Bolkestein

 S i un texte produit par la Commission européenne était nommé, disons, «proposition Lamy», ça rassurerait: une “proposition d'ami” fait toujours plaisir; si par contre on la désignait comme «directive Bolkestein» ça inquièterait: un “direct de Frankenstein” en pleine poire ça fait peur[1]. Et maintenant, discutons de son contenu.


Et bien, il est excellent. Je ne l'ai pas lue mais peu importe, on m'a informé du point nodal, celui qui me paraît très souhaitable, la liberté totale de circulation des services avec conservation des critères du pays d'origine en matière de salaire, de protection sociale, de droit du travail, d'imposition, etc. Je suis pour. Totalement pour. On a eu l'exemple il y a peu d'une chose de cet ordre, je ne me rappelle plus précisement les deux pays concernés, du moins des travailleurs baltes recrutés dans ces conditions pour travailler dans un pays nordique. Et que ce passa-t-il ? Les travailleurs nordiques décidèrent-ils de s'aligner sur les conditions baltes ? Pas si fous ! Ils luttèrent jusqu'à ce que ça cesse, et que les travailleurs baltes, soit s'en aillent, soit travaillent selon les critères nordiques. Je ne sais pas comment ça se résolut, mais en tout cas, quand on ouvre totalement la circulation, ça tire toujours les choses vers le haut. À court terme tout ce que ça produit, c'est que chacun reste chez soi, puisque l'employeur qui voulait faire des économies se trouve dans une situation où au bout du compte ça lui coûte plus cher que s'il avait joué le jeu, donc il laisse tomber la «bonne» idée. À moyen terme, il en vient à s'aligner sur les règles du pays visé, pour pouvoir y mener ses activités. Et à long terme, il en viendra peu à peu à s'aligner dans son propre pays sur les règles des pays les plus favorables aux travailleurs, pour retenir la main-d'œuvre la plus qualifiée qui, devant sa liberté de circuler, n'a pas de raison de vendre sa force de travail au moins bonnes conditions. La progression des emplois les plus qualifiés entraînera celle des emplois moins qualifiés, pour la raison simple et évidente que le PIB progressera.


Un peu plus tard. Finalement, j'ai commencé à lire ce projet de directive, et l'ai même rendu disponible sur ce site. Savez-vous ? Ce que de Villiers, Buffet et compagnie racontent n'a rien à voir avec ce que propose le texte. Notamment, il est clairement précisé que les critères qui s'appliquent aux travailleurs délégués sont ceux valables dans le pays d'arrivée, et non ceux du pays d'origine[2]. Même en matière de fiscalité il en va largement ainsi: bien sûr, la fiscalité qui s'applique au chiffre d'affaire est celle du pays d'origine, mais avec ou sans la directive c'est déjà la pratique (une entreprise française paie ses impôts en France et selon les règles de la législation française), par contre, la TVA et les autres taxes qui s'appliquent sont celles du pays de la prestation, et payables dans ce pays.

Consultant la note 2 ci-dessous, vous remarquerez même que les implications de la directive, et de celle 96/71/CE, est l'inverse de ce que prétendent ses opposants, qui soit dit en passant sont aussi les opposants à l'approbation du traité constitutionnel pour lequel on votera en France le 29 mai 2005. L'inverse, parce qu'il implique et même explique que la libéralisation des services vise à un «harmonisation vers le haut»: ce que fixe la directive 96/71/CE est que le prestataire doit respecter:

«a) les périodes maximales de travail et les périodes minimales de repos;
b) la durée minimale des congés annuels payés;
c) les taux de salaire minimal, y compris ceux majorés pour les heures supplémentaires».

