PRÉC. SOMM


DANIEL SCHNEIDERMANN

LE CAUCHEMAR MÉDIATIQUE


DENOËL / IMPACTS

Le Monde: dedans, dehors ?
(deuxième partie)

Voilà pour le récit. Reste à comprendre pourquoi l'opération Péan-Cohen a si bien fonctionné. Pourquoi tant de nos propres lecteurs, par définition amateurs d'une information précise et recoupée, furent réceptifs à une si noire peinture de leur propre journal. Car la comparaison du portrait apocalyptique de la «troïka» par Péan et Cohen avec les modèles originaux ne tourne pas à l'avantage des deux conteurs des Mille et Une Nuits. Comme tous les emballements, le «choc Péan-Cohen» charria une bonne quantité de légendes noires, de délires sans fondement. Pour ne prendre qu'un seul exemple, le chapitre insinuant que Plenel pourrait être un agent de la CIA est si inepte que l'on ne peut qu'en rire, ou en pleurer. J'espère que le procès en diffamation, justement intenté par Le Monde, parviendra à en faire litière.

La créativité débridée de l'emballement est fascinante. Pour la première fois, il m'était donné de comparer une légende noire et les modèles originaux ayant servi à façonner ces allégories du Cynisme et de la Manipulation. Et dans le portrait diabolique tracé de la «troika» — portrait prolongeant le travail de termites de quelques publications confidentielles, en ligne ou sur abonnement, généralement inspirées par la médiaphobie de feu Pierre Bourdieu, caricaturant Colombani en Raminagrobis capitaliste, et Plenel en roi du télé achat pour son assiduité à assurer dans son émission de LCI la promotion des livres écrits par les «amis de la maison» —, j'ai eu bien du mal à reconnaître des hommes que je connais (pour deux d'entre eux) depuis vingt ans, et dont le portrait professionnel et psychologique est heureusement plus nuancé.

Psychologiquement d'abord. Une longue fréquentation (même si, disais-je, elle s'est espacée depuis qu'ils dirigent le journal) de Colombani et Plenel impose plusieurs correctifs. Par exemple, je ne reconnais évidemment pas Jean-Marie Colombani dans la caricature qu'en dressent Péan et Cohen. Loin de l'emballement, je fréquente depuis vingt ans un Colombani brutal certes, mais aussi attentionné, cynique peut-être mais aussi sincèrement attentif aux bonheurs et aux malheurs privés de ses collaborateurs et qui, davantage qu'un journaliste, un patron ou un dictateur, est surtout un grand politique. Promouvoir, séduire, abandonner, soupeser, hésiter, laisser pourrir, trancher au moment le moins attendu, surprendre, opposer, inquiéter, rassurer, noyer, repêcher: tels sont ses mitterrandiens, et quotidiens, délices. Avant qu'il ne devienne directeur, je me souviens avoir critiqué un jour, dans un comité de rédaction, notre traitement sensationnaliste du Front national alors en pleine ascension. Je trouvais que nos bruyantes dénonciations nourrissaient l'emballement, et entretenaient paradoxalement le phénomène. Alors chef du service politique, Colombani m'exécuta publiquement en défendant ses troupes, sur un ton qui tua net le débat. Mais, le lendemain, je le vis s'approcher presque timidement de mon bureau: «Je m'excuse pour le ton que j'ai employé hier. Tu comprends, je croyais que c'était une opération contre le service politique !»

J'ai longtemps été admiratif du combat acharné qu'il menait contre ses penchants les plus sombres (rancune et parano). L'ayant côtoyé d'assez près dans sa phase de conquête du pouvoir, en permanence inquiet et tendu, déstabilisé par les coups de l'adversaire, voyant sourdre des complots de partout, perpétuellement déchiré entre pulsion de meurtre et tendance naturelle à l'indulgence, j'ai été impressionné par la métamorphose physique qui lui a permis de franchir la dernière marche. En quelques mois, il a appris à sourire et - miracle suprême - à se moquer de lui-même. Peu de temps après être devenu directeur, il me racontait en riant un accident domestique: il était tombé d'une échelle en rangeant des valises dans sa maison de Corse. «Et le pire, souriait-il, c'est que c'est entièrement de ma faute. Je ne peux accuser personne de complot !» Quand le parano se moque de sa parano, la guérison est proche. Il a gagné son combat contre ses démons, songeais-je alors. Hum ! Je n'en suis plus si certain aujourd'hui.

