L'article premier de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen du 26 août 1789, modifiée en 1791, est : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune ». Le texte est historique, aujourd'hui on parlerait plutôt de droits humains puisque la citoyenneté fut progressivement étendue à tous les humains d'une certaine société. Cette déclaration avait beaucoup moins d'ambitions que celle de 1948, la Déclaration universelle des droits Humains plutôt que Déclaration universelle des droits de l'Homme, titre qui fut en français le calque de la déclaration de 1789 (le préambule parle de « la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables », son article premier énonce que « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits »). Le temps passant il y eut un gauchissement du sens de cet article, souvent lu désormais comme énonçant que « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit », ce qui la fait converger avec la déclaration universelle. Celle de 1789 était pragmatique, celle de 1948 est plutôt idéaliste, la première concerne la justice, la seconde se place plutôt sur le plan de la morale, la première parle d'abord d'équité, l'égalité en droits établissant les conditions de sa réalisation, la seconde postule quelque chose d'inatteignable, les « droits égaux et inaliénables » de ces « êtres humains [qui] naissent [tous] libres et égaux en dignité et en droits ». La langue est certes un instrument de communication, c'est aussi un outil rhétorique. La rhétorique, nous dit le TLF, est une « technique du discours ; [un] ensemble de règles, de procédés constituant l'art de bien parler, de l'éloquence ». Les deux citations que donne cet article cadrent bien les problèmes que pose la rhétorique :

Il considérait la rhétorique comme une chose grave ; quand il faisait du style, l'hyperbole l'emportait au delà de sa pensée, et il employait des expressions magnifiques pour des sujets assez pauvres (Gustave Flaubert, L'Éducation sentimentale, édition de 1845, p. 102).
Il semble (...) qu'il y ait rhétorique partout où les mots prennent le pas sur la pensée, se mettent en évidence, appellent l'attention sur leur ordre et leur composition. Ainsi parle-t-on des belles phrases et des “raisonnements sonores” par lesquels un écrivain, un orateur cherche à séduire son public ; du “beau vers”, ce moule tout fait où le poète s'efforce de couler sa pensée. (Jean Paulhan, Les Fleurs de Tarbes ou la Terreur dans les lettres, édition de 1941, p. 206).

La langue est un pharmakon, comme le dit la sagesse ancienne, comme l'a dit le fabuliste, la pire et la meilleure des choses. La rhétorique n'est en soi ni bonne ni mauvaise, l'usage seul détermine sa valeur, et la manière de la recevoir. Selon Platon, le discours de Socrate est “bon”, celui des sophistes “mauvais”. Selon toute personne sensée nul discours n'est bon ou mauvais en soi. Les sophistes ne se font pas mystère d'utiliser « des belles phrases et des “raisonnements sonores” [pour] séduire son public », de développer « des expressions magnifiques pour des sujets assez pauvres » ; la responsabilité est-elle alors du côté du rhéteur ou de l'auditeur ? De celui qui, devant les mêmes, dit un jour qu'il n'y a rien au-dessus du blanc, le lendemain que rien ne vaut le noir, le jour suivant que le damier noir et blanc à liseré gris est supérieur à tout, ou de ceux qui, jour après jour, l'entendent défendre avec le même brio tout et le contraire de tout ? Maintenant, supposons un Socrate honnête, bienveillant et sincère qui ne pratique pas la rhétorique ni la sophistique mais la dialectique et la maïeutique. Ma foi, le Socrate de Platon a bien de la chance, il parvient à “accoucher” tous ses interlocuteurs. Bon, ça c'est de la rhétorique, en situation réelle ça ne marche pas aussi bien et aussi assurément. Possible et même, probable que Socrate ne fut pas un sophiste au sens où l'entend Platon, certain que Platon en fut un et, à sa suite, Aristote. Probable en revanche que les sophistes n'en furent pas, du moins selon l'acception platonicienne de personnes « n'ayant en vue que la persuasion d'un auditoire » (citation tirée de l'article de Wikipédia) – définition qui s'applique bien à Platon en revanche, et Aristote.

