Le titre est à visée humoristique, bien sûr. Ça se rapporte à une de mes modélisations, la société comme composée de salauds, de cons et de moyens, plus quelques autres ensembles mais très minoritaires. Dans une ou deux discussions, peut-être trois, j'évoque les groupes secondaires que forme chaque ensemble principal, faux cons et faux salauds, salauds cons et cons salauds, vrais cons et vrais salauds, ces derniers cas ne faisant pas strictement partie du modèle. Il n'y a pas de faux et vrais moyens en ce sens qu'un moyen n'est jamais vrai, il est moyen et voilà tout, et qu'un faux moyen se présente comme con, salaud ou indéterminé.

Les salauds ni vrais ni faux et ni moyens ont une particularité, ils se gardent autant que se peut d'apparaître tels dans les secteurs de la société où ça peut poser problème. Or, le lieu où on apparaît tel est, dans toute société humaine, le “siège du pouvoir”. Ça tient au fait que qui occupe cette position est fonctionnellement salaud. On peut même dire que “salaud” et “personne de pouvoir” sont des synonymes, non seulement dans ma modélisation mais dans l'usage ordinaire du terme, un salaud est toujours une personne qui cherche le pouvoir et le pouvoir est toujours une fonction de salaud. De salaud, d'abuseur, de tyran, de despote, de dictateur, bref, une mauvaise personne avec de mauvaises intentions. Dites-vous ceci : une personne qui assume d'être détentrice du pouvoir sans en avoir obligation n'est à coup sûr pas un salaud, sauf parfois si c'est un vrai ou un faux salaud, en général c'est un con dans une de ses déclinaisons ou un moyen. Rapport au fait qu'un salaud veut tant que se peut ne pas être en position de salaud. Dans certaines variantes de mes modèles j'appelle les salauds des marionnettistes, “ceux qui tirent les ficelles”, laissant le plaisir à quelque con ou quelque faux salaud de tenir la fonction. Tout ça est très symbolique bien sûr. Ne l'est pas proprement cette histoire de “siège du pouvoir”, sinon le terme même, le “pouvoir” est une fonction symbolique, son “siège” est symbolique, par contre la fonction “siège du pouvoir” n'a rien de symbolique et doit être assumée par une personne réelle en un lieu réel.

Toute société affronte un problème permanent, la séparation entre fonction et statut, et un problème intermittent, la modification de sa structure. Une solution du problème permanent est notamment d'éviter celui intermittent, mais elle ne peut pas se réaliser indéfiniment car comme toute autre entité vivante une société se modifie, par elle-même ou par contrainte du milieu. Une fausse solution du problème intermittent est de mettre en place des mécanismes censés garantir la séparation entre fonction et statut, mais dès lors qu'une société a un mode d'être évolutif une solution qui vaut dans une certaine structure ne vaut plus quand la structure se modifie, formellement elle maintient les mécanismes de régulation, effectivement elle s'en affranchit, vous savez, la fameuse opposition entre démocratie réelle et démocratie formelle : un régime politique étant une forme, si on s'en affranchit pour censément la réaliser on change de forme donc de régime politique.


Les humains ont une particularité parmi les espèces, ils ne sont pas les seuls à l'avoir mais rares sont-elles, comme je le rappelle dans divers textes, certains oiseaux, probablement certains céphalopodes et selon ce que j'en comprends, les rats aussi, possiblement quelques autres primates, la particularité de n'être pas attachés à vie à un groupe, qui se combine à celle, pour un groupe, d'admettre un individu qui vient d'ailleurs. Non que ça se fasse très facilement mais du moins le font-ils. Pour les humains et les oiseaux ça a rapport à leur manière de se reconnaître, probablement pour les autres espèces aussi mais différemment, les oiseaux et les humains communiquent par le chant, ce qui n'est pas exclusif, mais ont la possibilité, du moins pour les oiseaux socialement mobiles, de s'harmoniser avec un nouveau groupe, d'apprendre sa mélodie propre. Il y a même une lignée d'oiseaux, les étourneaux il me semble, qui ont la capacité d'intégrer des groupes d'autre espèce que la leur parce qu'ils sont “polyglottes”, qu'ils peuvent s'harmoniser avec la mélodie d'autres espèces. Ce à quoi les humains ajoutent la capacité, là aussi qui ne leur est pas exclusive, d'organiser leur espace social, de corriger et diriger leur écosystème. Leur est propre la capacité de savoir consciemment, d'expliciter et d'étendre ces particularités, et d'en garder mémoire. Le temps passant, le sentiment d'appartenance à un groupe, une communauté, une société s'est toujours plus étendu, avec ceci qu'il est différé et médié, médiatisé dans l'espace et le temps, et multiple : un humain participe le plus souvent de plusieurs groupes plus ou moins liés et non nécessairement connus de lui, avec des individus morts ou non encore nés, ou fictifs, ou chimériques, des êtres d'autres espèces, des entités non vivantes, et même des concepts, des symboles, bref, avec tout ce qui peut exister ou ne pas exister. Mais il peut aussi n'avoir de lien avec rien, y compris parfois lui-même.

