Dans une récente discussion j'effleurais le sujet, et dans plusieurs autres j'ai tenté, sans trop de succès selon moi, de l'élucider : tous les humains sont apparentés, et ça pose un gros problème. Un problème lié à la capacité phénoménale de mémorisation et d'analyse de la réalité dont dispose l'espèce. Les humains n'oublient presque rien et même ce qu'ils ont pu oublier, voire ne pas connaître directement, ils ont moyen de le ressusciter ou d'en avoir connaissance. Chaque lustre, chaque décennie, chaque siècle qui passe permet aux humains de toujours améliorer leur connaissance de l'univers, spécialement de leur univers local, la Terre, dans les quatre dimensions, celles spatiales et celle temporelle, et dans les trois extensions temporelles, passé, présent et futur. Le problème vient du fait que, et bien, contrairement au bon sens le discernement n'est pas la chose du monde la mieux partagée.

Le point important à considérer est que cet apparentement problématique n'a pas de rapport nécessaire avec un apparentement réel, savoir par exemple que la science prouve l'unité spécifique (l'unité comme espèce) des humains actuels n'est ni une cause ni une solution quant à cette question problématique d'apparentement mémoriel pour au moins deux raisons, cet apparentement est d'ordre symbolique, et l'apparentement réel, généalogique, ne constitue pas nécessairement la base de cet apparentement symbolique. Pour exemple, quand des humains s'associent dans une “confrérie”, une “fraternité” ou une “sororité”1, ils savent ne pas être nécessairement apparentés et savent ne pas être en majorité frères et sœurs, or il arrive assez souvent que ce lien symbolique prime sur le lien généalogique : si deux frères de sang appartiennent à deux “fraternités” symboliques opposées et doivent dans une circonstance critique opter pour l'un ou l'autre lien, il n'est pas rare que leur choix les porte vers le lien symbolique, au risque de s'opposer l'un l'autre – de toute manière, quel que soit leur choix ils devront s'opposer à des personnes qui sont pour eux des frères.

Nicolas Sarkozy a très bien expliqué le principe de cet apparentement symbolique. Je n'ai pas retrouvé les propos exacts donc il ne s'agit pas d'un verbatim, mais du moins plusieurs pages rendent compte de ses propos ainsi, y compris les incohérences de guillemets :

« Si l'on veut devenir français, on parle français, on vit comme un Français. Nous ne nous contenterons plus d'une intégration qui ne marche plus, nous exigeons l'assimilation. Dès que vous devenez français, vos ancêtres sont gaulois ». « "J'aime la France, j'apprends l'histoire de France, je vis comme un Français" », doit se dire celui qui devient français.

Remarquablement, deux ou trois jours plus tard il fut amené à exprimer la limite du principe en expliquant, face à une levée de boucliers contre ses propos, que finalement nos ancêtres c'était un peu tout le monde et les autres, ce qui allait contre sa “démonstration” initiale, « Dès que vous devenez français, vos ancêtres sont gaulois ». Il est vrai que la communication de masse pose un problème aux démagogues, difficile de ne pas devoir dire tout et le contraire de tout de manière un peu trop visible si on veut ratisser large...

Donc, tous les Français doivent considérer que leurs ancêtres sont les Gaulois. Cependant – c'est là sa “correction” du premier propos –, il y a la réalité :

Samedi soir, Nicolas Sarkozy a ajouté : « Nos ancêtres étaient les Gaulois, ils étaient aussi les rois de France, les Lumières, Napoléon, les grands républicains. » « Nos ancêtres étaient aussi les soldats de la Légion étrangère qui se battaient à Camerone et les tirailleurs sénégalais », a-t-il martelé devant plusieurs milliers de militants réunis au Palais des Congrès de Perpignan. Et de détailler : « Nos ancêtres étaient les troupes coloniales mortes au chemin des dames lors de la Première Guerre mondiale, les tirailleurs musulmans morts à Monte Cassino », en référence au mont d'Italie où les Alliés ont livré plusieurs batailles contre les Allemands en 1944.

