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Étendre les limites du monde.
Les limites du monde, c'est la distance la plus grande que le centre peut atteindre en un temps raisonnable et pour un coût supportable. Pour reprendre l'exemple des humains, le coût qui, de fait, apparaît raisonnable dans des conditions normales est d'environ cinq à six dixièmes des ressources disponibles, avec si nécessaire et pour un temps assez bref mobilisation de plus des quatre cinquièmes de ces ressources. La société comme organisme est globalement calquée sur le modèle humain, donc ces valeurs doivent s'y appliquer mais pas nécessairement, comme dit une société restreinte peut ne mobiliser qu'une faible partie de ses ressources pour ça, ce qui bien sûr induit une évolution structurelle ou fonctionnelle faible ou nulle. C'est un choix. Il est parfois dicté par le contexte – les habitants des déserts ont nécessité à se restreindre s'ils comptent durer, du fait d'un niveau très faible de ressources disponibles – ou découler d'une décision – les Amérindiens d'Amazonie évoqués précédemment sont dans un environnement où les ressources abondent et ne méconnaissent pas la possibilité d'une autre forme d'organisation, celle par exemple des empires et États locaux, en tout premier le plus récent, l'Empire inca, d'ailleurs certains peuples d'Amazonie furent pendant un temps assujettis à cet empire, il s'agit donc dans ce cas d'un choix raisonné et non nécessaire. Cela dit c'est vrai aussi pour les habitants des déserts, nul n'est forcé de résider en tel ou tel lieu, du moins tant qu'il n'y a pas de “pression du milieu” qui oblige telle population à choisir telle résidence pour échapper à cette pression. Il y a d'ailleurs deux types de populations dans les déserts, “ancienne manière” et “nouvelle manière”. La manière ancienne est celle des chasseurs-cueilleurs, la nouvelle celle des nomades – ce qui ne signifie pas que les peuples “ancienne manière” soient “primitifs”, qu'ils n'auraient pas opté pour cette organisation par choix délibéré, cas de nouveau de ces Amérindiens qui ont un temps plus ou moins long participé d'une société large pour, à l'occasion d'un écroulement ou d'un affaiblissement de cette société, s'en émanciper et s'organiser à la manière ancienne.
Comme dit, les limites réelles du monde sont celles de la société. Il y a environ douze mille ans nulle société n'a une extension très large, la structure générale est celle des sociétés de chasseurs-cueilleurs, chaque groupe occupe un assez vaste territoire mais forme une petite entité, quelques dizaines, au plus une ou deux centaines de membres, plus ou moins reliée aux groupes contigus, la taille du territoire comme celle du groupe dépendant beaucoup du niveau de ressources disponibles. Quelque différents soient-ils sur d'autres plans, la structure des groupes de chasseurs-cueilleurs humains sont comparables aux groupes de primates qui leurs sont le plus proches, en premier les chimpanzés et les bonobos, un groupe limité occupant un assez large territoire dans lequel il se déplace quand les ressources d'un secteur commencent à devenir insuffisantes. Les choses changent quand apparaît et se développe ce qu'on peut nommer la “gestion raisonnée du territoire”, l'agriculture et l'élevage. Une société large ne peut se développer sans cela, et avec cela une société large devient nécessaire : cette gestion raisonnée entraîne à terme une sédentarisation et une augmentation de la population, qui oblige à augmenter le niveau de gestion, qui entraîne une augmentation de la population, qui oblige à... Ce qui bien sûr entraîne une extension des limites du monde, cette “gestion des ressources” s'accompagne d'une “gestion des populations” autre que dans le cadre d'une société restreinte, les sociétés limitrophes, soient intègrent la société, soient doivent se déplacer, soit sont massacrées, parce que la société doit sans cesse augmenter la quantité et en partie la qualité de ses deux principales ressources, ressource énergétique et ressource humaine. Le moment de rupture est celui où la société atteindra ses limites, le moment où le niveau de ressources sera insuffisant ou l'expansion excessive.
Limites “naturelles” et limites “culturelles”.
Il y a plusieurs manières d'atteindre ses limites – et plusieurs manières d'y faire face, ou de ne pas y faire face. Certaines de ces manières peuvent être dites naturelles, certaines culturelles, non qu'elles ne soient toutes à la fois naturelles et culturelles, c'est plutôt une question géographique et politique : la limite naturelle, c'est la fin des terres accessibles, celle culturelle, la rencontre avec une entité politique de puissance égale ou supérieure. Souvent les deux se combinent. Lors de son extension maximale, l'Empire romain atteignit une limite naturelle vers l'ouest – l'océan et les mers – et le sud – le Sahara –, culturelle vers l'est avec la présence d'États et d'empires solides et trop éloignés pour mobiliser des forces de conquête suffisantes, mixte vers le nord, bien que ne s'y trouvent pas encore à l'époque des sociétés larges de type État ou empire, du moins les populations n'étaient pas tellement charmées de faire l'objet de menaces de conquête et luttaient contre, et comme les conditions locales étaient peu favorables aux conquérants, cette combinaison de limites culturelles et naturelles empêcha son expansion dans cette direction.
Par le fait, à la fin du I° ou au début du II° siècle de notre ère l'empire doit compter pour l'essentiel sur ses propres ressources. La date de bascule est 117, bref moment de sa plus grande expansion territoriale, suivie la même année de la perte des territoires récemment conquis. Le demi-siècle suivant le territoire varie peu, quelques pertes ici, quelques gains là, mais rien de significatif. Par la suite il y eut encore, pendant quelques décennies, des conquêtes nominales mais non effectives, qui coûtèrent beaucoup et ne rapportèrent rien, les nouveaux territoires, outre le fait que beaucoup étaient exsangues à la fin de la conquête, étaient en réalité laissés à la gestion de militaires de haut rang issus de la région sans que la métropole y gagne quoi que ce soit. En outre ces expéditions ont un effet en retour, les troupes mobilisées sont distraites de celles exerçant le contrôle du territoire romain, spécialement des provinces, beaucoup de soldats meurent, de mort violente ou de maladie – de la peste entre autres – et en plus ramènent ces maladies à domicile, ce qui entraîne des épidémies mortelles, affaiblissant d'autant l'empire. C'est idiot à dire mais si on tente de conserver le même train de vie alors que les ressources, réserve et production, baissent, ça ne peut que mal finir. La suite est assez classique, pendant une brève période les empereurs, qui pour beaucoup ne le sont pas longtemps, correspondent aux cas précédent, ce sont des membres de grandes familles patriciennes italiques, mais l'affaiblissement du centre et la montée en puissance de la périphérie fait qu'à la fin du siècle, à partir de 193, commence la désignation de “provinciaux”, originaires des territoires non italiques, au début plus ou moins apparentés à des familles italiques et originaires de l'Afrique (ce qui correspondait à l'époque à-peu-près au Maghreb actuel), par la suite presque tous, jusqu'à la fin du siècle suivant, sont originaires de la région actuelle des Balkans, pour l'essentiel des provinces qui bien plus tard composeront la Yougoslavie, et pour ceux qui n'en sont pas originaires, beaucoup y ont fait l'essentiel de leur carrière avant de devenir empereurs, seule une petite poignée venant d'ailleurs mais presque aucun, y compris parmi les “Balkaniques” (on dit les “Illyriens” même s'ils ne sont pas tous strictement d'Illyrie, et curieusement on ne dit plus les Illyriens pour les suivants, notamment la lignée de Constantin, qui est pourtant venu de la même région que presque tous, la Pannonie), n'ayant fait une longue carrière – en général ils arrivaient au pouvoir par les armes et en sortaient par les armes...
Le problème est bien sûr celui du manque de ressources pour maintenir la structure. Dès lors que l'empire veut maintenir sa structure de contrôle et de régulation mais ne peut plus en assurer la subsistance, il doit trouver des expédients. La méthode qu'il trouve n'est pas tenable à long terme, ni même à moyen terme : recruter des mercenaires dans des provinces vaguement romanisées, les rémunérer mal et les laisser “se payer sur la bête”, pour le dire, mettre en coupe réglée les provinces qu'ils sont censés protéger. Ce qui a deux conséquences, accentuer la baisse des ressources disponibles et étendre la portion de territoire qui sera soumise à ce mode de régulation. Dans un premier temps le centre reste relativement préservé mais de plus en plus instable, d'où une première période de succession rapide d'empereurs qui sont des locaux où y sont apparentés, et qui ont tendance à mourir avant l'heure ; par la suite l'ensemble de l'empire est dans l'anomie, et les mercenaires vont pendant une période très troublée suivre toujours le même schéma : leur meneur, leur “général”, à la suite d'une “victoire” éclatante ou (sans guillemets), d'une défaite cuisante, se fait nommer César par acclamation de ses troupes ; son armée marche sur le centre du pouvoir et s'en empare, si les conditions s'y prêtent et s'il est fin manœuvrier ça dure un certain temps, quelques années à quelques lustres, si les conditions sont défavorables où si d'autres “généraux” aux dents longues décident d'en faire autant, ça dure quelques jours à quelques mois. Celui qui résoudra le problème est Antonin, qui au départ fait comme ses prédécesseurs, mais adopte une procédure développée de manière anarchique juste avant son arrivée, “diviser pour régner”, plusieurs empereurs qui cogèrent l'empire. La différence est dans la méthode : lors des tentatives précédentes il y avait une hiérarchie entre régnants, de ce fait chaque “empereur” de second rang n'a qu'un désir, être le premier de tous, ce qui ne résout pas le problème et tend même à l'accentuer ; Antonin divise réellement l'empire qui a dès lors deux centres, à l'Ouest “Rome” et à l'est “Constantinople”, devenue plus tard “Byzance”. Ça ne règle pas tout mais du moins, comme le territoire à gérer est moitié moindre et autonome ça réduit la taille du système de contrôle et de régulation au moins d'un facteur quatre. Prudemment, Antonin choisit la partie orientale, à la fois plus riche et plus stable. Ce qui à terme se révèlera le bon choix puisque Byzance a survécu à Rome près d'un millénaire, même si sur la fin son territoire s'était considérablement réduit. Disons, la partie romaine est morte en explosant, celle byzantine en implosant, ce qui prend beaucoup plus de temps.
Les sociétés ne meurent jamais et parfois elles ressuscitent : entre la fin de l'Empire romain d'occident et aujourd'hui il a ressuscité trois fois, et peut-être quatre. Les trois fois certaines sont l'Empire carolingien, le Saint-Empire romain germanique et l'actuelle Union européenne, qui dans sa phase intermédiaire (l'Europe des quinze) correspondait assez à l'Empire carolingien et presque à l'Empire romain d'occident. La quatrième résurrection, ce fut la phase expansionniste de l'Allemagne nazie qui, dans sa plus grande extension, avait étendu son contrôle sur le même territoire et même un peu plus, sinon les Îles britanniques et la Péninsule ibérique. Formellement ça y ressemble mais si j'évoquais la filiation de ce régime au Saint-Empire il y a la question du projet : même le pire des empires vise à tirer parti des territoires conquis et ne procède à des massacres et des déportations, et à la coupe réglée d'un territoire, que si nécessaire, si on veut s'étendre la plus mauvaise méthode est de réduire les ressources en augmentant les coûts. Je ne sais quel fut le projet réel (je veux dire, réellement prévu, un projet réel n'est pas nécessairement réaliste) des dirigeants nazis mais celui effectif était une sorte de suicide collectif : quand on pense en termes de “Nous et Eux” et qu'on veut éliminer les “Eux”, plus le temps passe et plus il y a de “Eux”, moins de “Nous”. Pour mémoire, le premier grand massacre perpétré par les nazis fut celui de ses propres troupes, le massacres des SA par les SS.