Les humains sont, dira-t-on, des êtres symboliques ou conceptuels, tout en étant bien sûr des êtres réels, comme je dis parfois (rarement en fait, autant que je sache ça sera la deuxième fois seulement que j'exprime la chose ainsi par écrit) un humain est à la fois ange et bête, manière de dire que sous un aspect c'est un être symbolique, abstrait, et sous un autre un animal, un individu très matériel inséré dans un écosystème, un être immédiat et contingent. Ce double aspect est la source du problème évoqué, la nécessité et la difficulté de séparer fonction et statut. Même si, au moins pour autres les espèces les plus complexes, il y a dans la constitution et le maintien d'un groupe ou d'une société un aspect symbolique, ses membres ne sont pas en eux-mêmes symboliques. Pour exemple, un groupe non humain peut élaborer ce que l'on peut nommer des traits culturels, des comportements propres au groupes, des traditions, des savoir-faire, mais il n'y a pas de mémoire de groupe, si un de ces traits culturels n'est pas transmis de pair à pair il se perdra, et bien sûr il n'y a pas de mémoire des ancêtres ni d'anticipation des générations à venir, sinon au plan de l'espèce, de la généalogie, chaque individu, même le moins apte à la symbolisation, porte dans son corps même la mémoire de son espèce et la pulsion à la perpétuer. Un humain est donc un être double, en tant qu'animal il ressemble aux individus des autres espèces, en tant qu'être symbolique il peut recevoir ou transmettre des traits culturels sans relation directe, y compris avec des individus morts ou pas encore nés. En outre, l'être symbolique peut persister bien après la fin de l'être réel, exister bien avant le début de l'être réel.

Concrètement, cette description un peu abstraite signifie simplement que nous avons inventé des méthodes de transmission de savoirs qui ne nécessitent pas un autre humain pour être conservés ou diffusés, comme celui que j'utilise en ce moment, l'écriture, qu'un humain n'a pas nécessité à comprendre ou savoir mettre en œuvre ces savoirs pour les transmettre, que la mémoire d'un individu, d'un groupe, d'une société du passé persiste bien après leur fin et en un certain sens qu'ils restent vivants, du fait même qu'on s'en souvient, le tout concourant à cette capacité d'anticiper très au-delà de soi dans le temps et dans l'espace, d'agir non pour soi et ses pairs mais dans l'intérêt des générations futures ou d'entités inconnues et lointaines. C'est là qu'intervient la question des statuts et des fonctions.


Les deux sont à la fois réels et symboliques. Le statut concerne l'être réel, la fonction l'être symbolique, social. Statut et fonction sont réels car effectifs, qu'ils “font des choses”, tel individu ayant telle position dans tel groupe réalisera des actions en lien avec son statut parce qu'occupant cette position, lesquelles concerneront le groupe et y auront un effet, de même fera-t-il dans le cadre de ses fonctions, cependant statut et fonctions sont symboliques car il faut le consentement des autres membres du groupe pour les valider, cette validation découlant de ces actions : si un nombre significatif des membres du groupe estime qu'il agit contre ses intérêts ou si lors d'une investigation d'organes de contrôle et de régulation est constaté une défaillance de sa part, soit qu'il n'accomplisse pas ce que requis, soit qu'il abuse de son statut ou de ses fonctions contre les intérêts du groupe, il ne sera plus, ou plus entièrement, reconnu dans son statut ou ses fonctions, d'où il ressort que statut et fonction sont symboliques puisque dépendant d'une croyance, et cette croyance cessant, statut ou fonction cessent.

