J'ai du mal à comprendre pourquoi des personnes qui vous contactent par téléphone pour vous vendre un truc et qui n'ont audiblement pas l'accent du cru sont incitées à se présenter en donnant un prénom et un nom « typiques », genre francédsouch. Pour moi c'est une forte motivation pour ne pas accepter ce qu'on me propose : je ne vois pas de bonne raison pour que Ouarda Smitou prétende se nommer Louise Machinchouette, par contre j'ai de bonnes raisons de me méfier de la proposition d'une personne qui prétend être autre qu'elle-même. Pour moi c'est clair, si une personne commence par vous trompe sur qui elle est, pourquoi supposer qu'elle ne va pas vous tromper sur le reste ? L'arnaque du moment, enfin l'une de celles du moment mais du moins, assez régulière, concerne les toits. Enfin, pas vraiment les toits mais l'un des usages qu'on en peut faire, en ce cas, produire de l'électricité.

Au début, cette arnaque était simple et sans détours, mes correspondants qui pour l'essentiel sont des correspondantes m'annonçaient que leur employeur supposé (Engie, EDF ou autre), dans son souci d'étendre son parc installé de panneaux solaires, contactait tous les propriétaires pour savoir si ça les intéressait. Pour une raison que j'ignore mais que je peux imaginer le discours a changé, désormais il ne s'agit pas d'une appel à n'importe qui mais d'un appel qui me concerne moi en personne, enfin, pas exactement moi mais mon toit à moi, le mien, unique, le très singulier toit de ma maison à moi. J'avais (enfin, mon toit avait) été sélectionné. Ça faisait assez genre les courriers ou courriels qui vous annoncent que vous, juste vous, uniquement vous, et pas un(e) autre, avez été sélectionné(e) pour gagner le gros lot. Certes, tous les voisins ont reçu le même courrier ou courriel mais bon... Depuis, la stratégie ou plutôt, en ce cas, la tactique a évolué, on ne me contacte plus dans le cadre d'une campagne générale ni je n'ai été abstraitement sélectionné, il y a une bonne raison de me contacter moi personnellement : ma maison (enfin, mon toit) a été repérée. Dans les premiers temps, « par notre technicien », mais là ça pose problème : quelle raison fait que ledit technicien, passant par là et repérant mon toit, n'a pas sonné à ma porte pour savoir si je serais intéressé par cette proposition ? Du fait, le discours a évolué, ce n'est plus désormais un supposé technicien qui a supposément élu mon toit mais une opération technique miraculeuse. La dernière en date pour moi, celle du jour qui a motivé cet article, est « par vue aérienne ». Ah d'accord... Par vue aérienne. Si ça n'est pas technique, ça ! Par vue aérienne... Je n'ai pas demandé de complément, ça n'a pas d'intérêt, c'est le moment où j'ai raccroché.

Pourquoi une arnaque ? C'est simple : si je souhaite exploiter mon toit pour produire de l'énergie, calorique ou électrique, et bien, pourquoi le faire en faveur d'un tiers ? Le coût sera certes relativement important mais, considérant l'amortissement et surtout, la réduction de mes dépenses en électricité et en moyens de chauffage, j'ai intérêt à procéder à l'installation plutôt que de louer mon toit à un prestataire qui amortira son investissement en me vendant l'électricité produite sur mon toit. On n'a pas ici affaire à un cas où cette location se justifierait, par exemple, si je possédais par quelque hasard une ferme avec ses terres, n'étant pas agriculteur je pourrais à bon escient la louer à un fermier qui, le cas échéant, me vendrait à bon droit ses productions. Dans le cas des panneaux solaires, et bien, il s'agit de production passive, une fois les panneaux posés il ne faut pas de compétences particulières pour s'en occuper et, loué ou non, quand il y a un problème il faut faire appel à un technicien qui n'est pas à demeure pour gérer l'installation. Que le propriétaire des panneaux soit EDF ou moi ne change pas grand chose, sinon pour la destination des revenus, s'il y en a. Clairement, et vu la surface de ma toiture, le principal et probablement unique destinataire de l'énergie recueillie sera le propriétaire de la maison, de ce fait je paierai l'électricité produite localement comme si elle provenait du réseau lui-même. Certes j'aurai probablement une ristourne sous forme d'une réduction de facture ou d'une rémunération mais ça ne changera rien au fait qu'on me vendra ma propre production, contrairement au cas hypothétique de la ferme, où la production requiert un savoir-faire permanent mis en œuvre par une personne à demeure ayant les compétences requises.