Il n'y a pas de fatalité à la mort des sociétés humaines mais il est très difficile de ne pas en venir là, parce qu'une société est aussi un organisme et rares sont les organismes qui décident de cesser. Il se trouve qu'en cessant, une société ne meurt pas, d'ailleurs on peut aussi dire qu'en mourant une société ne cesse pas. Dire que les sociétés ne meurent jamais, outre que c'est un peu abusif (les petites sociétés qui n'ont pas laissé de traces dans la mémoire des humains et qui ont disparu sont mortes, définitivement), rend compte du fait que la fin d'une société se résout immédiatement par la naissance d'une ou plusieurs autres : si même on considère que l'Empire romain est définitivement mort, ce que je ne constate pas, du moins ce qui le constituait, le territoire, la population, l'infrastructure et une partie de la superstructure, n'a pas disparu, elle a donné lieu à de nouvelles entités politiques, lesquelles conservaient beaucoup de traits communs avec l'empire défunt, au point donc que plusieurs de ces entités ont tenté de recréer l'empire en question au cours des siècles, et y ont plus ou moins réussi – mais là, c'est un peu vain : on peut succéder à une société mais en aucun cas la restituer telle qu'en elle-même. La question est, j'y reviens, celle des positions acquises : dès lors que le groupe de pouvoir du moment d'acmé est dans le schéma où les statuts et les fonctions se confondent, il sait ou croit savoir qu'en renonçant à sa fonction il renoncera à son statut. Or, c'est le contraire ou non, pas le contraire, disons, le statut ne se perd qu'en mourant ou en étant exclu de la société, donc en renonçant à sa fonction on ne perd pas son statut, on le découple de la fonction, sans plus, par contre la personne qui prouve que l'intérêt de la société lui importe plus que le sien propre prouve en même temps qu'elle est bien la bonne personne à la bonne place, celle qui sait ne pas aller au-delà de ce que nécessaire pour réaliser sa fonction. À l'inverse, la personne qui met son intérêt avant celui de la société sera la première à en être sanctionnée quand sa fonction cessera et elle a, pour son propre intérêt, toutes les raisons de ne pas dépasser la limite.
Les complotistes font apparemment une erreur d'évaluation et semblent persuadés que savoir comment une chose agit permet de ne pas être soumis à son action, un peu comme si connaître la manière dont agit la “force de gravité” permettait de faire de la lévitation. D'un sens ça n'est pas faux : il est plus facile de voler quand on comprend les forces en jeu pour permettre à un “plus lourd que l'air” de voler mais bon, il faut tout de même autre chose que la force de la volonté pour faire voler un humain... Je dis, le font apparemment car je n'en sais rien : sans dire que ce soit toujours le cas, il est probable que beaucoup de prestidigitateurs et d'illusionnistes pratiquent leur art sans en comprendre les fondements. Il est donc probable que beaucoup de complotistes font du complotisme comme Jourdain de la prose. En tous les cas, une chose est certaine : un complotiste n'est pas moins sensible à l'illusionnisme complotiste que n'importe qui, il n'y a aucun moyen de s'en protéger autre que de regarder ailleurs que là où ça ne se passe pas.
L'illusion, ou la réduction des limites du monde.
Considérez l'hypothèse du réchauffement climatique et de son origine massivement humaine : soit on y croit, soit non. Je veux dire, à l'ensemble de l'hypothèse, l'origine humaine du réchauffement climatique. De ce que j'entends, certains acceptent l'idée de réchauffement climatique mais non son explication causale anthropique, certains n'acceptent pas l'idée de ce réchauffement climatique et réfutent la possibilité que les humains puissent réaliser une telle chose, certains acceptent ou non l'idée de réchauffement, n'en tirent pas les mêmes conséquences que le GIEC et acceptent l'idée de l'origine humaine mais autrement, ce sont les humains qui ont “inventé le réchauffement”, non comme fait mais comme élément d'un discours catastrophiste, en gros, ils sont tenant de l'idée du “complot réchauffiste”. Croire à cette hypothèse en tant que fait signifie donc, à la fois être convaincu qu'il y a réchauffement climatique, que la cause principale en est l'activité humaine et que les conséquences de ce réchauffement seront, passé un certain niveau, catastrophiques. Que ceci est de l'ordre du fait et non de la fiction, qu'il s'agit d'une croyance raisonnée et non pas idéologique. Bon. Perso je n'y crois pas. Je suis du genre qui ne croit pas à grand chose, je réserve ça à des notions qui exigent la croyance en elles pour advenir, je crois à la liberté bien que je ne la constate pas et à la démocratie bien que je la suppose irréalisable, je crois à la bipédie malgré son caractère improbable, quelques réticences que j'aie envers elle je crois en ma société et lui accorde ma confiance, je crois en la possibilité de rouler sur un bicycle et même sur un monocycle. Certaines choses n'adviennent que si on y croit – raison pourquoi je ne crois pas en quelque dieu que ce soit, soit il y a un dieu ou une déesses ou des dieux et qu'on y croie ou non ne change rien, soit il n'y en a pas et y croire ne les fera pas advenir parce que, contrairement à la bipédie et à la démocratie, faire advenir quelque chose qui s'en approche est hors des moyens humains.
Donc, le réchauffement climatique à cause humaine. Disons que c'est un fait, ce qui soit dit en passant me semble assez probable, en ce cas ce n'est pas une affaire de croyance, disons que ce n'en est pas un, en ce cas y croire, ni ne fera advenir la chose ni son contraire, la fin ou la réduction du réchauffement par changement des comportements humains qui en seraient cause. Remarquez, même si c'est un fait, à court et moyen terme le changement de comportement des humains n'aura aucune conséquence notable, pour des raisons de persistance de la cause directe du réchauffement, la présence de gaz dits à effet de serre dans l'air, il faudra un temps assez long pour que leur réduction soit significative, entretemps, et bien s'il y a réchauffement climatique de ce fait, à court terme il continuera de progresser, à moyen terme sa progression sera décroissante puis nulle, et ce n'est qu'à long terme qu'on peut espérer un refroidissement climatique. Remarquez aussi que ça n'induit pas de ne pas devoir changer nos comportements, si on part du principe que si le résultat d'une action advient après un certain temps ou un temps certain avec l'incertitude d'obtenir ce vraiment qu'on vise, on arrête de faire beaucoup de choses, comme faire pousser du blé ou du colza, et ne parlons pas des chênes... Reste un autre point : que le réchauffement climatique soit un fait ou non, que sa cause anthropique soit un fait ou non, peu importe, importe le concept même, qui a une grande vertu pédagogique, faire comprendre d'une manière simple et indubitable que quand on a une action quelconque dans le cadre de la troposphère ses conséquences ne se limitent jamais à son environnement proche, et peuvent parfois s'étendre très loin et très fort – le fameux battement d'ailes du papillon brésilien qui provoque un ouragan en Floride. Je ne crois pas au réchauffement climatique à cause anthropique car ce n'est pas une affaire de croyance mais je crois à l'utilité sociale de mettre cette hypothèse en avant et d'en discuter.
Étendre les limites du monde permet de réduire l'illusion complotiste, dont le principal instrument est précisément de réduire les limites du monde. Par exemple, une grosse illusion de notre époque est la supposée “réduction des émissions de gaz à effet de serre” que les sociétés de l'Union européenne auraient réalisé. Non que ce soit faux, localement, je ne sais pas trop, à mon avis c'est vrai mais beaucoup moins vrai que ce qu'on en dit, reste que lesdites sociétés n'ont pas réduit et auraient plutôt augmenté leur niveau de consommation d'énergie, et que dans le même temps plusieurs autres sociétés ont augmenté leur niveau de manière assez ou très significative. Comme l'énergie consommée continue d'être produite pour sa plus grande part avec des matières premières qui contribue beaucoup à l'émission de gaz à effet de serre, si une entité politique réduit ses émissions mais non sa consommation, on ne peut en conclure qu'une chose : cette réduction est une illusion.
Est-ce que je l'ai écrit dans cette discussion ? Il me semble que oui : une illusion, c'est soit donner l'impression que quelque chose se passe où rien ne se passe, soit amener les personnes à fixer leur attention où rien ne se passe pour faire quelque chose ailleurs. Souvent, on combine les deux. L'illusion “réduction des émissions de gaz à effet de serre” est assez sommaire et facile à comprendre pour autant qu'on cesse de regarder du côté où rien ne se passe bien que ça en ait l'air pour regarder du côté où les choses se font bien que ça n'en ait pas l'air. Moi, je suis idiot, je me dis que si mon voisin prend du poids tout en m'affirmant qu'il mange de moins en moins faute de ressources, il y a un truc. Non que ce soit strictement impossible mais c'est rare. Si un seul de mes voisins me dit ça, bon, je me dis que c'est peu probable mais possible ; si j'ai vingt voisins et que tous me disent la même chose, là je suis certain qu'il y a un truc, soit ils me mentent, soit ils se mentent. Dans le premier cas ce sont des salauds, dans le second, des cons, dans les deux cas ce sont des personnes néfastes à la société, la règle de base de tout société est la confiance, et on ne peut pas accorder sa confiance à des menteurs, qu'ils se mentent ou qu'ils vous mentent. Au passage, j'ai une maxime concernant les salauds et les cons,
Tout con est un salaud qui s'ignore,
Tout salaud est un con en devenir.
Le con est celui qui vit dans l'illusion, il croit à ce qu'il voit donc ce qu'il ne voit pas il n'y croit pas. La réalité étant plus forte que l'illusion, quand le “voile de l'illusion” se déchire, le con “ne peut pas y croire”, et un con qui ne croit plus ce qu'il voit devient dangereux car il va vouloir déchirer le voile de la réalité en espérant trouver derrière son illusion perdue, et quand on déchire le voile de la réalité ça pose problème.
Le salaud est celui qui crée ou entretient l'illusion. La réalité étant plus forte que l'illusion, quand le “voile de l'illusion” se déchire, le salaud “ne veut pas y croire”. Pour me citer, il n'y a aucun moyen de se protéger de l'illusion autre que de regarder ailleurs que là où ça ne se passe pas, or l'illusionniste regarde là où ça ne se passe pas, pour “vérifier que ça marche” ou un truc du genre, or si “ça marche” c'est ailleurs que là. Le problème du salaud est son manque de confiance – de confiance en les autres, de confiance en la réalité. Il m'arrive de produire des illusions, comme tout le monde, ce texte en est l'exemple. Or, j'ai confiance en la réalité donc je n'éprouve pas le besoin de vérifier si “ça marche” en observant le lieu où elle se produit, j'observe la source ou la cible, selon le cas, en tout cas j'observe un lieu où il se passe quelque chose, dans le cas d'un procédé illusionniste à proprement parler je vérifie si ma machine à illusion est bien réglée et fonctionne comme attendu, dans le cas d'une prestidigitation je regarde plutôt le public, d'abord pour vérifier qu'il regarde bien là où il ne se passe rien, puis pour vérifier l'efficacité de ma manipulation.
Je l'ai dit, ça je m'en souviens, les complotistes, ou salauds, ont une inventivité limitée et de faibles capacités de production, raison pourquoi, d'une part ils ont une préférence pour l'illusion illusionniste plutôt que pour la prestidigitation, de l'autre ils dépendent de tiers pour concevoir et réaliser leurs illusions. C'est pour ça qu'ils regardent au mauvais endroit : comme moi ils ont assez confiance en la réalité, donc ils ne doutent pas que leur machine à illusions va machiner, par contre ils doutent de son effet parce qu'ils ne le comprennent pas vraiment, alors que ce qu'on doit contrôler c'est la machine, qui peut se dérégler. Le salaud est un con qui s'ignore car si quelqu'un dérègle la machine l'illusion se dissipe, et quoi qu'il fasse par après ça sera toujours trop tard.
