand on le fait en communiquant, donc en échangeant avec des interlocuteurs.