Puisque se rapportant à l'être réel, le statut concerne la position réelle de l'individu dans le groupe, laquelle résulte des relations informelles entre ses membres. La fonction est une position formelle et résulte d'un processus explicite de sélection. Dans sa fonction, le membre “joue un rôle”, il est “en représentation”, à strictement parler il représente tout le groupe qui l'a désigné et agit pour lui. Dans une société il y a deux sortes de groupes, ceux “naturels” et ceux “culturels”. Par le fait les deux sont à la fois naturels et culturels en ce sens qu'un groupe est nécessairement culturel, une coalition d'individus qui ne résulte pas d'une nécessité vitale – cas des organismes où les cellules et organes ne peuvent vivre que dans ce cadre et où le cadre dépend de la congruence de ses cellules et organes, cas à un moindre degré des sociétés d'invertébrés dont la survie de ses membres dépend de celle de la colonie et celle de la colonie de la cohésion de ses membres –, et naturel car il y a un atavisme, les espèces ne sont pas toutes sociales. D'où le problème permanent en partie causé par celui intermittent, et réciproquement.


En tant qu'entités dépendant de leur atavisme, les humains faisant partie de cette branche des primates dont toutes les espèces sont grégaires et sociales n'ont pas vraiment le choix de leur mode d'être, ces primates sont sociaux par nécessité car les individus n'acquièrent leur autonomie qu'après un temps long (entre trois et sept ans en moyenne selon les espèces) et dans des conditions particulières, celles de la vie en société, ils sont socialisés donc sociaux au moment où ils deviennent autonomes. En tant qu'êtres symboliques, les humains ont la capacité de dépasser cet atavisme, dans presque toute société humaine existe un processus secondaire d'autonomisation où l'individu passe une épreuve de “vérification”, dont le but est à la fois de déterminer si le membre et le groupe peuvent et veulent rester lier, et où le membre se voit attribuer un statut. Avant cela le membre a un statut précaire, il est en partie membre du groupe mais dans une position indéfinie. Bien sûr, dans les sociétés larges et complexes telles que celles que forment les États-nations cette confirmation est minimale et assez souvent l'épreuve formelle et automatique, on passe du statut de “mineur” à celui de “majeur” sans autre “épreuve” que de se signaler à certaines institutions ou que celles-ci se signalent à soi, par exemple l'inscription sur les listes électorales. Ce n'est pas vrai de toutes les sociétés larges ni pour tous les nouveaux membres à statut défini, certains États prévoient une sorte de rite d'adhésion où le membre énonce devant une assemblée une parole magique censée le transformer en membre à part entière, certaines l'organisent pour tous les membres, d'autres pour les seuls membres “naturalisés”, c'est-à-dire des humains qui ne sont pas nativement du groupe et qui sollicitent d'en devenir membres.

Des théoriciens, philosophes ou linguistes le plus souvent, ont développé une théorie sur les “énoncés performatifs”, où ils tentent plus ou moins efficacement de déterminer une classe de phrases dont l'énonciation “réalise quelque chose”, que le titre d'un ouvrage d'un de ces théoriciens, John Austin, décrit assez bien, Quand dire c'est faire. Or, toute parole est potentiellement performative, toute parole a pour but de “réaliser quelque chose”. En même temps, aucune parole n'est réellement performative même si beaucoup le sont effectivement, sa capacité de réalisation n'est pas intrinsèque mais dépendante du contexte et dépendante du consentement des acteurs concernés. Ce dont discutent ces théoriciens est précisément le type d'énoncés que l'on prononce dans des circonstances rituelles telles que le rite de passage qui permet à un individu de devenir membre statutaire de sa société. Or, c'est le contexte, la circonstance rituelle, qui donne sa valeur à la parole en tant qu'acte. L'exemple dont se servent souvent ces théoriciens est “Je vous déclare unis par les liens du mariage” ou “Je vous déclare mari et femme”. D'évidence, ces paroles ne réalisent rien par elles-mêmes, pour être performatives elles doivent être prononcées par une personne ayant une fonction ou un statut particulier, devant un couple souhaitant s'unir formellement, dans un contexte précis et devant des témoins. Ce qui donne son efficacité à la sentence ne réside pas en elle, je pourrais moi-même l'énoncer dans un pré face à un couple d'ânes avec des poules comme témoins que ça n'aura aucune capacité de réalisation. Je le ferais dans un lieu “consacré” devant un couple d'humains et des témoins de la même espèce que ça ne changerait rien puisque je ne suis pas un “ministre du culte”. Un “ministre du culte” le ferait devant un couple d'humains dans un lieu “consacré” et avec des témoins que ça n'aurait aucune efficacité si c'est une simulation, une répétition avant la cérémonie officielle ou une mise en scène de cinéma.