Pour illustration, la “société de l'information” ou “société connectée”, qui censément met le monde entier à la portée de tous “en temps réel” : c'est une illusion. Bon, ça, tout le monde peut s'en rendre compte même si beaucoup ne s'en rendent pas compte. Le monde est très vaste, pour négligeable soit-il en tant qu'élément de l'univers, incommensurablement plus en tout cas que n'importe quel humain, incommensurablement plus que l'ensemble des machines qui constitue la “société de l'information”, lequel ensemble est lui-même incommensurablement plus vaste que n'importe quel humain, de ce fait ce dont un humain peut disposer réellement est une fraction de l'information diffusée par ce système, qui est elle-même une fraction infime de la représentation des événements qui se sont déroulés depuis l'origine des temps et une fraction négligeable de la représentation des événements qui se produisent en temps réel, ici (biosphère et troposphère) et maintenant. Même en ce considérant que ce qui concerne les seuls humains, nul système au monde, y compris l'ensemble cité, n'a la capacité d'enregistrer et de restituer tous les événements se déroulant, disons, durant une minute, dans le village de 1.500 habitants où je réside à cet instant. Je ne suis même pas persuadé qu'un système puisse produire un instantané de tout ce qui se rapporte aux habitants de ma petite ville. Ce que la “société connectée” met à disposition est donc une toute petite sélection sur ce qui se fait, se dit et se pense dans le monde, et chaque “sociétaire connecté” ne peut accéder qu'à une fraction de cette sélection. Exit l'idée que le monde entier est à la porté de tous et de chacun. Ça, c'est l'illusion secondaire, celle visible. Celle principale est le système lui même, avec ses conséquences. Lesquelles, il faut le dire, sont de plus en plus étudiées et de mieux en mieux explicitées.
Je ne sais pas proprement si elle est invisible, pour mon compte je la trouve très visible mais bon, j'ai l'habitude de ne pas trop regarder là où il ne se passe rien, ce qui me permet de temps à autres de regarder là où il se passe quelque chose en lien avec là où il ne se passe rien. Je ne sais plus si je l'ai écrit ici, il me semble que non, en tous les cas j'ai acquis beaucoup des compétences nécessaires pour comprendre un système de contrôle et de régulation tel que celui-ci – tel que n'importe lequel mais spécialement que celui-ci. Je ne suis spécialiste de rien, j'ai horreur de ça, horreur de l'idée de tout savoir sur presque rien et ne rien savoir sur presque tout, d'où, j'ai opté pour une pratique moyenne, beaucoup savoir sur peu et peu savoir sur beaucoup, la question étant de bien choisir ce sur quoi on en sait beaucoup ou peu. Et aussi, d'avoir du discernement. Ça aide.
Le procédé général permettant d'assurer sa mainmise sur une société on le connaît de longue date, “diviser pour régner” : d'une part, s'arranger pour que la population à contrôler et réguler ne s'harmonise pas, qu'elle forme des groupes séparés qui limitent leurs contacts et développent leur propre, disons, culture, de l'autre, diviser son propre groupe avec un petit nombre de membres qui sont “sur la même longueur d'onde” que leurs correspondants des autres groupes, un premier groupe d'exécutants qui a une fréquence propre aux harmoniques pauvres en partage avec tous les groupes d'exécutants et en déphasage avec la population locale, un second groupe plus nombreux, en léger déphasage avec le premier groupe d'exécutants et avec la population locale. La structure est assez simple à réaliser : le groupe dominant, qui organise fonctionnellement la circulation de la communication, a une intercompréhension complète, celui de l'étage inférieur a une intercompréhension partielle en interne, celle qui lui permet de diffuser les ordres et actions d'exécution venant du premier groupe, et une intercompréhension limitée voire nulle avec la population locale, le groupe d'exécutants de l'étage suivant est presque local, il vient d'un groupe local contigu en déphasage modéré, qui permet une certaine intercompréhension mais avec suffisamment de dissonances pour que ce groupe et celui local se considèrent différents, déphasage accentué par le fait que le groupe d'exécutants de second rang tendront à développer un mode de communication propre qui mélange celui qui leur est propre et celui en partage avec le premier groupe d'exécutants.
Si ma description vous paraît curieuse, c'est alors que vous avez une connaissance imparfaite de l'Histoire : depuis que les sociétés larges existent ça se passe de cette manière. Et ça n'est pas tenable, parce que le but général d'une société est d'agir comme un organisme, donc de s'harmoniser entre membres. On peut expliquer la genèse de cela de bien des manières et voir le phénomène comme aléatoire ou comme volontaire, ça importe peu, le nœud de tout ça est la déficience inhérente à la communication linguistique : les mots n'ont pas de sens, pas de signification déterminée, le “sens des mots” résulte d'un réglage permanent entre les interlocuteurs qui ne cessent de s'interroger les uns les autres sur la signification de ce qu'ils se disent. Tant que les membres d'une société échangent entre eux directement et souvent ils peuvent à-peu-près stabiliser ces significations, s'ils se séparent ou réduisent leurs échanges ils se “dérèglent”, la communication langagière c'est comme la liberté de la presse, elle ne s'use que quand on ne s'en sert pas. En fait elle s'use – la langue, non la liberté de la presse – mais plus on s'en sert plus on la rénove. Elle a beaucoup de rapports avec la musique, pour dire mieux c'est une sorte de musique, elle use des mêmes moyens et des même procédés. Une musique plutôt modale que tonale ou atonale, quoique, l'atonalité sérielle a quelque proximité avec les langues humaines.
Mmm... Je crois que je vais un peu radoter, encore une fois. Me souviens plus trop mais il me semble avoir développé un peu là-dessus dans ce texte, en tout cas je l'ai fait ailleurs, une donnée de base est que tout ce qui se passe dans cet univers se rapporte à l'énergie. Perso, je ne sais pas trop ce que c'est que l'énergie mais du moins je sais ce qu'elle fait. Si j'en ai déjà parlé je m'excuse de reprendre, on peut considérer l'univers comme essentiellement plein – ah oui ! J'en ai parlé mais sans développer trop, univers plein ou univers vide, en disant que les deux hypothèses se valent. Mais elles ne se valent pas, celle de l'univers essentiellement plein a beaucoup plus de pertinence.
L'univers de la parole.
Donc, un univers essentiellement plein. Comme dit, quelque endroit où l'on se trouve, il y a un flux continu d'ondes électromagnétiques, je ne peux pas le prouver parce que nul humain vivant n'a été plus loin que quelques milliers de kilomètres au-delà de la Lune jusque-là pour revenir ici et nous raconter, cela dit le fait que l'on peut, ici (ou en tout cas depuis la banlieue ou dans les faubourgs, donc pas bien loin, dans les limites du système solaire), percevoir des ondes électromagnétiques qui viennent de plusieurs milliards d'années-lumière donne l'indice qu'assez probablement il n'est nul lieu, sinon peut-être les trous noirs, où l'on ne puisse les constater (il doit y en avoir aussi dans les trous noirs mais trop rapides ou lentes pour être observables, puis bon, je ne pense pas que l'intérieur d'un trou noir soit un lieu adéquat pour faire des observations...). Difficile de savoir quelle est la forme exacte de l'univers, un jour je l'ai décrit à-peu-près ainsi : à la base il a une seule dimension, puis il se replie sur lui-même et a deux dimensions, puis se replie de nouveau et a trois dimensions, puis les plans superposés interagissent et créent des accidents qui ajoutent une dimension, que l'on nommera “temps”. Dans cette représentation, l'univers est comme la superposition de plans “énergétiques” dont chaque ligne est contigüe, toutes étant dans la même orientation, ou presque. Ce “presque” est la source des accidents, la rencontre de deux “unités énergétiques” crée une petite différence qui va se propager, arrivé à une certaine quantité de différences se crée une concrétion, qu'on nommera “matière”, et ainsi de suite. Le temps, ce sont les accrocs dans la toile, la perception des différences.
Rengaine : ça importe peu que ma description soit valide, elle décrit à ma manière un fait indubitable, il n'y a pas de différence réelle entre matière et énergie, l'énergie qui interagit avec de l'énergie résulte en de la matière, la matière qui interagit avec de la matière résulte en de l'énergie, l'énergie qui interagit avec de la matière résulte, passé un certain seuil, en de la matière, passé un autre seuil, en de l'énergie. La matière étant rare et l'énergie abondante, il est cohérent de supposer qu'à la base l'univers est énergétique.
Quoiqu'il se passe dans cet univers, si ça se passe et que c'est observable, alors il s'agit d'une interaction qui crée une différence. De ce point de vue, parole ou musique, vision ou audition, sensation ou action sont un même phénomène, une interaction créant une différence. Par ailleurs j'expliquais – à ma manière là aussi – un fait assez évident, toute sensation est analysable comme un toucher, comme une friction ou une percussion en périphérie qui est captée par un senseur en relation avec la face interne de l'enveloppe d'un individu, membrane ou couche de cellules superficielles, ou peau, ou carapace. Aucune idée s'il y a quelque chose d'équivalent pour une cellule procaryote ou eucaryote, à mon avis non, mais du moins il n'y a pas de différence fonctionnelle entre la sensation la plus courante chez un humain et plus largement chez un vertébré, le toucher, et les autres, simplement, l'œil ou l'oreille ou le nez ne retiennent qu'un type particulier de différences alors que le toucher les retient toutes (la lumière ou le son aussi, mais autrement que les organes spécialisés, la lumière comme “chaleur” et le son comme “secousse”). Un son est une différence, la parole comme la musique sont des différences sélectives, des “différences de différences” ou des différences dans les différences.
On le sait depuis quelques lustres déjà, et même quelques décennies, un nouveau-né humain perçoit – et émet – tous les sons possibles qui sont retenus par les diverses langues du monde, on peut dire de cela, comme ça se dit souvent, qu'il est capable d'entendre toutes ces variétés de sons, on peut aussi dire qu'il manque de discernement, la capacité de langue est précisément cette capacité de réduire cette variété, de ne pas discerner les différences non significatives dans une langue donnée, donc de ne discerner que ce qui est porteur de sens. Cas par exemple du son noté “r” en alphabet latin qui, en français, correspond indifféremment aux sons notés [r] et [R] en alphabet phonétique international (API) ; en espagnol dans sa variante castillane, “r” correspond à [r] et “j” à [R] ; en espagnol dans sa variante argentine (et celle chilienne je crois), “j” correspond indifféremment aux sons notés [R] et [ʒ] en API, lequel [ʒ] est noté “j” en français ou portugais. Pour un français, [rota] ou [Rota] sont le même mot, noté “rota” ; pour un espagnol ce sont deux mots différents, notés “rota” et “jota” ; en français, si le second existait [Rota] et [ʒota] seraient deux mots différents, en argentin les deux correspondent à la graphie “jota”. Soit précisé, en castillan le son [ʒ] n'est pas (ou pas consciemment) utilisé, du fait si un Castillan ne connaît pas la variante argentine il risque de ne pas pouvoir interpréter [ʒota], qui ne correspond à rien dans son système phonétique. Soit précisé encore, pour un argentin il y a trois cas, les séquences où le son noté “j” est toujours articulé [ʒ], celles où il est toujours articulé [R], celles où il sera indifféremment articulé [ʒ] ou [R], ce qui peut d'ailleurs permettre de repérer un “faux Argentin” à la manière par exemple où on repère un “faux Marseillais” : quelqu'un qui imite l'accent marseillais sans en être familier tendra à placer des “e” en fin de tous les mots ayant comme dernière consonne un “r”, et dans la prononciation de la moitié nord de la France, qui n'est suivi à l'oral d'aucune voyelle, or si un Marseillais peut articuler le “e” en finale de “barrière”, il le fera rarement pour le mot “heure” et jamais pour un mot dont la fin est habituellement notée “eur” ou “ar” (avec ou sans consonne supplémentaire non articulée, comme dans “hasard”). Quand il s'agit de faire une caricature de l'accent marseillais ça n'a pas d'importance – sinon bien sûr que certaines caricatures sont assez déplaisantes –, si c'est un jeu sérieux où l'on veut, pour quelque raison, se faire vraiment passer pour un Marseillais, ça a de l'importance.