L'emballement rabote ces nuances de la psychologie, et bombarde de violents projecteurs les clairs-obscurs de l'âme humaine. Il y a autre chose: il arrive par exemple que l'Ogre se vive comme une victime. C'est difficile à croire mais c'est ainsi: un Ogre peut aussi trembler de douleur. «Je passe davantage de temps avec vous qu'avec ma famille. Vous êtes ma famille !» lança Edwy à la rédaction en préambule du fameux comité, après la sortie du livre. Dans les jours les plus sombres de l'emballement, plusieurs proches collaborateurs dont il estimait qu'ils ne l'avaient pas assez soutenu, eurent la surprise de l'entendre soupirer, sincèrement accablé: «Je suis triste. J'attendais un signal de toi, rien n'est venu. Je suis triste». L'indéniable brutalité humaine dont fait preuve Edwy Plenel, sa difficulté à fixer lui-même des bornes à son pouvoir sont d'autant plus déroutantes qu'elles s'entremêlent étroitement à une sincère autoreprésentation en victime (de son dévouement à la collectivité, de la logique de la raison d'État, des complots mitterrandiens et néo-mitterrandiens) qui le rend ultra-sensible à toutes les marques d'attention (et peut le pousser, par exemple, à pleurer sur un plateau quand sa collaboratrice Josyane Savigneau fait l'éloge d'un de ses livres, grand moment de télévision[1]). Ainsi s'est créée et s'entretient dans la rédaction une atmosphère d'infantilisation impossible à résumer dans une légende noire médiatique, subtil mélange de pression brutale et de chantage affectif, qui est certainement une des explications de l'incompréhensible silence des journalistes du Monde après la sortie du «Péan-Cohen». D'autant que les qualités professionnelles de Plenel, estompées par Péan et Cohen qui le réduisent à un manipulateur et un truqueur, sont indéniables: sa curiosité, sa réactivité, son énergie sont reconnues par une grande partie de ceux qui travaillent quotidiennement avec lui. Beaucoup lui vouent une réelle admiration, notamment ceux (la moitié de la rédaction actuelle) qui ont été embauchés par lui, et n'ont connu d'autorité que la sienne.

Mais, au-delà des personnes, c'est toute une pratique du «journalisme d'investigation», dont Plenel est la figure de proue, et sur laquelle Le Monde a assis son redressement dès l'affaire Greenpeace en 1985, qui s'est retrouvée sous les tirs. Péan et Cohen assurent ainsi que les «scoops» les plus retentissants ne seraient souvent que des réécritures de procès-verbaux judiciaires fournis par des juges ou des avocats qui instrumentalisent ainsi le journaliste à leurs propres fins. Dans le débat emballé qui a suivi la sortie du livre, le personnage du «journaliste d'investigation» s'est retrouvé caricaturé, attendant passivement à côté de son fax qu'arrivent les PV croustillants qui fourniront la matière des prochaines manchettes.

Évidemment le «journalisme d'investigation», comme toutes les victimes d'emballement médiatique, vaut mieux que cette caricature. Et un de nos spécialistes maison, Hervé Gattegno, a par exemple rappelé de manière convaincante qu'il avait commencé à se pencher sur l'implication de l'ancien ministre des Affaires étrangères Roland Dumas dans l'affaire Elf bien avant la justice. Mais si l'attaque de La Face cachée contre le «journalisme d'investigation» a porté, c'est parce que le système semble aujourd'hui à bout de souffle, notamment du fait de ses propres excès. L'exemple de Dominique Strauss.Kahn, poussé à la démission de son poste de ministre de l'Economie et des Finances par la pression médiatico-judiciaire avant de bénéficier d'une relaxe à la fin 2001, en a été l'exemple le plus éclatant, mais ce n'est pas le seul.

La relaxe en appel de Roland Dumas, début 2003, dans un volet de l'affaire Elf, est venue éclairer les excès de «l'investigation» à la Plenel-Gattegno. Rappelons l'historique: enquêtant sur les éventuels bénéfices personnels que l'ancien ministre de Mitterrand aurait pu retirer d'une éventuelle complaisance en faveur de la société Elf ou de certains de ses dirigeants, le journal a suivi à la loupe, depuis 1998, le moindre micro-épisode de l'affaire Dumas. Jour après jour, les lecteurs ont été informés de ses auditions par les policiers et les juges, de ses déclarations publiques, des accusations portées contre lui par son ancienne maîtresse Christine Deviers-Joncour, des échanges d'amabilités des deux anciens amants. Le Monde a décrit par le menu le «somptueux appartement de la rue de Lille» acquis par Christine Deviers-Joncour avec les millions d'Elf, rapporté la moindre des répliques de Dumas aux policiers qui l'interrogeaient ou le perquisitionnaient, condamné le moindre de ses accès d'énervement, ridiculisé le moindre de ses mots d'esprit, annoncé avant même qu'elle ait lieu sa mise en examen. L'enquête judiciaire ayant découvert au passage des dissimulations fiscales, Le Monde a appelé dans des éditoriaux vibrants à sa démission du poste de président du Conseil constitutionnel.

Péan et Cohen assurent que notre journal a consacré à l'affaire Dumas, entre 1997 et 2001, par moins de cinquante-deux titres, ou appels de «une». «Vous avez bien lu: cinquante-deux !» insistent-ils. C'est beaucoup. Incontestablement, il s'agit d'une campagne. Mais, après tout, on peut considérer que le journal est ainsi dans son rôle. On peut défendre que cet acharnement n'est que le revers de la nécessaire vigilance républicaine. Et je dois avouer que je partageais, jour après jour, la colère citoyenne de mon journal, contre ce prince de la Mitterrandie qui se croyait au-dessus des lois.

