J'aime tenter d'élucider des questions d'ordre très général concernant la société, parfois il me semble plus opportun de le faire pour des questions très triviales. L'une parmi les plus triviales est celle des complots. J'affirme souvent que je ne crois pas aux complots mais que pourtant je les constate. La chose est assez simple me semble-t-il, ce qui explique et permet les complots est le souci de se préserver selon les deux moyens dont je parle par ailleurs. persévérer en son être et se reproduire. Ce dont je discute dans les pages de cette partie, Révélation sur le mont, je veux dire, les parties factuelles et conceptuelles, les réflexions d'ordre socio-ethnologique, historique, politique, éthologique et parfois même psychologique (même si je n'adhère pas vraiment aux théories “psy” ça ne m'empêche de constater l'intérêt de certains de leurs concepts, outils et méthodes) ou économique (bien que j'aie plus qu'un doute quant à la scientificité intrinsèque des supposées sciences économiques, de mon point de vue c'est plutôt une branche convergente de la philosophie politique et de la socio-anthropologie qui a pris une autonomie mal fondée), pour résumer, les approches développées par les sciences dites humaines et sociales (au cas où ce qui concerne l'humanité n'a pas toujours un rapport à la société).
Un grand problème dans la compréhension à la fois extensive et intensive des faits sociaux est ce qu'on peut nommer “rationalisation”, ce que du moins je nomme ainsi, disons, une étape perdue dans la méthode cartésienne, abusivement donnée comme “méthode scientifique” alors qu'elle est d'application bien plus générale, que je rappelle ici :
Et comme la multitude des lois fournit souvent des excuses aux vices, en sorte qu'un État est bien mieux réglé lorsque, n'en ayant que fort peu, elles y sont fort étroitement observées ; ainsi, au lieu de ce grand nombre de préceptes dont la logique est composée, je crus que j'aurais assez des quatre suivants, pourvu que je prisse une ferme et constante résolution de ne manquer pas une seule fois à les observer.
Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la connusse évidemment être telle : c'est-à-dire, d'éviter soigneusement la précipitation et la prévention ; et de ne comprendre rien de plus en mes jugements, que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n'eusse aucune occasion de le mettre en doute.
Le second, de diviser chacune des difficultés que j'examinerais, en autant de parcelles qu'il se pourrait, et qu'il serait requis pour les mieux résoudre.
Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par degrés, jusques à la connaissance des plus composés ; et supposant même de l'ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres.
Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers, et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre.
Ces longues chaînes de raisons, toutes simples et faciles, dont les géomètres ont coutume de se servir, pour parvenir à leurs plus difficiles démonstrations, m'avaient donné occasion de m'imaginer que toutes les choses, qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes, s'entre-suivent en même façon et que, pourvu seulement qu'on s'abstienne d'en recevoir aucune pour vraie qui ne le soit, et qu'on garde toujours l'ordre qu'il faut pour les déduire les unes des autres, il n'y en peut avoir de si éloignées auxquelles enfin on ne parvienne, ni de si cachées qu'on ne découvre.
L'étape oubliée est la toute première du principe premier, « ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la connusse évidemment être telle ». Comme le disait le même Descartes au début de son Discours de la méthode,
Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n'ont point coutume d'en désirer plus qu'ils en ont. En quoi il n'est pas vraisemblable que tous se trompent ; mais plutôt cela témoigne que la puissance de bien juger, et distinguer le vrai d'avec le faux, qui est proprement ce qu'on nomme le bon sens ou la raison est naturellement égale en tous les hommes ; et ainsi que la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses. Car ce n'est pas assez d'avoir l'esprit bon, mais le principal est de l'appliquer bien. Les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices, aussi bien que des plus grandes vertus ; et ceux qui ne marchent que fort lentement peuvent avancer beaucoup davantage, s'ils suivent toujours le droit chemin, que ne font ceux qui courent, et qui s'en éloignent…
Beaucoup de lecteurs-commentateurs de Descartes oublient « d'éviter soigneusement la précipitation et la prévention » et se contentent de reprendre le début de ce passage, au mieux « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n'ont point coutume d'en désirer plus qu'ils en ont », souvent le seul début de cette phrase, « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée », ce qui les prive de la suite, notamment que « ce n'est pas assez d'avoir l'esprit bon, mais le principal est de l'appliquer bien », par exemple en évitant la précipitation et la prévention... Je n'aime guère commenter mais s'il faut à mon avis prendre ce passage comme un texte ironique, il faut aussi le prendre comme un simple constat, de fait ce qui sépare les humains quant au “bon sens”, à la capacité de discernement, n'est pas la capacité même mais l'usage, ou le non usage, qu'on en fait.
