Partie I |
Retour aux complots.
J'ai l'impression d'avoir assez cadré mon propos et vais tenter d'expliciter ce concept de complot et son complémentaire, celui de conspiration. Je vais partir d'un cas concret, celui que je connais le mieux, la France. Relativement à d'autres Français j'ai par circonstance plusieurs avantages, le premier étant d'avoir des ascendants de diverses origines, le second d'avoir des origines purement françaises et en même temps impurement françaises, le troisième d'avoir vu ma société de l'intérieur et de l'extérieur, le quatrième d'avoir vécu dans un territoire qui au départ était français, par la suite ne le fut plus, le cinquième de n'avoir aucune conception a priori de ce qu'est la France, aucune idéologie relative à cette entité politique, le sixième de n'avoir aucune idéologie précise sur ce qu'est et ce que doit être une société, le septième de ne pas confondre ce qui ressort de la croyance et ce qui relève de la réalité vérifiable ou falsifiable et en même temps, comme on dit ces temps-ci, d'accepter que certaines croyances sont réelles car vitales. Enfin, j'ai l'avantage de savoir ce dit au début de ce texte, les mots n'ont pas de sens, ils ne désignent rien de précis et stable pour tous et toujours, raison pourquoi je peux dire ce que sont les complots et quelle est leur manière de se déployer dans une société : ils sont ce que j'en dis ici, et peu m'importe ce qu'on en dit par ailleurs, quand Marine Le Pen ou Christine Ockrent parle de complots elles emploient le même mot mais pour désigner deux réalités différentes, si l'une ou l'autre lit ce texte, l'une ou l'autre pourra à bon droit dire que je ne parle pas de ce qu'elles désignent mais l'une ou l'autre le dira aussi pour l'autre ou l'une, donc peu m'importe, compte non pas le sens des mots mais la validité des propos.
Prenons un cas dans mon actualité, ce vendredi 5 octobre 2018, la discussion en cours de l'Union européenne à propos de la « pêche électrique » : deux députés européens, Yannick Jadot et Younous Omarjee, mettent en cause la commission tripartite (Parlement, Conseil et Commission européens), affirment qu'un lobby défendant les intérêts des pêcheurs électriques a contribué, soutenu par la Commission et certains groupes du Parlement, et le consentement ou le silence des représentants du Conseil, à empêcher l'interdiction de ce mode de pêche, voire à en permettre l'extension. Peu importe de savoir quels sont les faits, cet épisode montre qu'il y a effectivement des groupes d'intérêt divergents dans les institutions de l'UE, chacun animé par ses propres motifs, qui n'ont pas obligatoirement en vue la défense des intérêts de leurs mandants. Chaque partie concernée, celles statutaires, la Commission, le Conseil, le Parlement, celles non statutaires, lobbies et autres officines, plus certaines occultes qui, de loin en loin, émergent à l'occasion d'un scandale, à ses propres intérêts à défendre en tant que groupe et que tenant d'une idéologie ; dans chacune de ces parties s'opposent des groupes, certains idéologiques, d'autres agissant pour un groupe tiers et pour des intérêts privés. Chacun de ces divers groupes agit in fine pour son intérêt propre, qu'ils soit idéologique ou matériel.
Les complots posent un problème simple : chaque groupe agit pour de bonnes raisons et a la conviction d'agir pour le bien. Je ne sais pas si les divers groupes cités dans l'exemple de la « pêche électrique » sont effectifs, pour l'instant je n'en connais que la version des deux députés, qui sont parties à l'affaire et de parti-pris, mais je le supposerai. Une chose est certaine cependant, tous ces acteurs existent et le plus souvent agissent selon la manière dont MM. Jadot et Omarjee le décrivent, la Commission, le Conseil et l'Assemblée ont des processus de décision qui diffèrent, dans le contexte de l'UE ils correspondent, les deux premiers à l'exécutif, le dernier au législatif, formellement la Commission correspond à ce que sont en France les directions centrales des administrations, le Conseil au gouvernement, les groupes d'intérêt (ici les lobbies et officines, considérant que les organosations dites non gouvernementales sont aussi des groupes d'intérêt, en France on y ajouterait les corps intermédiaires tels les syndicats, les chambres consulaires, les ordres1...) aux “représentants de la société civile” et les groupes occultes sont tous ces groupements informels de nature diverse qui se forment durablement ou circonstanciellement dans n'importe quelle société, ils sont occultes non tant parce qu'ils chercheraient le secret et la dissimulation que du fait qu'ils sont informels et que souvent ils sont “inconscients”, leurs membres ne se représentent pas eux-mêmes comme un groupe. Le TLFi définit occulte ainsi :
Qui est caché et mystérieux, en raison de sa nature inconnue ou non dévoilée. Synon[yme]. secret ; anton[yme]. connu, évident, manifeste, patent, visible
Un groupe occulte peut donc l'être pour lui-même. Pour exemple, quand à l'occasion d'un événement tel qu'une élection des personnes s'associent pour tenir un bureau de vote, le temps de cette association elles font partie d'un groupe lui-même intégré à un collectif plus large, sans proprement considérer “faire groupe”, ni le collectif “faire société”. Un groupe, une société occultes sont donc secrets, mais aussi bien pour eux, parfois plus pour eux que pour qui n'en participe pas. Pour autre exemple, quand un sociologue étudie le fonctionnement d'une institution, souvent il constate un comportement de groupe et une structuration de tous ses membres actuels, anciens et futurs en société autonome avec ses codes, ses règles, ses appariements et ses oppositions, ses hiérarchies explicites et implicites, ses coteries, qui pour les participants à cette institution n'apparaissent pas toujours. Autre cas, dans cette affaire de « pêche électrique » j'ai découvert un mot nouveau, “trilogue”, que mon correcteur d'orthographe ne reconnaît pas non plus. Connaissant le français, je détecte la signification de base, une discussion ou un débat entre trois personnes ou parties, mais non son sens, ce que dans la réalité effective il désigne, vers quoi il pointe. Du coup je fais une recherche rapide et découvre que pour un membre des institutions européennes ce mot a un sens précis, “réunion tripartite entre la Commission, le Conseil et l'Assemblée”, cette réunion pouvant être formelle ou informelle. Seules les personnes familières des institutions de l'UE l'utilisent spontanément dans ce sens précis, les autres personnes qui en usent se faisant simplement le relais des propos des précédentes, pour lesquelles le mot ne nécessite pas d'être commenté, expliqué. Appartenir à un groupe, une société, se marque notamment par l'usage d'une langue propre à ce collectif.
Le monde tel qu'on le croit.
Un être vivant a un accès médiat à la réalité effective, un humain une représentation médiate de cet accès. J'explore plus précisément cette question par ailleurs, pour faire bref un être vivant ne se maintient, ne se préserve et perpétue, que parce qu'il a une relation indirecte au reste de l'univers.