Mais le jour où l'ancien ministre, après des années de marathon judiciaire, est enfin relaxé au terme de son procès en appel, aucun délit de complicité ni de recel d'abus de biens sociaux n'ayant finalement pu être prouvé contre lui, croit-on que le journal va tenter, prenant de la hauteur, de réfléchir sur le décalage ainsi révélé entre logique médiatique et logique judiciaire ? Croit-on qu'il va s'efforcer d'être à la fois dedans et dehors ? Non. Il salue cette décision judiciaire d'un éditorial grinçant: «L'innocent M. Dumas». Après avoir rappelé une énième fois «les ventes d'art non déclarées» et les «magots dissimulés au fisc» par M. Dumas, ce texte (qui est censé engager le journal) conclut superbement: «La justice le proclame aujourd'hui non coupable. Elle ne dit pas que tous ses actes furent innocents»[2]. Ce fut, à mes yeux, l'éditorial de trop. J'ai été horrifié par le mépris que révélait cet éditorial, non pas à l'égard de Roland Dumas, mais de la justice. Oui, le président du Conseil constitutionnel doit avoir un comportement personnel exemplaire. Et s'il ne l'est pas, un journal est certes dans son rôle en en informant ses lecteurs. Mais le jour où la justice le relaxe en appel, sauf à donner l'impression que «l'affaire Dumas» ne fut rien d'autre qu'une chasse à courre, ne peut-on tenter de bonne foi de comprendre les motifs de la décision judiciaire ? Si la justice, à l'inverse de la presse, ne peut condamner que dans les limites de sa saisine, si elle choisit de relaxer ce qu'elle n'a pas prouvé, si elle préfère un coupable en liberté à un innocent condamné, bref si elle se montre particulièrement vigilante à éviter ses propres abus de pouvoir, sont-ce là des scrupules forcément méprisables ?

La distorsion du scandale Elf, transformé par le journal et quelques autres en «affaire Dumas», c'est-à-dire polarisé sur un aspect secondaire (les fameuses «bottines» orthopédiques du ministre, plutôt que le système général des commissions et des intermédiaires dans l'industrie pétrolière), montre d'ailleurs aussi comment l'accessoire, dans l'emballement, peut masquer l'essentiel. Au printemps 2003, peu après la relaxe de Dumas, se tint le procès de l'affaire Elf, la grande, la vraie, où comparut l'ancien état-major de la multinationale pétrolière, Loïk Le Floch-Prigent, Alfred Sirven, André Tarallo, etc. Ce fut, pour le coup, un véritable feuilleton du réel. Les anciens dirigeants y déballèrent, jour après jour, leur petit linge sale et leurs turpitudes transnationales. Tous durent reconnaitre avoir personnellement bénéficié, par centaines de millions, des largesses indues de la société. Pour Le Monde, ce procès fut magistralement couvert par la plume acérée de Pascale Robert-Diard. Mais il n'eut pas droit, lui, aux manchettes, ni aux appels de «une» à répétition. Un compte rendu quotidien, plutôt écrasé par la mise en page, et ce fut tout. Je ne cesse de me demander pourquoi. Etait-ce parce que ces révélations-là ne devaient rien aux «investigateurs» maison, et tout à la justice ? Parce que l'on ne pouvait plus faire «tomber» les prévenus, déjà à terre, et que le jeu manquait donc de sel ?

Mais il y a peut-être autre chose. Dans un certain imaginaire, les politiques sont davantage prédisposés à la délinquance que les chefs d'entreprise. A force, trotskisme oblige, de pourchasser partout les méfaits ,et les empiétements d'un grand Satan appelé la raison d'Etat, sans doute n'a-t-on pas perçu avec autant de sensibilité les brûlures infligées au corps social par un autre démon: l'argent-roi. Contre les ravages et les empiétements de celui-ci, contre le système insensé et catastrophique des stock-options et des golden parachutes, contre les délocalisations, contre la force de frappe des justifications idéologiques et médiatiques de ce système emballé, avons-nous été assez vigilants ? Fallait-il vraiment transformer les grands patrons, dont certains sont certes nos partenaires en affaires, en héros des temps modernes ? Un seul exemple: était-il bien proportionné de consacrer un ensemble de onze articles à la mort de Jean-Luc Lagardère, et seulement deux à Henri Krasucki[3], ancien dirigeant de la CGT, disparu quelques semaines plus tôt ? Onze articles: Lagardère et l'édition, Lagardère et les médias, Lagardère et la course automobile, Lagardère et les courses hippiques, etc. Et, pour couronner le tout, un hommage de Jean-Marie Colombani à «Jean-Luc le fidèle»[4]. La biographie d'un industriel de l'armement et des médias est-elle vraiment six fois plus intéressante que celle d'un dirigeant syndicaliste ?