Pour exemple, j'ai pratiqué un exercice rhétorique dans ces pages et dans d'autres, partant d'un fait vérifiable j'étends mon propos à un fait non vérifié, en tablant sur le fait que la majeure partie de mes lecteurs et lectrices potentiels ne vérifieront pas mes propos, qu'un certain nombre refusera le fait non vérifié, mais sans le vérifier, d'autres s'interrogeront sur lui, mais sans le vérifier, une part mineure mais encore importante l'acceptera mais sans le vérifier, une part négligeable se donnant la peine de vérifier les faits. Le fait vérifié est la décorrélation entre incidence de l'emphysème et tabagisme, la corrélation ayant été longtemps donnée comme certaine, celui non vérifié étant la décorrélation entre tabagisme et incidence du cancer du poumon. Cela dit mes affirmations sont ouvertes, pour l'un et l'autre fait je ne donne aucune source, celles sur l'emphysème sont aisément trouvables par recherche sur Internet, probablement la validation ou l'invalidation de l'affirmation sur le cancer du poumon doit être assez aisée. Imaginons maintenant que j'aie les moyens de, disons, gauchir la réalité, de diffuser des informations supposées fiables qui sont fausses ou fallacieuses, les moyens de “transformer la réalité”. Par exemple, les moyens réels de mettre en doute la corrélation tabagisme-cancer du poumon ? Je prends cet exemple car il est vrai, durant de nombreuses décennies une institution humaine disposant de moyens importants, l'industrie du tabac, a organisé des campagnes de propagande pour mettre en doute cette corrélation, ainsi que pour disqualifier des chercheurs et des journalistes faisant des révélations exactes sur des pratiques allant contre les intérêts des consommateurs et de la société. Je ne crois pas aux complots mais il me faut les constater.
La rationalisation est un processus ordinaire qui consiste en la validation réflexive et non réfléchie de faits et d'opinions, soit qu'ils correspondent à sa propre représentation du monde et des choses, soit qu'ils correspondent à un certain canon discursif. Comme l'écrivait Descartes, une bonne manière de se représenter le monde et les choses est de « conduire par ordre [s]es pensées [en] supposant même de l'ordre entre [les objets] qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres ». Corollaire, une mauvaise manière de se représenter le monde et les choses est de se convaincre que l'ordre entre objets qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres est un ordre naturel. La méthode cartésienne a deux pôles : toujours interroger ce que des tiers présentent pour vrai ; toujours interroger ce qu'on s'est convaincu soi-même être vrai. Est-ce un processus naturel ? Je ne sais pas trop, serait-ce parce que je ne sais pas trop ce qu'est la nature, si du moins on en parle par opposition à la culture. Disons que ça participe de notre animalité, faire de la rationalisation est une excellente méthode pour se préserver. Il y a un autre nom pour cette méthode, le conditionnement. Quelle que soit l'espèce, la socialisation n'est pas strictement de l'ordre de l'inné, cela s'appliquant aussi à ce genre très primitif de sociétés que sont les organismes : il existe toujours des processus mis en œuvre au long de l'existence des parties élémentaires d'un “être social” pour induire ses individus à conserver une certaine forme et un certain comportement et contrôler qu'ils le font.