Quoi qu'il en soit, importe ici de comprendre comment fonctionne une langue : quand on entend une personne faire du bruit avec la bouche et que ça ressemble à de la langue, on va se mettre à “échantillonner”, à isoler dans ce flux sonore des séquences correspondant à des unités élémentaires, des “consonnes” et des “voyelles”, puis tenter d'identifier dans cette suite d'unités élémentaires des séquences qui correspondent à des séquences connues, puis tenter de “donner du sens” à cette suite de séquences. Il se peut – il est courant – que l'on doive en cours de décodage segmenter autrement car on ne parvient pas à attribuer un sens à la séquence telle que segmentée. Bref, le sens des mots et des phrases n'émerge pas d'une manière linéaire, il faut entendre toute la mélodie pour pouvoir lui donner du sens, lequel n'est donc pas donné mot après mot, le sens d'une phrase n'est pas l'addition du sens de ses mots, ni le sens d'un discours l'addition du sens de ses phrases. Exemple : si une phrase commence par “le chien”, on peut supposer qu'il s'agira d'un certain animal ; si le mot suivant est “assis” on peut conserver sa supposition ; si la suite est “de ce comble” on doit réévaluer et comprendre non plus “animal domestique en position assise” mais “fenêtre d'une certaine forme incluse dans une pente de toit”. Bien sûr, en général on ne procède pas ainsi, on attend un “signal de fin de séquence” – en français, dans une phrase affirmative ce signal est une inflexion vers le grave d'une ou deux syllabes et si le discours continue, une légère pause avant de poursuivre – puis on donne du sens à toute la séquence. Au passage, la question de la pause en fin de séquence peut donner lieu à des interactions difficiles car sa durée n'est pas la même partout ni pour tous, c'est assez lié au débit et à la mélodie, et un locuteur qui a l'habitude de pauses assez brèves peut estimer que son interlocuteur lui cède la parole alors que pour cet interlocuteur la pause peut être deux ou trois fois plus longue.
La guerre des mots.
Le modèle indiqué pour réaliser l'opération “diviser pour régner” est d'usage ancien. Une société large de type complotiste est positivement l'association de plusieurs sociétés selon plusieurs axes composant plusieurs structures. Cette organisation peut être primaire (établie lors de la constitution de cette société) ou secondaire (mise en place ultérieurement) voire tertiaire (consécutive à la dégradation du système de communication). Un cas connu pour une organisation primaire est celui de l'Empire romain, qui par la suite donna lieu au schéma dit ici tertiaire : lors de son expansion, d'abord sur la fin de la période républicaine puis durant le premier siècle de la période impériale la métropole (en gros, l'Italie) établit d'emblée cette structure hiérarchique dans les provinces : des responsables italiques et des responsables locaux romanisés qui communiquaient en latin “classique” ; une classe de guerriers et d'administrateurs qui disposaient d'un latin beaucoup plus rudimentaire, une langue “technique” adaptée aux besoins de leur fonction ; une sous-classe de guerriers et d'administrateurs qui disposaient du même latin mais qui, le plus souvent, n'avaient pas la maîtrise de l'écrit ; la classe la plus basse ne pratiquant que la langue locale, celle en usage avant l'intégration du territoire dans l'empire, sinon quelques responsables de ce bas niveau possédant un latin encore plus rudimentaire, quelque chose comme un créole ou pidgin.
C'est la version optimiste et optimale, dans les faits ça se passe autrement. Communiquer par la parole est atavique chez les humains, ils ne peuvent s'en empêcher. En outre, les membres des classes intermédiaires sont ambivalents et ont des allégeances diverses, entre autres à leurs supérieurs, à leur classe, à leurs groupes d'affiliation, à leur groupe d'origine. Et bien sûr, certains membres de la société même parmi les plus éminents et dirai-je, en premier parmi les plus éminents, ne sont pas favorables à cet ordre des choses. À quoi s'ajoutent les ennemis de l'extérieur et de l'intérieur, qui souhaitent la fin de la société sans contester nécessairement l'ordre des choses mais en le perturbant par leur projet.
Le centre de l'affaire est la maîtrise de la langue. D'une certaine manière la démocratie est un des noms de la maîtrise des mots : le peuple est toujours le souverain puisque ce qui anime et meut la société est l'ensemble de ses membres, reste à savoir qui la dirige ; le nom du pouvoir dit qui assure de fait sa direction, la démocratie dit que le peuple entier dirige, qu'il assure en son entier la fonction de contrôle et de régulation. Dans une société restreinte c'est la situation normale, chacun connaît chacun, tous peuvent indifféremment en assurer la charge et la fonction circule entre membres. Plus ou moins, certes, mais du moins si un ou plusieurs membres tentent de capter la fonction ça se verra très vite et la sanction tombera tout aussi vite, depuis la “privation des droits”, c'est-à-dire l'impossibilité pour les fautifs d'exercer de nouveau la fonction, jusqu'à la mort. Certaines sociétés élargies sans strictement être larges au sens entendu jusqu'ici ont même trouvé des moyens radicaux pour réduire ce risque, entre autres solutions ses membres en charge de la circulation de la parole et gardiens de la mémoire de la société ont un statut très bas et l'interdiction de prendre des fonctions d'exécution, les “chefs” ont un mandat limité dont la fin signifie la mort ou l'exil, les exécutants les plus éminents ont un mandat très court, l'exercent loin de leurs groupes d'appartenance et à la fin de leur mandat, doivent résider un temps au moins aussi long que celui de leur mandat, loin de leur lieu d'origine et de leur lieu de fonction et dans une fonction subalterne – un exil intérieur, dira-t-on. Le but de ces procédés est bien sûr d'éviter la confusion entre statut et fonction, ce qui conduirait nécessairement à une inégale répartition des ressources de la société, qui ne se ferait plus en fonction des besoins puis des mérites mais en fonction de la position occupée.
Sans dire que ce soit fatal, du moins la pente presque nécessaire d'une société large est l'inégalité, qui sera moindre pour celles à progression interne que pour celles à progression externe : quand on doit compter surtout sur ses propres ressources, l'excédent dégagé, le gain de ressources au-delà du minimum vital, sera lent et limité et la différenciation entre groupes élémentaires relativement modérée ; à l'inverse, une société expansionniste aura un excédent plus important et plus rapide, du moins durant la phase d'expansion, et dès le départ les groupes élémentaires seront assez ou très différenciés puisqu'en majorité d'autre culture que celle de la métropole. Le temps passant la différence formelle entre les deux types de sociétés larges diminuera, celles intensives accentuant les différenciations entre classes et entre groupes élémentaires, celles extensives se confrontant au problème évoqué, les limites du monde, et voyant à la fois la progression des ressources et la différenciation entre classes et entre groupes se réduire. Le problème des sociétés complotistes est celui de ses membres : nul ne choisit la position qu'il y occupe initialement. Quand il n'y a pas confusion entre statut et fonction une société peut fonctionner assez harmonieusement puisque chacun est libre, selon ses moyens, de choisir sa fonction, et tous également contraints d'assurer à certains moments, selon leurs moyens et pour un temps limité, une fonction de contrôle et de régulation ; quand il y a confusion, il n'est pas assuré que chacun soit satisfait de sa position, quelle qu'elle soit, il est même probable que peu le soient et le temps passant de moins en moins le seront.
Harmonie conspirationniste et dissonance complotiste sont dans un bateau...
La guerre des mots, c'est la guerre entre conspiration et complot : conspirer c'est, comme le nom l'indique, “respirer ensemble”, la parole étant un souffle, respirer ensemble c'est aussi “parler d'un même souffle” ; comploter c'est le contraire, chacun son propre souffle donc sa propre parole. Il y a bien de la conspiration dans le complot et du complot dans la conspiration mais à dose réduite : quoi que l'on tente contre cela, passé une certaine extension il devient impossible de réellement harmoniser tous les membres d'une société, car cela ne peut se faire correctement que par un échange direct, mais du moins il est possible de limiter les discordances, précisément par la circulation des membres de la société, par la mobilité à la fois sociale et spatiale. D'ailleurs, dans une société large d'orientation complotiste le groupe de pouvoir est à sa manière conspirationniste, ses membres circulent, changent de position sociale à l'intérieur du groupe et de résidence, se forment en divers lieux et dans divers emplois, ce qui maintient la cohésion du groupe. Puis, par nécessité une société complotiste ne peut éviter que les groupes dominés constituent des conspirations, une société où les membres sont majoritairement statiques et où tous les membres des classes les plus basses le sont ne peut pas progresser. Et bien sûr, pour durer une société complotiste doit régulièrement intégrer des membres d'une classe dans une classe de niveau supérieur et exclure d'une classe assez ou très élevée certains membres ou certains groupes, la compétence n'est pas héréditaire et la proportion de compétents et d'incompétents dans une classe doit rester dans des limites acceptables. On peut en partie expliquer la Révolution française par le fait que le groupe le plus éminent avait trop limité la circulation entre classes et dans sa propre classe – on peut aussi expliquer en partie le passage de la monarchie de structure féodale à la monarchie absolue par une cause similaire. Non qu'il n'y eut pas de circulation entre classes, mais les nouveaux admis dans les classes les plus éminentes l'étaient à titre personnel pour une charge non héréditaire, ce qui ne peut que créer des tensions dans une société où la règle est la confusion entre statut et fonction. en partie seulement, dans une société complotiste les tensions de ce genre sont permanentes mais il faut des circonstances exceptionnelles pour en casser la structure, pour voir réussir une révolution.
Par le fait, il y a donc de la conspiration dans le complot. Je le disais précédemment, tout organisme est à la fois ou alternativement statique et mobile, et le mouvement et la station se déplacent, y circulent, quand on marche il y a toujours des points d'appui et d'équilibre qui sont statiques et assurent la fluidité du mouvement, et c'est la variation de ces points qui permet un déplacement globalement harmonieux – et quand on est immobile, il y a toujours des petits ajustements, des mouvements mineurs, pour assurer la station. Une société est un organisme et en tant que tel doit assurer un minimum de circulation transversale entre ses composantes, ses “organes”, pour se maintenir. Comme c'est aussi une collection d'individus censément égaux, plus cette circulation se réduit, moins ses membres adhèrent au projet de la société, quel qu'il soit. Pour prendre les deux principales formes de totalitarisme du siècle passé, “fasciste” et “marxiste”, la première est d'inspiration complotiste, “réactionnaire”, la seconde d'inspiration conspirationniste, “révolutionnaire”1. Mais ils le sont trop et/ou mal. De l'autre côté, tout ça est surtout apparence – certes, une apparence parfois funeste, mais une apparence. Je veux dire : si une société fonctionne, aussi mal le fasse-t-elle, elle combine conspiration et complot. La question ici est celle de la proportion et de l'opportunité.
Une société disposant de ressources abondantes peut se permettre pendant un temps d'avoir une orientation plus nettement complotiste, “active”, quand les ressources disponibles diminuent elle doit réduire corrélativement son activité, et aussi longtemps que la production excède les besoins élémentaires de ses membres, elle doit épargner, faire des réserves. C'est ici le modèle cyclique, “journée” ou “année” : en période “été” ou “jour” l'activité augmente mais aussi la production de ressources sociales ; en période “automne” ou “soir” on se restaure, on fait des réserves et on met en ordre son espace de vie ; en période “hiver” ou “nuit” on se repose, on ralentit son activité au plus bas et on vit sur ses réserves propres ; en période “printemps” ou “matin”, on se restaure, on mobilise les réserves encore disponibles et on met de nouveau en ordre son espace de vie. Et ainsi de suite. Sinon le fait qu'une société est aussi dépendante des cycles réguliers locaux (journée, lunaison, année, jubilé court – cinq à dix ans –, jubilé long – trente à soixante ans – et d'autres cycles plus longs, c'est probable2). On peut dire que le renforcement complotiste est “pour temps de progression”, celui conspirationniste “pour temps de régression”, les problèmes naissant du contraste : si on économise / égalise quand les ressources augmentent, on crée du ressentiment et in fine de l'inégalité, si on dépense quand les ressources baissent, on crée de l'inégalité et in fine, du ressentiment. Raison pourquoi l'excès de mouvement comme l'excès d'immobilisme se terminent de manière similaire, à la fin le ressentiment contribue aux inégalités, les inégalités au ressentiment, jusqu'au point de rupture. Sinon que, comme dit plusieurs fois, le conspirationnisme induit plutôt l'implosion, le complotisme, l'explosion. Pour reprendre les deux entités totalitaires les plus notables du siècle passé, Allemagne nazie et plus largement, “Axe” (Allemagne étendue, Italie et Japon pour les principaux États) et URSS, même si son activité internationale ne fut pas nulle, pour l'essentiel l'URSS eut une progression intensive, tournée vers elle-même et sur ses ressources propres, alors que l'Axe eut une progression extensive. Étrangement, ou pas si étrangement, le projet public de ces entités était presque inverse à leur réalité, en théorie l'URSS avait un projet universel, “internationaliste”, alors que les puissances de l'Axe étaient censées progresser par leur puissance propre, intensivement, même si dans leurs projets il y avait une volonté expansionniste, mais limitée. Le problème initial de chaque entité correspond à la solution formelle : l'Allemagne et les autres puissances de l'Axe sont dans une situation où, après une phase de progression interne assez ou très puissante, elles se retrouvent dans une situation catastrophique, une régression brusque et brutale. La solution proposée est donc le “redressement”, quelque chose comme “mobiliser nos forces pour retrouver notre puissance”. Problème, quand on n'a plus les ressources de la puissance, et bien il faut les trouver ailleurs. À l'inverse, la Russie de la fin de l'Empire tsariste est en pleine anomie par insuffisance de mouvement, subjectivement elle est “épuisée et sans ressources”, et une solution expansionniste (aller trouver ses ressources ailleurs) apparut valide ; or, une fois au pouvoir les pseudo-bolcheviks (les véritables bolcheviks furent éliminés, exilés ou exclus des instances assez vite après la révolution de 1917 et encore plus radicalement après 1921) se rendirent compte, d'une part que les voisins les plus intéressants n'étaient pas vraiment susceptibles d'annexion, de l'autre que ce qui avait manqué précédemment n'était pas les ressources mais un système efficace de contrôle et de régulation. Ne parlons pas des méthodes mais de la visée : au cours des deux décennies qui suivirent la révolution de 1917 le pouvoir fit essentiellement de la “gestion de population”, le but général étant censément d'établir l'égalité entre membres de la société. Certes, viser à l'égalité en traitant inégalement les personnes n'est pas très pertinent mais l'intérêt ici est de constater qu'il s'agit bien d'un projet intensif, tourné vers soi.