Plus grave encore que la mise en scène de l'investigation, est le refus de reconnaître nos erreurs. Ce refus a trouvé sa plus belle illustration dans l'enquête sur une somptueuse villa de la Côte d'Azur. Le 8 décembre 2002, sous le titre «Le mystère de la chambre du président», Hervé Gattegno revient sur le destin de la villa pharaonique du promoteur Christian Pellerin, qui vient d'être rasée au cap d'Antibes à la suite d'une décision de justice. «Qui en était le véritable destinataire ?» se demande l'appel de «une». «Était-ce François Mitterrand, comme le laissent penser plusieurs faits troublants ?» Et, dans un long article que l'on dévore comme un polar, tout en précisant bien que cette hypothèse n'a jamais reçu «aucune confirmation formelle», Hervé Gattegno accumule les indices d'une commande mitterrandienne. A propos d'un rendez-vous sur le chantier de la somptueuse villa: «Le "client" n'était visiblement pas totalement maître de son emploi du temps. Le 21 juin était un mercredi - jour de conseil des ministres pour un président en exercice -, mais une escapade aérienne de quelques heures pouvait aisément permettre un aller-retour Paris-Antibes dans l'après-midi». À propos de Pellerin: «Lui-même est régulièrement convié à l'Elysée, le jeudi matin, pour partager avec quelques rares convives le petit déjeuner de François Mitterrand». Autre indice: «A Antibes, où il a lancé une vaste zone d'activités et dont le maire, Pierre Merli, est un autre compagnon de Résistance de François Mitterrand, il ne rencontre guère d'obstacles». Enfin, un témoin — et lequel ! — prononce le nom: «Plus précis, l'ex-capitaine Paul Barril, ancien membre de la fameuse "cellule anti-terroriste" de l'Élysée sous François Mitterrand, devenu, après sa mise à l'écart, familier de Pierre Merli, parle aujourd'hui d'un "secret de Polichinelle" et assure que "la villa avait évidemment été prévue pour François Mitterrand". À l'en croire, l'ancien président aurait discrètement visité la propriété au mois de décembre 1987, à l'occasion du sommet franco-africain qui se tenait à Antibes».

Au total rien d'autre, donc, qu'une accumulation de ragots, glanés sur une Côte d'Azur où les imaginations galopent. Et quelques jours plus tard (le 13 décembre 2002), Le Monde publie une lettre cinglante d'André Rousselet, exécuteur testamentaire de Mitterrand: «M. Gattegno, journaliste d'investigation, méticuleux, apporte des dates précises. Notamment ce 29 novembre 1989 que révèlent sans appel les archives de la construction, date à laquelle se situe une visite sur les lieux du premier personnage de la République. Une date aussi précise ne s'invente pas... Bravo pour cet argument inattaquable, à cette nuance près que ce 29 novembre 1989, François Mitterrand était à Athènes en visite officielle, dont il ne devait revenir que le lendemain en fin de matinée». Aucun commentaire du Monde ne suit cette lettre de Rousselet. Alors ? se demande le lecteur perplexe. L'hypothèse Mitterrand tient-elle ? Ne tient-elle pas ?

Il faudra attendre le 18 mars 2003, un article sur un tout autre sujet, intitulé: «Le promoteur Christian Pellerin travaille le jour et dort la nuit en prison», pour lire sous la plume de Gattegno un rappel des raisons de la condamnation du promoteur et, au détour d'un paragraphe, cette précision: «La sanction lui avait été infligée après la découverte, en 1993, des sous-sols cachés de sa villa du Cap-d'Antibes (Alpes-Maritimes), qui excédaient le permis de construire de deux mille mètres carrés. Détruite sur ordre de la direction départementale de l'Équipement en décembre 2002, la demeure avait été érigée à partir de 1988 grâce à une impressionnante série de complicités et de bienveillances administratives et politiques. Nombre d'indices ont, depuis, corroboré la thèse selon laquelle elle n'était pas destinée à M. Pellerin, mais à une haute personnalité — en laquelle certains croient reconnaître François Mitterrand, ce que n'atteste aucun élément probant» (Le Monde daté 8-9 décembre 2002). «Certains» ont donc cru reconnaître François Mitterrand, mais évidemment pas Gattegno lui-même ! C'était pourtant bien imité ! Quant au rappel de l'enquête originelle, summum d'hypocrisie, la phrase est construite de telle manière qu'il semble renvoyer à «l'absence d'élément probant». Et si donc Gattegno est intimement persuadé que la villa n'était pas destinée à François Mitterrand, ne devrait-il pas prévoir une suite à ce feuilleton ? A quel chef d'Etat, français ou étranger, était-elle destinée ?

Est-ce à dire qu'il faudrait cesser de mener des enquêtes ? Bien sûr que non. Surtout ne pas jeter l'enquête avec l'eau de «l'investigation». Si le journalisme de «coups» doit sa légitimité à l'époque où l'autorité politique, contrôlant la justice, pouvait encore étouffer les «affaires», l'enquête est évidemment l'oxygène d'un journaliste. Si la presse française se vend si mal, c'est à mon sens notamment parce qu'elle souffre d'un déficit de vraies enquêtes, approfondies, de longue haleine, sans acharnement ni complaisance. A cet égard, la création par la nouvelle direction, en 1995, d'une page quotidienne «Horizons», réservée chaque jour à un article au long cours, est une excellente chose, même si cela ne va pas assez loin. il faudrait l'étendre à des domaines jusque-là préservés: par exemple, le monde culturel en général et l'édition en particulier. Mais il faudrait cesser d'écraser les enquêtes sous leur propre mise en scène. Et apprendre à reconnaître franchement, sans réticences ni ricanements, nos erreurs, toujours possibles (j'en sais quelque chose, voir page 55).