Dans un organisme il y a le conditionnement initial (telle cellule sera une hématie, telle un neurone, telle ...) et le système “immunitaire” qui est une sorte de service d'ordre pour la défense et la police, qui notamment contrôle la conformité des cellules à leurs fonctions. Pour les sociétés d'êtres assez primitifs, arthropodes notamment, le conditionnement initial est réalisé en nourrissant différemment les larves, en quantité et qualité. Selon les espèces il y aura un conditionnement secondaire comportemental par des apprentissages ou par émission de molécules induisant certaines réactions, et un “contrôle de la population” plus ou moins sévère, tendant à exclure ou éliminer les individus trop éloignés des standards de l'espèce ou de la société locale. Plus on s'élève dans la complexité des organismes et dans celle des sociétés, plus la part de conditionnement initial se réduit. J'en parle dans un autre texte, chez les humains nouveaux-nés et, plus largement, chez les hominidés, cette part est réduite à l'essentiel, les fonctions vitales dépendant du système nerveux autonome ou viscéral (nommé plus anciennement système neurovégétatif), tout le reste est l'objet d'un apprentissage.
L'article de Gregory Bateson « Les catégories de l'apprentissage et de la communication » propose un cadre de réflexion intéressant. Il y dégage trois niveaux d'apprentissage :
- Le niveau zéro, qu'on peut paraphraser comme “apprentissage par stimulus-réponse simple ou conditionnement préalable” (conditionnement inné, conditionnement génétique ou congénital). On ne peut proprement dire que le conditionnement préalable soit un apprentissage au niveau des individus mais c'en est un au niveau des espèces, qui ont « appris » de quelque manière ces comportements. S'il n'y ait pas de volonté propre dans cet “apprentissage”, qui est le résultat d'une mutation génétique ou d'un processus de développement stéréotypé et constant, il y a une forme plus large d'apprentissage, celle du milieu, qui dans un contexte donné favorisera telle mutation, tel le type de développement. La confirmation paradoxale du fait qu'il s'agit d'un apprentissage est qu'un individu ne peut corriger ses comportements dans des changements de contexte où ils se révèlent défavorables, le conditionnement inné est un “conditionnement inconditionnel” assez comparable en ce sens au conditionnement pavlovien où un stimulus secondaire déclenche un comportement indépendant du stimulus primaire associé.
- Le niveau I, où l'on reste formellement dans un modèle de type stimulus-réponse, sinon que le comportement appris n'est plus dépendant du contexte restreint. Dans l'apprentissage de niveau zéro la réponse est dépendante du stimulus primaire, l'inadaptation possible de la réponse provenant de la variation du contexte où le stimulus était favorable. Pour le dire mieux, un stimulus secondaire de type pavlovien devrait (et généralement ça se passe ainsi) cesser si une série significative et consécutive de tels stimuli n'est pas associée avec le stimulus primaire. Le cas pavlovien classique, la salivation d'un chien à l'agitation d'une cloche en l'absence de nourriture, ne peut persister que s'il y a renforcement, car si lors d'une série significative les deux stimuli ne sont plus associés, si un nombre de fois plus ou moins important selon le sujet, on agite la coche sans donner de nourriture peu après, le chien se “déconditionnera” – ou du moins, il se reconditionnera, il apprendra à ne plus réagir de manière stéréotypée lors de l'agitation de la cloche.
- Le Niveau II est un “apprentissage dans l'apprentissage”, l'acquisition d'une capacité de discernement entre contextes structurellement similaires ou d'analyse séquentielle d'une séquence en cours, qu'on peut appeler capacité cybernétique au sens propre, cette possibilité qu'a un système de procéder à une autocorrection de comportement en fonction d'un changement de contexte interne ou externe.
- Le niveau III est un “apprentissage sur l'apprentissage”, capacité à double tranchant. Comme le dit Bateson, « exiger ce niveau de performance de certains hommes et mammifères entraîne parfois des conséquences pathogéniques ». En théorie, ce type d'apprentissage permet d'avoir un meilleur discernement, la méthode cartésienne me semble une description acceptable du processus, en gros, conscientiser les conditionnements acquis, faire à la fois une analyse plus précise de chaque situation et modéliser mieux les contextes. Comprendre consciemment que ce qu'on voit comme causal est souvent simplement corrélatif permet tant d'assimiler des contextes apparemment différents et à l'inverse de différencier des contextes apparemment similaires, que de séparer la modélisation des situations réelles : une série d'événements est une construction, chaque situation est incommensurable.