Ce qui n'induit rien sur le respect de critères plus favorables que ceux en vigueur dans le pays «sur le territoire duquel le travail est exécuté»; dit autrement, il est possible d'appliquer les seuls critères du pays d'origine au moins aussi favorables que ceux du pays où a lieu la prestation. On imagine bien que, par exemple un travailleur français délégué en Pologne réclamera de se voir appliquer les critères français, et précisément ceux valables pour les travailleurs outre-frontières, qui en France justement sont généralement plus intéressants que ceux valables en interne. La limite vers le bas fixée par la directive 96/71/CE protège les emplois nationaux les plus précaires et est en creux une incitation à mieux former ses travailleurs: pour que, par exemple, EDF décide de déléguer des travailleurs français en Pologne, il faut que le différentiel de rémunération à compétence égale soit au moins compensé par des capacités supérieures, et plus sûrement que ces capacités induisent un gain de productivité; c'est bien par le fait d'une capacité supérieure des ingénieurs et cadres français par rapport à ceux séoudiens ou colombiens que, pendant longtemps, les chantiers mis en œuvre par des sociétés françaises dans ces pays furent dirigés et encadrés par eux, alors même que les rémunérations et avantages divers étaient incomparables; c'est aussi par le fait que ces pays ont, dans ces domaines, rattrapé leur retard, que ces chantiers sont de plus en plus souvent confiés à des «locaux» ou à des ingénieurs et cadres d'un pays tiers (notamment l'Inde et le Pakistan) aux rémunérations moindres à capacité égale.


Avant de continuer, je tiens à préciser une chose que je précise souvent: je ne suis «ni pour ni contre»; contrairement à certains (contrairement à beaucoup) je me fiche assez de la «directive Bolkestein», parce que je sais que, dans ce monde, les choses ne sont jamais ou blanches ou noires, et que je sais en outre que si une proposition est valable, à terme elle sera effective. Et circonstanciellement, je sais une autre chose, qui concerne la directive en question: pour sa plus grande partie elle ne fait rien d'autre que synthétiser les fameux «acquis communautaires» en matière de circulation des biens, des services et des personnes, et se contente de préciser un calendrier pour des décisions déjà prises (cf. la directive 96/71/CE qui fixe le cadre général pour la libéralisation des services). La question n'est pas de savoir si on libéralise les services, mais quand cette libéralisation sera finalisée. Selon moi, le plus tôt sera le mieux, donc je suis plutôt favorable à la directive sur les services; selon les opposant à cette directive, le plus tard est le mieux, et si possible que ça n'ait jamais lieu; comme ce n'est pas possible, puisque ça viendrait en contradiction avec l'acquis communautaire, ça finira par se faire, alors autant que ce soit avant 2010. Moi, ça me plairait de travailler en Pologne selon les critères français et ça ne me dérangerait pas que des Polonais travaillent en France selon les critères français pour autant que ça profite à la fois à mon pays et à la Pologne. Le reste n'est que vaine agitation.


[1] Incidemment, n'ayant pas la télévision et prenant mes informations dans des médias qui ne cèdent guère au sensationnalisme, je ne connaissais pas, au moment où j'ai commencé ce texte, la saillie «si mausante» de notre cher Agité du Bocage, ce bon vieux de Villiers: à force de s'aligner sur les idées de Jean-Marie Le Pen, il en vient à pratiquer son genre d'«esprit».
[2] Au passage, dans le sommaire à partir duquel on peut accéder, sur mon site, à la directive en question, j'écrivais que je le mettais à disposition pour qu'on puisse «vérifier si oui ou non on y lit le passage selon lequel les Polonais travailleront en France avec des salaires polonais, une couverture sociale polonaise et une justice polonaise. Je l'ai cherché, mais ne l'ai pas trouvé. Si vous y arrivez, signalez-le moi…». Peu de temps après, un correspondant m'écrivait ceci:

Je profite de l'occasion pour vous soumettre une réponse à votre interrogation qui est de savoir si, je vous cite, "les Polonais travailleront en France avec des salaires polonais, une couverture sociale polonaise et une justice polonaise..."