Tout être vivant a une structure similaire, un “milieu intérieur”, une surface interne, une surface externe. Les surfaces sont poreuses et filtrantes et permettent une circulation de matière entre extérieur et intérieur selon des critères d'identification précis, les objets qui circulent doivent avoir une composition et une forme spécifiques, et souvent une latéralité (on dit en ce cas une chiralité, l'organisation de la molécule étant tridimensionnelle) particulière. La membrane externe est un “senseur”, celle interne un “capteur”, l'ensemble un “acteur”, la première reçoit des sensations, la seconde les perçoit et les convertit en signaux analysés par des récepteurs internes qui selon le résultat de l'analyse initieront une action adaptée réalisée effectivement par les membranes, cette action étant typiquement de trois ordres, transférer de la matière de l'extérieur ou vers lui, ou modifier la forme de la double membrane, ce qui résultera en un mouvement.
Du fait qu'une société est aussi une entité, un organisme, elle reporte une partie de cette organisation sur l'ensemble de sa collectivité : à un instant donné ou, selon les espèces, de manière statique (cas notamment des insectes sociaux), des membres du collectif assument les fonctions réalisées par les membranes, d'autres n'agissent que dans le cadre de l'espace social, parmi lesquels certains remplissent les fonctions d'analyse et de réponse, ce que je nommais précédemment les fonctions de contrôle et de régulation. En tant que membre d'une société un individu a un accès filtré à la réalité extra-sociale et une limitation dans ses possibilités d'action, le collectif lui offre des avantages en matière de préservation et d'efficience, qui se payent immédiatement en matière d'autonomie et à terme en matière de perpétuation. Au regard des autres formes d'être au monde celles sociales sont de ce point de vue très similaires à celles des organismes : en moyenne chaque cellule a une plus grande chance de vivre une vie optimale et généralement plus longue qu'en étant isolée, toutes y perdent en autonomie, presque toutes y perdent en matière de perpétuation (capacité limitée ou nulle de se reproduire, et selon des règles fixées par l'organisme), le gain en efficience est divers mais valable pour toutes. Par contre, pour les membres des sociétés il y a une très grande différence : leur vie dans le cadre d'une société a peu en commun avec leur vie en dehors.
Que ce soit dans le cadre d'un organisme ou non, une cellule a une vie très monotone et très contrainte. Vu de l'extérieur ça fait une différence, pour la cellule ça ne change pas grand chose. En outre, on ne peut dire que les capacités de discernement d'une cellule soient très élevées. Un organisme, même très sommaire, a un discernement incommensurablement plus élevé que n'importe quelle cellule. Cela dit, sauf pour certaines lignées de vertébrés et quelques rares espèces d'invertébrés ce qui domine chez les animaux est l'inné – pour les principaux autres phylums, qu'on nommera globalement les plantes, ça ne se pose pas proprement en termes d'inné et d'acquis. Sans vouloir trop faire d'hypothèses pour ces espèces, je suppose que les abeilles, voire les fourmis, ont une “vie intérieure” riche et diversifiée mais elles ont en revanche un niveau d'autonomie assez réduit, pour dire le moins, et peu de choix quant à leur trajet de vie, très monotone d'un individu l'autre, même les vertébrés les plus sommaires ont une autonomie bien plus élevée. D'étape en étape, il y eut dans les lignées une réduction toujours plus grande de ce qu'on peut nommer l'inné, qui se paie donc par une autonomie initiale très réduite et un processus d'apprentissages secondaires2 parfois long.
La forme d'être au monde typique des humains, ce doublement en êtres effectif et symbolique, a beaucoup de conséquences dans leurs rapports à la réalité : pour tout humain il y en a deux, l'une substantielle et immédiate, l'autre insubstantielle et différée, distante. Celle substantielle est commune à tous, celle insubstantielle propre à chacun. On peut décrire la réalité insubstantielle comme une extériorisation de ce qu'on peut décrire comme la réalité intérieure. Avec cette limite qu'il n'y a qu'une seule réalité, celle immédiate. Je ne sais plus si j'évoquais la question dans cette discussion, en tout cas il n'y a pas de réelle séparation entre l'individu et le reste de l'univers, à chaque instant il est traversé par des ondes et des particules très véloces qui traversent la matière presque statique et en tout cas assez stable dans sa forme3 dont nous sommes composés. Dès lors, ce que l'on peut nommer le “sentiment de soi” qu'a immédiatement, inconsciemment, médiatement ou consciemment tout être vivant, qui découle d'une perception de soi comme objet globalement fermé, est illusoire, inexact, “non réel”. Tout être vivant est une entité abstraite en ce sens qu'il se perçoit autrement qu'il n'est, mais sans cette perception du “soi” il ne serait pas cette entité réelle que l'on peut constater, qu'il se constate. Objectivement je me sais globalement ouvert et non fini, assez indifférenciable de la partie de l'univers où j'agis, de mon “environnement”, subjectivement il en va autrement.
Le monde tel qu'il est.
Dans beaucoup de textes de ce site, spécialement dans les parties “Truc” (titre, « Élucubrations », sous-titre, « Ce millénaire sera celui de Cléopâtre », slogan,
« Ce le semble – mais le précédent fut-il celui d'Antoine ? ») et “Machin” (titre, « Nouveau !!! », sous-titre, « Oui oui, nouveau, on dira ça... », slogan, « Allez donc savoir ce qui est nouveau, ce qui ne l'est pas... »), je parle de ce en quoi je ne crois pas, et par le fait je ne crois pas en grand chose sinon la réalité, qui me paraît incontestable. Dans cette partie de la discussion en cours je vais tenter autant que possible d'élucider cette réalité, la part de cette réalité qu'il m'arrive de qualifier “la réalité réelle”, ce qui désigne la réalité telle qu'elle existe indépendamment de ce que vous ou moi nous en représentons subjectivement.
Pour exemple considérez ce point, que j'explore plus précisément par ailleurs, le temps comme durée n'est pas un attribut démontrable de la réalité réelle. Il existe un temps qu'on dira physique ou physico-mathématique, et même plusieurs, les deux principaux étant celui de la relativité einsteinienne, ou le temps comme dimension, et celui de la mécanique quantique, ou le temps comme quantité mesurable ou pondérable ou calculable. Le temps comme durée est un effet, une conséquence de nos limites sensibles. Notre perception immédiate nous indique que le soleil se meut le long de la voûte céleste selon un trajectoire à-peu-près régulière mais variable en latitude et en durée, que la lune, elle aussi se mouvant dans le ciel, grossit volume pendant un certain nombre de cycles solaires, diminue un temps équivalent, puis tous les 29 cycles solaires disparaît, enfin, et sauf pour les habitants des zones où la variation en latitude du mouvement du soleil est peu marquée ou au contraire très marquée, qu'on dira l'équateur et les pôles, constatent des cycles plus longs, d'environ 12 cycles lunaires ou 365 cycles solaires, qui comportent eux-mêmes des phases, deux ou quatre selon le lieu, qui sont marqués par deux moments communs à tout contexte, où la durée sensible des périodes diurne et nocturne est la plus divergente, les lieux où il y a quatre phases constatant que ces deux autres phases ont un rapport à deux moments où la durée sensible des périodes diurne et nocturne la plus convergente, moments qu'on pourrait nommer solstices et équinoxes.