Comme il apparaît de plus en plus, la forme actuelle des sociétés dites avancées, et de celles qui les rattrapent ou tentent de le faire, ne répond pas à quelque nécessité que ce soit et résulte d'une série de choix délibérés et parfois injustifiés. Il existe plusieurs ouvrages récents montrant clairement que la supposée « révolution industrielle » dont les prémisses ont lieu à la fin du XVIII° siècle, qui se développe principalement entre 1820 et 1880 et connaît une réorganisation importante à l'occasion de la séquence qui va de la première à la deuxième guerre mondiale, en gros de 1910 à 1950.

Parmi les parutions récentes, La Religion industrielle de Pierre Musso met en évidence que ladite « religion industrielle » s'enracine dans la doctrine chrétienne, spécialement catholique1 élaborée tout au long du second millénaire de notre ère, notamment dans la première moitié de ce millénaire, et se fait à l'encontre d'une approche qu'on peut dire proprement libérale (et non ce pseudo-libéralisme économique, qu'il soit “néo” ou “ultra”, qui n'a guère à voir avec la liberté). Je n'ai pas encore lu le bouquin (un gros pavé de près de 800 pages) mais pour avoir entendu son auteur plusieurs fois je crois savoir qu'il y oppose la « religion industrielle » à la « religion politique » qui s'oppose sur un point crucial, la question démocratique : la religion industrielle est incompatible avec la démocratie.

Autre auteur intéressant, Jean-Baptiste Fressoz, qui pratique une histoire qui me convient, celle où l'on interroge la lecture actuelle du passé en dépassant les consensus élaborés par les acteurs et commentateurs de l'Histoire. Elle me convient parce que je la pratique, sinon que, n'étant pas historien de profession, je le fais sur des objets massifs et donc faciles à interroger, comme par exemple la séquence historique qui va en gros de 1860 à 1970, à quelque chose près2. Fressoz fait dans son domaine ce qu'il m'arrive de faire dans un domaine où j'ai je crois plus de compétence qui est, peut-on dire, une approche sociolinguistique de la réalité, sur un phénomène qu'on voit un peu partout et à propos d'un peu tout, que je nomme pour mon compte la « reconstruction », cette capacité qu'a tout humain, vous et moi compris, bien sûr, à interpréter les faits et idées à son aune. Ça n'est pas problématique en soi, on peut partir du présupposé que l'univers n'a pas de sens, dans son tout comme dans ses parties. Par contre, existe ce phénomène particulier, la vie, et par le fait les êtres vivants « donnent du sens à l'univers », tout du moins à la partie de cet univers dont ils ont conscience. Pour un virus l'univers est très limité, pour un humain il est assez ou très large, voire infini.

Dire que les êtres vivants donnent du sens à l'univers ne signifie pas que grâce à eux ledit univers a du sens mais bien plus simplement que qu'ils ont nécessité à donner du sens aux choses pour pouvoir se maintenir, se préserver et se perpétuer. Un être vivant est un objet incertain et transitoire, il doit sans fin faire des hypothèses sur la portion de l'univers où il existe pour agir de manière à se maintenir en vie et, si possible, se renforcer et se reproduire. Bien sûr, les hypothèses que peut produire un virus sont très limitées et très conditionnées et se limitent à deux : tant que les conditions ne semblent pas favorables, ne rien faire ; dès qu'elles semblent favorables, agir. Fonctionnellement on ne peut pas proprement nommer ça des hypothèses, il s'agit d'actes réflexes conditionnels, le virus ne va agir qu'en contact avec certaine molécules dans un milieu donné, classiquement entrer en contact avec une certaine protéine. Ce sont cependant des hypothèses en ce sens qu'il n'a aucun moyen de se diriger vers ces conditions favorables ni surtout de déterminer si ce qui lui semble une condition favorable l'est vraiment. Les êtres humains ne sont pas des virus et ont un degré d'autonomie incommensurablement plus élevé, reste qu'ils doivent, à leur niveau et à leur manière, faire sans cesse des hypothèses sur leurs choix. Pour cela ils s'appuient sur leurs expériences passées, sur les hypothèses produites par eux-mêmes ou par d'autres humains dans une situation précédente comparable, et sur les choix les plus efficaces pour obtenir un certain résultat dans une situation similaire. La reconstruction est une sorte de calcul, on se décrit une certaine situation non en ce qu'elle est effectivement mais en tant qu'elle semble répondre à une série d'autres situations similaires, ce qui permettra de faire une hypothèse probablement judicieuse sur les actions adaptées au contexte.