Pour une société déséquilibrée, les deux “solutions” toujours inefficaces sont, plus du même et plus du contraire. La seule solution qui, peut-être, se révélera efficace, est moins du même et ce qu'il faut du contraire, ce qui se fera par la première proposition : si on fait moins du même, par contraste le contraire augmentera de lui-même en proportion sans que l'on ait à forcer son niveau. Il se peut que ce niveau augmente mais ce n'est pas nécessaire et souvent, non souhaitable. Le principe est simple : tout déséquilibre a pour cause une proportion de ressources dévolues à l'organe de communication trop importante relativement aux ressources de la société, que cet organe vise à augmenter les ressources ou à égaliser leur répartition ; de ce fait, toute “augmentation” a comme premier effet, au mieux de ne pas réduire, souvent d'augmenter la part de l'organe de pouvoir sans que cela s'accompagne d'une augmentation suffisante des ressources. La logique est donc de réduire l'activité de l'organe de communication global et de faire de la dévolution, de la subsidiarité, la tâche essentielle de l'organe de pouvoir étant alors de s'occuper de la péréquation. Par exemple, en France et en 2018, la bonne idée serait de réduire drastiquement les dépenses militaires, pour faire de l'armée non plus un organe de conquête mais un organe de défense, de réduire le nombre de fonctionnaires des administrations centrales et de réduire les plus hauts revenus dans la fonction publique, de ne plus financer les structures de formation des “élites” avec l'argent public, de ne plus financer, dans l'ensemble, les structures accomplissant une tâche de service public sans réaliser toutes leurs obligations, bref, de réduire les coûts indus finançant les structures d'efficacité limitée, d'autant quand ces coûts sont très élevés.
J'ai un exemple de coût indu particulièrement net : la police nationale. Si une entité politique de rang secondaire ou tertiaire ou quaternaire estime avoir besoin d'agents de la force publique c'est à elle d'en fixer le nombre et la répartition. Les deux seuls structures qui doivent être gérées au niveau global sont la police judiciaire et l'organe de contrôle et de régulation de la force publique, la “police des polices”, qui par nécessité ne doivent pas dépendre des structures d'exécution ou de leurs mandataires. Quand on centralise une fonction qui par nécessité est décentralisée, on augmente son coût de gestion sans augmenter en rien son efficacité et en réduisant la pertinence de sa répartition. En outre, on réduit de fait la qualité de son contrôle, la fameuse “police des polices” est exercée par des membres du corps qu'elle est censée contrôler, ce qui pose problème : aussi honnêtes seraient-ils, et on peut les supposer tels, ces contrôleurs ont un point de vue convergent avec les contrôlés. Aurait-on idée de confier le contrôle et la régulation de la police par un collège de repris de justice ? Ce qui est vrai d'un côté est vrai de l'autre, on ne peut pas être à la fois juge et partie, on ne peut pas confier le contrôle d'un corps à ce corps même. Au passage il y a un problème similaire pour la justice : le contrôle des juges est laissé à des juges. Et plus largement, presque toutes les administrations font de la régulation interne et sont leurs propres contrôleurs. Pour moi ces structures devraient être au minimum tripartites, une minorité de membres des instances à contrôler, une minorité un peu plus large d'élus, une majorité de personnes tirées au sort, possiblement une autre minorité de représentants de “corps intermédiaires” (syndicats, associations reconnues d'utilité publique...).
L'exemple de la police explique je pense ma proposition, « moins du même et ce qu'il faut du contraire [et] par contraste le contraire augmentera de lui-même en proportion sans que l'on ait à forcer son niveau ». Si on revient à la situation ancienne, d'avant la deuxième guerre mondiale, possible que la police ne sera pas mieux faite demain qu'elle ne l'est aujourd'hui, probable et même, certain qu'elle ne sera pas moins bien faite, probable mais non certain qu'elle sera mieux faite, en tous les cas, en “subsidiarisant” l'essentiel de la police on réduira nécessairement la couche “contrôle et régulation” qui, le temps passant, prend une part toujours plus importante des ressources dévolues à ce corps. Autre dévolution subsidiaire possible, la justice civile de première instance, ce qu'on nommait en son temps les “juges de paix”, qu'on peut nommer aujourd'hui justice de conciliation ou de médiation : pourquoi par exemple encombrer les tribunaux de ce qui ressort de la querelle de voisinage avant d'essayer une médiation et si possible une conciliation ? Ça se fait déjà mais insuffisamment. Ici, il ne n'agirait pas de réduire les coûts, en fait ça les augmenterait un peu, mais de réduire les délais pour le traitement de cas qui, souvent font l'objet in fine d'une médiation plutôt que d'un jugement.
Il se trouve que les sociétés déséquilibrées tendent à ne pas voir les choses ainsi. Du fait que ce qui permet la coordination d'une société est précisément la structure de contrôle et de régulation, quand le groupe qui la compose est inamovible il a une perception faussée de la réalité, ce qui est le cas de tout le monde, mais s'y ajoute une perception faussée de la structure effective de la société, et ça ce n'est pas le cas de tout le monde.
Excursus. La réalité sociale.
Un truc que je veux exprimer depuis un moment mais ça n'entre pas dans les développements de la discussion en cours : quoi que l'on croie d'une société, elle est autre chose. Si je crois donner ici une représentation acceptable et utile du fonctionnement des sociétés que je définis comme larges, je sais que c'est une fiction. Certes, une fiction réaliste mais une fiction tout de même. Tout discours sur la réalité est une réduction de la réalité, donc tout discours sur la réalité sociale est une réduction de cette réalité. Si on le sait, ça va, si on ne le sait pas, les problèmes commencent. Là-dessus, et bien, la réalité sociale est plus puissante que n'importe quelle fiction. L'important pour soi-même est de ne pas trop tenir compte de la représentation que l'on a de sa propre société, de ses propres sociétés puisque dans une société large on participe nécessairement de plusieurs sociétés.
Exemple local, ma réalité immédiate en ce 3 juin 2018, et mon appréciation de l'état de la société dont je participe le plus, la société française. J'ai mon opinion sur l'exécutif du moment, président Macron et gouvernement Philippe, une opinion plutôt dépréciative. Dans le même temps, je sais que je ne sais pas grand chose de la réalité immédiate de cet exécutif, l'opinion que je m'en fais passe au filtre aplatissant de ce qu'on m'en rapporte, de ce que j'entends des membres de cet exécutif, de ce que je constate de leurs projets de loi, de ce que je peux constater très partiellement de l'exécution effective de ces lois, à quoi on peut ajouter la masse non négligeable des commentaires et, comme vous le savez déjà je suppose, de mon point de vue un commentaire masque ce qu'il prétend montrer. J'ai une hypothèse générale concernant les humains, dans leur grande majorité ils agissent selon ce qui leur semble le mieux. Ce qui n'induit pas qu'ils agissent bien ni qu'ils agissent pour le bien. Pour moi, le mieux n'est pas l'ennemi du bien, par contre il faut mettre les choses en ordre : le mieux est un moyen, le bien une fin. Si le mieux est une fin il sera inatteignable. Censément, le bien, qui sera le moment venu un moyen, est hypothétiquement le prochain mieux, le moyen sera ultérieurement en état de viser un bien ultérieur et non prévisible. On peut se tromper sur le bien, on se trompe moins souvent sur le mieux, on se trompe toujours si l'on suppose que le mieux est une fin, ça implique qu'on n'a pas conscience du moyen qu'on emploie en vue de réaliser son projet, quel qu'il soit.
Je vais essayer d'expliciter. Si je reprends le cas du réchauffement climatique et de sa solution supposée, la réduction du niveau d'émission des gaz à effet de serre, en premier du CO2, cette solution est un moyen, la fin étant l'arrêt ou la réduction du réchauffement, quelque chose comme le refroidissement climatique, donc le mieux pour aller vers le bien. Comme dit déjà, je suis dubitatif, possible que l'on atteigne ce bien mais selon ce que j'en comprends, si même on arrêtait toute émission, disons, industrielle de tous gaz à effet de serre (pour info, le CO2 n'est pas le pire), ça n'empêchera pas une hausse moyenne des températures d'au moins 1°C à 2°C dans les deux ou trois décennies à venir, et il faudra au moins un siècle pour revenir au niveau du début de celui-ci. Ici, deux philosophies s'opposent, “Après moi le déluge” contre “En ces jours-là, on ne dira plus : les pères ont mangé des raisins verts, et les dents des enfants en ont été agacées”. Le fait est, peu probable que ni vous (si vous me lisez peu après ce 3 juin 2018, disons, entre maintenant et deux ou trois lustres) ni moi ne constations jamais cette fin, et pour moi, peu de chances que je voies le début de la fin, le moment de maximum du réchauffement. Est-ce que vous souhaitez que les enfants d'aujourd'hui et plus encore ceux de demain aient les dents agacés, ou vous contentez-vous de ce fait rassurant, le déluge viendra après vous ? Pour moi, je souhaite que les dents des enfants ne soient pas, ou pas trop, agacées. De l'autre côté, c'est sûr, sauf catastrophe mais là on n'est jamais à l'abri, le déluge viendra après moi, et je suis incapable de soulever des montagnes. Par contre, je suis capable de semer une graine de moutarde. D'ailleurs, autant que je puis je tente d'en semer.
Considérons maintenant la fameuse réduction des (etc.) comme une fin : de ce point de vue, plusieurs États de l'Union européenne et un ou deux voisins ont en tout ou partie atteint leur objectif de réduction. Voilà, c'est fait et tout le monde est content. Problème, ils ont pour l'essentiel approché, atteint ou dépassé leur objectif en déportant leurs émissions dans des pays tiers. Quand on prend un moyen pour une fin, on perd de vue la fin réelle, qui est ici la réduction globale de ces gaz. Or, les gaz à effet de serre c'est comme les nuages radioactifs, le fait de déplacer loin de chez soi leur source effective (pour les gaz) ou potentielle (pour les nuages) ne déplace rien, Shanghai et Fukushima sont sur la même planète que Tokyo, Paris, Berlin, Moscou et Washington, partagent la même biosphère et la même troposphère, ce qui se produit dans l'atmosphère de Shanghai ou Fukushima aura un effet sur l'atmosphère des autres villes citées, et de tout autre lieu.