Le risque des apprentissages de niveaux II et III est le renforcement. Une autre étude due à Gregory Bateson (et d'autres auteurs) et reprise dans le même recueil, Vers une écologie de l'esprit, intitulée ''« Vers une théorie de la schizophrénie », expose un cas qui peut selon les cas ressortir d'un apprentissage de niveau II ou III, la “double contrainte”. Le processus mis en évidence est une perturbation du conditionnement social où la personne désignée “la victime” dans le modèle dégagé par l'étude1 se trouve dans l'incapacité de différencier modélisation et réalité.
On peut dire que l'intérêt d'études ou de réflexions théoriques comme celles de Bateson, ou comme celles dites expérience de Milgram, expérience de Stanford (ou de Zimbardo)), et les études de psychologie sociale sur le conformisme, est d'élucider les limites, contraintes et risques d'une socialisation par apprentissage de niveau II ou III envers des personnes pour qui les apprentissages de niveau zéro ou I ont été mal intégrés ou mal dispensés, à quoi s'ajoutent des ratages, volontaires ou non, aux niveaux II et III. L'autre intérêt est bien sûr de faire apparaître ce qui, dans les conditionnements sociaux “normaux”, induit, volontairement ou non, des comportements qui ne sont en théorie ni souhaités ni souhaitables. En un certain sens, Patrick Le Lay fait de la psychologie sociale ou en tout cas en a retenu ses leçons quand il déclare, dans cette interview qui fit beaucoup de bruit :
Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. Mais dans une perspective business, soyons réaliste : à la base, le métier de TF1, c'est d'aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit. Or, pour qu'un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c'est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible.
Rien n'est plus difficile que d'obtenir cette disponibilité. C'est là que se trouve le changement permanent. Il faut chercher en permanence les programmes qui marchent, suivre les modes, surfer sur les tendances, dans un contexte où l'information s'accélère, se multiplie et se banalise.
La télévision, c'est une activité sans mémoire. Si l'on compare cette industrie à celle de l'automobile, par exemple, pour un constructeur d'autos, le processus de création est bien plus lent ; et si son véhicule est un succès il aura au moins le loisir de le savourer. Nous, nous n'en aurons même pas le temps !
Tout se joue chaque jour, sur les chiffres d'audience. Nous sommes le seul produit au monde où l'on “connaît” ses clients à la seconde, après un délai de 24 heures.
Pour élargir, toute activité sociale où la communication est essentielle (beaux-arts, arts libéraux, politique, sciences fondamentales, publicité et marketing, Internet, religions...) vise à obtenir « du temps de cerveau humain disponible », et comme le dit Le Lay, d'autres activités achètent ce temps. D'où, contrairement à ce qu'il dit (mais c'est un discours marketing), la télévision n'est en rien « le seul produit au monde où l'on “connaît” ses clients à la seconde, après un délai de 24 heures » et n'est à coup sûr pas le seul “produit” concerné par le “temps de cerveau humain disponible”. Trois questions se posent alors, qui recherche de “temps de cerveau humain disponible”, en quels buts et de quelle manière ? Je prends un exemple simple et me semble-t-il évident : telle qu'elle est actuellement organisée, la société humaine globale est défectueuse et défavorable à une large part de ses membres. La logique voudrait que cette majorité renonce à la maintenir en l'état et agisse en sa propre faveur. Le problème est que cette majorité se persuade que la seule manière de changer les choses serait, soit de se coaliser, soit de s'en remettre à des dirigeants qui « changeront les choses », or la seule manière de changer les choses est de le faire chacun à son niveau et par soi-même. Elle se persuade de ces illusions parce que les personnes qui, actuellement, occupent des positions favorables dans cette société, font de leur mieux pour produire un “spectacle”, dirait Guy Debord, qui à la fois conditionne la majorité à “rationaliser” plutôt que de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, qu'elles ne la connussent évidemment être telle.
La société humaine... On peut remonter plus loin, quoi qu'il en soit une chose est sûre, la mondialisation / globalisation / unification démarrée de manière évidente au XVI° siècle est achevée dans les années 1920 avec la naissance de la « téléphonie sans fil », de la radiodiffusion. Cependant elle ne s'est pas encore réalisée pour une raison simple : des personnes haut placées ne le souhaitent pas et complotent contre cela.