Je l'écrivais ailleurs, la causalité est une hypothèse jamais confirmée par les faits. Bien sûr, nous vivons dans un univers somme toute assez stable, donc on peut sans grand risque de se voir détrompé faire des hypothèses consistantes dans beaucoup de situations, d'autant si ces situations concernent un vaste espace et une durée assez ou très longue. Par exemple, on peut composer et publier des années à l'avance des calendriers indiquant les heures de lever et coucher du soleil pour chaque jour de l'année. Certes, ces données ne seront pleinement valides que pour une personne qui serait, à peu de chose près, aux latitude et longitude où ces prédictions seront valides, mais pour un pays comme la France la parallèle influe peu et si l'on connaît l'écart entre son méridien et celui pour lequel le pronostic vaut on peut ajouter les secondes ou minutes nécessaires pour actualiser la donnée. Si l'altitude joue, en France toujours, dans l'ensemble les gens ne vivent pas à de telles hauteurs que ça ait une énorme incidence. Mais ces données ne valent que « toutes choses égales » et ne sont donc que des hypothèses. Certes, de très haute vraisemblance mais à la merci d'un incident qui modifie fortement les choses, un bolide (genre astéroïde massif) percutant la Terre, une énorme éruption volcanique, la chute de la Californie dans l'Atlantique... Bien évidemment, plus les hypothèses portent sur un contexte restreint et des phénomènes erratiques, moins elles sont solides. Or, d'un sens on peut dire que dans la plupart des situations nous autres humains n'avons pas une relation au monde beaucoup plus subtile que les virus ou au mieux, les bactéries. Ce à quoi on peut ajouter que nous avons une grande capacité à éliminer de notre modélisation d'un contexte les cas où nos hypothèses se sont révélées infondées. Le tout début d’À la recherche du temps perdu est très intéressante pour cette question :

Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : « Je m’endors. » Et, une demi-heure après, la pensée qu’il était temps de chercher le sommeil m’éveillait ; je voulais poser le volume que je croyais avoir encore dans les mains et souffler ma lumière ; je n’avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil ; elle ne choquait pas ma raison mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir n’était plus allumé. Puis elle commençait à me devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d’une existence antérieure ; le sujet du livre se détachait de moi, j’étais libre de m’y appliquer ou non ; aussitôt je recouvrais la vue et j’étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure. Je me demandais quelle heure il pouvait être ; j’entendais le sifflement des trains qui, plus ou moins éloigné, comme le chant d’un oiseau dans une forêt, relevant les distances, me décrivait l’étendue de la campagne déserte où le voyageur se hâte vers la station prochaine ; et le petit chemin qu’il suit va être gravé dans son souvenir par l’excitation qu’il doit à des lieux nouveaux, à des actes inaccoutumés, à la causerie récente et aux adieux sous la lampe étrangère qui le suivent encore dans le silence de la nuit, à la douceur prochaine du retour. [...]
Je me rendormais, et parfois je n’avais plus que de courts réveils d’un instant, le temps d’entendre les craquements organiques des boiseries, d’ouvrir les yeux pour fixer le kaléidoscope de l’obscurité, de goûter grâce à une lueur momentanée de conscience le sommeil où étaient plongés les meubles, la chambre, le tout dont je n’étais qu’une petite partie et à l’insensibilité duquel je retournais vite m’unir. Ou bien en dormant j’avais rejoint sans effort un âge à jamais révolu de ma vie primitive, retrouvé telle de mes terreurs enfantines comme celle que mon grand-oncle me tirât par mes boucles et qu’avait dissipée le jour, – date pour moi d’une ère nouvelle, – où on les avait coupées. J’avais oublié cet événement pendant mon sommeil, j’en retrouvais le souvenir aussitôt que j’avais réussi à m’éveiller pour échapper aux mains de mon grand-oncle, mais par mesure de précaution j’entourais complètement ma tête de mon oreiller avant de retourner dans le monde des rêves.