J'ai mon opinion sur l'exécutif français de 2018 mais je réserve mon jugement, on ne peut ou plutôt, on ne doit juger de l'action d'une personne physique ou morale que par leur résultat. Je le disais, si une personne abuse de sa fonction pour son propre profit, la sanction doit intervenir le plus tôt possible, pour le reste elle ne se fera qu'à la fin de sa fonction ou, si c'est dans le contrat, à la fin des processus engagés durant son mandat. Par exemple, j'ai entendu plusieurs membres de l'exécutif dire que telle action engagée aura sa fin en 2019, ou en 2020, ou en 2023, ou en 2028, donc il faudra en juger à ces échéances, sauf si entretemps d'autres décisions du même exécutif ou d'un autre interrompent le processus. Cela posé, mon opinion sur cet exécutif est mitigé, tantôt je le suppose en moyenne sincère et honnête, tantôt non – compte non tenu du fait que je suis certain que quelques-uns de ses membres sont assurément des faux-jetons insincères et malhonnêtes mais bon, ça importe peu, quand on vise, tactiquement, à réduire la contestation bruyante et imprécatrice d'un groupe d'opposants d'honnêteté et de sincérité douteuses il est judicieux d'inclure dans son propre groupe quelques-uns de ces opposants, ça réduit le niveau de bruit et d'imprécation, il ne s'agit pas nécessairement de “museler l'opposition”, plutôt, de l'amener à ne pas contester tout au prétexte qu'elle est l'opposition, de se raisonner un brin.
Bon. La réalité sociale. Je ne sais pas quel est le projet réel de cet exécutif, ce que j'ai en mémoire par contre est la séquence où, interrogé sur son “programme”, l'actuel chef de cet exécutif avait benoîtement dit qu'il n'en avait pas. Je vais rechercher ça. En fait il ne le dit pas tel que. Voici ce qui est paru dans le Journal du dimanche du 17/02/2017 :
"La politique, c’est mystique." ... "C’est tout mon combat. C’est une erreur de penser que le programme est le cœur d’une campagne. Les médias passent du commentaire d’un point de détail mineur du programme aux pires polémiques, et ainsi de suite."
Cité tel que publié dans l'hebdomadaire. La séquence a confirmé le propos : à peine paru l'article, tous les médias ont titré sur le fait que “Macron n'a pas de programme” pour s'en offusquer ou chercher ce qu'il y avait derrière. Je le redis, un commentaire sert d'abord à masquer : on prend un détail mineur, ici « C’est une erreur de penser que le programme est le cœur d’une campagne », on modifie le propos en le simplifiant, “Macron dit qu'il n'a pas de programme”, et on glose non sur le propos mais sur la version remaniée de ce propos, bref, on parle de son doigt et non de ce qu'il est censé pointer. Par après, il a expliqué que oui, il avait un programme, celui développé dans son livre Révolution mais ça ce n'est pas un programme ! Un VRAI programme c'est comme ceci :
- Point un. Blabli blabli blabla.
- Point deux. Blabli blabli blabla.
- Point trois. Blabli blabli blabla.
- Point quatre. Blabli blabli blabla.
- [...].
Phase suivante, vous voulez un programme ? Vous aurez un programme. Nous allons consulter les membres de notre mouvement et toutes les propositions qui auront l'approbation de la majorité seront intégrées au programme. Autant dire le programme de la carpe et du lapin.
Ultérieurement, et suite à son élection, Emmanuel Macron a fait une chose curieuse : quand les sondages ont fait apparaître qu'en toute probabilité, lors des élections législatives son mouvement obtiendrait une majorité absolue à l'Assemblée nationale, il s'est mis à faire des déclarations très tranchées et très radicales, et a tenu des propos à la limite de l'insulte à plusieurs de ses interlocuteurs. J'ai eu le sentiment, peut-être faux, que son but était de ne surtout pas obtenir cette majorité. Si c'est le cas, ça n'a pas réussi. C'est l'ensemble de la séquence qui me fait penser cela : une fois posé que le programme n'est pas au cœur de la campagne, une fois posé que si on veut connaître son programme il faut lire son livre, publié en début de campagne, une fois lancée une procédure de composition d'un programme qui indique en creux “ce programme est un ramassis de tout et de n'importe quoi”, on se trouve avec un gros problème : les futurs élus de son propre mouvement politique ont décidé de se présenter sur la base de ce programme bidon, et voudront le voir réaliser. Et comme il aura la majorité absolue, d'une part il sera difficile de convaincre ces élus de laisser tomber ce programme, de l'autre les membres des autres partis, à l'aise relativement aux mesures qu'ils avaient inscrites dans leur propre programme qui passeront de toute manière, pourront tout contester sans risque, et figurer “l'opposition qui ne lâche rien”. Raison pourquoi, selon moi, il a attiré dans son gouvernement des rats3 tout juste tombés des navires en perdition PS et “Les Républicains”, pour sinon empêcher, du moins réduire le bruit parasite des vaines protestations.
Mon hypothèse est que Macron et ses principaux soutiens de l'exécutif sont réalistes et en tant que tels savent que la réalité est toujours plus forte que la fiction. La réalité de ce temps est qu'on est au bord du précipice. Que ce soit vrai ou non – que nous soyons au bord du précipice et que Macron et Cie soient réalistes – importe peu, son ouvrage et sa campagne étaient axés sur quelque chose comme “que chacun soit libre et ce de fait, responsable”, ce qui me semble de bon sens. Je ne sais pas si nous (l'espèce humaine ou au moins l'humanité telle qu'organisée en ce moment) sommes au bord du précipice, par contre je sais que beaucoup de mes contemporains, selon moi une majorité, le croit. Soit Macron était sincère dans son livre-programme et durant sa campagne, en ce cas il est bien emmerdé avec un programme qui n'est pas le sien et qui de toute manière est irréalisable – mais c'est le cas de tous les programmes –, soit il ne l'était pas et sa politique actuelle est, disons, sincère, il fait ce qu'il voulait faire, dans l'un ou l'autre cas ça ne change rien : quand une majorité de la population (ici celle française seulement) pense qu'on est au bord du précipice et que l'exécutif mène une politique du genre “encore un pas en avant”, c'est clair, la population devrait paniquer car un pas en avant ce n'est plus le bord du précipice, c'est le précipice. Si j'avais idée de provoquer une révolution, à la position de l'exécutif et dans ce contexte je crois que je ferais quelque chose de ce genre. Un geste réaliste pour réveiller les gens.
Fin de l'excursus.
Quand la Conspiration et le Complot sont dans un bateau, en cas de mauvais temps ils doivent se déplacer et manœuvrer avec prudence en vue de le maintenir à flot. Si la Conspiration pose son cul sur un banc et attend que ça se tasse, ce n'est pas une bonne idée. Si le Complot se met à courir dans tous les sens avec l'idée de tout faire partout et en même temps, ça n'est pas une bonne idée. Si l'un ou l'autre tombe à l'eau, c'est très mauvais plan. En cas de tempête, pas sûr qu'en manœuvrant posément et en coordination ça évite le naufrage mais du moins ça reste la meilleure manière d'y parvenir, toutes les autres solutions n'ont aucune efficacité et si le bateau s'en sort ce ne sera pas un hasard raisonné mais un hasard pur. Pour reprendre de nouveau et brièvement le réchauffement climatique, le moyen proposé pour en un premier temps ne plus le faire progresser, en un second temps et à long terme le réduire, n'est peut-être pas une solution et en tous les cas, ce sera donc à long terme. Cela dit, un moyen est une fin, si la fin ultime est le refroidissement la fin immédiate est de cesser d'en faire toujours plus et de réduire de beaucoup notre empreinte écologique. Possible que ça n'ait pas d'effet notable même à horizon de deux ou trois décennies sur le réchauffement, certain que ça en aura très vite sur tous les autres problèmes que produit une société qui augmente sans fin son empreinte écologique.
Guerre des mots et mots de la guerre.
J'aime bien jouer avec les mots, comme ils n'ont pas de sens précis on peut leur faire dire ce qu'on veut, le tout est d'avoir de l'esprit, pas beaucoup mais juste ce qu'il faut et tourné d'une certaine manière. Par exemple, vous connaissez cette expression, “économie de guerre” ? J'imagine que oui. Il y a quelque temps déjà je l'ai lu, et donc compris, d'une autre manière, que je ne crois pas avoir développée et pourtant... L'autre lecture, c'est “économie de guère” : on fait avec ce qu'on a et on a peu...
Jouer avec les mots permet de donner du volume à ses pensées, si on pense comme on parle ou comme on écrit, au mieux c'est plat, au pire c'est linéaire, deux ou une dimensions. Penser en trois ou quatre dimensions c'est ce qu'on fait avant de “traduire” en communication de type langage, où il y a nécessairement une réduction, au mieux on perd une dimension, assez souvent on en perd deux ou trois. L'écart entre “économie de guère” et “économie de guerre” m'a permis, donc de penser en trois dimensions, j'ai l'habitude – acquise – de convertir le langage en deux dimensions, en plans, alors qu'on le reçoit et l'émet en deux dimensions, un son ou une lettre après l'autre – soit dit en passant, les écritures idéographiques ont un intérêt net sur ce plan puisque d'une part elles sont bidimensionnelles, de l'autre et sauf celles qui alternent les signes pictographiques et ceux qui expriment des sons, quelle que soit la langue que l'on parle, on peut lire un texte idéographique dans cette langue, je veux dire, transposer directement le signe en son quel que soit ce son, p. ex. l'idéogramme qui signifie “cheval” peut être énoncé directement “cheval” ou “paard” ou “horse” ou “caballo” ou autre son associé à ce concept dans n'importe quelle langue. Le problème est bien sûr le nombre de signes : une réalité, un idéogramme. La réalité étant infinie...
Donc, l'économie de guère ou du guère. Ce qui m'a conduit à cette question, est-ce la guerre qui produit l'économie du guère, ou le guère économique qui conduit à la guerre ? Bon, le guère... Mais quel guère ? L'économie du guère a son équivalent, une expression figée, l'économie de la rareté, qui désigne deux réalités : un type de gestion de l'espace social qui se pratique dans des territoires pauvres en ressources, et une gestion des ressources qui “organise la rareté”. Ce qui m'a fait revenir à la précédente réflexion, en estimant que les deux choses sont vraies mais qu'en même temps elles n'en forment qu'une : une société qui commence à manquer de ressources sera tentée de se lancer dans une guerre pour en un premier temps légitimer une “économie du guère”, censée être nécessitée par la situation de guerre et pour, en un second temps, se procurer des ressources nouvelles. Non que ça réussisse toujours mais du moins, autant que je sache un fauteur de guerre se lance avec l'idée que cette action réussira. Une guerre d'agression part d'une hypothèse optimiste, la victoire. De l'autre côté une guerre d'agression partant d'une entité qui dispose de ressources excédentaires va très souvent les épuiser rapidement et, assez souvent encore, les territoires conquis ne seront pas très coopératifs, d'où la mise en place nécessaire d'une économie du guère. Et bien sûr, il y a le cas d'une guerre d'agression qui échoue. Si c'est rapide, d'un sens c'est moindre mal, sauf si l'agresseur partait de pas grand chose – de guère –, et là ça n'arrangera rien. Si c'est long, viendra nécessairement le moment où il faudra gérer le guère.
J'aime bien les description assez abstraite, c'est joli, ça donne un aspect logique à son discours. J'aime encore mieux le concret : la première guerre mondiale met aux prises des États solides et loin de la pénurie – enfin, solides, pour l'Autriche-Hongrie c'est pas sûr, ni pour la Russie et l'Empire ottoman qui entrent aussi dans le conflit. Par contre ces États ont quelques problèmes question ressources mais, exception faite de l'Empire ottoman, même si ça n'est pas si clair pour lui aussi, de faux problèmes, et sont dans l'économie de la rareté au second sens. En gros on est, au tournant des XIX° et XX° siècles, dans une situation assez proche de celle actuelle mais en plus restreint : les pays qui vont participer au conflit sont dans une situation où ils produisent de l'excédent mais où l'inégale répartition de ces ressources instaure une pénurie artificielle : une frange étroite de la population se compose de rentiers et de capitaines d'industrie qui monopolisent l'essentiel des ressources et d'une frange plus large de “classes moyennes” qui sans être pour la plupart très riche est du moins assez loin de la pauvreté, une frange encore plus large de “ni riches ni pauvres”, toujours en espoir d'entrer dans les classes moyennes, toujours en menace de pauvreté, et une dernière frange, majoritaire, qui navigue entre pauvreté et misère. Tout ça est le résultat d'un long siècle, presque un siècle et demi de lutte plus ou moins ouverte selon les moments entre trois tendances – vous savez déjà lesquelles.