Est atavique la propension des humains à se socialiser, dépendante du contexte leur capacité à se socialiser comme humains, dépendante de leur socialisation et de leur position dans le groupe leur possibilité d'être admis comme membres à part entière. À tout moment il peut se produire un incident qui résulte en une erreur d'évaluation qui à terme produira ses effets, car en tant qu'organisme une société est comme tout autre organisme, elle se modifie avec le temps, et comme tout organisme n'en a qu'une conscience partielle et limitée. Dès le moment où une société se fonde, elle commence à changer. Dans les premiers temps l'incidence est limitée, sauf bien sûr si ses fondateurs ont fait une erreur d'évaluation sur le contexte – plus d'une société s'est défaite peu après sa fondation parce que le contexte ne lui était pas favorable –, mais le temps passant elle va progressivement devenir autre, ainsi que le contexte. Où il y a une limite à la comparaison des sociétés avec les organismes : dans un contexte donné une société n'a pas de semblables, donc pas de méthode de régulation interne ou externe efficace à moyen ou long terme.


Tout organisme et plus largement, tout être vivant est un héritier. Bien sûr il y a quelque part loin dans le passé des individus qui n'ont pas d'antécédent et dont toute la descendance hérite au moins en partie1, mais ça date, et au moins au cours des trois derniers milliards d'années on n'a pas trop innové question hérédité au niveau cellulaire, ce qui donne à croire que même s'il y en eut les lignées plus récentes n'ont pas vraiment réussi à s'imposer face à la concurrence. Tout être vivant est aussi un inventeur, l'inventeur de sa vie. Cela dit, son inventivité est limitée – par son hérédité. D'évidence, les capacités d'invention progressent avec la complexité des entités, cela dit même un organisme aussi complexe qu'une société du genre de la France contemporaine n'a pas un spectre si large, l'essentiel de ce qui la constitue elle en hérite, tant pour les aspects réels, “matériels”, que symboliques, “spirituels”.

Considérant les sociétés qui ont opté pour une structure éprouvée de longue date, du type chasseur-cueilleur par exemple, avec ou sans usage limité de l'agriculture ou de l'élevage, autant celles actuelles peuvent être complexes et diversifiées dans leur aspect symbolique, autant dans leur aspect effectif elles sont toutes assez semblables et ont un spectre d'organisation limité et simple. Considérant celles qui se sont orientées vers des structures innovantes comme le nomadisme ou la sédentarité, fondamentalement leur spectre en matière d'organisation est lui aussi limité et largement héritier des structures antérieures, mais la mise en œuvre peut être d'une grande complexité – voir le cas de cette société globale fédérée par l'ONU qui dans sa structure n'a pas fait preuve d'une grande originalité mais dont l'organisation est vraiment très complexe. On peut dire ceci : une société nouvelle tend en un premier temps à faire “la même chose en plus gros”, mais vient toujours un moment où sa croissance ne lui permet plus de faire la même chose. Là, elle a un nombre limité de choix pour résoudre son problème de croissance :

  • stagner ou décroître,
  • se diviser,
  • se disséminer,
  • englober les voisins,
  • fusionner avec les voisins,
  • se fédérer.

La première solution n'en est pas une, ça peut être la conséquence d'une des autres options mais non une option en soi, un être vivant n'a pas l'opportunité de stagner s'il veut rester vivant, et ne peut décroître que superficiellement, la structure ne pouvant se réduire. Les quatre suivantes sont au mieux des étapes vers une vraie solution, laquelle est toujours une organisation de type fédératif. Cela dit, on n'y arrive pas directement, c'est trop compliqué sur un plan symbolique, les sociétés étant des êtres symboliques autant que réels ne peuvent directement modifier leur rapport symbolique au monde et à elles-mêmes.