Repris d'un article du quotidien Le Parisien. Je l'expliquais par ailleurs pour un autre sujet, quand on réfléchit en termes de “Nous et Eux”, où les “Nous” sont irrécouvrables avec les “Eux”, fatalement on réduira toujours le nombre des “Nous” pour augmenter le nombre des “Eux” : le but premier de Sarkozy (ou de l'auteur de son discours) est de définir la “communauté nationale” opposée à un supposé “communautarisme” qui diviserait la nation en communautés autonomes ; constatant que ça ne marche pas dans le cadre de sa campagne électorale (il s'agissait des “primaires de droite” de 2017), il est alors amené à dire que “nos ancêtres” sont les ascendants réels ou symboliques de toutes ces communautés autonomes. C'est ainsi, quand on veut lutter contre l'adversaire dans les termes de l'adversaire on finit par lutter contre soi...

L'adversaire, un autre soi ou un soi autre ?

On ne se refait pas, je suis héritier d'une double généalogie, “gnostique” et “cléricale” d'un côté, “agnostique” et “anticléricale” de l'autre. Comme je suis beaucoup plus attaché à la deuxième j'ai quelque réticence à me servir du fonds culturel de la première, pourtant, de longue date je ne méconnais pas la pertinence de la première comme instrument d'exploration du réel, comme instrument de discernement, comme outil critique.

Pour les connaisseurs, “l'Adversaire” avec majuscule c'est “le diable” – un mot grec passé par le latin signifiant “le diviseur”, “le calomniateur”, “le semeur de discorde” – ou “Satan” – “Ennemi”, “Adversaire” en hébreu, en arabe et en araméen (en arabe on dit plutôt “le satan”, donc “l'ennemi” comme nom commun, non une personne mais une fonction ou une situation. Je suppose que ça doit être similaire en araméen et en hébreu). Il y a peu j'ai inventé un distique que voici:

Le seul et réel ennemi intérieur qui puisse être, on le porte en soi.
Le seul et vrai ennemi extérieur qui puisse exister, il vient de soi.

Jusque-là j'ai évité de le gloser ou pire, de le commenter. Ce qui suit ne sera pas vraiment un commentaire et aussi peu que possible une glose, plutôt une libre discussion sur ce propos qui vise à en donner l'une des possibles interprétations, celle qui vaut dans le seul cadre de la discussion en cours.

Qu'est l'adversaire, l'ennemi ? Ce que “soi” définit ainsi. Un penseur de la politique, Carl Schmitt, pointe ce fait somme toute évident, le “corps social” se définit par contraste, il y a “nous”, les “amis”, et “eux”, les “ennemis”. Il n'y a pas d'ennemi dans “la nature”, dans le réel, il y a des êtres avec lesquels on peut, selon les circonstances, être tantôt en opposition, tantôt en complémentarité, tantôt en solidarité, tantôt conjointement dans deux de ces trois cas, ou dans aucun de ces cas. On peut dire que la paire “l'adversaire” et “l'allié” est la version fonctionnelle, “l'ennemi” et “l'ami” la version formelle d'un cas général, le constat que vivre consiste à être à la fois en opposition et en conjonction avec “le reste de l'univers”. Je n'ai jamais lu Carl Schmitt et n'en parle que par ouï-dire, donc ce qui suit n'est qu'une opinion non étayée, il semble y avoir une limite dans la réflexion de ce juriste et philosophe du droit, l'idée que “l'ennemi extérieur” serait utile et même nécessaire à la construction et au maintien d'une société, “l'ennemi intérieur” défavorable et même nuisible à sa préservation, d'où sa défense d'un “État total apolitique”, simple gestionnaire de l'infrastructure et du maintien de l'ordre, qu'il crut pouvoir trouver avec le projet du Parti national-socialiste allemand – il semble qu'après la fin de la deuxième guerre mondiale son principal regret fut que le parti nazi fut trop “politique”. Quoi qu'il en soit, il y a un élément intéressant dans son analyse, le constat de la nature différente de l'ennemi selon qu'il est intérieur ou extérieur.