D'évidence, vous aurez je suppose reconnu dans cette description la journée et son alternance jour/nuit, la lunaison et son alternance pleine lune/lune noire, l'année et son alternance en saisons, sinon pour la zone équatoriale. Sauf pour les personnes qui proposent de faire des thèses universitaires visant à prouver que la Terre est plate et le soleil un lumignon qui lui tourne autour ou qui soutiennent des projets de ce genre, censément vous ne méconnaissez pas le fait que notre planète est à-peu-près sphérique, qu'elle a un mouvement sur elle-même d'environ 1/29° de lunaison qui induit l'alternance jour/nuit et effectue un parcours sur une orbe elliptique autour du soleil d'environ 365 journées, que les saisons sont la conséquence d'un mouvement de rotation longitudinale apparente de 23° d'angle, en réalité due au fait que la Terre a une inclinaison relative au plan de l'écliptique de 23° environ qui fait que selon sa position relative au soleil cette inclinaison est apparemment nulle ou de l'ordre de 11° à 12° vers l'un des pôles ou vers l'autre. Factuellement, cette manière de décrire les choses est elle aussi dépendante d'une limite de perception, en gros celle qu'on peut nommer newtonienne même si celui-ci eut des prédécesseurs, son principal apport étant de systématiser et de valider ces connaissances, et de développer une théorie assez pertinente dans son contexte sur le phénomène de la gravitation – qui se révèlera par la suite inexacte mais qui, dans un contexte local, celui du “système solaire”, reste assez pertinente.
Désolé d'ennuyer mes possibles lectrices et lecteurs avec des considérations de ce genre, il s'agit pour moi d'illustrer que notre représentation subjective de la réalité ne correspond que très imparfaitement à la réalité objective. Il m'est arrivé de le dire ou de l'écrire, selon les circonstances on peut se contenter d'une conception implicite de l'univers de type ptoléméen ou même antérieur, où la Terre serait plate ou en forme de tortue, flottant sur un océan aquatique ou éthérique, le soleil tournant autour d'elle et “se levant” à l'est et “se couchant” à l'ouest, la Lune grossissant et s'amenuisant et non pas connaissant des moments d'éclairement et d'éclipse, ou d'un modèle galiléen, si on ne souhaite pas s'éloigner du sol à plus que quelques dizaines de kilomètres, ou newtonien si on souhaite voyager dans le cadre du système solaire d'une planète à une autre, par contre si on souhaite mettre en orbite des satellites pour assurer un système mondial de positionnement (un GPS), il est nécessaire de prendre en compte le modèle einsteinien. Dans l'ordinaire des jours, nous nous référons à la représentation pré-copernicienne du mouvement des astres pour guider notre conduite non parce que nous y croyons (bien que pour pas mal d'humains il s'agisse encore, en ce siècle, d'une réalité objective) mais parce que c'est à la fois nécessaire et suffisant ; de même, tout scientifique ou ingénieur du XXI° siècle a une conception relativiste de l'univers mais quand il s'agit de planifier l'envoi d'une fusée vers une planète distante, on utilisera plutôt des calculs valables dans une conception newtonienne, suffisants et nécessaires.
Pour un cas de ce genre l'écart entre notre représentation de la réalité et son effectivité n'a généralement pas de conséquences significatives tant que les individus participant d'une société ont un espace social et des moyens d'action limités. C'est précisément la capacité non négligeable des humains à étendre leur espace social et leurs capacités d'action qui, à terme, se révèle problématique, non pas en soi mais relativement à l'écart entre la réalité effective et la représentation qu'ils en ont. Le temps comme durée, par exemple : comme il s'articule sur les cycles apparents, journées, lunaisons, années solaires et ceux plus courts ou plus longs qui en découlent, nous croyons à la fois à un temps cyclique et à un temps linéaire et répartissons les cycles sur la ligne, chaque journée vécue est “dans le passé”, chaque journée actuelle “dans le présent”, chaque journée à vivre “dans le futur” ; dans cette représentation, ce qui est passé n'intervient pas dans le présent, ce qui est présent n'agit pas sur le futur, le temps est de ce point de vue discontinu et non stochastique. Le fait de savoir objectivement qu'il n'en est pas ainsi, que chaque événement “passé” continue d'agir dans le présent, que chaque événement en cours a une incidence “future”, détermine les évolutions à venir de notre contexte immédiat, spécialement la biosphère interfère assez peu sur notre sentiment subjectif que le passé est passé, l'avenir à venir, et que notre action ici et maintenant rompt avec le passé, n'en est pas la perpétuation, et détermine le futur “toutes choses égales par ailleurs”. Comme remarqué ironiquement dans la partie sur les fins et les moyens, il n'y a pas d'ailleurs, comme remarqué moins ironiquement, tout changement dans le système rend les choses inégales. Ce à quoi j'ajoutais que c'est la raison pourquoi un moyen est toujours sa propre fin : si ce jour je mets en place un processus en vue de réduire mon niveau d'émission de gaz à effets de serre et que pour ce faire j'augmente ici et maintenant mon niveau d'émission, le niveau “passé”, qui est présent (les gaz émis hier sont dans l'atmosphère d'aujourd'hui, sauf la petite fraction qui en sort naturellement), n'en sera pas réduit, celui futur (l'accumulation passée et actuelle plus les émissions futures) en sera augmenté, de ce fait toute hypothèse sur l'évolution des émissions de gaz à effet de serre, reposant sur les pratiques d'hier, est faussée, puisque par mon action même je fais que “les choses ne sont pas égales”.
Cette question des gaz à effet de serre est assez intéressante à explorer. J'en parle dans diverses discussions, de mon point de vue la causalité établie actuellement entre l'évidente augmentation moyenne des températures au cours des environ 160 dernières années et la montée du taux de gaz à effet de serre dans l'atmosphère due à l'activité humaine n'est en revanche pas si évidente, c'est possible et selon moi assez vraisemblable mais on n'a pas suffisamment de données pour l'instant qui permettent de supposer que c'est la cause principale de cette augmentation, à quoi s'ajoute que, comme dit en note 4, parler de réchauffement climatique est inexact, il s'agit d'un changement climatique corrélé et au moins en partie induit par l'augmentation moyenne et persistante des températures qui ne se traduit pas nécessairement partout par un réchauffement climatique et qui en outre aura – et a déjà – bien d'autres conséquences que ce simple réchauffement. Cela dit ça n'a pas vraiment d'importance, car le discours dominant sur le “réchauffement climatique” pointe surtout ce que dit concernant la durée, toute action initiée à un instant quelconque persiste indéfiniment par la modification des équilibres généraux de l'univers local qu'elle induit, toute action initiée aujourd'hui modifie l'état des équilibres généraux qui permet d'anticiper l'évolution de l'univers local, ce que suppose qui agit, mais l'action même invalide ces anticipations puisqu'elle modifie ces équilibres généraux.
