Parmi tous les propos que je répète assez en ces pages, l'un consiste à postuler que ce que j'écris ne vaut que pour moi, je veux dire, la seule personne pour qui ça ait un sens précis, et encore, pas toujours ni pour tout, ne peut être que moi : ce que je pense, imagine, crois, constate, observe, j'en ai certes une compréhension restreinte et limitée, restreinte autant que je le suis comme individu, limitée autant que le sont mes sens, mon discernement, ma mémoire, et tout ce qui participe à ma capacité de compréhension du monde et des choses, mais du moins est-ce multidimensionnel. Écrire est une activité unidimensionnelle. Il existe peut-être un auteur, singulier ou pluriel, qui pourrait réaliser avec l'écrit ou avec tout autre moyen de communication unidimensionnel ce que les individus réalisent avec la longue séquence d'ADN qui forme leur génome, construire à partir d'un instrument linéaire un objet quadridimensionnel, en attendant tout ce qu'on a pu produire ne forme au mieux que des images partielles, et faut-il encore avoir la capacité de les décoder, de restituer leur forme initiale. J'en parle dans diverses pages, beaucoup trop de personnes n'ont pas moyen de procéder ainsi et, ô paradoxe ! Ont apparemment une pensée linéaire et segmentée.

Sans dire que ce soit mon unique projet, l'un des buts de ce site est de proposer des textes qu'on peut qualifier de non linéaires. Bien sûr ils sont linéaires dans la forme, on ne peut l'éviter, mais construits tels qu'on ne peut leur attribuer un “sens de lecture”, qu'on ne peut considérer qu'ils forment une suite linéaire ordonnée et finie. Certains, souvent brefs, sont comme un bloc inanalysable, on peut les qualifier de poèmes en ceci qu'ils sont des formes et non des significations, tel celui intitulé « L'ennemi » :

Le seul et réel ennemi intérieur qui puisse être, on le porte en soi.
Le seul et vrai ennemi extérieur qui puisse exister, il vient de soi.

Pour moi, cette forme de poésie correspond à mon acception de l'écriture ou littérature à l'os, ne rien écrire qui ne soit nécessaire. C'est alors à la personne qui lit de lui donner la chair et la peau. Dire qu'un tel texte n'a pas de signification n'induit pas qu'on ne puisse lui en attribuer, mais celui que chacun lui donnera. C'est une proposition, non une affirmation, après avoir écrit ces deux versets je ne pouvais moi-même leur attribuer un sens précis et avais commencé une glose là-dessus, puis j'ai réduit le texte à beaucoup moins, puis au bout du compte à rien sinon le titre et les deux versets. Comme le dit l'écrivain Sylvain Tesson dans une émission de France Culture, son rêve est d'épurer ses textes, de les affûter avec l'espoir d'un jour en venir à un texte qui se résumerait juste à un point final. Jugeant que son sujet est le rien, sa réussite serait un texte de rien.

Certains de mes textes sont à l'opposé. Comme le dit le même Tesson dans la même émission à propos de ses écrits, la première rédaction prend quelques semaines et la dernière quelques années, où l'on affûte, on élague, on retire l'inutile. C'est une option. Une autre est au contraire de ne rien modifier, de livrer le texte brut avec ses digressions, ses redites, ses répétitions, ses passages sans signification. De mon point de vue ce sont des textes qui rendent compte de la manière même dont, disons, on pense. De ces textes très longs, très proliférants, très disparates, il y a peu à tirer sinon l'idée que, oui, il ne faut pas trop restreinte sa pensée, son imagination, que c'est dans la mise en relation sans ordre de tout un tas de savoir et connaissances épars qu'on peut acquérir un peu plus de discernement.

Certains textes enfin sont des argumentaires. Ils sont en général de longueur moyenne (après impression, de mon expérience entre une et huit à dix pages, ceux proliférants allant à plus de quarante pages et jusqu'à plus de cent cinquante pages) et forment donc des argumentaires comportant quelques, disons, idées, et quelques propositions pour les développer. Ce que l'on nomme “canne” (canevas) dans le milieu du théâtre, “grille” dans la musique improvisée, en premier dans le jazz, on donne quelques éléments, des “thèmes”, et quelques pistes pour faire des développements.

Bref, un de mes projets est de ne rien donner qui soit fermé, qui donne l'impression que l'auteur sait ce qu'il y a à penser de ceci et cela, mais au contraire de montrer qu'il n'a aucune certitude en la matière, comptant sur la lectrice, le lecteur, pour le faire à sa propre manière. Les “cannes” ou “thèmes” ont cet intérêt de laisser libre cours à la propre imagination de qui les interprètera.