Je suis très intéressé par le fait que, contre le sens et contre l'évidence, des bonnes âmes nous expliquent régulièrement dans les médias que les supposées « théories du complot » sont invraisemblables et pour nous le prouver prennent systématiquement des cas évidents de complots invraisemblables mais semblent ne pas se souvenir des multiples complots réels qui sont régulièrement mis sur la place publique. Cela posé, et comme dit au début de ce texte, je ne crois pas aux complots. Je n'y crois pas mais pourtant je les constate.
Imaginons que je participe à un complot : sauf cas d'un complot, disons, explicite (comme l'Opération Condor par exemple), considèrerai-je participer à un complot ou non ? La question profonde, qui conditionne la réponse, est la structuration d'une société. Par nécessité elle est multiple et disparate. Toute société est articulée et se compose de sociétés, souvent contradictoires, opposées ou même antagonistes, organisées spatialement et hiérarchiquement. Considérant l'ONU on peut voir son siège comme une sorte de parlement, de gouvernement et d'administration de la société globale. À l'instar de bien des sociétés, l'administration, ici le secrétariat général et les hauts-fonctionnaires délégués par les États-membres, fonctionne comme une sorte d'aristocratie, le gouvernement, ici le Conseil de sécurité, comme une sorte d'oligarchie, le parlement, ici l'Assemblée générale, comme un corps législatif, les représentants de “circonscriptions électorales”, les États et nations fédérés, sinon que ses membres sont désignés et non pas élus, et que chacun de ces membres est plutôt un lobbyiste qu'un législateur. Chacune des structures a ses buts, pour partie en concordance avec l'État d'origine de chacun de ses membres, pour partie propres à la structure, pour partie favorables à des groupes d'intérêt durables ou circonstanciels. En théorie, les membres de l'ONU sont
« RÉSOLUS
- à préserver les générations futures du fléau de la guerre qui deux fois en l'espace d'une vie humaine a infligé à l'humanité d'indicibles souffrances,
- à proclamer à nouveau notre foi dans les droits fondamentaux de l'homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l'égalité de droits des hommes et des femmes, ainsi que des nations, grandes et petites,
- à créer les conditions nécessaires au maintien de la justice et du respect des obligations nées des traités et autres sources du droit international,
- à favoriser le progrès social et instaurer de meilleures conditions de vie dans une liberté plus grande,
ET À CES FINS
- à pratiquer la tolérance, à vivre en paix l'un avec l'autre dans un esprit de bon voisinage,
- à unir nos forces pour maintenir la paix et la sécurité internationales,
- à accepter des principes et instituer des méthodes garantissant qu'il ne sera pas fait usage de la force des armes, sauf dans l'intérêt commun,
- à recourir aux institutions internationales pour favoriser le progrès économique et social de tous les peuples,
AVONS DÉCIDÉ D'ASSOCIER NOS EFFORTS POUR RÉALISER CES DESSEINS »
Mais les choses ne seront pas aussi simples et linéaires que ne le propose ce préambule, la supposée « égalité de droits [...] des nations, grandes et petites » notamment n'a jamais eu lieu jusqu'ici et, sauf bouleversement soudain, quelque chose comme la démocratie universelle, ne devrait pas se produire avant longtemps. Sans même considérer les disparités de fait qui empêchent l'égalité de droit, je ne sais, par exemple entre États-Unis et Panama, ou Russie et Géorgie, si les États-Unis ou la Russie décident d'investir militairement ces États, lesdits n'y pourront mais et la supposée communauté internationale ne sera pas un recours, sans même cela, le statut particulier des membres permanents du Conseil de sécurité instaure une inégalité de droit entre États. Concernant les administrations plus ou moins politiques de l'ONU (Unesco, FAO, forces d'intervention, secrétariat général même...) leur bon fonctionnement est dépendant du bon vouloir politique, logistique et financier des États-membres, et si un ou deux des principaux bailleurs ou fournisseurs d'agents fait défaut ou fait obstruction, ça peut grandement empêcher leur action. À quoi s'ajoute donc l'épée de Damoclès du pouvoir de veto des membres permanents du Conseil de sécurité, qui comme dit fait de droit des membres de l'ONU des inégaux.