La toute première phrase décrit une situation-type qui semble établir un modèle simple et très répétitif, ce que contredit le premier mot de la phrase suivante, « Parfois », qui semble établir une sous-série. Le reste du passage montre qu'il n'y a pas de sous-série, que chaque situation est unique, qu'il y a certes des éléments répétés mais de manière assez aléatoire, ce qui ne permet pas de déterminer des séries, de réelles situations-type. Proust rend compte de manière puissante d'un fait simple, il n'existe pas de situation-type réelle, il s'agit dans tous les cas d'une construction basée sur des séries de situations qui ont des traits communs et dont on va éliminer les variations pour se représenter une série homogène. Comme dit précédemment et pour me citer à-peu-près, comme tous les êtres vivants les humains font sans cesse des hypothèses sur leurs choix et pour cela s'appuient sur leurs expériences passées et les hypothèses produites par eux-mêmes ou, dans leur cas, par d'autres humains, dans d'autres situations comparables, et sur les choix les plus efficaces pour obtenir un certain résultat dans une certaine situation. On se constitue un stock de modèles stimulus-réponse. Les travaux de Pavlov illustrent bien le couple stimulus-réponse défini par certains comportementalistes comme conditionnement classique, ou de type I, ou réflexe, opposé à celui opérant ou de type II, ou instrumental : dans celui de type II l'association stimulus-réponse est consciente, la réponse non automatique et tenant compte de la variabilité de contextes assez similaires pour adapter sa réponse à ces variations, dans celui de type I la réponse est automatique et ne tient pas compte de la variabilité des contextes. Pour faire simple, dans un conditionnement de type I on va se mettre à saliver dès que le signal associé à l'arrivée de la nourriture apparaît, dans celui de type II on reconnaît le signal mais on vérifiera d'abord que la nourriture arrive bien avant de saliver.

Le modèle stimulus-réponse sous ses deux aspects peut être généralisé en ce sens que chaque individu va, au fil du temps, se constituer un stock de savoir et de connaissance et aura, relativement à ces acquis, une conception plutôt réflexe ou plutôt opérante, considérera que ce qu'acquis est toujours vrai ou vérifiera régulièrement sa pertinence. De ce point de vue, la reconstruction joue dans les deux sens : celle réflexe consiste à ignorer ou à réfuter ce qui contredit ces acquis, celle opérante à se donner les moyens de vérifier si la version la plus valide est celle acquise ou celle contradictoire, ou aucune des deux ou les deux. Les humains sont des animaux (précisément, des mammifères) comme les autres, ils ont tendance à privilégier les réponses de type I en se réservant une part d'indétermination, qui augmente quand le contexte diffère assez de ce qu'ils connaissent, jusqu'à basculer quand nécessaire vers une réponse de type II. La limite est propre à l'individu : quelle est sa capacité à identifier un contexte non prédictible ? Pour prendre un exemple simple, un individu que l'on pourra dire « en pleine possession de ses moyens », pour les humains, en gros un individu d'un certain âge (au moins sept ou huit ans, plus souvent douze à quinze, au plus, et bien, ça dépend des individus...) ne souffrant pas d'une déficience constante (handicap, limites dues à l'âge) ou transitoire (maladie, blessure, fatigue, perturbation sensorielle temporaire...) considèrera la marche comme une activité globalement causale et prédictible, comme le dit (plus ou moins) plaisamment cette chanson de marche scoute, « La meilleure façon de marcher / C'est encore la nôtre ! / C'est de mettre un pied d'vant l'autre / Et de r'commencer ! ». Une activité causale et prédictible... Cette « analyse » de l'activité marche ne tient pas compte de tous les cas, somme toute assez nombreux, où cette méthode ne fonctionne pas.