A cet égard, il me paraît inquiétant que nous n'ayons pas changé de comportement après le «Péan-Cohen». A propos de l'affaire Alègre, à Toulouse, et de la mise en cause par des ex-prostituées du président du Conseil supérieur de l'audiovisuel Dominique Baudis, nous avons, à l'instar des médias les plus emballés, plongé complaisamment nos lecteurs dans un long cauchemar glauque, aussi peu étayé que lors d'affaires précédentes. Pour ne prendre qu'un seul exemple parmi la multiplicité d'articles consacrés au «volet des personnalités» de l'affaire, nos lecteurs pouvaient apprendre dans le journal du 17 juin 2003 que «les gendarmes ont examiné la maison suspectée d'être dans les années 90 l'un des sièges des soirées sadomasochistes». Dans un article cosigné par un journaliste toulousain, Nicolas Fichot, et par Jean-Paul Besset, devenu entre-temps directeur adjoint de la rédaction du Monde, on apprenait, parmi de nombreux autres détails, que «derrière les tentures qu'ils ont arrachées, les gendarmes ont découvert dans les murs plusieurs fixations d'anneaux qui avaient été meulés. Ces anneaux étaient situés bas, à une cinquantaine de centimètres du sol, à hauteur d'enfant ou d'une personne devant se tenir accroupie ou à quatre pattes»[5].

«A hauteur d'enfant»: le détail n'est pas indifférent. Quelques jours plus tôt, le 18 mai au «Vrai Journal», une des anciennes prostituées à l'origine de la mise en cause de personnalités, «Fanny», avait déclaré avoir vu dans ces soirées «des mineurs de douze ou treize ans». Ainsi (sans que personne, au passage, se demande quel âge pourraient avoir des enfants que l'on attacherait à un anneau fixé à cinquante centimètres du sol) les détails révélés par Le Monde viennent-ils participer à la polyphonie de la révélation d'un volet «pédophile» dans l'affaire Alègre. Mais, le lendemain, les lecteurs du Monde prennent connaissance d'un communiqué du procureur de Toulouse, Michel Bréard, dans lequel il «dément formellement les prétendues constatations contenues dans cet article», et «regrette le manque manifeste de recoupements ayant précédé une telle annonce». Et puis ? Et puis rien, une fois encore. A nos lecteurs de se débrouiller avec le paquet cadeau des révélations cauchemardesques et de leur démenti. Maintenons-nous, ou retirons-nous des informations aussi sèchement démenties ? Les gendarmes ont-ils seulement pénétré dans la maison ? Nos lecteurs n'en sauront rien.

Quelques semaines à peine après avoir été nous-mêmes au cœur d'un cauchemar médiatique, comment pouvons-nous continuer à nous emballer de la sorte, et à délirer sans lendemain ? C'est pour moi un mystère. Ne jamais laisser d'erreur sans rectification; ne pas mener de «campagne»; chasser de son esprit la tentation toujours insistante de faire «tomber» tel ou tel puissant; ne pas confondre notre rôle avec celui des politiques, des policiers ou des juges: telles sont quelques leçons élémentaires que nous pourrions tirer de ce qui nous est arrivé.

Venons-en enfin à la «terreur» qui régnerait dans la rédaction. Celle-là, Péan et Cohen y insistent. Plenel, écrivent-ils, «se plaît manifestement à brider ou à humilier» sa rédaction. «Son autorité ne souffre plus aucune contestation». Et «un dissident» (anonyme) de noter: «Les gens ont peur». D'ailleurs, les enquêteurs Péan et Cohen ont rencontré bien des difficultés. «Certains journalistes craignaient manifestement de s'exprimer par téléphone, imaginant des "écoutes" internes. D'autres exigeaient des lieux de rendez-vous excentrés». Diable ! Cette peur est-elle une légende cauchemardesque, développée par les auteurs ? Qu'est-il de plus impalpable qu'une atmosphère de terreur ? Dans les semaines qui ont suivi la sortie du livre, j'ai discuté avec de nombreux confrères du journal, sur leur ligne téléphonique professionnelle, ou sur leur portable. Et j'ai eu la surprise d'entendre certains supposer, avec un frisson d'angoisse ou un soupir fataliste, qu'ils pouvaient être écoutés par la direction. «Ecoute, je préfère qu'on en parle de vive voix», «Salut à ceux qui nous écoutent»: j'ai entendu ces phrases-là. Et de la part de professionnels chevronnés, à qui vingt ou trente ans de carrière ont pourtant appris à démêler la réalité du fantasme. Je m'empresse d'ajouter qu'aucun indice, évidemment, ne m'a jamais personnellement laissé supposer que mes conversations aient pu être écoutées par les grandes oreilles d'Edwy. L'hypothèse me paraît non seulement insultante pour lui, mais grotesque et irréaliste. Mais le fait est là: certains, parmi les têtes les plus froides de la rédaction, ne l'ont pas rejetée d'emblée. Avoir lu ce soupçon, exprimé anonymement dans le Péan-Cohen, a peut-être libéré leurs propres angoisses. Ainsi typiquement, dans l'emballement, galopent les plus folles rumeurs.