Considérant ce qu'on sait des uns et des autres, quelle est la meilleure logique : celle qui dit qu'il n'y a qu'une vérité, comme le posent Platon et Aristote, ou celle qui dit qu'il y en a plusieurs, comme le posent les sophistes ? De même, qu'est-ce qui donnera le plus la capacité de discerner le vrai du faux, la pratique assez rudimentaire de la dialectique proposée par Platon et Aristote, celle superficiellement précise de la logique d'Aristote qui à l'analyse est de l'ordre du truisme en ce sens que n'est “vrai” que ce qu'on sait d'avance être ordinairement considéré vrai, ou l'enseignement le la réflexion et de la maîtrise de la parole et du discours ? Comme déjà dit, le sophiste qui démontre par plusieurs discours contradictoires qu'avec des mots et une apparence de logique discursive on peut “prouver” n'importe quoi, enseigne qu'il faut se méfier des beaux discours et des fausses évidences, la logique, comme son nom l'indique, est un effet de discours1. La rhétorique est l'art oratoire, à l'origine il s'agit précisément de persuader, l'invention de la rhétorique est corrélée à celle de l'activité d'avocat, de plaideur, le sophiste est un curieux spécialiste puisque, nous dit encore l'article de Wikipédia, « spécialiste du savoir », de la sagesse. Dira-t-on, spécialiste de tout et de rien...

Considérez ces sophismes célèbres, les paradoxes de Zénon : il en est qui ne sont pas des paradoxes au sens strict, des principes qui vont contre l'opinion commune, pour la raison simple qu'il n'y a pas d'opinion commune sur la question, d'autres qui vont, plus que contre le sens commun, contre la réalité effective. Les plus connus sont les plus contestables, “Achille et la tortue”, “la flèche”, “la dichotomie”. Que nous disent ces paradoxes ? Que la réalité du discours n'est pas la réalité observable. Celui dit “de la pluralité des lieux” explore la question du lien entre sens et son (ou graphie) : on ne peut attribuer un sens précis et stable au mot “lieu” mais du moins peut-on dire que quoi que soit un lieu, on peut dire assurément que dans la phrase « Si tout ce qui est, est dans un lieu, ce lieu-même doit être dans un autre lieu, et ainsi indéfiniment », le second emploi du mot “lieu” est une citation, donc convoque le son et non le sens, en gros, “la chose précédemment nommée” le nom de la chose, et non la chose nommée. Les deux premières “pluralités” de la liste dans l'article de Wikipédia n'ont rien de proprement paradoxal en ce sens que Zénon explicite quelque chose sans lien avec quelque opinion commune, la “pluralité des grandeurs” est une manière certes un peu contournée mais assez exacte de définir deux objets qui auront bien de l'avenir, le zéro et l'infini, la “pluralité numérique” exprime là aussi assez exactement l'indépendance entre réalité algébrique ou mathématique et réalité observable et dénombrable : si la série des objets dénombrables est finie, la série des nombres entiers est infinie. Pour y revenir, que ces paradoxes en soient ou non, Zénon pointe avant tout l'écart entre réalité du discours et réalité observable : la langue permet de nommer la réalité et de l'élucider mais n'est ni la chose nommée ni la pensée exprimée.

Ce qui oppose les lignées platonicienne et aristotélicienne de la philosophie de celles des sophistes et de bien des “présocratiques” est le rapport au réel. Pour citer encore l'article de Wikipédia sur les sophistes, « Pour Platon, les sophistes ne sont pas un simple repoussoir, mais des adversaires sérieux dont les doctrines méritent d'être combattues. Socrate attaque les sophistes qui, par leur relativisme et leur nominalisme, sont les ennemis de l'idéalisme platonicien ». Du moins le Socrate de Platon les attaque, on ne sait pas grand chose de Socrate sinon que beaucoup de ses supposés continuateurs sont des types un peu curieux, des violents (Xénophon, Alcibiade), des opportunistes et conseilleurs de tyrans et de princes violents (Platon, Aristote), ou alors des fondateurs d'écoles en rupture avec le platonisme, plutôt matérialistes et souvent de tendance nominaliste. Une chose est certaine en tout cas, les écoles idéalistes se réclamant de Socrate, Platon ou Aristote, et ces deux derniers à coup sûr, déprécient la démocratie et apprécient les régimes autoritaires. Une autre chose est certaine, la représentation commune des écoles philosophiques ou sophistiques antérieures ou contemporaines des écoles idéalistes rattachées à Socrate est celle donnée par ces écoles, qui fut largement mise en doute ces dernières décennies, notamment la caricature des “sophistes” donnée dans les dialogues de Platon.