Comme l'on dit (plus ou moins) plaisamment, l'Histoire est racontée par les vainqueurs. En la circonstance et pour ce qui concerne la supposée première révolution industrielle, ce furent les tenants d'une approche quantitative très consommatrice d'énergie et de matières premières se réalisant pour l'essentiel dans des grands centres de production qui parvinrent à imposer leur mode d'industrialisation. L'intérêt des travaux de Jean-Baptiste Fressoz et alii est de prendre en compte, non ce que l'Histoire habituelle nous a accoutumé à considérer comme pertinent mais l'ensemble des documents disponibles pour les époques considérées. Il apparaît alors, ce qui pourtant est assez prévisible, qu'il n'y avait pas plus d'unité en 1917 ou en 1817 qu'il n'y en a en 2017 pour ce qui en est des meilleurs choix pour répondre à un certain contexte. À toute époque et en toute circonstance il existe plusieurs manières de parvenir à un même résultat, la question étant alors de savoir lesquelles seront les plus favorables ou les moins défavorables à moyen et long terme. Considérant la supposée première révolution industrielle ou celles qui lui ont supposément succédé, on peut dire qu'elles représentent le choix des tenants d'une organisation de la société qui est, selon l'expression attribuée à Georges Clemenceau, celui de « la Sainte Alliance du sabre et du goupillon ». D'un sens, la société industrielle construite principalement au XIX° siècle répond à ce propos que Lampedusa prête à l'un des personnages principaux de son roman Le Guépard, le prince Salina : « Si nous voulons que tout reste tel que c'est, il faut que tout change », connu souvent dans sa version plus compacte, « il faut que tout change pour que rien ne change ».

Les historiens font tous le même récit, quelle que soit la période qu'ils étudient, celui des rapports souvent difficiles, parfois conflictuels, entre trois groupes, les guerriers, les prêtres et, que dire ? Le reste de la population. En France, sa dernière forme constituée est celle de la noblesse, du clergé et du tiers-état. Ces ensembles n'ont pas cessé depuis mais du moins, ils ne constituent plus des groupes formels et unifiés. Non que le tiers-état fut réellement unifié ni que les deux autres groupes ne connurent des dissensions internes, horizontales (entre factions) ou verticales (bas-clergé et petite noblesse contre haut-clergé et noblesse de cour), ou autres3, par contre l'organisation de la société constituait bien le clergé et la noblesse comme des groupes séparés qui avaient un système autonome de régulation, notamment leur administration et leur justice propres.

La question centrale que se pose toute société est celle du souverain. D'un sens, la réponse est toujours la même, le souverain est le peuple, par contre la manière dont il exerce cette souveraineté varie, tantôt il le fait par l'entremise de représentants de la divinité, tantôt par le biais d'un « patron », tantôt il désigne des représentants, tantôt il exerce sa souveraineté directement, le plus souvent on a un régime mixte, une sorte de subsidiarité ou au contraire une sorte de dictature. L'alliance (sainte) du sabre et du goupillon semble le cas le plus courant. Le principe de Salina, « Si nous voulons que tout reste tel que c'est, il faut que tout change », est constant et vient de ce qu'après un certain temps cette alliance atteint toujours ses limites dans la forme où elle s'exerce. Pour préserver les positions des guerriers et des prêtres il y a donc nécessité à changer cette forme sans en changer le contenu, à faire que « tout change pour que rien ne change ». Certes il y a un risque, celui que tout change réellement, mais il est somme toute limité. Cela dit, le moment où “tout change” fera que les classes sacerdotale et guerrière perdront un certain nombre de leurs membres, mais beaucoup moins, en nombre comme en proportion, que le reste de la population. En outre, il est probable que la majorité des guerriers et des prêtres qui seront perdus, soit qu'ils meurent, soit qu'ils quittent les rangs de leur ordre, soit qu'ils partent ailleurs pour ne pas revenir, seront les moins intéressants pour leur groupe, ceux qui veulent vraiment que tout change ou qui veulent que tout reste et que rien ne change.