En un sens, on peut supposer que “les choses sont égales par ailleurs”, ce qui ne change rien au fait que toute action entreprise en fonction de savoirs sur le passé aura des conséquences imprédictibles puisqu'elle “inégalise”, qu'elle modifie le contexte, que l'égalité ailleurs n'empêche pas l'inégalité ici. Dit autrement, on ne peut pas déduire de l'évolution passée de certains processus dans certains contextes l'évolution d'un processus similaire dans un autre contexte, tout au plus peut-on l'induire sans autre validité que statistique. Bien sûr, pour des processus simples et une anticipation à court ou moyen terme cette validité inductive est souvent très élevée, proche de 1 pour 1, mais plus le processus est complexe ou/et le terme distant, moins cette manière d'anticiper reste valide. On peut même dire que plus on en sait sur un processus social, moins une anticipation statistique inductive sera efficace. Ce que supposent par exemple certains écoles d'économistes, que plus les acteurs sont informés, plus les choix des acteurs seront rationnels et les évolutions économiques prévisibles, va contre le sens. Ce que les mêmes appellent “avantage compétitif” repose sur le fait qu'un acteur détient une information inconnue d'autres acteurs où qu'ils ne peuvent utiliser ou divulguer sans annuler cet avantage. L'économie de type, disons, productiviste ou “de croissance”, ne peut fonctionner que s'il y a disparité d'information entre les acteurs, et cela vaut aussi bien pour ses versions dites libérales ou capitalistes que pour celles dites planifiées, ou même pour les versions extrêmes, “libertariennes” ou “totalitaires”.
Les individus agissent pour divers motifs mais ils le font en général en supposant avoir assez d'informations pertinentes sur le contexte. Non que ce soit nécessairement exact, j'en parlerai plus loin, mais du moins le supposent-ils. Dans une hypothétique société égalitaire où aucun individu n'en trompe aucun autre par maladresse ou par malice, on peut supposer que la “connaissance pure et parfaite” du contexte profite à tous et ne lèse personne. Vous et moi ne vivons pas dans une telle société – ou alors vous êtes mort, ou morte, et vivez “dans un monde meilleur” car, vous et moi le savons, la perfection n'est pas de ce monde, ni la pureté d'ailleurs. Dans une société imparfaite et impure personne n'a de connaissance pure et parfaite de quoi que ce soit et spécialement de la société pour cette raison évidente qu'on ne peut à la fois être acteur et observateur, à la fois dedans et dehors, ce que l'on peut observer se limite à ce que l'on peut percevoir et à la connaissance assurée mais différée d'un segment plus large de la société et de l'univers, ce sur quoi l'on peut agir est ce qui est à notre portée et ce avec quoi on est en lien indirect, médiat, assuré mais différé. La capacité d'anticipation d'un individu est donc directement dépendante de sa connaissance du segment de réalité qui le concerne et de celle de tous les individus auxquels il se relie, de sa capacité d'action et celle de tous les individus auxquels il se relie. D'où moins les individus ont d'informations, moins ils ont de capacité d'anticipation, donc d'appréciation raisonnable des effets à terme plus ou moins distant de leurs actions.
Excursus : Truismes ?
Une des raisons pour lesquelles je n'apprécie pas d'écrire vient de ce que si l'on souhaite explorer la réalité effective au mieux on ne peut manquer d'énoncer beaucoup de ce qui peut apparaître comme des vérités d'évidence. En tout cas, comme rédacteur beaucoup de mes propos me semblent des truismes. Puis je réfléchis et me dis, si ce sont des vérités d'évidence, je ne devrais pas constater que nombre de mes semblables paraissent les ignorer. Ce qui m'amène à considérer une autre vérité d'évidence : ce qu'on sait sans le dire, on ne le sait pas. Comme le dit à juste titre l'adage, « qui ne dit mot consent », se taire c'est, bien plus que de consentir à la parole d'un autre, consentir à renoncer à sa propre parole. Si la parole de l'autre s'accorde à soi, autant se taire, mais comment savoir si c'est le cas ? En parlant, en vérifiant, en se confirmant l'un l'autre notre parole. Il n'y a pas de vérité d'évidence tant qu'on ne la soumet pas à vérification.
Fin de l'excursus.
Cet aparté, rapport au fait qu'à mon point de vue ce qui précède et constitue cette partie intitulée « Le monde tel qu'il est » est de l'ordre du truisme, ce que le titre même de la partie pouvait laisser anticiper : le monde tel qu'il est est tel qu'il est, décrire la réalité revient à décrire l'évidence, puisque de réalité il n'y en a qu'une et la même pour vous et moi. Tiens, vous et moi, venons-y.
Le monde tel qu'il paraît.
Je ne l'ai pas encore dit explicitement dans cette discussion même si plusieurs passage le donnent à savoir : vous n'êtes pas moi et réciproquement. Des fois je blague sur le fait que, lisant mon propre texte, je serai alors le vous dont je dis qu'il n'est pas moi, or le lecteur d'un texte n'est pas son auteur, lisant celui-ci je serai doublement autre : lire et écrire ne sont pas les mêmes opérations, donc me lisant je serai autre qu'en écrivant ; je serai le même individu mais non la même personne car à chaque instant je change, le plus souvent peu, parfois beaucoup, donc je lirai ce texte avec un point de vue différent du mien lors de la rédaction. Sous un aspect un individu est assez stable, je décrivais les êtres vivants comme perméables, indifférenciables de leur milieu, perpétuellement changeants, ce qui est objectivement vrai, subjectivement et même, effectivement faux, sous un autre, celui de la représentation de soi, ils sont changeants, chaque nouvelle expérience modifie peu ou prou cette représentation, et des expériences nous en avons sans cesse. Cependant, nous ne sommes pas égaux devant cela.
La première inégalité découle du “niveau d'apprentissage”. Pour cela je vais m'appuyer sur le modèle proposé par Gregory Bateson. Sans préjuger de sa validité, il conviendra ici :
Récapitulons et développons les définitions données jusqu'à présent :
* L'apprentissage zéro se caractérise par la spécificité de la réponse, qui — juste ou fausse — n'est pas susceptible de correction.
* L'Apprentissage I correspond à un changement dans la spécificité de la réponse, à travers une correction des erreurs de choix à l'intérieur d'un ensemble de possibilités.
* L'Apprentissage II est un changement dans le processus de l'Apprentissage I : soit un changement correcteur dans l'ensemble des possibilités où s'effectue le choix, soit un changement qui se produit dans la façon dont la séquence de l'expérience est ponctuée.
* L'Apprentissage III est un changement dans le processus de l'Apprentissage II : un changement correcteur dans le système des ensembles de possibilités dans lequel s'effectue le choix. (Nous verrons par la suite qu'exiger ce niveau de performance de certains hommes et mammifères entraîne parfois des conséquences pathogéniques).
* L'Apprentissage IV correspondrait à un changement dans l'Apprentissage III, mais il est néanmoins fort improbable que l'on puisse l'enregistrer dans un organisme adulte vivant actuellement. Cependant, le processus évolutif a créé des organismes dont l'ontogenèse est telle qu'elle les amène au Niveau III. En réalité, ce n'est que la combinaison de la phylogenèse et de l'ontogenèse qui fait parvenir au Niveau IV.