Adopter une structure qui a fait ses preuves est très efficace et durable aussi longtemps que les voisins en font autant ou que son espace social n'est pas très tentant. Bien que très différentes et beaucoup plus innovantes les sociétés nomades ont des caractéristiques assez proches de celles des sociétés de chasseurs-cueilleurs et une même contrainte, chaque groupe autonome ne peut compter qu'un nombre limité de membres occupant un territoire assez vaste. Cette contrainte est aussi la garantie de la durabilité de ces sociétés puisque la structure reste stable dans le temps, la dissémination étant le mode de régulation habituel quand le nombre de membres excède les capacités du territoire, le mode de régulation secondaire étant le “contrôle de la population” par élimination des bouches inutiles ou par la guerre, un mode qui devient nécessaire quand il n'y a plus de territoire libre pour accueillir l'excédent de population. Pour des populations sédentaires et selon les moyens de communication disponibles la division est une option, il arrive toujours un moment où le territoire occupé excède les capacités de coordination, d'où nécessité de se diviser. Bien sûr, vient aussi un moment où on doit pratiquer le même genre de “contrôle de la population” parce qu'on est arrivé “aux limites du monde” (aux limites du territoire accessible) et que la seule manière de résoudre le problème est de réduire la population. Les solutions suivantes, englober les voisins ou fusionner avec eux, suppose une amélioration des moyens de communication, de la société englobante dans le premier cas, de toutes celles fusionnantes dans le second. Quelles que soient les structures sociales et les modes de régulation, il y a plusieurs conséquences, en premier la possibilité d'inventer de nouveaux modes de régulation interne.

Sans chercher à retracer exactement tout ça, au-delà des sociétés de chasseurs-cueilleurs qui pour le reste en diffèrent beaucoup mais qui du point de vue structurel sont très similaires aux sociétés de primates autres qu'humains, les autres formes de société sont des innovations et découlent les unes des autres. Qu'on soit chasseur-cueilleur, éleveur nomade, agriculteur sédentaire, agriculteur-éleveur semi-nomade, ou autre forme plus récente, dans tous les cas un groupe social subsiste en exploitant des ressources de son écosystème. La fameuse part animale qui constitue les humains, donc leurs sociétés. La part angélique est leur capacité à organiser cet écosystème, à la fois effectivement et symboliquement. C'est sur cette part que se séparent principalement les types de sociétés : celles qu'on peut définir comme “non sédentaires” tendent à subordonner l'ange à la bête, inversement pour les autres. N'étant pas un idéologue je ne présume pas que l'une ou l'autre manière est préférable, on peut constater autant de réussites que d'échecs à “respecter le milieu”, à maintenir ou non la mainmise de la société sur son écosystème dans des limites raisonnables dans l'un et l'autre cas. Mais en considération de la préservation de l'espèce, à l'évidence les sociétés non sédentaires sont plus efficaces car plus adaptables, moins dépendantes de leur écosystème.

À long terme, la solution que développent toutes les sociétés est la fédération. L'inclusion ou la fusion sont des solutions intermédiaires, elles ont l'avantage de permettre ce qui fait la force des fédérations, le “partage culturel”, l'inconvénient de ne le faire qu'en partie, l'inclusion en minorant l'apport des sociétés incluses, la fusion en faisant le tri dans ce partage. La fédération met à égalité tous ses membres, préserve la culture de chacun, et y ajoute le partage. Cela dit ça n'a qu'un temps, une fédération est un organisme, donc soumise à modification, et une société, donc soumise à usure. Arrive nécessairement un moment où la fédération oublie pourquoi et comment elle se fonda, et tend à l'indifférenciation ou au contraire à l'opposition entre cultures. Le principe de toute fédération nouvelle est celui de l'ancienne devise des États-Unis E pluribus unum, « De plusieurs un », qu'on peut paraphraser par « l'unité dans la diversité ». Regrettablement, à partir de 1956 le slogan changea pour devenir celui des cul-bénits et des adorateurs du veau d'or, In God we trust, « En Dieu nous croyons », que certains facétieux se plaisent à tourner en In Gold we trust, « En l'Or nous croyons », rapport au fait qu'elle figure sur les pièces et billets des États-Unis. La fin est le moment où l'on oublie une des parties et où l'on va vers le “plusieurs” donc la division, ou le “un” donc la fusion. Moment qui peut être assez long, cela dit, et pas nécessairement regrettable à terme assez proche (à l'aune des sociétés, qui peuvent être parfois assez durables, un court ou moyen terme de société peut apparaître quelque peu longuet pour un humain...).