Je compare souvent le fonctionnement des sociétés et celui des individus, dans les deux sens d'ailleurs, les sociétés vues comme des organismes ou les organismes vus comme des sociétés. Par le fait, une société n'est pas un individu et réciproquement, cependant l'individu et la société ont une chose en commun, ce sont des êtres vivants. Chaque forme d'être fonctionne de sa propre manière mais tous ont en commun des traits fondamentaux. Désolé pour qui me lit, je reprends toujours un peu les mêmes concepts, l'un de ceux-ci est que les êtres vivants ont deux buts en partie contradictoires, persévérer en leur essence et en leur être, vivre aussi longtemps que possible et se perpétuer. Chaque nouvelle forme d'être retient les leçons des formes précédentes et en invente de nouvelles pour, soit mieux se préserver, soit mieux se perpétuer, soit mieux concilier ces deux buts. Chaque nouvelle forme peut, justement d'un point de vue formel, différer grandement de la précédente, alors que fonctionnellement elle n'en diffèrera pas tellement. À chaque étape il y a deux voies de changement, la préservation et la propagation, qu'on peut aussi dire socialisation et colonisation, « croissance interne » et « croissance externe ». Les procaryotes ont acquis assez tôt la capacité d'améliorer leur propagation, moindrement leur préservation, en constituant des colonies, fixes avec les stromatolites, mobiles avec des formations filamenteuses. Les eucaryotes apparaissent désormais clairement comme le résultat de l'autre voie, la croissance interne : contrairement aux colonies, où les individus restent indépendants, appartiennent tous à une ou deux espèces et connaissent une spécialisation faible ou nulle, la cellule eucaryote combine plusieurs espèces de procaryotes dans un même individu, chaque espèce se spécialisant et perdant un peu ou beaucoup de son autonomie.

Je n'ai pas d'exemple en tête mais très probablement certains eucaryotes ont développé une forme strictement externe de croissance, cela dit l'acquis de leur évolution propre fait que, contrairement aux procaryotes, ils ont eu la capacité de s'organiser, de former des êtres collectifs qui reproduisent un mode de croissance interne avec spécialisation, cette fois non des individus mais des populations : toutes les cellules d'un organisme dérivent d'un même individu mais presque toutes vont se spécialiser, seule une petite population, dite désormais « cellules souches », conservant les caractéristiques de l'individu initial. On voit même au niveau de l'organisme des diversifications des cellules du même ordre que celles qui ont eu lieu pour les espèces d'une cellule eucaryote, certaines n'ont pas de noyau, ou une partie seulement du noyau initial, d'autres ont plusieurs noyaux complets ou partiels. Dire d'un organisme qu'il fait de la croissance interne n'est pas entièrement exact ou plutôt, on peut définir la forme organisme comme une « externalisation de la croissance interne » en ce sens que chaque cellule reste un individu avec parfois, comme les globules sanguins et lymphatique, une grand mobilité, par contre ces cellules n'ont pas la capacité de vivre en dehors de leur organisme : si on sépare une partie d'une colonie du reste, pour peu que les conditions générales restent les mêmes elle a toutes chances de former une nouvelle colonie, et si même on sépare un individu de sa colonie il a de bonnes chances de subsister et de se reproduire ; pour les eucaryotes constitués en organismes c'est moins certain, selon leur organisation ils peuvent subsister même si divisés, ou au moins certaines parties de l'organisme initial, par contre une cellule isolée ne le pourra pas sauf si l'on crée des conditions très spéciales qui n'existent pas naturellement.