On peut voir l'apprentissage zéro comme un non-apprentissage ou, pour paraphraser Roland Barthes, “le niveau zéro de l'apprentissage” plutôt que l'apprentissage de niveau zéro, un être au monde entièrement conditionnel, des tropismes, des comportement très stéréotypés en forme de réponse binaire, à telle sensation telle réponse, à telle action telle réaction. Je l'indiquais plus haut, les niveaux I et II n'impliquent pas une conscience du processus ni non plus un choix véritable, un choix libre, au niveau I les réponses ne sont pas proprement des tropismes mais restent stéréotypées, l'individu étend ses variétés d'interactions avec le milieu mais gagne peu en autonomie, au niveau II il gagnera en autonomie ou en variété de réponses, sera plus adaptable et plus capable d'apprentissages nouveaux, mais toujours sans nécessité d'en avoir une conscience explicite4. En fait, il y a souvent une double perception, objective, tout être humain sait de ce point de vue qu'un humain n'est pas naturellement bipède, et subjective, où bipédie et station debout sont tant incorporées que désormais les autres modes de station et de déplacement apparaissent “non naturels”.
Pour le niveau III, comme le dit Bateson, « exiger ce niveau de performance de certains hommes et mammifères entraîne parfois des conséquences pathogéniques ». La raison en est le déphasage entre ce qu'on peut nommer le “sentiment de l'être au monde” et les capacités induites par ce type d'apprentissage, à quoi s'ajoutent les erreurs de transmission, dans la forme ou dans le fond. Contrairement aux modes antérieurs le niveau III doit être explicite, il s'agit d'apprendre à apprendre et son corollaire, apprendre à désapprendre, quand on doit acquérir la capacité d'opérer « un changement correcteur dans le système des ensembles de possibilités dans lequel s'effectue le choix », par nécessité ça ne peut pas être entièrement conditionnel et prédéterminé, l'individu doit apprendre à interroger ses acquis, ses catégories et ses anticipations. Or, jusque-là les individus apprennent justement à ne pas le faire, à trouver une réponse adaptée à un contexte déterminable. On peut dire que les types d'apprentissages antérieurs sont non stochastiques, celui-ci stochastique, qu'on doit explicitement intégrer que l'évolution des contextes peut comporter une “inconnue”, une donnée ou un ensemble de données imprédictibles. Ce qui donc vient en contradiction avec les processus antérieurs d'apprentissage, y compris le niveau II qui intègre ou peut intégrer une part d'apprentissage explicite qui ne porte cependant pas sur leur contenu même, on apprend à anticiper sur des formes (des contextes) imprévues, non sur les types de réponses possibles.
Le niveau IV est hypothétique quoi qu'effectif et se passe à un niveau supérieur, comme l'écrit Bateson « ce n'est que la combinaison de la phylogenèse et de l'ontogenèse qui fait parvenir au Niveau IV », non que les précédents ne combinent phylogénie et ontogénie mais du moins ils peuvent se réaliser dans un individu, de ce fait on ne peut les séparer, seuls certains phylums ont les aptitudes nécessaires pour réaliser les niveaux I à III. Le niveau IV est un apprentissage interactif, “de groupe”, où l'on peut inclure presque n'importe quoi, y compris des entités symboliques et même, surtout des entités symboliques. Une société humaine est “de niveau IV”, seule la combinaison de l'ensemble hétéroclite qui constitue l'espace social permet de faire émerger ce type d'apprentissage. Nécessairement, au moins un acteur de cet ensemble est porteur de caractères phylogénétiques propices à la réalisation d'une telle forme d'apprentissage, mais sa réalisation effective excède largement la seule part de cet acteur. Les sociétés ne font pas toutes émerger ce niveau IV, beaucoup d'espèces sociales se comportent proprement comme des “super-organismes”, leur comportement collectif n'est qu'un report et une extension des comportements individuels, si leur emprise sur le milieu est en général plus importante que celle d'un ensemble équivalent d'individus autonomes leur empreinte est très similaire, ils font “la même chose en plus gros”. Quelques espèces – les humains bien sûr, certains insectes sociaux, d'autres probablement – instaurent un apprentissage de niveau IV par leur forme particulière d'être au monde, ils créent dans le cadre d'un écosystème plus large un écosystème autonome, ils le “pensent” et le “réalisent”, et ce faisant instaurent un rapport au monde différent, propre au collectif.
Bien sûr, il n'y a pas de commune mesure quant à la manière d'atteindre à ce niveau, on peut dire que dans cette voie on a un processus équivalent à ce qui précéda, le niveau IV a sa propre “phylogenèse”, sinon qu'elle diffère de la première, les sociétés humaines ne dérivent pas généalogiquement de celles antérieures mais dérivent des acquis de leur embranchement, on peut dire du mode d'organisation des coraux qu'il est de niveau zéro au point de vue de son accomplissement, ses polypes n'ont aucune autonomie et sont guidés par des tropismes, celui des abeilles et des fourmis est de niveau I, celui des branches les plus primitives parmi les vertébrés ou quelques espèces d'invertébrés de niveau II, enfin les vertébrés plus complexes et quelques rares espèces d'invertébrés ont l'opportunité d'accéder à un niveau III. Quelque complexes que soient leurs structures, les sociétés d'insectes ont un comportement très stéréotypé, les espèces plus complexes ont des capacités plus significatives en autonomie ou adaptivité des réponses, celles pouvant accéder au niveau III (celui propre au niveau IV, on pourrait parler de niveau secondaire) ont l'opportunité d'étendre leur écosystème autonome très au-delà d'un écosystème natif – pour me limiter à une entité politique comme la France, elle fonctionne à son niveau comme un écosystème social mais intègre d'autres écosystèmes sociaux, eux-mêmes souvent composites, les écosystèmes sociaux élémentaires ayant une extension tantôt inférieure, tantôt égale, tantôt supérieure à un écosystème natif, et pour certains une extension diffuse sans lien statique à un écosystème natif.
Ce que pointe Bateson pour le niveau III, « ce niveau de performance [..] entraîne parfois des conséquences pathogéniques », s'applique aussi au niveau IV, spécialement pour les niveaux secondaires II et III, les niveaux IV.II et IV.III. Je dirai même que, non pas en soi mais comparativement aux cas antérieurs, ils sont nécessairement pathogènes, en ce sens que les individus participant d'une entité de niveau IV sont insérés dans un ensemble dont le fonctionnement global contredit en partie leur propre fonctionnement et doivent faire des choix correspondant à plusieurs blocs d'apprentissage en partie contradictoires.
Excursus : L'expérience de Milgram.
Il y a deux ou trois expériences qui portèrent ce nom, depuis l'une a remporté le titre, référencée ainsi par Wikipédia dans l'article « Expérience de Milgram ». J'en ai plusieurs fois discuté, notamment dans une série déjà un peu ancienne (de 2004) rassemblée sous le titre fort original « Milgram, la série » Si vous ne la connaissez pas je vous conseille de lire l'article de Wikipédia ou le premier texte de la série, elle y est exposée, ici je considérerai que vous la connaissez puisque je viens de vous donner l'opportunité, si ce n'était pas le cas, d'y remédier. Un point m'intéresse ici, la question de choix.