Pour en revenir à mon sujet, les articles premiers des deux déclarations sont :

Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune (Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen).
Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité (Déclaration universelle des droits de l'homme).

Les préambules des deux déclarations sont intéressants aussi :

Les représentants du peuple français, constitués en Assemblée nationale, considérant que l'ignorance, l'oubli ou le mépris des droits de l'homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements, ont résolu d'exposer, dans une déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l'homme, afin que cette déclaration, constamment présente à tous les membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs ; afin que les actes du pouvoir législatif et ceux du pouvoir exécutif, pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique, en soient plus respectés ; afin que les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la Constitution et au bonheur de tous.
En conséquence, l'Assemblée nationale reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l'Être Suprême, les droits suivants de l'homme et du citoyen (Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen).
Considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde.
Considérant que la méconnaissance et le mépris des droits de l'homme ont conduit à des actes de barbarie qui révoltent la conscience de l'humanité et que l'avènement d'un monde où les êtres humains seront libres de parler et de croire, libérés de la terreur et de la misère, a été proclamé comme la plus haute aspiration de l'homme.
Considérant qu'il est essentiel que les droits de l'homme soient protégés par un régime de droit pour que l'homme ne soit pas contraint, en suprême recours, à la révolte contre la tyrannie et l'oppression.
Considérant qu'il est essentiel d'encourager le développement de relations amicales entre nations.
Considérant que dans la Charte les peuples des Nations Unies ont proclamé à nouveau leur foi dans les droits fondamentaux de l'homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l'égalité des droits des hommes et des femmes, et qu'ils se sont déclarés résolus à favoriser le progrès social et à instaurer de meilleures conditions de vie dans une liberté plus grande.
Considérant que les États Membres se sont engagés à assurer, en coopération avec l'Organisation des Nations Unies, le respect universel et effectif des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
Considérant qu'une conception commune de ces droits et libertés est de la plus haute importance pour remplir pleinement cet engagement.
L'Assemblée Générale proclame la présente Déclaration Universelle des Droits de l'Homme comme l'idéal commun à atteindre par tous les peuples et toutes les nations afin que tous les individus et tous les organes de la société, ayant cette Déclaration constamment à l'esprit, s'efforcent, par l'enseignement et l'éducation, de développer le respect de ces droits et libertés et d'en assurer, par des mesures progressives d'ordre national et international, la reconnaissance et l'application universelles et effectives, tant parmi les populations des États Membres eux-mêmes que parmi celles des territoires placés sous leur juridiction (Déclaration universelle des droits de l'homme).

Dans un cas un texte à valeur constitutionnelle, pragmatique, dans l'autre une déclaration de bonnes intentions, un « idéal commun à atteindre », alors que la déclaration de 1789 est d'application immédiate et constante « afin que les actes du pouvoir législatif et ceux du pouvoir exécutif, pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique, en soient plus respectés ».

Les articles premiers sont significatifs, de ce point de vue : en 1789 on ne prétend pas savoir ce qu'est “essentiellement” un être humain et on ne préjuge pas de ce qu'il peut et doit faire, juste de quelles sont les limites de la distinction qu'on peut faire par la loi. Il est intéressant qu'un des « droits naturels et imprescriptibles » énoncé dans l'article 2 en 1789 est « la résistance à l'oppression » alors qu'en 1948 elle est reportée dans le préambule et pratiquement exclue, car par quelque vertu miraculeuse elle est censée permettre que « l'homme ne soit pas contraint, en suprême recours, à la révolte contre la tyrannie et l'oppression ». Remarquez bien que l'idée de droits universels me semble souhaitable, mais quels droits et quelles conditions de faisabilités ? Exemple de droits douteux :

