Bribes

 S ur la page d'accueil du site je le disais, j'écris sans ordre – « au fil du clavier » pour moderniser l'expression. Mais cela sera particulièrement vrai ici : des bribes de réflexion sur ce vaste sujet, « la société », surtout les sociétés humaines et cette société générique qu'on nomme « l'humanité » et qui, contrairement à ce qu'on peut croire, est un concept récent.


Les mots n'ont pas un sens stable car les sociétés ne sont pas stables : une langue exprime la réalité au filtre de la société, donc tout changement de la société modifie la langue et change le sens des mots. Plus ou moins, mais toujours. Prenez le mot « voiture » : il a changé de sens entre le début et le milieu du XX° siècle : au début de ce siècle, dire « voiture » sans précision impliquait la désignation d'un véhicule hippomobile ; en 1950, le mot seul impliquait la désignation d'un véhicule automobile et pour exprimer la notion de véhicule hippomobile il fallait préciser « voiture à cheval », alors qu'avant il fallait au contraire préciser « voiture automobile ». D'évidence cela vient de ce qu'en 1900 les déplacements sur route se faisaient surtout par véhicule hippomobile, plus rarement automobile ; un demi siècle après les déplacements hippomobiles devinrent très exceptionnels.

Ce développement pour expliquer pourquoi j'écris que le concept d'humanité est récent. Le mot est ancien et même antique sous sa forme latine “humanitas”, qui désigne, dit le dictionnaire TLF (Trésor de la Langue française) l'« ensemble des caractères qui constituent la nature humaine » ou un « sentiment de bienveillance, de compassion » ; en revanche, le sens « ensemble des hommes » est plus tardif et attesté seulement au XIV° siècle. On devrait dire « ensemble des humains » mais en même temps je n'en suis pas si sûr, du moins pour le milieu du XIV° siècle et même les cinq ou six centenaires suivants : il est probable que, sinon « l'ensemble des hommes » du moins une majorité d'entre eux n'intégrait pas les femmes dans l'humanité. Mais plus que cela, « l'ensemble des hommes », au XIV° siècle et encore au XX° siècle pour beaucoup d'humains, n'intégrait pas tous les humains, et cela reste vrai pour une forte minorité au XXI° siècle. Inversement, certains ne voient pas l'humanité comme « l'ensemble des humains » mais comme un espace, « l'ensemble de la portion d'univers organisée par et pour l'espèce dominante d'un système écologique complexe ». On excusera je l'espère cette circonlocution, mais il est malaisé de trouver une description simple de ce qu'est « l'humanité » en tant qu'espace.

Je suis un auditeur fidèle de la radio et lis assez la presse, et par ce biais je vois que si une forte minorité d'humains est moins naïve là-dessus, beaucoup de mes semblables ont une approche fausse de la langue, qu'on peut dire tendanciellement « novlinguistique », c'est-à-dire qu'ils ont une certaine interprétation du sens des mots, des phrases et des discours et voudraient l'imposer aux autres. Deux cas typiques sont les mots “liberté” et “démocratie”.

Pour prendre un cas dans mon actualité (premier trimestre 2007), quand j'entends Nicolas Sarkozy parler de démocratie, je ne puis que constater qu'il n'a pas du tout la même compréhension du mot que moi – ou que le Général de Gaulle, dont pourtant il se réclame. Notamment sur un point : pour lui, un élément essentiel de ce qu'il appelle démocratie est l'opposition entre groupes, la confrontation, spécifiquement entre groupes idéologiques constitués en partis. Il le disait pour dévaloriser François Bayrou qui au contraire postule la possibilité de dialogue entre groupes : pour M. Sarkozy il est inimaginable et semble-t-il contre-nature que des gens « de gauche » et « de droite » participent à un même gouvernement. Ce qui bien sûr est contredit par la pratique de nombreuses démocraties dans le monde, dont nos voisins belges, néerlandais, allemands, autrichiens, italiens, etc.

Si l'on accepte la division de l'espace politique entre gauche, centre et droite, ce qui n'est pas si évident, le cas général des démocraties est plutôt la constitution de gouvernements de coalition s'articulant sur une ou deux formations centristes avec une palette de gauche à centre-droite ou de droite à centre-gauche avec, parfois, un « gouvernement d'union nationale » intégrant la quasi-totalité des partis non extrémistes. Il n'y a que quelques pays dans le monde où les choses se passent autrement, qui ont en commun, en général, un mode de scrutin favorisant la formation de majorités parlementaires nettes, en général par le biais d'une désignation uninominale par circonscription. Le cas général est plutôt une élection des parlementaires par scrutins de listes, dite proportionnelle même si elle ne l'est pas toujours strictement, ou par un mode mixte, partie uninominal, partie proportionnel.

Dans ce genre de démocraties, rare est le cas où l'on a affaire à une majorité simple, du type qu'on a en France, en Grande-Bretagne ou aux États-Unis[1],. Au-delà des discours électoraux, la négociation et la recherche de consensus sont le cas général. Ça ne signifie pas que les partis n'ont pas d'idéologie structurée ni qu'ils trompent leurs électeurs, comme on se plaît à le croire en France, simplement ils savent par avance que le cas courant sera une orientation avec ce qu'il faut de compromis plutôt qu'une politique nette et tranchée. Cela dit, en France non plus, ni au Royaume-Uni, les choses ne sont aussi simples.


La société est un objet complexe, l'humanité aussi.


[1] Le cas des États-Unis n'est pas aussi clair, les deux grands partis fonctionnent plutôt comme des coalitions électorales que comme des groupes unis par une idéologie définie mais du moins le mode de scrutin favorise la cosntitution de majorités monopartisanes, comme en France et au Royaume-Uni.