Paradoxalement, les auteurs de La Face cachée auront en tout cas contribué à assainir l'atmosphère. Piquée au vif, une grande partie de la rédaction a retrouvé, dans un mouvement lent mais profond, une liberté de ton qu'elle avait peu à peu abandonnée au fil des années.

Avec plusieurs confrères, critiques ou simplement interrogatifs, nous avons pris l'habitude de discussions régulières sur notre cher journal. Pendant plusieurs semaines, dans une brasserie de la rue Soufflot (lieu certes «excentré» de quelques centaines de mètres, mais que nous avons pris soin d'indiquer sur la messagerie interne pour y convier qui le souhaitait), nous avons vérifié autour de quelques bières belges que la liberté d'échanger ne s'usait que si l'on ne s'en servait pas. Cinq d'entre nous se sont présentés aux élections internes à la Société des rédacteurs. Sur les cinq postes à pourvoir (à bulletins secrets), trois de ces candidats (Hervé Kempf, Jean-Pierre Tuquoi et Sylvia Zappi) ont été élus, succès qui en dit long sur le désir de changement de la rédaction.

Les bouches se sont ouvertes. Le deuxième comité de rédaction, consacré aux suites du livre, a été marqué par une expression plus libre que le premier. On y a entendu de nombreuses critiques, fermes et calmes, sur le caporalisme d'Edwy Plenel. Une rédactrice lui a demandé sans ambages des comptes sur son «mensonge» à propos de l'épisode de la censure de l'article de Solé. Au cours de la même période, la direction a eu l'étrange idée de célébrer la future impression décentralisée du Monde au Maroc par... la publication d'une série de reportages sur la société marocaine. Cette initiative, qui nous exposait au soupçon de mélange des genres (ces articles seraient-ils de l'information, ou un ascenseur renvoyé au pouvoir marocain qui autorisait l'impression du journal au Maroc ?), serait sans doute passée comme une lettre à la poste un an plus tôt. Quelques semaines après le foudroiement du livre, elle a donné lieu à un intense débat interne, et à des interpellations publiques de la direction. La série d'articles a finalement été publiée, mais... l'impression du journal au Maroc reportée.

Bref, peut-être en effet que nous avons eu peur. Mais le «Péan-Cohen» a commencé de nous faire comprendre que cette peur, comme souvent, était surtout dans nos têtes. Si le duo Colombani-Plenel est certainement autoritaire, s'il joue en virtuose de la grâce, de la disgrâce et du froncement de moustache, s'il incline volontiers à accorder les promotions à la fidélité au moins autant qu'à la compétence (ayant ainsi créé une hiérarchie intermédiaire pléthorique, dont il attend surtout de la docilité), nous devons nous souvenir que nous sommes dans une entreprise en 2003, que notre liberté d'expression est protégée par un Code du travail (que la direction n'a jamais enfreint), des syndicats, des conseils de prud'hommes, et notre statut de premiers actionnaires du journal.

Le «Péan-Cohen» aura au moins eu le mérite de tirer, lentement mais sûrement, la rédaction de l'infantilisme dans lequel l'avait plongée un système de pouvoir mi-brutal mi-affectif. Et surtout, incroyablement masculin. Regardons 1'«ours» de la rédaction en chef du Monde. Directeur des rédactions: un homme. Quatre adjoints (quatre !): tous des hommes. Quant à la rédaction en chef, on y compte quatre femmes pour quinze hommes. La parité est loin. Heureusement, noyées ailleurs dans l'ours, une «directeur général» (sic), une «déléguée générale», une «directrice de la coordination des publications» (re-sic, tiens, pourquoi celle-ci est-elle directriœ, alors que la première est directeur ?), une chef d'édition sauvent l'honneur. Cette impossibilité de la direction de la rédaction à s'ouvrir à la moitié de l'humanité (qui passe bizarrement inaperçue de Péan et Cohen) reste pour moi un mystère supplémentaire. Mais ses conséquences sont claires: humour et mentalité de chambrée, ordres plutôt qu'arguments. Elle n'a pas peu compté dans la rébellion larvée de la rédaction.

On le voit donc, l'impact de La Face cachée auprès de nos lecteurs, en dépit de ses délires manifestes, repose aussi sur un incontestable «noyau dur» de faits vrais ou vraisemblables, d'authentiques dysfonctionnements, et l'incapacité de la direction du journal à opposer au livre une contre-enquête crédible fut une sorte d'aveu.