Ce type de croissance interne a ses limites, d'autant si l'organisme est complexe. Ceux très rudimentaires dans leur structure, comme les mycètes (en gros, les levures et champignons – au passage, au moins dans ce règne il existe bien des formes de colonies, les moisissures, qui sont des ensembles amorphes de levures unicellulaires), peuvent atteindre des dimensions énormes, pour citer l'article de Wikipédia, c'est « un champignon qui détient le record de plus grand être vivant au monde [...] : un mycélium de l'espèce Armillaria ostoyae couvrant près de 9 km2 (880 hectares) et pesant près de 2 000 tonnes ». Ceux plus complexes, comme les vertébrés, atteignent plus vite leurs limites même si ça reste assez volumineux, le plus grand animal connu est la baleine bleue, pouvant atteindre 30 mètres de long et 170 tonnes, les plus grands animaux terrestres furent des dinosaures, assurément certains dépassèrent les 30 mètres et ont atteint ou dépassé les 70 tonnes, possiblement ça put aller jusqu'à 40 mètre et plus de 120 tonnes mais là ce n'est pas strictement attesté. Parmi les organismes terrestres moins rudimentaires que les champignons, les actuels sequoias restent les plus impressionnants en hauteur (jusqu'à 115 mètres), diamètre (jusqu'à 30 mètres) et poids (jusqu'à plus de 2.000 tonnes, à quoi s'ajoute une partie souterraine qui peut dépasser les 500 tonnes). Bien sûr il y a un problème, sinon pour les organismes rudimentaires du type mycète, plus un individu est important, moins il a l'opportunité de développer sa population. Un problème en ce sens que si par circonstance les conditions changent en défaveur des individus, la population peut se réduire très vite avec une faible capacité de se reproduire, on le vois ces temps-ci avec les animaux marins et terrestres les plus massifs qui, sous la pression des humains, voient leurs effectifs se réduire toujours plus et toujours plus vite. Toujours est-il, si une espèce veut à la fois se préserver et se perpétuer, elle a intérêt à développer d'autres stratégies que la croissance interne.

Les eucaryotes ont à leur tour trouvé des méthodes qui reprennent en les réinventant celles déjà existantes, la colonie et la société. Pour les invertébrés qui vivent en collectivité on parle parfois de colonies, parfois de sociétés, cela dit le partage n'est pas évident. Pour moi, les abeilles par exemples sont plutôt de type colonial avec une relativement faible différenciation des individus, les fourmis en revanche forment plutôt des sociétés, d'autant que beaucoup de fourmilières (peut-être toutes) sont interspécifiques, avec leur bétail (les pucerons notamment) et leurs cultures (champignons et levures notamment) et une plus grande spécialisation des individus. C'est cependant avec les vertébrés qu'on voit apparaître des formes de collectivités beaucoup plus élaborées qui pour les plus évolués (je parle ici d'une évolution comportementale, les individus mêmes d'une collectivité pouvant apparaître somme toute assez rudimentaires, parfois), spécialement chez les mammifères et les oiseaux, où plusieurs espèces, en tout premier parmi les corvidés et les primates, ont des structures où la spécialisation est de type II : aussi complexe que puisse être une société de fourmis, ses individus ont un comportement de type I, du genre stimulus-réponse réflexe. Un humain va se spécialiser à l'issue d'un long processus de conditionnement opérant. Enfin, devrait se spécialiser de cette manière, mais...

Le sabre et le goupillon, ou la société de type I.

Chacun à sa manière, Pierre Musso et Jean-Baptiste Fressoz parlent du même processus : le conditionnement classique de type I habillé ou non des apparences du conditionnement opérant de type II, le tout appliqué aux sociétés humaines. Sans vouloir en dire du mal, d'un sens les guerriers et les prêtres ne sont pas des êtres très subtils ni très intelligents, le plus souvent, ce qui d'ailleurs est un avantage pour leurs groupes. Tel que j'ai pu le constater, dans leur grande majorité ils adhèrent sincèrement aux principes de leur groupe, certes avec parfois quelques réticences et quelques doutes quant à la manière dont ces groupes agissent mais non quant aux buts et à la nécessaire existence de ces groupes. Guerrier et prêtre ne sont pas des statuts mais des fonctions, passé une certaine dimension, difficile à déterminer mais ne dépassant pas quelques centaines à quelques milliers d'individus, une société humaine est par nécessité une société de sociétés, et chaque société élémentaire comprend sa part de guerriers et de prêtres. Au niveau de la société globale ou, selon ses dimensions et son organisation, à des niveaux intermédiaires, il y a une spécialisation, certaines sociétés élémentaires assumant alors des fonctions sacerdotales et guerrières, d'autres des fonctions, que dire ? Utiles ? Mouais, pas toujours utiles... Disons, autres. Aussi subtil ou intelligent puisse être un prêtre ou un guerrier, fonctionnellement il n'est pas vraiment en état de faire évoluer son propre groupe dans les situations où il s'avère nécessaire que « tout change pour que rien ne change ». Le paradoxe des guerriers et des prêtres est que précisément ils agissent pour que rien ne change, de ce fait un guerrier ou un prêtre qui prend conscience que, pour la préservation même de son groupe, quelque chose doit changer, au mieux apparaîtra incompétent, au pire sera vu comme un traître, dans tous les cas ne pourra pas persuader ses pairs de changer. Le grand problème du conditionnement de type I est sa décorrélation d'avec la réalité : si l'individu conditionné ne perçoit pas le bon signal il n'aura pas le comportement associé. D'où la nécessité, pour les « réformateurs », de faire que la cause du changement soit conditionnelle, qu'elle soit associée au bon signal. Un bon exemple de la chose est le cas de la Réforme et de la Contre-réforme.