Chacun le sait sans toujours le comprendre, une société est un patchwork, d'autant qu'elle est étendue dans l'espace et rassemble un grand nombre de membres. Même la plus petite et la plus fermée des sociétés actuelles est composite, il n'existe pas d'isolat culturel s'il en existe quelques rares territoriaux (pour mémoire et citant Wikipédia, « en démographie “l'isolat” désigne une population d'individus que son isolement géographique, social ou culturel contraint à entretenir des relations restreintes et à pratiquer des unions de type endogamique »), une société entièrement autarcique à un instant donné n'est jamais une société autochtone, elle est nécessairement issue d'une autre société, ce qui la rend déjà composite puisque une fois isolée elle conserve quelque chose de cette société et développe sa propre culture. Mais le cas général actuel est de toute manière le patchwork, l'union, la fusion et la coexistence de plusieurs sociétés dans une même société. À quoi s'ajoute que nombre de sociétés actuelles sont des phénix, des entités mortes et ressuscitées, consumées puis nées de leurs propres cendres. Je prends parfois pour exemple le cas que je connais le mieux, la France, secondairement l'autre dont j'ai une bonne connaissance, l'Union européenne.

Pour la France, si on considère objectivement les choses l'entité actuelle débute dans la deuxième moitié du XVI° siècle même si elle a des prémisses environ un siècle plus tôt, se met en place de la fin du XVII° siècle à la fin du XVIII°, se réalise pleinement dans la deuxième moitié du XIX° siècle puis, après un peu plus d'un demi-siècle chaotique, se finalise dans la deuxième moitié du XX° siècle. Les prémisses correspondent à la dernière phase du système social antérieur, la féodalité, et au début de sa désagrégation ; du milieu du XVI° siècle au milieu du XVIII° siècle le système nouveau se cherche, s'invente, s'élabore, et pour cela s'inspire de structures éloignées dans le temps ou dans l'espace, et plus ou moins effectives – ce qui se raconte sur les sociétés éloignées a un rapport encore plus distant à la réalité que se raconte une société sur elle-même, c'est dire... Comme les modèles sont multiples et de toute manière inapplicables car ne correspondant pas au contexte courant, ça explique le temps assez long avant d'aboutir à quelque chose d'assez stable. Par contre, une société de ce genre, c'est-à-dire une société qui s'élabore juste après la fin de la structure durable précédente, n'est pas faite pour durer, le moment où elle devient stable elle-même est celui où les deux tendances à l'œuvre, les “anciens” et les “modernes”, ceux qui espèrent le maintien ou le rétablissement de la structure antérieure et ceux qui veulent une nouvelle société pour un homme nouveau, parviennent à un compromis boiteux puisqu'il concilie l'inconciliable. Commence alors l'autre phase, celle où s'élabore une société plus adéquate, une société nouvelle pour un homme ancien. La dernière phase d'une telle séquence, qui prendra au moins autant de temps à se réaliser, est l'élaboration d'une société ancienne pour un homme nouveau. Incidemment j'utilise ici, ce qui est rare chez moi, “homme” pour “humain”, parce que ça renvoie au terme habituel dans cet usage pour la période allant de la fin de la féodalité jusqu'au début de ce XXI° siècle.

Contrairement à ce qui se raconte de nos jours, avant le XV° siècle la France n'existe pas comme entité politique, c'est un niveau intermédiaire d'extension variable dans une structure complexe rassemblant sans les fédérer un grand nombre de structures assez disparates, cet assez vaste ensemble nommé “féodalité”, s'étendant sur la plus grande partie du territoire qui constitua l'Empire romain d'Occident au début du V° siècle, sinon quelques parties vers l'est et le sud, qui prirent leur autonomie ou basculèrent vers l'Empire romain d'Orient. Au XV° siècle l'empire est formellement reconstitué pour la deuxième ou troisième fois (il y eut nominalement un “Empire romain” entre l'empire carolingien et le Saint Empire mais peu assuré et peu durable) et c'est l'acmé de la féodalité mais comme dit la sentence, « il n'y a pas loin du Capitole à la roche Tarpéienne », dit autrement il n'y a pas loin du sommet à la chute : le projet impérial est contradictoire au projet féodal, les uns veulent aller vers l'unité, les autres vers la diversité, et si l'empire fédère l'ensemble de la féodalité il ne la constitue pas en fédération. Je passe sur les péripéties, toujours est-il qu'après bien des convulsions et bien des tentatives de structuration avortées, la configuration assez stable même si encore évolutive qui conclut cette phase se met en place vers 1850, celle des “États-nations”. Je parle là de cette partie de la planète, l'ex-Empire romain d'Occident, à quoi s'ajoutent plusieurs de ses extensions, notamment en Amérique du Nord, la mise en place des États-Nations par ailleurs se fit après et ne concerna pas toute la planète, entre autres ça ne prit jamais vraiment dans trois ensembles non négligeables, l'ex-Empire russe, le sous-continent indien et la Chine, et ça prit plus ou moins bien en dehors de l'Europe (celle mentionnée de l'Empire romain d'Occident) et des Amériques.