Sauf quelques variantes, dans le cadre de l'expérience on a un seul acteur naïf, donné comme le “professeur”, le seul à ne pas être un membre du groupe ayant conçu et réalisé cette expérience. Dans l'analyse courante de l'expérience le “professeur” est le seul à faire des choix, et que ces choix sont consécutifs au moment où commence la simulation, précisément après celui où le premier choc électrique est envoyé. L'analyse objective indique que tous les acteurs font des choix, certains très en amont de la réalisation, et que tous en ont fait plusieurs avant que commence la simulation. Le “professeur” par exemple, a fait un premier choix en découvrant la proposition, se porter candidat ou non, une fois retenu, se rendre au lieu de rendez-vous ou non, une fois sur place et s'étant fait expliquer l'expérience en détail, accepter d'entrer dans le protocole ou non, après tirage au sort accepter le rôle de “professeur” ou non, après le test de choc auquel on le soumet accepter de poursuivre ou non. Quand il commence d'interroger l'“élève” il a déjà considérablement réduit le spectre de ses possibilités de choix. La variante considérée “standard” de cette expérience est donc celle où 65% des “professeurs” poussent le dernier bouton, celui de choc électrique maximum, d'où l'on en tire souvent la conséquence que dans des conditions similaires la même proportion d'humains peut “aller contre sa morale”, faire des choses immorales comme torturer à mort un autre humain, or il y a un biais et même plusieurs, dont un notable : les “professeurs” ne sont pas “n'importe quel humain”, on fait d'un cas une généralité. Extrapoler le comportement de tous les humains à partir d'une situation non ordinaire est assez peu consistant.
Dans le cadre de cette discussion, m'intéresse ceci : d'une part, le “professeur” ne fait pas un choix entre une option “morale” et une option “non morale”, de l'autre il n'est pas le seul acteur à faire des choix, et les autres acteurs ont aussi à choisir, si on retient les critères de la plupart des commentateurs, entre options “morale” et “non morale”.
Comme à-peu-près dit précédemment, les individus pris dans une entité de niveau IV doivent souvent faire des choix répondant à des blocs d'apprentissage en partie contradictoires, qui en outre ne sont pas toujours de même niveau, dans l'expérience de Milgram par exemple il y a l'apprentissage “moral” inconditionnel, de niveau III, disant (selon les commentateurs) qu'on ne doit pas faire volontairement souffrir un autre humain, qu'on ne doit, selon la formule de la Déclaration international des droits humains, le « soum[ettre] à la torture, ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants », et l'apprentissage social conditionnel, de niveau I ou II, de “soumission à l'autorité”, intégré par tous, qui enseigne aux membres d'une société qu'on doit obéissance à une personne identifiée comme un “supérieur hiérarchique”. Le type de renforcement utilisé pour le second apprentissage comme le degré de connaissance et d'intériorisation du premier influeront beaucoup sur l'autonomie de décision des sujets et le type d'options qu'ils privilégieront.
Dans un des textes de la série citée j'évoque une remarque lue ou entendue, ou les deux, à propos des « traitements cruels, inhumains ou dégradants » infligés par des gardiens étasuniens à des prisonniers afghans dans la prison d'Abou Ghraib, sur le fait que les militaires de l'US Army ne recevaient pas de formation sur les conventions de Genève et le droit de la guerre qui en découle, remarque censée expliquer pourquoi les gardiens d'Abou Ghraib ont pu avoir ces pratiques, eh ! Ça ressort de l'évidence : si on ne connaît pas les conventions de Genève ni la Déclaration international des droits humains, c'est sûr qu'on n'a pas idée qu'il ne faut pas soumettre les prisonniers de guerre à des traitements cruels, inhumains ou dégradants. Ouais, vous vous dites ce que je me suis dit à l'époque, tout humain plongé dans un contexte social structuré entre autres par une des grandes religions actuelles, spécialement les trois monothéistes qui s'appuient sur les enseignements de la Torah, le sait déjà ou le devrait, tout humain vivant dans un État démocratique, genre les États-Unis, le sait déjà ou le devrait, que certes ces conventions et cette déclaration font bien de le rappeler mais qu'elles ne font que répéter ce qui figure dans le socle de base des règles de civilité aux États-Unis depuis avant même la fondation de cette fédération, donc la méconnaissance des conventions de Genève ne peut en aucun cas expliquer les exactions d'Abou Ghraib. Alors ?
Et bien, ça dépend de beaucoup de choses : la capacité propre à chaque individu d'intégrer un apprentissage complexe de niveau III ; les types d'apprentissages de niveau I et II que chaque individu subit et leurs contenus ; le contexte général dans lequel un individu vit et agit ; son contexte immédiat ; son niveau d'autonomie réel et symbolique ; la propension, innée ou acquise, d'un individu à infliger la souffrance. Etc. Au bout du compte, l'apprentissage de la “soumission à l'autorité” n'est pas nécessairement déterminant dans des contextes comme Abou Ghraib ou l'expérience de Milgram. Et dans le cas d'Abou Ghraib comme dans celui de l'expérience de Milgram il y a un biais, celui de la sélection des “candidats”, un trait de l'armée est de privilégier l'intégration de militaires de base plutôt soumis à l'autorité et plutôt peu sensibles aux règles sociales qui limiteraient cette propension.
Fin de l'excursus.
La pathogénie... Ce qui à un instant donné apparaîtra 'genos, “engendré”, “racial”, ou dans des termes actuels “héréditaire”, apparaitra en partie ou en totalité acquis, non héréditaire à un autre. Au XIX° siècle on décrivit et nomma une pathogénie, donc une maladie de l'ordre de l'inné ou de la nature (infectieuse, accidentelle, congénitale ou atavique), dite « hystérie ». L'article de Wikipédia montre assez que la nosographie organiciste de Charcot ou psychologiste de Freud s'appliquent bien à une pathogénie, à une souffrance dont la source est “dans l'individu”, “dans le corps” pour Charcot, “dans l'âme” ou “dans l'esprit” pour Freud. Comme le relève l'article, « cette affection a disparu des nouvelles classifications du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-IV-TR) et de la Classification internationale des maladies (CIM-10) »''. Est-ce à dire que l'hystérie a disparu ? Pas vraiment. Voici tout le passage :
Cette affection a disparu des nouvelles classifications du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-IV-TR) et de la Classification internationale des maladies (CIM-10), remplacée par les catégories trouble de la personnalité histrionique ou trouble somatoforme. L'étiologie de l'hystérie, pendant un temps indissociable de sa représentation sociale, a beaucoup évolué en fonction des époques et des modes.
De nouvelles expressions de l'hystérie sont notées depuis une trentaine d'années, y compris dans le DSM-IV-TR. Ainsi les diagnostics de « personnalité multiple », de « syndrome dissociatif hystérique » et certaines formes de « syndrome dépressif » notamment ceux qui ne sont pas sensibles à une chimiothérapie comprenant des antidépresseurs évoquent l'hystérie classique. A contrario, les manifestations somatoformes et épileptiformes sont moins fréquentes.