Article 12Nul ne sera l'objet d'immixtions arbitraires dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance, ni d'atteintes à son honneur et à sa réputation. Toute personne a droit à la protection de la loi contre de telles immixtions ou de telles atteintes. Article 131. Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l'intérieur d'un État.
2. Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays.
Article 161. A partir de l'âge nubile, l'homme et la femme, sans aucune restriction quant à la race, la nationalité ou la religion, ont le droit de se marier et de fonder une famille. Ils ont des droits égaux au regard du mariage, durant le mariage et lors de sa dissolution.
2. Le mariage ne peut être conclu qu'avec le libre et plein consentement des futurs époux.
3. La famille est l'élément naturel et fondamental de la société et a droit à la protection de la société et de l'État.

Énonçant que « à partir de l'âge nubile, l'homme et la femme [...] ont le droit de se marier [...] » le point 1 de l'article 16 est tautologique puisque, l'indique l'article du TLF, “nubile” signifie « Qui est en âge d'être marié »... Sinon, tout article précisant qu'un droit est « sans aucune restriction quant à [..] la religion » est d'avance inapplicable et entre nécessairement en contradiction avec l'article 18 qui pose que « toute personne a droit à la liberté [...] de religion » : si la liberté de religion est sans restriction et elle l'est, tout droit qui limite une liberté de religion en postulant qu'il ne peut y avoir « aucune restriction quant à [..] la religion » (une “restriction” inverse bien sûr, un droit qu'on ne peut restreindre en se réclamant de sa religion) pour son application restreint la liberté de religion si l'un des dogmes est de proscrire une telle liberté. Or, plus d'une religion interdit justement le mariage de l'un de ses membres avec une personne qui n'est pas de cette religion. Et bien sûr, même ne tenant pas compte que les mariages arrangés sont aujourd'hui encore largement la règle, « le libre et plein consentement des futurs époux » est une vue de l'esprit, entre autres à cause de ce supposé “âge nubile” : si l'âge légal de mariage est inférieur ou égal à douze ans on ne peut guère envisager le plein consentement des époux...

Les deux points de l'article 13 sont si aisément contournables qu'ils l'ont été depuis que cette déclaration fut promulguée. On souhaite par exemple que les gens ne circulent pas librement dans un État donné ? On le nomme “Fédération”, on divise son territoire en territoires autonomes, on nomme chacune “République”, et pour passer d'une “République” à l'autre ou y fixer sa résidence il faut un passeport avec le visa idoine. Autre solution, on peut se déplacer librement mais l'ensemble du territoire appartient à l'État et pour pouvoir se loger, trouver un travail, avoir accès aux services publics, une autorisation de résidence est requise. Quant au point 2, un État est souverain pour sa manière de déterminer qui est ou non un de ses citoyens et si l'un quitte le pays et se voit déchu de sa nationalité, et bien, son pays n'est plus son pays et il peut se voir interdire d'y revenir.

Article 141. Devant la persécution, toute personne a le droit de chercher asile et de bénéficier de l'asile en d'autres pays.
2. Ce droit ne peut être invoqué dans le cas de poursuites réellement fondées sur un crime de droit commun ou sur des agissements contraires aux buts et aux principes des Nations Unies.
Article 151. Tout individu a droit à une nationalité.
2. Nul ne peut être arbitrairement privé de sa nationalité, ni du droit de changer de nationalité.


Le principal écueil des la Déclaration universelle est l'indétermination de certains termes. Dans la déclaration de 1789


1. Je parle des logiques philosophique et ordinaire, le “bon sens” si bien partagé. Le problème même du langage, qui fait qu'on peut prouver n'importe quoi, est sa polysémie, la logique discursive n'a rien en commun avec la logique arithmétique (du type de l'algèbre de Boole) ou celle analytique (grammaires algébriques, de type grammaires LL(n) par exemple), ou la logique procédurale permettant de construire des algorithmes. Aristote nous bassine avec une logique discursive qu'il présente faussement comme une logique arithmétique. La rhétorique comme outil d'analyse scientifique du réel...