Si on devait connaître le sens des mots avant de les employer, et bien, autant se taire. Parce que, savez-vous ? J'ai commencé à parler avant même de savoir que les mots ont un sens. J'ai constaté que certains sons avaient, disons, une certaine efficace. J'avais idée que faire des bruits avec la bouche ou les mains ou les pieds attirait l'attention des êtres qui bougeaient autour de moi, spécialement les bruits avec la bouche. Je me rappelle très bien le jour où j'ai compris que ces bruits avaient une action directe sur certains d'entre eux. J'ai fait un vague bruit répétitif, un truc du genre mamemamememamameme et l'un d'eux a fait une jolie musique avec la bouche en agitant les bras et en se tournant vers un autre. Jolie musique mais un peu forte. Un truc du genre iladimãmã iladimãmã tavutavuiladimãmã. J'étais un peu interloqué par tout ce mouvement et j'ai bien ri, même si j'étais un peu inquiet. Juste pour voir (je n'étais pas très futé à l'époque mais quand même, je savais assez voir les liens entre les choses) j'ai de nouveau fait le bruit, mamemamememamameme. Et hop! Nouvelle agitation mais autre mélodie, tavutavuillardi ilardimãmã. C'est là que j'ai compris, c'était bien le bruit qui avait tout déclenché. Du coup j'ai refait le bruit mais en plus court, la partie reprise dans la mélodie. Pas exactement la même parce que le bruit ã je ne savais pas comment le produire, j'ai juste fait mama (pause) mama. Différent mais proche. La mélodie a été toute différente, oootavu sétẽkroyabl ilkomãçaparlé. J'ai essayé de nouveau de faire le bruit mais j'étais tout excité alors j'ai raté, ça a donné un autre truc, papapapa au lieu de mamamama et là, ça été la folie, les deux se tapaient l'un sur l'autre, luttaient l'un contre l'autre en criant cette fois, une nouvelle mélodie mais chacun la sienne. Celle que j'entendais le mieux faisait sédẽg iladipapaosi iparliparliparl iparlvrémã iladipapaoci. Tout ça était bizarre mais j'ai bien compris une chose, papa et mama ça fait des choses, les gens bougent et chantent et dansent. Garder ça en mémoire. J'avoue, après un moment l'effet était moins évident et moins spectaculaire, du coup j'ai repéré des séquences de mélodie qui revenaient souvent et je tentais de mon mieux de les refaire, et chaque fois que j'y parvenais (même quand ça ressemblait vaguement), nouveau spectacle.
Il y a une école linguistique, la grammaire générative et transformationnelle (la GGT), qui s'attache à un courant de pensée dit de la modularité de l'esprit, développée sur ses brisées mais plongeant ses racines plus profond, dans le courant philosophique ancien qui postule que les humains naissent avec tout leur savoir et que les “idées” émergent quand elles rencontrent une sorte d'aimant à idée. On ne sait trop ce que serait cet aimant mais des dialecticiens habiles savent l'activer par l'instrument, entre autres, de la maïeutique et de la logique. Ouais. Au XIX° siècle déjà on avait le principe des modules sous le nom de “zones”, celle du langage, celle du calcul, celle du crime, etc. Une école proche de celle-ci, la phrénologie, postulait que les talents et les “natures” particuliers vont modifier le volume de sortes de modules du cerveau et générer des bosses, celle des maths, celle de la peinture, celle du crime. Il nous en reste d'ailleurs la “bosse des maths”, je suppose par association d'idée avec les “crânes d'œuf” – c'est ainsi, il y a beau temps que l'on sait que l'hystérie est une construction d'époque mais on dit quand même à une personne, le plus souvent de sexe féminin, qui s'énerve un peu ou beaucoup, d'arrêter de faire son hystérique. On n'épuisera pas les expressions déconnectées de la période où elles se reliaient à des constructions d'époque qui persistent dans la langue, et dans les idées.