Il en va là comme en bien d'autres cas, tel le « syndrome bipolaire » : il apparut quand la « psychose maniaco-dépressive » tomba en désuétude, puis disparut des deux catalogues nosographiques cités, mais ce « syndrome bipolaire » est décrit comme un trouble qui se caractérise par des phases maniaques ou/et dépressives en alternance avec des états “autres”, qui sont parfois l'autre pôle symptomatique, parfois une absence de trouble, parfois les deux. En gros, le « syndrome bipolaire » est une sorte de « psychose maniaco-dépressive » pas toujours psychotique, pas toujours manifeste, pas toujours avec les deux types de symptômes, ce qui était déjà la description de la maniaco-dépression. Si l'hystérie n'est plus retenue, le « syndrome dissociatif hystérique » figure parmi les manifestations de ses successeurs dans la liste, et comme le constate l'article, « de nouvelles expressions de l'hystérie sont notées depuis une trentaine d'années », y compris dans les nomenclatures qui ne retiennent plus l'affection.
Une pathologie est assez intéressante de ce point de vue, le “trouble” de la “personnalité multiple” ou “dissociatif de l'identité” : le trouble de la personnalité multiple apparaît en tant que pathologie autonome récemment, dans la décennie 1980, devient assez vite un objet judiciaire et un objet médiatique notable, suite à quoi son diagnostic progresse notablement, est référencé dans le DSM en 1994 mais très vite après est de moins en moins diagnostiqué, et de moins en moins comme pathologie autonome, pour disparaître du DSM dans sa révision suivante et être remplacé par un syndrome beaucoup plus évanescent et en outre inverse, le trouble dissociatif de l'identité : non plus l'association de plusieurs identités dans un esprit mais la dissociation d'un esprit en plusieurs identités. De manière notable le diagnostic de ce trouble est très localisé non seulement dans le temps mais aussi dans l'espace, en dehors des États-Unis, hormis dans des fictions il n'est pratiquement pas présent et dans presque aucun pays n'a été admis par la justice en tant que motif possible à non lieu ou à circonstance atténuante.
L'émergence ou la disparition d'un tableau clinique sont extrêmement dépendantes du contexte, spécialement pour les syndromes et symptômes “psychiques”. Non que ces nosographies portent sur des “non pathologies” mais, comme dit Bateson pour l'apprentissage II, il y a « un changement correcteur dans l'ensemble des possibilités où s'effectue le choix [ou] dans la façon dont la séquence [...] est ponctuée » en permanence. Pour une grande part c'est lié aux capacités d'analyse et de compréhension de la réalité, sans l'invention du microscope les hypothèses sur les causes des maladies infectieuses par un “germe” ou par un “miasme” se valent, après le microscope le constat de l'existence de microorganismes dont certains sont systématiquement associés à certaines infections donne plus de validité au “germe”, puis la mise en évidence ultérieure de la nécessaire mise en contact d'une entité avec un germe pour déclencher une infection tranche la dispute entre tenants et opposants de la génération spontanée. Avant cela, le constat des maladies infectieuses en tant que telles se fait mais « l'ensemble des possibilités où s'effectue le choix [ou] la façon dont la séquence [...] est ponctuée » diffèrent, donc les tableaux cliniques, une maladie se définit par ses seuls symptômes et syndromes, toute atteinte pulmonaire est une “phtisie”, toute maladie qui se manifeste par une atteinte très rapide des ganglions est une “peste”.
Concernant les pathologies “psychiques”, leur nosographie dépend largement, non tant de la connaissance des causes effectives et de leur manifestation (par exemple les infections dues au bacille de Koch, tantôt pulmonaires, tantôt osseuses, deux effets mais une seule cause) que de l'évolution des sociétés, de leurs pratiques et de leur représentation symbolique du monde. D'une certaine manière, en ce début de XXI° siècle la notion de maladie psychique est en progressive voie de désuétude sans que lesdites pathologies disparaissent, mais l'adhésion à une opposition entre maladies somatiques et psychiques est tributaire de la représentation de la personne comme composée de deux entités, corps et âme. Quand cette représentation perd de sa pertinence pour une part significative des membres d'une société, la classification des pathologies doit être autre, le caractère pathologique ou pathogénique de certains symptômes et syndromes étant au passage remis en cause. Pour exemple, cette pathologie en voie de disparition, étiquetée “autisme” : au départ c'est un cas d'un pathologie “psychique” très large, la “schizophrénie” ; ultérieurement elle prend son autonomie, certains diagnostics basculant vers d'autres classes de schizophrénies, d'autres vers des “pathologies induites” (principalement des “pathologies du lien mère-enfant”), à-peu-près en même temps, comme pour d'autres pathologies “psychiques”, la notion de ce qu'on peut nommer “autisme somatique” à cause génétique ou congénitale émerge ; pendant un temps les deux champs (la médecine somatique et celle psychiatrique) se le disputent, celui somatique semblant un moment devoir récupérer tous les autismes ; l'étape suivante est celle de la division de l'autisme en plusieurs pathologies qui à leur tour prendre de l'autonomie puis, plus récemment, une part des symptômes et syndromes autistiques commence à sortir du champ de la pathologie, comme un certain nombre d'autres pathologies cataloguées “handicaps”. Par le fait, si les divers cas étiquetés “autisme” existent toujours, la classe “autisme” les regroupant perd toujours plus en pertinence, comme en perdit précédemment l'extension de la classe “schizophrénie” à la fois comme ensemble de syndromes et comme maladie uniquement psychique.
Dire que la catégorie “maladie psychique” est en voie de désuétude c'est faire le constat que la part de cette classe de pathologies (définies pour l'essentiel entre le milieu du XIX° siècle et le milieu du XX°) qui n'a pas basculé dans le champ de la nosographie somatique, est sortie ou sort progressivement du champ des pathologies, ou entre dans un champ qui a pris son autonomie de fait même si assez partiellement de droit, et qui en tout cas n'a pas de désignation académique, la nosographie sociale, les “pathologies du lien”. Pour adhérer à la notion de “maladie de l'âme” il faut adhérer au concept d'âme et, y adhérant, supposer que cette âme a une action dans le monde et le monde une action elle. Incidemment, le “trouble de la personnalité multiple” n'apparaît et ne s'implante pas pour rien aux États-Unis, même si sur une courte période : pour qu'une telle nosographie soit socialement acceptable il faut qu'une part significative des membres de la société accepte comme une réalité effective la division entre corps et âme et la possibilité pour l'âme d'une vie autonome, dès lors il est socialement admissible qu'un corps puisse “accueillir plusieurs âmes”. En revanche, il n'est plus socialement acceptable que cette adhésion au concept puisse intervenir dans le cadre des institutions : dans la dichotomie âme-corps ce qui singularise la personne est l'âme, donc un corps qui intègre plusieurs âmes est plusieurs personnes, qui peuvent toutes réclamer un état-civil, des droits civiques et sociaux, notamment les droit de vote et de candidature aux fonctions électives, etc. La requalification de cette nosographie en “trouble dissociatif de l'identité” doit beaucoup moins à une évolution des connaissances cliniques qu'à un besoin de conciliation entre acceptation de la réalité symbolique du trouble et refus de sa réalité effective, cause potentielle (et avérée) de trouble à l'ordre public. Comme on dispose de la possibilité de la “division de l'âme”, traditionnellement la “possession démoniaque” (le sens étymologique de “diable” est “diviseur”, à la fois diviseur des humains et de l'âme) on a là le moyen de conserver la symptomatologie, comme dit non plus en tant que multiplication mais que division, toujours plusieurs identités mais une seule âme.