Clairement, la première guerre mondiale est une sorte de tentative de résolution de cette opposition. Certes elle oppose des États entre eux mais la crise réelle est interne à chacun des principaux belligérants. Certains postulent, et postulaient dès cette époque, qu'il y eut des complots internationaux à l'origine de cette guerre, des vrais complots, vous savez, les futurs ou actuels Maîtres du Monde qui se réunissent en conclave secret pour... Et bien pour pas mal de choses, selon l'orientation politique, philosophique, idéologique ou théologique de qui produit sa petite hypothèse, ou de son type de névrose ou psychose. Sans compter les comploteurs qui, et bien, complotent, et pour lesquels produire une hypothèse du complot ou même plusieurs fait partie de leur stratégie. Sans dire que ce ne soit jamais le cas, je n'ai pas la Science Infuse donc je ne peux pas certifier que ça n'arrive jamais, du moins il est peu vraisemblable qu'une guerre de ce genre soit le fruit d'un complot stricto sensu, le processus est à la fois plus simple et plus complexe. Comme dit l'autre, il n'y a pas loin du Capitole à la roche Tarpéienne et une société qui donne l'impression d'être à son plus haut à de bonnes chances de se retrouver assez vite sur la pente descendante ou d'exploser. En 1885, date déjà citée, il semble que les nations européennes sont parvenues à un certain équilibre. Les presque trois décennies qui suivent, et déjà les dix ou douze précédentes, sauf quelques incidents de frontière et quelques tentatives avortées de révolutions, c'est calme. Du moins dans les métropoles. Certes plusieurs de ces pays connaissent des troubles “terroristes” (à l'époque, anarchistes ou monarchistes, même si on ne retient que les premiers, disons, le duo classique des extrêmes révolutionnaires et extrêmes réactionnaires), d'autres ayant quelques difficultés à établir un régime stable ou donnant des signes nets d'affaiblissement, mais dans l'ensemble “tout est pour le mieux”. Un mieux du genre réduction des émissions de gaz à effet de serre : quand il y a trop de problèmes on les exporte dans les colonies – et si besoin on y exporte les populations les plus problématiques, qu'elles le veuillent ou non.
On peut considérer la première guerre mondiale comme une vaste guerre civile en vue d'éviter des guerres civiles plus locales – ce qui ne réussit pas à toutes les parties, cas des deux empires orientaux, Russie et Empire ottoman. On peut aussi considérer la deuxième guerre mondiale, à la fois comme la conclusion de cette phase et le début de la suivante – entre la fin de la seconde guerre mondiale et le début de la formalisation de cette entité politique informelle qui deviendra plus tard l'Union européenne il se passe à peine plus de dix ans ce qui, vu le contexte, est remarquablement bref. Encore plus bref si on date le début non pas du Traité de Rome de 1957 mais de la création de la CECA en 1951, qui regroupe déjà les six pays fondateurs de la CEE. Je ne vais pas remonter à l'Empire romain ni même à la période des Grandes Découvertes mais du moins il y a une certaine continuité dans l'Histoire du continent européen (en fait, du sous-continent, le finistère occidental du continent eurasiatique) de la toute fin du XVIII° siècle à aujourd'hui, qu'on peut à-peu-près décrire comme la pénible et chaotique mais inéluctable unification politique de l'Europe centrale et occidentale. De fait, comme mentionné déjà ça correspond en gros au territoire de l'Empire romain d'occident et de fait, il y a bien une sorte de continuité historique, culturelle et idéologique entre l'Union européenne et cet empire mais ça n'est pas cet empire revenu des morts, c'est quelque chose comme la réalisation d'un rêve ancien, donc autre chose, car les rêves ne deviennent jamais réalité. Cela dit, ça y ressemble beaucoup tout en étant très différent.
On peut aussi remonter plus loin encore : la toute première unification certaine de cette partie du continent remonte à quelque chose comme six ou sept mille ans, mais cette fois-là de manière très informelle et disparate. On peut appeler ça la créolisation indo-européenne.
Le mythe indo-européen expliqué aux adultes – et aussi aux enfants.
Je ne suis pas exclusiviste, sans dire que j'ai un style plaisant ni clair et un vocabulaire spécialement simple, je me suppose accessible à la lecture pour d'assez jeunes humains. Bon, je ne vais pas expliquer grand chose, ou peut-être si, on verra. Déjà, les Indo-européens ça n'a jamais existé, c'est une invention complète dont les prémisses remontent au XVII° siècle pour l'essentiel, même si dès la toute fin du XV° et au cours du XVI° siècle on trouve déjà des textes qui pourraient constituer les linéaments du mythe. Pour le principe je le tire de ma tête et des informations diverses glanées un peu partout, pour les éléments plus précis je les tire de l'ouvrage – le gros ouvrage – de Jean-Paul Demoule Mais où sont passés les Indo-Européens ?, non tant de ses thèses, fort intéressantes cela dit, mais des éléments factuels formant une part majeure de son livre, notamment en ce qui concerne l'élaboration du mythe au XIX° siècle, qu'on peut nommer bien plus que le suivant le “siècle idéologique” car c'est en ce siècle que se construisirent tous les mythes nationaux, ainsi que les principales idéologies politiques qui formèrent le cadre conceptuel des idéologies du XX° siècle, mais qui plongent elles aussi leurs racines dans les quatre ou cinq siècles précédents – c'est ainsi, rien ne naît de rien mais aussi, les enfants ne sont pas les parents.
En tout premier, une chose notable : le stock de mots communs aux langues dites indo-européennes est assez bas, environ quatre cent qui en outre ne se retrouvent pas dans toutes ces langues. Si on considère le stock de mots communs aux langues dites chamito-sémitiques et indo-européennes il est incommensurablement plus important. Un chercheur du XXIX° aurait quelques difficultés, s'il s'attache au vocabulaire, à déterminer deux ensembles – il aurait d'ailleurs autant sinon plus de mal à distinguer les langues dites finno-ougriennes et turco-mongoles de celles dites chamito-sémitiques et indo-européennes, et même s'il s'intéresse aux aspects morpho-syntaxiques elles sont tout aussi convergentes. Pour le dire clairement, sans méconnaître les singularités de ces divers ensembles ils n'ont pas une telle divergence entre ensembles ni toujours une telle convergence dans ces groupes qu'on puisse aussi aisément en faire des familles nettement séparées. Mais ça n'est pas proprement mon sujet, on dira que oui, les langues dites indo-européennes constituent une famille qui se distingue des autres familles, et convergent entre elles. Mais, les Indo-européens en tant que peuple unifié parlant une langue qu'ils ont disséminée partout de l'Inde à la Scandinavie et à l'Espagne ? Ouais... Invraisemblable. Toute l'Histoire des migrations humaines nous dit que cette hypothèse est totalement invraisemblable.
Le vraisemblable ? Des populations qui “se contaminent”, quelques tribus plus ou moins nombreuses et entreprenantes qui se disséminent et élaborent un sabir ou une lingua franca ou un pidgin, qui leurs permettent une intercompréhension et qui en revanche est incomprise des populations locales, et le truc classique, le groupe en question, en coordination avec des “élites” locales, impose sa domination et établit un système de contrôle et de régulation, le temps passant il y a fusion progressive, invention d'entités secondaires qui se séparent et qui parfois s'opposent, localement se créent des créoles qui se stabilisent, se complexifient et deviennent des langues nouvelles. Ultérieurement, on aura ce schéma à partir d'ensembles plus ou moins unifiés (peuples italiques, cités grecques) qui inventent un nouveau sabir (latin vulgaire, koinè), une langue des élites (latin et grec classiques) et que presque personne ne parle mais qui sert pour l'écriture et dans des contextes formels (politiques ou religieux), qui donnent naissance à de nouveaux créoles qui... Pour le redire, à la chute de l'Empire romain presque personne ne parle latin sur son territoire, sinon dans la région métropolitaine, du moins le latin moyen, plus relâché que celui classique, plus strict que le latin vulgaire – langue du peuple, langue des “classes moyennes”, langue des élites. Je ne connais pas personnellement nos élites les plus éminentes, par contre j'en ai entendu plus d'une parler dans un contexte relâché, et nos élites parlent “comme tout le monde”, disons, comme des “classe moyenne supérieure”, et non comme des élites. La langue des élites est un code d'identification et un instrument de contrôle, seul un membre des élites la maîtrise, et en tant qu'instrument de contrôle ça permet de “parler pour ne rien dire” mais doctement. Pas exactement la langue de bois mais quelque chose de comparable.
Retour à la guerre des mots.
Les mots sont des armes. La guerre est la continuation du dialogue par d'autres moyens, et aussi par les mêmes, on fait la guerre autant ou plus par les mots que par les armes. Considérez la “guerre contre le terrorisme” : depuis que celle-ci a été proclamée plusieurs guerres ont eu lieu mais aucune ou presque contre le terrorisme. Aucune en fait car le terrorisme n'existe pas, sinon comme mot. Enfin si, ça existe. Enfin non... Ah oui ! j'avais oublié une de mes sentences préférées : tout ce dont on a dit que ça existe, existe. Le jour où quelqu'un inventa le mot de terrorisme, que le fait ait existé ou non auparavant, le nommer lui a donné existence. D'ailleurs ça marche dans l'autre sens, ce qui n'a pas de nom n'existe pas. Et aussi, si quelqu'un dit de quelque chose “ça n'est pas possible”, pour lui et pour toute personne qui accepte sa sentence, cette chose n'est pas possible.
Il faut s'entendre : je ne prétends pas que les actions (ou non actions) labellisées “terrorisme” n'existent pas – enfin, pour les non actions ça se discute, à proprement parler elles n'existent mais si une “autorité” affirme que telle personne avait une “intention terroriste”, ça existe même si ça n'a jamais eu lieu –, je suis certain qu'un jour de janvier 2015 plusieurs personnes sont mortes assassinées dans les locaux de Charlie-Hebdo mais je ne suis pas certain que cette action, qu'on peut qualifier de terroriste, ait été commise par des personnes qualifiables de terroristes. Le terrorisme comme procédé existe, comme réalité contre laquelle on puisse mener une guerre, c'est douteux. À la limite, on pourrait imaginer une “guerre contre les terroristes”, et d'ailleurs ça se pratique, mais c'est douteux aussi car le terroriste c'est le gars de l'appartement d'à côté, de l'immeuble en face, de la deuxième rue à droite, c'est n'importe qui n'importe où : presque toutes les personnes qui ont commis des actes qualifiés de terroristes en France et depuis 2014 sont des résidents français et pour leur majorité des citoyens français. Sauf les tous premiers, presque toutes ces actions ont été réalisées avec des instruments ordinaires, couteaux de cuisine, camions, voitures, ou sans arme, à mains nues. On pourrait espérer au moins qu'un terroriste ça a une gueule de terroriste, genre basané ou noir, mais non, un certain nombre de ces “terroristes” étaient des Benoît ou des Bertrand, des Martin ou des Moreau. Conclusion, mener une guerre contre le terrorisme c'est mener un guerre contre tous et partout – on a vu ça récemment du côté d'Israël, où même les fillettes de deux mois sont des sortes de terroristes qu'il faut abattre à vue. Quand on se met à réfléchir en termes de “Nous et Eux”, disais-je, le temps passant le nombre des “Nous” ne cesse de diminuer et celui des “Eux” ne cesse d'augmenter – jusqu'à la guerre contre le terrorisme, ou chacun est un “Eux” en puissance.