Ainsi de la situation ambiguë créée par la double casquette de Jean-Marie Colombani: directeur de la publication et président du directoire d'un journal engagé dans le processus industriel de la constitution d'un groupe de presse. Le même homme, chargé de négocier avec des groupes industriels, se trouve donc dans la position de superviser le traitement rédactionnel de l'activité de ces mêmes groupes. Cette situation pourrait être vivable si lui-même, au prix d'un certain effort de schizophrénie, parvenait à faire la part des choses, ce qui n'est pas toujours le cas. Le jour de la mort de Lagardère, quel Colombani signe l'article d'hommage à «Jean-Luc le fidèle» ? Est-ce le journaliste, directeur de la publication du Monde ? Ou le patron, partenaire de Hachette ? Même si l'on comprend que le patron connaisse et apprécie «Jean-Luc», et si l'on respecte son émotion au jour de la disparition d'un partenaire «franc, loyal et fidèle», le journaliste ne devrait connaître que Lagardère. il est donc compréhensible que la coïncidence d'un éditorial hostile aux journaux gratuits, et d'une phase de tension dans la négociation entre Le Monde et un éditeur de... journaux gratuits, puisse faire naître tous les soupçons. N'aurions-nous pas dû signaler à nos lecteurs cette coïncidence ? Le refus de la direction, obnubilée par ses résultats économiques et la constitution à marche forcée d'un groupe de presse, de séparer clairement le journal-entreprise et le journal-porteur d'informations, et de se doter de garde-fous institutionnels contre la confusion des genres, a certainement nourri la légende noire du journal pratiquant assidûment l'abus de pouvoir.

D'autant que ce mélange de genres laisse planer une ombre sur notre transparence, pourtant réelle, à propos de nos propres comptes. Certes, nos chiffres sont publiés chaque année. Mais le lecteur qui n'est pas lui-même expert-comptable peut renoncer d'emblée à toute compréhension. Si l'on en croit les titres, tout va pour le mieux depuis le début de l'ère Colombani. 1996: «Le Monde a renoué avec les bénéfices». 1997: «Le Monde a consolidé son redressement». 1998: «Le Monde a renforcé sa capacité de développement». 1999: «Le Monde a renforcé ses positions». 2000: «Le Monde confirme sa progression et étend ses activités». 2001: «Le Monde continue sa progression et son expansion». 2002: «Le Monde a poursuivi son développement». Que de consolidations, de renforcements, de progressions ! il faut lire les articles et les tableaux de chiffres, évidemment, pour apprendre qu'en 2001 et 2002, après cinq ans d'exercice bénéficiaire imputables à la gestion Colombani, Le Monde a été déficitaire respectivement de onze millions et seize millions d'euros. Pour éviter à l'avenir les cauchemardesques et injurieuses références à Enron, ne devrions-nous pas traiter nos comptes comme toutes les autres informations: avec simplicité et pédagogie ?

Est-ce à dire que la stratégie de constitution d'un groupe, couronnée en juillet 2003 par l'annonce de la naissance du groupe «La Vie-Le Monde» soit mauvaise ? Ne disposant pas de toutes les données, je me garderai de tout jugement. Certes, j'ai tiqué à la lecture du texte fondateur du nouveau groupe, cosigné par Jean-Marie Colombani et Jean-Pierre Hourdin. Notamment en lisant que «les valeurs chrétiennes et humanistes fortes qui ont forgé l'identité spécifique du groupe PVC sont également à la source de l'éthique du Monde: recherche de la vérité, respect des consciences, liberté et intégrité des journalistes»[6]. Jusqu'alors, Le Monde ne revendiquait dans son socle commun que l'attachement à la démocratie et aux valeurs de l'humanisme.

Le journal a certes toujours compté, dans ses meilleures plumes, de «grandes figures» que nous savions croyants, ou pratiquants. Mais ils ne se revendiquaient pas publiquement des «valeurs du christianisme». Après avoir été, pendant des années, lecteur fervent de la chronique de Pierre Viansson-Ponté, je n'ai découvert qu'à mon arrivée au Monde qu'il était chrétien. C'est très bien ainsi. Ces choses-là ne se disent pas. Pas plus que les lycéens ne doivent connaître celles de leurs professeurs, le lecteur n'a à connaître nos préférences philosophiques, politiques ou religieuses. Libre à lui, si l'exercice l'amuse, de tenter de les deviner entre les lignes de nos articles. A fortiori Le Monde, sous la plume de son directeur, ne doit en aucun cas se revendiquer, fût-ce pour accélérer une fusion, de valeurs religieuses. Non, même Télérama ne vaut pas «bien une messe» ! Même si nos confrères de Télérama ont établi avec les convictions chrétiennes de leurs actionnaires un équilibre subtil et respectable, Le Monde, lui, est un journal laïc, et doit le rester. Je suis certain que notre Société des rédacteurs saura le rappeler fortement. Sur le fond, je ne vois pas de raison de refuser a priori la constitution d'un groupe avec des partenaires aussi honorables que PVC. Pour peu que l'on se garde d'y voir la panacée définitive à nos déficits, et que l'on ne perde jamais de vue que la croissance est un moyen, et non une fin. La fin ? Cela reste de livrer aux lecteurs une information pertinente, indépendante (y compris des «valeurs chrétiennes») et honnête (y compris à propos de notre propre entreprise).