Donc, la modularité de l'esprit. Elle ne répond pas au principe élémentaire qui fonde la science depuis au moins l'époque qui vit naître Socrate, formulée diversement et mise sous le nom d'un moine franciscain vers le XV° siècle, le rasoir d'Occam ou, dit l'article de Wikipédia, « principe de simplicité, principe d'économie ou principe de parcimonie », la version qui a ma préférence est : « Les entités ne doivent pas être multipliées par-delà ce qui est nécessaire ». Mise à part l'interprétation que l'on peut en faire dans l'ordre de la sagesse des nations, “faites des enfants mais n'en faites pas plus qu'il n'en faut”, c'est une proposition évidente. Elle fut souvent raillée à cause d'interprétations erronées la lisant comme équivalent d'“aller aux solutions simples”, or c'est l'inverse : “multiplier les entités” c'est partir d'une idée simple (le savoir est inné) et développer ensuite un grand nombre de cas particuliers pour tenter de plier la réalité à une théorie préalable non démontrée et indémontrable. La démarche scientifique ce n'est pas partir d'une théorie, “le langage est inné”, puis développer un nombre infini de règles pour tenter de “réduire les irréductibles”, mais partir d'un constat, “les humains parlent”, et multiplier les études, les vérifications, les hypothèses, les contre-hypothèses, pour aboutir à une théorie qui n'élimine pas toujours les cas particuliers mais les réduit grandement. Pour exemple, à la fin du XIX° siècle un grand physicien dit avec raison que dans son domaine il n'y avait plus rien à découvrir sinon améliorer les outils, et deux petits problèmes à résoudre. Cinq ans après sa déclaration la mécanique quantique connut sa pierre de touche, dix ans après la relativité restreinte était inventée, basées chacune sur un des deux “petits problèmes”. Multiplier les entités va contre l'investigation raisonnée du réel, en sciences ou en tout autre domaine, simplifier les questions aussi, les deux vont de paire.
La GGT part donc du principe que, non pas la capacité de langage mais le langage est inné, plus ou moins, “précâblé”, les cases à mots et à idées sont là dès la naissance. Ouais. Ça prouve la méconnaissance, sinon des fondateurs de la GGT, du moins de leurs épigones, sur des données élémentaires, à sa naissance l'être humain est celui des grands singes qui a le plus petit cerveau relativement à sa taille finale, et le moins “précâblé”, et aussi celui qui va atteindra sa taille finale le moins vite, en plus de cinq ans. À cela bien des raisons : si, comme on l'a dit longtemps et comme, je suppose, beaucoup le croient encore, on naissait avec un cerveau tout fait (en quantité), la tête ne passerait pas ; à quoi s'ajoute le fait que le cerveau est un très gros consommateur, j'avais écrit une fois que, de mémoire, le cerveau représente de 1,2% à 1,5% du poids du corps et consomme environ 15% de l'énergie dépensée, pour le poids j'avais bon, pour la consommation c'est de l'ordre de 40% pour un adulte, plus de 70% pour un nouveau-né. C'est simple, un nouveau-né avec son cerveau tout fait n'aurait pas les moyens d'absorber assez de nourriture pour faire tourner le moteur... le langage inné est idiot si on le conçoit sous l'angle des modules car quand il commence à acquérir le langage, le jeune humain n'a pas encore développé la zone corticale du “module du langage”, ergo il ne l'acquiert pas de cette manière. La parole c'est comme la bipédie, une possibilité qui ne se réalise qu'à une période particulière et dans un certain contexte, ailleurs et passé ce moment, elle ne se réalisera pas.
Mon petit apologue du début retrace une expérience dont je n'ai pas mémoire, par contre j'ai celle claire de la période, qui va en gros de mes quatre ans à mes six ou sept ans, et le souvenir précis que, contrairement aux hypothèses générativistes, je n'avais pas acquis les sens avec les mots, je les employais sans savoir ce qu'ils signifiaient. Je n'ai commencé à chercher leur sens que vers six ou sept ans, dans le Larousse, avant ça je ne comprenais pas vraiment les mots mais je connaissais leurs effets et en outre, dans une phrase où je comprenais à-peu-près un mot sur trois j'arrivais, disons, par interpolation, à comprendre à-peu-près le sens de la phrase. Mes études en linguistique m'ont permis de savoir une chose précieuse : dans un discours un peu long, genre quatre ou cinq phrases longues, plus de la moitié de ce que dit ne sert pas à exprimer des significations mais à, disons, maintenir le signal, et plus le discours se prolonge plus ce qu'on nomme “fonction phatique”, une jolie formule pour dire “mots pour ne rien dire mais pour vérifier que le canal n'est pas coupé”, pour maintenir le signal, augmente en proportion, souvent 80% à 90%.
Il faut s'entendre, ce n'est pas du “bruit” – tel qu'on le dit pour la communication — à proprement parler, certes une part non négligeable d'un discours