Les mots sont des armes. Des armes de division massive. En premier, inculquer, expliquer, démontrer qu'il y a des “Nous” et des “Eux”, et quand c'est bien appris et bien compris, quand nécessaire trouver et désigner des “Eux” suffisamment identifiables pour que les “Nous” que l'on veut atteindre puissent faire la différence entre les “Eux” et les “Nous”. Si les “Nous” visés réfléchissaient un moment (et je sais que certains le font) il comprendraient ceci : lors du massacre de Charlie-Hebdo, des publicistes de chez nous ont été tués par des assassins de chez nous avec des armes de chez nous, qui à leur tour ont été tués par des policiers ou des gendarmes de chez nous. C'est ainsi, les eux sont des nous.
Le con ne croit que ce qu'il voit, le salaud ne voit que ce qu'il croit. Tout le monde est à la fois con et salaud, les “moyens” font la moyenne et parfois voient sans croire, parfois croient sans voir, souvent ne se posent pas la question et vont leur chemin en prenant les choses comme elles viennent. Un moyen croit une chose et la prend pour certaine non parce que vraie mais parce qu'utile, on voit ce qu'on voit, on croit ce qu'on croit, croire est vital, voir est vital, parfois voir et croire vont de paire, parfois non, quand c'est non il vaut mieux voir d'abord, croire ensuite et si besoin, mais en ce cas plutôt croire ce qu'on voit que voir ce qu'on croit, mais parfois s'attacher à ce qu'on croit, quoi qu'on voie. Enfin, le moyen est donc con et salaud mais un peu con et un peu salaud, avec mesure et quand besoin, et de préférence modérément con ou salaud.
On peut dire qu'un salaud “imagine sa vie” tandis qu'un con “fabrique sa vie”. Un salaud, un pur salaud, si du moins ça existe, évite le contact direct avec la réalité, il crée des illusions, autant dire du rien, et vit dedans. Le con évite le contact avec l'imagination, il se fabrique une réalité à sa mesure, autant dire une assez petite réalité au départ, et selon ses capacités l'étend progressivement, ou non – s'il a des capacités très limitées. Bien sûr tout cela n'est pas réel, si on vit alors on est réel ET imaginatif – raison pourquoi, selon ma maxime, tout con est un salaud qui s'ignore et tout salaud un con en devenir : croire qu'on fabrique sa réalité est illusoire, la réalité est la réalité, au mieux peut-on agir un peu sur son petit coin de réalité pour la modifier un peu en sa faveur, si on la modifie plus que nécessaire elle a tendance à revenir assez rudement à son état antérieur, ce qui n'est pas très souhaitable ; croire qu'on peut éviter le contact avec la réalité est illusoire mais ça, le salaud le sait puisqu'il crée des illusion, par contre croire qu'on peut créer du rien est tout aussi illusoire, donc en croyant créer du rien le salaud fabrique tout autant sa réalité que le con, mais ne le sait pas, ou ne veut pas le savoir. Il est assez facile de comprendre pourquoi un con est un salaud qui s'ignore, croyant “fabriquer sa réalité” il ne fabrique rien, tout au plus modifie-t-il un peu son environnement, donc vit lui aussi dans l'illusion. Le salaud est un con en devenir car il vit dans l'illusion, comme un con ; je le disais, le fait de savoir n'immunise pas de la croyance, le salaud sait qu'il vit dans l'illusion mais ne sait pas réellement ce qu'est l'illusion, sur un aspect il est sincère, il a la conviction que l'illusion n'est rien, n'est pas la réalité, or tout ce qui est, est, si une illusion est alors elle est réelle, en quelque manière : disant que ce qu'on voit est, par exemple, l'effet d'un jeu de miroirs, on peut supposer que l'image dans le miroir n'est pas réelle, or elle est tout aussi réelle que l'objet reflété, d'une autre nature mais tout aussi réelle, un “jeu de lumière” ou équivalent donc réelle car la lumière est réelle. Le problème quand on ne croit pas à la réalité de la réalité, il me semble évident : quand on voit une illusion devant soi on se dit que ce n'est pas réel, le plus souvent on fait comme si, pour “faire illusion”, donner à croire qu'on y croit, mais si besoin on sait qu'on peut fuir par là puisqu'il n'y à rien. Or, tous les humains qui ont essayé de traverser le miroir ont échoué, quand on s'y essaie on se fait mal, parfois très mal.
Voir l'homme invisible.
Encore un titre de récit, une nouvelle de science-fiction de Robert Silverberg, j'en parle dans un autre texte, ici le titre me suffit. Un “vrai salaud” est une personne qui se croit capable d'invisibilité. Il ne s'en croit pas réellement bien sûr, il sait que c'est une illusion, mais du moins il se croit capable de “disparaître mystérieusement”. C'est vrai mais ce qui est vrai n'est pas nécessairement réel. Il y a deux méthodes, l'une, illusionniste au sens restreint, facile à “réaliser” mais qui demande beaucoup de préparation et de matériel, ainsi que des complices, l'autre de l'ordre de la prestidigitation, difficile à mettre en œuvre mais qui ne nécessite rien ou presque. La première est classique, un tour illusionniste consiste toujours en une variante de “l'image dans le miroir”, il s'agit de créer un “être de lumière” qui ressemble trait pour trait à une personne réelle. Pour que le tour soit réussi le reflet doit subir une inversion, car un reflet est toujours l'image inversée (miroir) ou doublement inversée (lentille) de la chose représentée. Cette méthode est complexe dans sa mise en place mais rudimentaire comme procédé, la disparition se réalise en masquant ou en éteignant la source lumineuse qui produit le reflet. L'autre méthode repose sur la maîtrise du corps et de la parole, elle a aussi deux variantes principales, l'une s'axe sur le corps, l'autre sur la parole, mais on peut les combiner, comme dans la nouvelle de Silverberg : le héros malheureux de l'histoire est “frappé d'invisibilité”, il porte une marque sur le front et cette marque est une parole ; qui lit cette parole à cet endroit cesse de le voir et oublie même l'avoir vu, l'instant d'avant il était là, l'instant d'après il fait plus que devenir invisible, il n'existe plus, n'a jamais existé.
La marque sur le front qui est une parole, vieille parabole bien sûr, entre autres la Marque de la Bête, qui en ce cas est un nombre, et qui la porte “sort de l'humanité”, en ce cas l'invisibilité frappe le statut et non l'individu, et bien sûr le Golem, là c'est un peu l'inverse, la marque le rend visible, “humain”, son effacement le fait disparaître. Dans la nouvelle l'axe principal est l'invisibilité raciale, c'est lié au contexte, les États-Unis au début des années 1960, et ça concerne l'invisibilité forcée, non volontaire : vu de loin ou de dos un invisible semble humain, vu de près ou de face, “l'illusion se dissipe”, alors même que c'est l'inverse, tant qu'on ne voit pas “le signe” (couleur de peau, de cheveux, forme des yeux, étoile jaune ou ruban rouge au revers, etc.) ce qu'on voit est ce qui paraît, un semblable, dès qu'on la voit on ne voit plus qu'elle, et elle dit “la réalité n'est pas la réalité”, un semblable n'est pas un semblable, d'où découle une logique curieuse, si ce qui paraît n'est pas ce qui paraît, alors ce qui paraît n'est pas – une application défectueuse de la connerie, laquelle incline à ne croire que ce qu'on voit : si on ne voit pas ce qu'on croit alors ce qu'on voit n'existe pas. Les salauds aussi peuvent ne pas voir l'homme invisible mais pour une autre raison, qu'on dira être l'invisibilité fonctionnelle. Si vous n'en êtes pas ni n'avez ou n'avez eu l'occasion d'en fréquenter, les membres des plus hautes classes et qui le sont nativement ne voient pas certaines personnes. Exemple, durant un repas “normal” le service est assuré par la domesticité ; une personne qui n'est pas familière de la chose, et bien, va les voir et se comporter en fonction, s'écarter un peu quand on les sert, remercier, parfois parler à la personne qui officie ; une personne qui est née dans ce système ne la voit pas, ne lui adresse pas la parole et n'adapte pas son comportement si elle est dans son environnement immédiat ; les seuls cas où elle peut s'adresser à sa domesticité sont la passation d'ordres et les interactions fortuites parce que la personne qui officie n'a pas bien anticipé son comportement, mais elle ne s'adresse pas réellement à cette domesticité, c'est plus de l'ordre du commentaire sur une rupture dans le mouvement.
Un moyen peut à l'occasion “se rendre invisible” volontairement mais le plus souvent c'est un comportement de salaud. Quelqu'un de vraiment habile n'a positivement besoin de rien et va simplement se métamorphoser en agissant sur son corps et sa voix, sur son comportement et son discours. Si on est moins habile ou plus fainéant on utilisera des accessoires. Même si je ne les suppose pas nécessairement salauds, au contraire même, les transformistes du genre Fregoli et Arturo Brachetti montrent assez bien comment ça peut fonctionner : on peut en un temps très court modifier complètement son apparence avec peu de changements dans le costume, beaucoup dans l'attitude corporelle et la voix, notamment le débit et l'élocution. L'article de Wikipédia parle pour Brachetti de « six changements de costumes exécutés à la vitesse de la lumière », ce qui prouve que les rédacteurs des articles de cette encyclopédie n'ont pas tous une qualité d'écriture éminente ni une claire idée de la vitesse de déplacement de la lumière, ni non plus idée de l'adéquation d'une image à la chose représentée mais bon, on voit ce qui est suggéré ici, une rapidité très grande, quasi-instantanée. Pour ces artistes il s'agit d'un exploit, presque de sport, un salaud ordinaire – non artiste – aura bien des motifs je suppose mais assez souvent ce sera pour assurer sa sécurité. Disparaître n'est pas innocent, on peut jouer comme nos transformistes, mais quand ce n'est pas un jeu ? Peu importe. Une méthode simple pour disparaître, les réversibles : si vous avez une veste et un couvre-chef réversibles, si en outre vous disposez d'une paire de lunettes, en quelques secondes vous changez de couleur et de visage ; si en plus vous changez d'attitude corporelle vous serez méconnaissable. Un petit conseil de transformiste amateur : même s'il est lui aussi réversible, avec la veste il est plus intéressant, dans l'une des situations, que le col n'apparaisse pas, ça changera de beaucoup son aspect donc le vôtre.
L'invisibilité sans accessoire vous l'aurez observée comme moi, certaines personnes ont cette capacité mystérieuse de “disparaître” en étant toujours présentes. Je connais le principe mais ne puis bien l'expliquer car je n'ai pas ce talent, en gros, on devient une personne de la catégorie que, localement, il est de bon ton de ne pas voir. Parlant des domestiques et des maîtres, on comprendra que l'invisibilité des premiers n'est pas intrinsèque, il y a des codes, entre autres l'attitude corporelle et la mobilité, moindrement le costume, qui donnent le signal “servilité” ; si on donne ce signal dans un contexte où la servilité vous rend invisible, et bien, on sera invisible. Dans presque tout contexte une certaine classe d'individus est invisible, le plus souvent celles dans une fonction très haute ou très basse, et l'identification de ces personnes dépend beaucoup plus de l'attitude corporelle et de la façon de parler que de signes non attachés à la personne, comme le vêtement, raison pourquoi il est si aisé de disparaître en restant présent. Comme on dit, l'habit ne fait pas le moine, ce qui n'est pas vrai toujours et partout mais qui du moins est vrai dans un contexte où on peut interpréter les signes inséparables de la personne, pour mémoire le garçon de café de Sartre : il a en général le costume de son rôle mais même sans lui, par son attitude et sa gestuelle il donnera bien le signal qu'il “est” un garçon de café, alors qu'un acteur qui, non pas joue le garçon de café mais joue à jouer ce rôle donnera quelques indices volontaires ou non qu'il n'en est pas un – cas aussi des imitateurs d'accents qui, pour montrer que ce n'est qu'une imitation ou par maladresse, l'outreront, la montreront fausse. Voir l'homme invisible ou ne pas voir l'homme visible c'est tout un, tout procédé illusoire est réversible et repose sur quelque chose qu'on peut nommer illumination, ce qui est visible est contrasté, ce qui est invisible est trop ou insuffisamment éclairé et les contrastes se perdent.
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