L'ONU est un exemple intéressant parce que beaucoup plus lisible que d'autres régimes du fait qu'une société est composite : sur un plan, celui formel déterminé par la Charte de cette organisation, qui est une sorte de Constitution, elle détermine une seule société, une sorte de fédération d'États censément égaux en droits ; sur un autre plan elle se compose de plusieurs sociétés, mouvantes et motivées par des intérêts ne convergeant pas nécessairement avec ceux des autres sociétés de l'ONU ni toujours avec ceux de l'ONU. Considérant l'histoire de cette organisation de sa création à la fin de la décennie 1980, soit environ 45 ans, et même au-delà mais de manière autre, malgré leurs divergences et leurs oppositions les cinq membres permanents du Conseil de sécurité, ont constitué une organisation complotiste de fait car une chose les amenait systématiquement à converger, le souhait de chacun des cinq de préserver sa position au sein de l'organisation. On peut supposer des raisons rationnelles, raisonnables, objectives pour que ces cinq entités politiques soient des membres permanents du Conseil de sécurité de l'ONU avec droit de veto2. Pour mon compte, j'ai un peu de mal à comprendre pourquoi la Chine, acteur secondaire du conflit, et la France, qui fit partie des pays vaincus dès 1940 et par la suite, fut un allié des pays de l'Axe, aient pu figurer parmi les membres permanents. On peut supposer qu'avec la Chine c'est une question de poids démographique (en 1945 c'était déjà l'État le plus peuplé du monde – ce qu'il n'est désormais plus, d'ailleurs, l'Inde l'ayant dépassé) et avec la France une question de poids territorial, son empire étant à-peu-près équivalent à celui britannique, les trois autres étant les trois principales entités figurant parmi les très prochains vainqueurs du conflit mondial en cours d'achèvement. La vraie question est bien sûr : pourquoi des membres permanents inamovibles avec droit de veto ? Comme rien n'est explicite dans la charte il faut chercher la réponse ailleurs. On la trouve à partit d'une page du site de l'ONU, [http://www.un.org/fr/sections/history/history-united-nations/index.html|« Histoire des Nations Unies »], qui renvoie, dans la partie « Histoire de la Charte des Nations unies », vers les pages concernant les cinq réunions préparatoires et la réunion ultime de 1945 à San Francisco.
Pour dire les choses telles qu'elles sont, la raison pour laquelle les cinq entités désignées « membres permanents » avec droit de veto le devinrent vient de ce qu'elles décidèrent pour quatre d'entre elles de le devenir dès le premier janvier 1942 et décidèrent qu'elles disposeraient d'un droit de veto à la quatrième ou cinquième des conférences préparatoires (il semble que ç'ait été discuté dès la quatrième et formalisé à la cinquième), enfin il est plus que probable que la France fut ajoutée en dernière instance parmi les membres permanents parce qu'elle devait nécessairement figurer parmi les membres fondateurs de l'ONU et qu'elle a du menacer de se retirer si elle n'obtenait pas ce statut. Comme le précise la page sur la conférence finale de San Francisco, partie « Droit de veto »,
Mais, c'est surtout la faculté pour chacun des “Cinq Grands” d'exercer le droit de “veto” à l'égard d'une décision du puissant Conseil de sécurité qui a été longuement et âprement débattue. Il semblait à un moment que le désaccord sur cette question allait faire échouer la conférence. Les autres puissances craignaient que, si l'un des “Cinq Grands” menaçait la paix, le Conseil de sécurité ne fût incapable d'agir, tandis qu'en cas de conflit entre deux puissances qui ne seraient pas membres permanents du Conseil, les “Cinq Grands” pourraient agir de façon arbitraire. Elles tentèrent donc de restreindre le pouvoir du “veto”. Mais les grandes puissances insistèrent toutes sur l'importance vitale de ces dispositions, en soulignant que le maintien de la paix mondiale serait en grande partie leur responsabilité. Finalement, les petites puissances se sont inclinées pour ne pas faire obstacle à la création de l'Organisation.