Le monde tel qu'il se relie.
Pour des motifs que j'ignore (enfin, que je prétends ignorer mais dont j'ai quelque idée) ce qu'on nomme “relativisme” est très mal vu de nombre des scientifiques dits exacts et de leurs thuriféraires quand il s'applique aux sciences sociales et non à la physique einsteinienne. D'accord, j'admets, j'en connais certaines causes, la première étant le fait que sur la base de positions idéologiques vaguement teintées de scientificité des non-relativistes se posent comme tels, les “anti-relativisme social” faisant de ces cas une généralité. Le relativisme social fait le constat que la représentation qu'une société se fait d'elle-même et du reste de l'univers est la résultante d'un ensemble complexe et multiple de liens, de relations. De ce point de vue, les relativismes qu'on dira vrais ne concernent pas les sciences en tant que telles mais la représentation sociale de ces sciences et de leurs conséquences à la fois symboliques et effectives. Pour illustration, la physique.
Sans vouloir médire, la très grande majorité des humains, y compris dans des sociétés dites avancées, a une compréhension faible et souvent presque nulle de la physique, et de toutes les sciences, tant exactes que sociales et humaines, sinon la science économique, qui n'est pas une science (ce qui explique cette compréhension un peu moins faible). Au mieux, cette large majorité connaît à-peu-près le nom des deux principales théories, quelques mots ou expressions, quelques sentences faisant fonction de slogans, quelques notions mal comprises. Cela au mieux, donc. Au pire, qui est assez courant, les sciences sont la source de réflexes conditionnels, “pavloviens”, on agite la cloche “soumission”, on allume le lampion “autorité”, et on déclenche (pour les plus cultivés) « Tiens ben ça me fait penser à [l'expérience de] Milgram », pour les cultivés mainstream « Ça me fait penser à I comme Icare ».
Je n'ai pas une appréciation négative d'Internet ni des humains, pour les seconds, ne pas savoir grand chose est le lot commun, me considérant je sais avoir une connaissance bien plus variée et approfondie de bien des choses que la moyenne, et bien plus élevée que la majorité, et sais aussi ne pas savoir grand chose sinon en deux ou trois domaines où mon niveau de connaissance est correct. Internet est de ce point de vue assez intéressant, il permet de se faire une représentation assez exacte de la réalité sociale. De nombreux commentateurs de la société s'en font une représentation très inexacte, par exemple ils infèrent du fait que dans un pays comme la France une majorité de personnes a un niveau de scolarisation assez ou très élevé (baccalauréat et plus), le “niveau de culture générale” est lui aussi assez ou très élevé. Or, ce qu'ils peuvent lire en majorité sur Internet donne une tout autre idée, ce qui leur donne à croire qu'Internet n'est pas représentatif de la société réelle. M'est avis que ces commentateurs ont une fréquentation limitée des lieux de socialisation ordinaires, en ce cas ils considéreraient le “niveau culturel” d'Internet un poil plus élevé, et non trois étages plus bas que celui de l'interaction directe. Faut dire, Internet est réservé à une élite, les humains capables de comprendre comment y rédiger et y éditer quelque chose de plus consistant et sophistiqué que LOL et ;-) ou ;-(
Mes commentateurs hypothétiques (ils existent et je les connais mais peu importe) sont des humains donc des êtres paradoxaux, ils ont une représentation inexacte du présent et peu réaliste de l'avenir parce qu'ils ont une perception fausse du passé, une représentation inexacte du proche et peu réaliste du lointain car fausse de l'intime. Là encore c'est le cas général. Je parlais de l'aspect assez fictif de la France, par le fait la représentation que l'on se fait de sa réalité passée ou future est une projection de son présent : pour une majorité de Français d'aujourd'hui la France est beaucoup plus ancienne que ce que nous dit l'étude raisonnée du passé, où cette entité se constitue progressivement entre le début du XV° siècle et la fin du XVII°, cela dit l'entité actuelle ne continue pas celle du XVIII° siècle mais lui succède ou plus précisément, succède à une société qui succède elle-même à celle du XVIII° siècle. Mon récit bref sur la Guerre de Trente Ans illustre assez, il me semble, que la structuration de l'ensemble actuel que constitue l'Union européenne n'a rien de commun, elle se compose de quatre ou cinq entités politiques en voie de construction ou de déstructuration, aux frontières incertaines et à la structure interne indéterminée. C'est en lien à ce que dit, en 1618 la féodalité est morte mais persiste formellement, on est dans une période qu'on peut dire anomique, “sans règles”, “sans loi”, une période où la loi formelle ne correspond plus aux rapports réels entre les entités politiques, on essaie tant que faire se peut de réguler les relations entre entités selon la loi formelle mais justement, faire ne se peut pas et qu'ont lieu les aspirations antagonistes des tenants de cette loi et ceux d'un nouveau mode de régulation, qui débouchera sur les modèles “État-nation” et “État-fédération” qui commenceront de se concrétiser environ un siècle et demi plus tard, dans la deuxième moitié du XVIII° siècle, se stabiliser pour l'essentiel vers le milieu du XIX° siècle et brièvement s'universaliser dans la seconde moitié du XX° siècle.
La France actuelle s'élabore en gros à partir de 1830, se concrétise vers 1875, se stabilise vers 1950, s'achève, donc entame une nouvelle phase, vers 1965. Même si moins dramatiquement elle se trouve dans une circonstance similaire à celle d'il y a tout juste quatre siècles, sa structure de fait ne correspond plus à son mode de régulation formel – l'anomie. Et bien sûr, je l'évoquais précédemment, la France actuelle n'a qu'un rapport distant à celle du milieu du XX° siècle d'un point de vue territorial, moment de sa plus grande expansion (en fait cette plus grande expansion a plutôt lieu vers 1935 mais les territoires perdus pendant ou juste après la deuxième guerre mondiale ne furent que brièvement et faiblement intégrés en tant que “protectorats” peu après la fin de la première guerre mondiale). Le problème avec l'Histoire et la géographie vient de ce que les acteurs du moment – quel que soit ce moment – mentent, qu'ils racontent n'importe quoi, ces fariboles constituant la trame du “roman national”. On prétend que l'Histoire est racontée par les vainqueurs, j'y ajoutais précédemment qu'elle est aussi racontée par les vaincus, je complète en disant qu'elle résulte d'un consensus limité et instable entre les vainqueurs, les vaincus et les ni vainqueurs ni vaincus. La continuité symbolique d'une entité politique découle de ce consensus.
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