Sans vouloir là non plus élucider la question, on peut dire que la forme État-nation n'a vraiment pris que dans ces zones et sur une durée assez courte, pour l'essentiel entre 1850 et 1950. Même en Europe le modèle s'épuise dès la fin de la deuxième guerre mondiale, et même un peu avant mais du moins persiste-t-il formellement jusque dans les années 1950, mais dès la fin de la seconde guerre mondiale on commence à réfléchir au Nouvel Empire, qui n'est pas un empire bien sûr mais une fédération, je le nomme ironiquement et avec les majuscules qu'il faut Nouvel Empire en référence au fait que, pour le redire, il s'établit sur le territoire de l'Empire romain d'Occident. Bien sûr, les sociétés fédérées correspondent pour l'essentiel aux États-Nations de la fin des années 1940 (avec quelques fusions et scissions, mais assez peu, dans la décennie 1990), sinon qu'elles deviennent autre chose. Le concept d'État-nation induit que chaque entité a une pleine souveraineté, ce qui n'est pas dans l'Union européenne et même, bien qu'à nettement plus faible niveau, dans le cadre de la Communauté économique européenne, la CEE. Malgré une intégration importante la CEE reste largement une association d'États souverains, ce n'est qu'avec l'UE que s'amorce clairement l'évolution vers la forme fédération. De la à prétendre que ça se fait sans problèmes, il y a loin...


J'en termine avec les digressions, juste pour dire ceci : de mon point de vue il n'y a pas de structure sociale préférable, selon moi la fédération ou la confédération le sont mais c'est subjectif, par contre je suis certain d'une chose, quand une entité politique a opté pour une certaine structure elle doit la rendre effective sauf à sombrer dans l'anomie. De ce point de vue, l'Union européenne doit explicitement aller vers la fédération, quitte à ce que certains de ses membres actuels en sortent temporairement ou (mais c'est peu vraisemblable) définitivement. Telles que sont les choses, aussi longtemps que la structure politique de l'UE restera indéterminée elle restera dans un état proche de l'anomie. Bien sûr une option serait la fin de l'expérience mais ça ne me semble guère envisageable.


L'Italie comme laboratoire des évolutions de nos sociétés, en ce cas celles de l'UE mais on voit son “modèle” diffuser ailleurs. Enfin, son modèle antérieur, la phase berlusconienne, pour celle actuelle ça devrait attendre un peu. L'inconvénient pour les expérimentateurs en “ingénierie sociale” est qu'ils ne disposent pas d'un modèle de référence, de ce fait ils bricolent et souvent, font des erreurs. Ce qui est utile pour les autres, ou devrait l'être.

Un salaud, un salaud ni vrai ni faux mais, dira-t-on, réel, évite d'occuper une position de pouvoir ou de s'en approcher trop sauf s'il a le contrôle total. Ce qu'on ne peut jamais assurer. C'est que, personne n'aime les salauds, pas même les salauds. Surtout les salauds. Les autres n'aiment pas les salauds en soi, les salauds n'aiment pas les salauds parce que ce sont des concurrents potentiels, et les salauds n'aiment pas la concurrence.


1. Petite remarque en passant, je ne suis pas adepte de cette légende vaguement scientifique du « dernier ancêtre commun universel » qui malgré son nom est censément le premier, il me semble bien plus vraisemblable que ce qui se passe aujourd'hui se passa dès les premiers temps de la vie sur la Terre, le “brassage des populations”, des lignées diverses qui, à l'instar de ce que pratiquent encore les lignées non ou modérément sexuées, pratiquent l'échange de matériel génétique entre lignées. Sans compter que dans la description de « LUCA » on oublie les virus dont on sait désormais que nous autres eucaryotes multicellulaires complexes sommes tributaires – cas par exemple de la viviparité, conséquence de l'introduction d'un fragment de gène d'origine virale dans le matériel génétique de vertébrés.