Effectivement, je ne l'ai pas trouvé ainsi libellé. Cela eut été trop simple.
En revanche, dans toute la complexité de la directive (comme la plupart des textes européens) l'article 16 donne l'indication suivante à propos du "Principe du pays d'origine"

"Les Etats membres veillent à ce que les prestataires soient soumis uniquement aux dispositions nationales de leur Etat membre d’origine relevant du domaine coordonné.
Le premier alinéa vise les dispositions nationales relatives à l'accès à l'activité d'un service et à son exercice, et notamment celles régissant le comportement du prestataire, la qualité ou le contenu du service, la publicité, les contrats et la responsabilité du prestataire"
.

Résumons :

1 - Les prestataires qui s'implantent dans un autre Etat membre appliquent bel et bien les dispositions de leur pays d'origine.
2 - les contrats mentionnés incluent a priori les contrats de travail et tout ce qui va avec.

Ce n'est qu'une interrogation, mais on imagine la poussée des délocalisations dans les années à venir.

Ce à quoi je lui fis ces remarques:

Concernant votre réponse à mon interrogation, excusez-moi de le dire, vous faites l'erreur courante entre règles applicables au prestataire et à ses employés détachés. Pour ce que vaut la comparaison, c'est la même différence que, par exemple, une même prestation fournie par une entreprise à but lucratif et une association à but non lucratif: le coût du travail est en général le même dans les deux cas, en revanche la rétribution du prestataire est très différente. Dans notre cas, les règles applicables aux travailleurs détachés sont traitées non pas dans l'article 16, mais dans l'article 24, «Dispositions spécifiques concernant le détachement de travailleurs». On y lit que «l'Etat membre de détachement procède, sur son territoire, aux vérifications, inspections et enquêtes nécessaires pour assurer le respect des conditions d'emploi et de travail applicables en vertu de la directive 96/71/CE et prend, dans le respect du droit communautaire, des mesures à l'encontre du prestataire qui ne s'y conformerait pas»; ainsi que je le dis dans une de mes pages à propos du projet de traité constitutionnel, il est nécessaire d'aller voir les textes mentionnés dans tel ou tel article pour savoir ce qu'il en est.

Dans la directive 96/71/CE mentionnée par le projet de directive sur les services on lit ceci:

«Article 3: Conditions de travail et d'emploi 1. Les États membres veillent à ce que, quelle que soit la loi applicable à la relation de travail, les entreprises visées à l'article 1er paragraphe 1 garantissent aux travailleurs détachés sur leur territoire les conditions de travail et d'emploi concernant les matières visées ci-après qui, dans l'État membre sur le territoire duquel le travail est exécuté, sont fixées: - par des dispositions législatives, réglementaires ou administratives
et/ou
- par des conventions collectives ou sentences arbitrales déclarées d'application générale au sens du paragraphe 8, dans la mesure où elles concernent les activités visées en annexe:
a) les périodes maximales de travail et les périodes minimales de repos;
b) la durée minimale des congés annuels payés;
c) les taux de salaire minimal, y compris ceux majorés pour les heures supplémentaires; le présent point ne s'applique pas aux régimes complémentaires de retraite professionnels [...]»

Il ressort de cela que seuls les États établissant un traitement différent entre travailleurs nationaux et étrangers auront des règles qui ne ressortent pas du droit commun des travailleurs. Dans des pays comme la France, l'Allemagne ou les Pays-Bas, tant le droit que les conventions collectives et accords paritaires interdisent des traitements différenciés, donc pour ces pays au moins (et autant qu'il me semble, pour la plupart des pays d'avant l'élargissement) c'est bien le droit local du travail qui va s'appliquer aux travailleurs détachés.

Bien à vous.
Olivier Hammam.


Enfin, je ne lui fis pas positivement ces remarques: il se trouve que l'adresse spécifiée dans son message comme adresse de réponse est inconnue au serveur indiqué…