Concluons. Certes, nous avons vu à plusieurs reprises ici le journal se dresser salutairement contre l'emballement: en détaillant le plus précisément possible la statistique de l'insécurité, en donnant la parole aux analyses hétérodoxes d'un Emmanuel Todd, en réagissant très vite, dans un éditorial sans aucune ambiguïté, contre l'emballement-Meyssan, et l'on pourrait donner nombre d'autres exemples. A chaque fois qu'il résiste ainsi, il remplit sa mission: par le pouvoir des mots, faire contrepoids à celui des images, et réagir contre «la dominance des médias audiovisuels», justement dénoncée par Jean-Marie Colombani et Jean-Pierre Hourdin dans le même texte fondateur du nouveau groupe «La Vie-Le Monde». Par la force d'une parole libre, faire contrepoids à l'information-marchandise. Mais l'obsession de la visibilité du journal nous a parfois conduits à nous approcher de trop près du média dominant, la télévision, et à nous époumoner dans la promotion d'éphémères opérations médiatiques. Un exemple ? Cette manchette le 13 juin 2003: «La contre-attaque de la gauche», qui, en pleine grève des enseignants, semble enfin annonœr que la gauche a trouvé un discours, une tactique, un message. Hélas, on lit et relit les articles annoncés par cette fière annonce. Où est donc cette contre-attaque ? On le comprend finalement: le soir même de la parution du journal, le premier secrétaire du PS François Hollande doit participer à une émission de France 2, dans laquelle il sera interrogé par... Hervé Gattegno. Voilà donc la «contre-attaque». Comme si le rôle du Monde consistait à transformer sa «une» en affichette de promotion d'une émission de télévision.

Choisir la manchette de «une», non en fonction de l'intérêt de l'information, mais pour «faire vendre», ou promouvoir des «coups» médiatiques: ce mélange des genres est à mon sens un mauvais calcul. Un journal, écrit ou télévisé, livre bien davantage d'informations à ses lecteurs et ses téléspectateurs qu'il ne le croit, ou ne le souhaiterait. Ses arrière-pensées, ses inclinations, la promotion oblique de ses intérêts se voient comme le nez au milieu de la figure dans une époque qui consomme de plus en plus intelligemment son information. S'il «monte» telle information à la «une» uniquement pour vendre davantage de papier, sans y croire lui-même, le public s'en rend immédiatement compte, et mesure dans le même instant la petite supercherie dont il est victime. Consacrer trois manchettes au Loft est un choix qui pouvait se défendre. Mais pour écarter les soupçons d'arrière-pensées commerciales, pourquoi ne pas avoir consacré aussi une enquête aux hausses des ventes que valaient ces manchettes à toute la presse écrite, nous-mêmes comme les autres ? Rien de plus visible que l'insincérité. Peut-être le public achètera-t-il (la chair est faible) ce jour-là, mais la crédibilité s'épuise. Le lecteur, lentement mais sûrement, prend l'habitude de ne plus croire ce qu'il a lu dans le journal. <

Alors, dedans, dehors ? Les deux si possible, chef. Le Monde est un journal où l'on s'est toujours fait un devoir d'accorder place aux arguments de ceux qui ne pensent pas comme vous. Chroniqueur au Monde, oui, et plus que jamais fier de l'être, mais justement au nom d'une certaine idée du journal il me semblait que nous ne devions pas, aussi difficile que ce soit, nous conformer à notre caricature. Dans tous les emballements (pro-guerre, anti-guerre. pro-Chirac, anti-Chirac, pro-Baudis, anti-Baudis, et même anti-Monde), Le Monde doit être celui qui résiste à la puissance du cauchemar, et qui observe le champ de bataille d'une position de surplomb. Cela exige, comme le répète souvent Edwy Plenel dans cette formule empruntée à Péguy, de savoir «penser contre soi-même», mais c'est pour moi sa raison d'être. C'est dans ces moments où les repères se brouillent, où l'on n'est plus sûr de rien, que nos lecteurs ont besoin de ce journal-là. Plonger assez profondément dans l'emballement du monde pour saisir ses ressorts, tout en restant assez dehors pour ne pas être emporté par les remous: voici une définition du journalisme qui, après tout, en vaut une autre. Tant il est vrai que le tumulte informe des emballements est aujourd'hui la plus efficace des censures.


[1] «Campus», France 2, 4 octobre 2001.
[2] «L'innocent M. Dumas», Le Monde, 31 janvier 2003.
[3] Michel Noblecourt, «Henri Krasucki, résistant et syndicaliste», et Claire Guélaud, «Hommage à Henri Krasucki, militant d'une "fidélité absolue "», Le Monde, 26 janvier 2003.
[4] Jean-Marie Colombani, «Jean-Luc le fidèle», Le Monde, 16 mars 2003.
[5] Jean-Paul Besset, Nicolas Fichot, «Affaire Alègre: les enquêteurs reconstituent l'histoire de "la maison du lac de Noé"», Le Monde, 17 juin 2003.
[6] Jean-Marie Colombani, Jean-Pierre Hourdin, «Le Monde deviendra l'actionnaire majoritaire du groupe des publications de La Vie catholique», Le Monde, 9 juillet 2003.