Alternance

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[En date du 21/04/2004]

 T oute société, je pense, tend à s'étendre. Mais elles le font de deux manières: par essaimage ou par agrandissement: dans le premier cas, quand le groupe qui forme la société initiale atteint ce qu'on peut appeler une taille critique, il se scinde, l'un des groupes issus du premier restant sur place, le second allant ailleurs créer un établissement ou une colonie; dans le second, au fur et à mesure qu'elle grandit en population, la société s'étend aux dépens de ses voisins, et les «avale» peu à peu, soit en les intégrant, soit en les détruisant. On peut remonter plus loin et voir ailleurs pour observer le phénomène, mais en nous contentant des trois derniers siècles et de la zone qui me concerne, dont participe la France, on voit ces alternances depuis la Grèce, initialement «essaimante» puis vers la fin «extensive», en passant par Rome, plutôt essaimante dans la première période républicaine puis extensive à la fin de la République et durant l'Empire, puis essaimante durant la période féodale et extensive à l'époque suivante, qui en France se constitua comme «monarchie absolue», de nouveau essaimante à la fin de cette période et au cours du XIX° siècle, et au cours du XX° siècle, tendanciellement extensive. Je le raconte d'autre manière dans les autres discussions de cette rubrique, mais dans tous les cas ça se résoud par ce constat: nous sommes au moment d'un «changement de phase». Et ce deuxième constat: nous sommes dans un cas jusque-là inédit. C'est que, la société initiale s'étend actuellement sur l'ensemble du globe, donc on n'a pas l'opportunité d'appliquer la méthode ancienne, essaimer, puisque factuellement, il n'y a pas d'endroit «en dehors de la société».


C'est une description à la va-vite, les choses ne sont pas bien sûr si simples, dans une société les deux tendances sont à l'œuvre en même temps, mais il est des périodes où l'une ou l'autre domine. Comme je le raconte ailleurs, c'est lié à l'état actuel des systèmes de communication: les périodes expansionnistes correspondent à un moment où un certain système est fiable, et se propage par contigüité — on construit des routes et des postes, on organise la diffusion de l'information du centre vers la périphérie. Vient un moment où, comme je le dis poétiquement, on «atteint les limites du monde»: dans le cadre actuel, la société n'est plus en état de s'étendre plus. Dans cette situation, on passe à la phase essaimage: on crée des établissements distants autonomes qui se chargeront de reproduire une société calquée sur le modèle de la société d'origine. Bien sûr, ça ne se passe pas exactement comme ça: les conditions dans les établissements diffèrent de celles ayant lieu d'origine, donc la nouvelle société va, plus ou moins vite, «muter», devenir quelque chose de différent, avec sa propre structure et ses propres buts. Il y a aussi le cas des établissements «en opposition»: des groupes ont leur propre conception de ce que doit être une société, sa structure et ses buts, et s'en va en fonder une correspondant à ses aspirations, fonder une «nouvelle Jérusalem». Ce cas est plus incertain, parfois, ça réussit, et parfois non. C'est que, autant il est (assez) assuré de reproduire le modèle initial, autant fonder une société différente est aléatoire. Pour prendre un cas récent, dans les débuts de la fondation de colonies en Amérique, on constate que la colonisation espagnole, qui répond au cas «reproduction», a connu relativement peu d'échecs, autant celle anglo-saxonne, qui se fait sur le mode «invention», vit dans les débuts énormément d'échecs qui se résolvaient par la disparition de la colonie. Sur le long terme, c'est le mode inventif qui aura du succès, et en viendra à devenir une nouvelle société de type expansionniste — la réussite actuelle des États-Unis, comparée à l'étiolement des États d'Amérique latine, l'illustre assez bien je crois.

Mais j'en reviens à mon idée principale: nous sommes dans une configuration inédite, où «les limites du monde» symboliques correspondent aux réelles limites du monde. Il se trouve que le modèle expansionniste élaboré en plusieurs phases à partir de la zone Europe-Afrique du Nord-Moyen Orient s'est étendu à toute la planète, et, d'une part la «société-mère» n'a plus l'opportunité de créer des établissements en dehors d'elle, de l'autre les possibles «sociétés-filles» n'ont pas de «territoires vierges» à disposition pour essayer quelque chose de nouveau. Il y a donc ce phénomène inédit, la société-mère, au lieu de prélever les ressources nécessaires à son expansion dans son «environnement» par le biais de ses établissements, les prélève en son sein, tandis que les possibles sociétés-filles, faute de débouchés, se développent à l'intérieur de la société-mère, et donc, à son détriment. Pour reprendre une de mes comparaisons, celle organique, on est dans le cas, pour la société-mère, où sa partie qui prend en charge les fonctions des systèmes nerveux, sensori-moteur et locomoteur, trouvent les ressources nécessaires à leur fonctionnement aux dépens des organes internes et du système neuro-végétatif; et pour les sociétés-filles, elles sont comme des rejetons arrivés depuis longtemps à terme et qui continuent au-delà des limites à croître in utero, au point où leur mère est en voie de mourir d'épuisement, phagocytée par ces sociétés-filles.

Cette configuration nouvelle oblige à trouver des solutions nouvelles. Lesquelles, je ne sais pas. Par contre, j'ai idée de quelques étapes préliminaires, parmi lesquelles une me paraît important de rendre ce problème explicite, de faire le constat que ce qui se passe actuellement n'a rien à voir avec les évolutions classiques des sociétés, où un projet nouveau remplace le projet ancien en laissant la société globalement inchangée, du moins à court et moyen court termes. Les tenants de l'ancien système tendent à croire que les problèmes fonctionnels actuels ont une «cause externe» de type économique et une «cause interne» de type politique, les tenants des systèmes nouveaux tendent quant à eux à croire à l'inverse en une «cause interne» économique et une «cause externe» politique; mais le fait je crois évident qu'il n'y a plus strictement d'intérieur et d'extérieur de la société, du moins plus de la manière classique, invalide ces explications causales. Pour me répéter, il faut chercher et espérons-le trouver une solution cybernétique, non plus dans une approche linéaire et causale, mais dans une approche globale et holiste.