Clairement, en 1943 à Moscou et Téhéran puis en 1944-1945 à Dumbarton Oaks et Yalta, les quatre principaux organisateurs du nouveau partage du monde, à qui s'ajoute la France en 1945 à San Francisco, ont décidé qu'il était hors de question que le contrôle de l'organisation puisse leur échapper, les autres États signataires étant alors obligés de céder. Le curieux de cette histoire étant que dès 1947 et plus encore à partir de 1949, lesdits membres ne sont plus les mêmes : en 1947 l'empire britannique commence de se défaire, en 1949 ce n'est plus la Chine qui siège mais Taïwan, avec cette fiction que le gouvernement nationaliste en exil serait le continuateur du gouvernement chinois ; au début des années 1960 deux des membres permanents, la France et la Grande-Bretagne, ont perdu leur empire et de ce fait ne représentent plus une part significative de la population mondiale, un troisième, la Chine “nationaliste”, ne représentant que nominalement la Chine continentale (d'ailleurs, en octobre 1971 une résolution approuvée par l'assemblée générale prend compte du fait et la Chine communiste remplace celle nationaliste), enfin et de manière unilatérale, par simple lettre du président de la Fédération de Russie indiquant la chose, celle-ci remplace l'URSS comme membre permanent. Disons-le simplement, aucune fin ne justifie aucun moyen, si même on avait pu le moindrement croire en la sincérité des autoproclamés “membres permanents” de l'institution à venir quant au fait que « le maintien de la paix mondiale serait en grande partie leur responsabilité » et que pour cela il fallait leur accorder un droit de veto, la suite a largement montré que la préservation de leur position au sein de cette institution comptait beaucoup plus que le maintien de la paix mondiale puisque depuis on a pu constater que malgré l'hypothèse selon quoi « dans les décisions prises [...], une partie à un différend s'abstient de voter », dès lors qu'une des parties est un des membres permanent, elle aura toujours au moins un allié parmi les quatre autres pour ne pas approuver une quelconque sanction. Et bien sûr il est hors de question de remettre en cause aucun de ces cinq membres, même quand (cas de la Russie) c'est un usurpateur, pour ne pas remettre en question la structure de pouvoir actuelle.
L'ONU est instructive en ceci : il y a plus de convergences d'intérêts entres groupes de même statut d'une société à une autre qu'entre ces groupes et les autres groupes de leur propre société. Et il y a plus de capacités pour certains de ces groupes à maintenir leurs positions dans leur société, qu'à d'autres de les mettre en cause. Cela dit, c'est un état de fait ancien, simplement c'est beaucoup plus lisible ici. Considérant par exemple la partie de l'Europe qui au moins depuis 305 de notre ère, moment de plus grande extension de l'Empire romain, avant sa partition de droit en 395 (la séparation de fait a lieu plus tôt, vers 360 de manière informelle, en 376 plus formellement), est “romaine”, de ce temps à aujourd'hui il y a une alliance de fait entre les élites qui se succédèrent dans les diverses parties de cet ensemble, tantôt éclatées, tantôt fédérées. Le système est assez constant : une alternance entre moments “impériaux”, moments “fragmentés” et moments “anomiques”, les phases qu'on peut dire anomiques étant intermédiaires entre celles impériales et celles fragmentées. Je le dis régulièrement, l'objet central des sociétés est la communication, c'est même, plus largement, l'objet central de la vie, ce qui fait sa singularité : pour se préserver, pour persévérer en son être ou se reproduire, un être vivant doit s'informer et informer donc communiquer. Je le dis aussi quelquefois, une société est en un certain sens un être vivant et comme tel doit communiquer pour se préserver. Il y a bien sûr deux orientations, la communication interne et celle externe, la régulation et l'interaction. Les problèmes que peut connaître une société sont donc de deux ordres, la “dérégulation” (le trouble métabolique et organique) et le “désordre” (le trouble de la coordination et de l'interaction). Je l'écris souvent et ça me semble de la première évidence mais je ne suis pas certain que ce le soit pour tout le monde, les métaphores, paraboles et comparaisons ne sont pas la réalité, il s'agit d'une manière commode de décrire une société, qui n'est pas un organisme, simplement elle fonctionne, sur un certain plan, de manière assez similaire à un organisme, reste que ses membres sont des individus et non des cellules, des organes ou des parties d'un corps.
