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Le stade final du libéralisme
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C omme entrepreneur j'aurais désir de baisser
mes coûts de production autant que possible et de fixer des prix de vente aussi élevés
que possible; comme consommateur j'aspirerais à disposer de revenus les plus hauts
possible pour des prix d'achat les plus bas possible. Idéalement, un entrepreneur aura un
coût de production nul pour un prix de vente infini, et en miroir un consommateur aura un
revenu infini pour un prix d'achat nul. L'optimum du libéralisme est de satisfaire ces
deux idéaux en même temps. Mais il semble y avoir un petit problème…
Il semble y avoir plusieurs problèmes. Le premier bien sûr est que… Non, il n'y
a pas de «premier», ils ont tous lieu en même temps, par contre, pour les décrire il me
faut les énoncer un par un, ce qui crée un ordre de priorité factice, et selon la manière
dont vous qui me lisez interprétez les choses, vous tendrez à considérer, pour la plupart
d'entre vous que c'est soit le premier, soit le dernier de la liste qui importe le plus,
et pour d'autres, s'il y en a plus de deux «celui du milieu», ou le premier et le
dernier, ou le deuxième, ou l'avant-dernier, ou les deux premiers ou derniers, bref, vous
attacherez de l'importance à l'argument qui sera dans la position de liste qui a votre
préférence, plutôt que de réaliser l'opération requise par la lecture: parcourir tout le
texte, faire l'effort de reconstituer la pensée qui a préludé son expression et restituer
l'objet global dans son unicité. Ne vous inquiétez pas, je fais la même chose que vous,
mais j'essaie de me corriger. Pour moi, c'est «le premier» qui compte, en général. Dans
les cas où je lis le texte d'une personne pour qui «le premier» est aussi celui qui
importe le plus, j'ai de bonnes chances de comprendre le récit du premier coup et
à-peu-près de la manière dont l'auteur l'a conçu. Avant de revenir aux problèmes
évoqués plus haut, je vais vous parler brièvement d'un autre, qui me concerne en propre:
ma manière «normale» de lire est inverse de la manière «normale» d'écrire en France, où
on place le moins important au début et où ce qui importe est la conclusion. Enfin non,
ce n'est pas tout-à-fait ça: en France, on place en premier le secondaire, en dernier le
principal; s'il y a un tertiaire on le mettra en avant-dernier; le quaternaire sera mis
en deuxième et les arguments supplémentaires suivront le quaternaire «dans l'ordre», ce
qui signifie, «du début vers la fin». C'est très bien décrit par le modèle canonique de
la dissertation: thèse, antithèse, synthèse, les «développements» se plaçant entre la
thèse et l'antithèse.
Pour moi, je commence par la synthèse, ce qui est plus simple. Considérez le début de
ce texte allant de la lettrine C à «Mais il
semble y avoir un petit problème…»: tout est dedans. Il n'y a de mon point de
vue rien à ajouter sinon du commentaire; ledit commentaire se déploiera dans un ordre
aléatoire sans motivation particulière, si du moins le scripteur ne cherche pas à mener
ses lecteurs à une certaine conclusion par un effet rhétorique instaurant une fausse
causalité entre arguments, le Post hoc ergo procter hoc tel que défini par
Normand Baillargeon:
«C’est du latin et ça veut dire: après ceci, donc à cause de ceci. C’est un
sophisme très répandu. Par exemple, c’est celui que commettent les gens superstitieux:
j’ai gagné au casino quand je portais tels vêtements, dit le joueur; je porte donc les
mêmes vêtement à chaque fois que je retourne au casino. Il arrive que le sophisme soit
plus subtil et moins facile à identifier. Pour aller à l’essentiel: la science a recours
à des relations causales, mais en science un événement n’est pas donné pour cause d’un
autre simplement parce qu’il le précède. On retiendra surtout que le seul fait qu’un
événement en précède (ou est corrélé à) un autre ne le rend pas cause du deuxième.
Ne pas confondre corrélation et causalité est d’ailleurs une des premières choses qu’on
apprend en statistiques. Dans un hôpital, la présence d’individus appelés médecins est
fortement corrélée avec celle d’individus appelés patients: ça ne veut pas dire que les
médecins sont cause de la maladie».
Autant que je le puis, j'essaie d'éviter ça, même s'il m'arrive, comme je commençais à
le faire ici, d'énoncer des «en premier […], en deuxième […], en troisième
[…]», etc. Je sais que l'ordre est faux, ce qui ne m'empêche de l'établir comme
s'il était «naturel», évident. Pourtant, Descartes nous prévient de cette habitude en
énonçant le troisième principe de sa méthode:
«De conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus
simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par degrés, jusques à
la connaissance des plus composés; et supposant même de l'ordre entre ceux qui ne se
précèdent point naturellement les uns les autres».
Souligné par moi. La pensée est synthétique, son énonciation est analytique: en soi,
ce n'est pas un problème, pour autant qu'on ait conscience que cet ordre est factice, et
qu'il est du à la manière de communiquer, et non à la matière communiquée. Une fois ces
choses dites, considérez que j'énoncerai les divers arguments du commentaire qui suit mon
assertion initiale dans un ordre «logique» (un ordre instauré par le discours) qui n'a
aucun rapport avec ma conception de ce que dit, laquelle est holiste: je conçois l'objet
comme un tout insécable, mais suis bien obligé de le découper pour l'exposer, donc je le
répète, il faut «parcourir tout le texte, faire l'effort de reconstituer la pensée qui
a préludé à son expression et restituer l'objet global dans son unicité».
Donc, l'entrepreneur veut vendre au plus haut en ayant les moindres frais, son client
veut acheter au plus bas en ayant le majeur revenu. Est-ce conciliable ? Il semble
que ce le soit difficilement, pour cette raison évidente que vendeur et acheteur sont la
même personne à deux instants différents. Dans une société limitée, quelques individus ou
au plus quelques dizaines rassemblés en une «tribu» autarcique la chose est perceptible
immédiatement: on délègue à quelques personnes certaines tâches requérant une certaine
technicité (tissage, forge) car il y aura une “plus-value” pour l'ensemble du groupe, les
spécialistes travaillant plus vite et mieux, et parfois sur une durée impossible pour une
personne se chargeant de ces tâches spécifiques en sus de celles vitales; l'ensemble des
membres «non spécialistes» prendra en charge les tâches non spécifiques de ces membres
spécialisés, ainsi que certaines tâches non spécifiques ou celles à faible technicité qui
sont nécessaires à leur tâche (filage, charbonnage).
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