Enfin, ça n'est pas si évident en ce sens que les membres de certains “organes” et “tissus” n'ont peut-être pas la même opinion et considèrent proprement, eux exceptés peut-être, que le “corps social” est bien un corps, avec cet avantage cependant que si nécessaire ont peut le réorganiser, le cas échéant. Par le fait, certaines fonctions induisent assez souvent des comportements qu'on peut estimer antisociaux, considérant les intérêts de l'ensemble de la société concernée. Passé un certain nombre de membres une société doit se diviser, former une société de sociétés. Difficile de fixer un nombre exact, la majeure partie des sociétés l'a fixé entre 12 et moins de 30, souvent moins de 25, en tous les cas un groupe social de plus qu'une trentaine de membres doit à coup sûr se diviser, répartir formellement les fonctions, en-dessous la chose pouvant être informelle. Il y a plusieurs causes à cela, en premier bien sûr le fait qu'à tout moment la société doit réaliser plusieurs tâches et que pour chacune on n'a pas nécessité de mobiliser tous ses membres. En tous les cas, cette division induit deux problèmes, celui du contrôle et celui de la spécialisation. Il existe trois groupes dévolus au contrôle, les dirigeants, les clercs et les, disons, forces de sécurité. Tous les trois font courir un risque à la société. Pour le réduire, la société instaure des règles et des modalités de contrôle des contrôleurs. Ces règles sont assez universelles et dans une société assez restreinte en nombre de membres et en territoire, assez faciles à maintenir.
Les dirigeants sont nommés pour une durée assez courte, le groupe est réduit au minimum, souvent il sont doublés ou triplés et considérés par avance responsables de toute dysfonction en ce sens que si un problème se produit dans leur sphère de compétence on les en présume les initiateurs directs ou qu'ils ont manqué à leur charge, bref, un dirigeant a toujours tort d'échouer dans sa fonction – dans certaines sociétés, le principal dirigeant, le “chef”, peut même être ostracisé ou mis à mort à la fin de sa charge. Pour les forces de sécurité la modalité la plus courante est celle du service par roulement, chaque membre de la société en état d'accomplir ces fonctions y est astreint pour une période donnée sur un certain laps de temps, un jour par semaine, une semaine par mois, un mois par semestre ou par an, etc. Pour éviter une autonomisation de ce groupe, à un instant donné chaque sous-groupe de la société (famille, clan, tribu, corporation...) fournit un nombre à-peu-près égal de membres et chaque unité fonctionnelle se compose de membres de sous-groupes différents. Le groupe qui pose un problème crucial est celui des clercs, contrairement aux deux autres leur fonction requiert une certaine technicité – non que ce ne soit pas le cas pour les deux autres groupes mais du moins ce n'est pas une technicité très élevée, même dans la société la plus complexe ont peut former des dirigeants ou des forces de sécurité en quelques semaines – et une constance dans la pratique. Quant à la spécialisation, elle induit le risque d'une réduction des capacités d'autonomie des individus : considérant leur “spécialité” comme plus important que toute autre activité sociale il tendront à déléguer leur puissance d'agir à d'autres, supposés être eux-mêmes des spécialistes.
La spécialisation n'est pas un problème en soi et devient une nécessité quand une société devient importante – plus d'une trentaine de membres, donc –, le risque est la constitution de corporations et la création de charges héréditaires ou vénales, pour des sociétés encore plus larges, comme on en connaît depuis cinq à six millénaires. Les seules spécialisations intrinsèquement problématiques sont celles, non nécessaires, des dirigeants et des forces de sécurités, et celle, nécessaire, des clercs. Lesdits clercs ont plusieurs rôles, on peut les décrire comme le “système nerveux” de la société, donc en charge de tout ce qui concerne la communication.