Réforme et Contre-réforme : tout changer pour que rien ne change.

Le processus général d'un changement est assez simple et, soit précisé, non obligé, pour une société assez fermée les positions acquises peuvent rester stables un temps assez long. Donc, assez simple : pour diverses raisons, internes, externes ou mixtes (initiées par des « extérieurs de l'intérieur » ou des « intérieurs de l'extérieur », dit en termes actuels des expatriés ou des migrants), les modes de conditionnement classique élaborés par une société large perdent de leur efficacité, le niveau de ressources nécessaire au maintien de ce conditionnement devient trop important pour être acceptable ou réalisable. Je le dis un peu partout dans les pages de ce site, le point nodal de toute société est l'information, et pour établir et maintenir un contrôle sur la société, il faut contrôler l'information, d'où l'alliance des guerriers et des prêtres : les premiers ont en charge le contrôle des moyens et des voies de communication, les seconds celui des contenus et de leur diffusion. Parmi la population, y compris parmi les guerriers et les prêtres, certains ont conscience de la chose et souhaitent que cela cesse, d'où la mise au point de nouveaux moyens et voies de communication qui permettront de créer et de diffuser d'autres contenus, des informations qui visent à déconditionner les gens, ou d'ailleurs à les reconditionner mais peu importe, quel que soit le cas le but est d'invalider le conditionnement classique actuel. En tous les cas, quelles que soient les motivations des « agitateurs », comme je le disais précédemment ils ne pourront pas agir en faveur de leur cause dans le cadre des institutions.

Je n'ai pas la moindre idée du projet réel de personnes comme Martin Luther ou Jean Calvin, qui ont en commun d'avoir été intégrés dans le groupe sacerdotal, Luther plus que Calvin cela soit dit. Autant qu'on puisse le comprendre, Luther était un réel réformateur, je veux dire, une personne qui tenta de réformer l'Église catholique de l'intérieur, alors que Calvin, qui ne fut jamais proprement membre du clergé tenta dès ses débuts de prédicateur et de polémiste une « réforme de l'extérieur », dit autrement la fondation d'une nouvelle Église en rupture avec le catholicisme romain et ses institutions. Il est d'ailleurs à noter que Luther resta toute sa vie en délicatesse avec la réforme protestante et eut de hautes protections, troquant celle perdue du pape pour celle des princes allemands « réformateurs », alors que Calvin eut toute sa vie à lutter, tant contre les puissants que contre les réformateurs d'autres courants. Cela dit, il faut comprendre que les mouvements divers qui vont conduire à des courants réformistes dans et hors de l'Église catholique romaine ont une même origine, pour exemple les parcours de Jean Calvin et d'Ignace de Loyola sont assez comparables, sinon que l'un décida de rompre avec Rome, l'autre au contraire s'en rapprochant pour devenir l'un des premiers contributeurs aux réformes internes qui conduiront à la Contre-réforme.

L'analyse d'un Luther, qui était que l'Église catholique devait se réformer, était juste, par contre son projet d'une réforme radicale et rapide effectuée de l'intérieur était d'avance vouée à l'échec. De ce fait, la rupture nette avec le clergé catholique de Calvin et d'autres réformateurs « deuxième génération » (nés environ vingt après Luther) ou à l'inverse, les acteurs d'une réforme interne feutrée et lente, tel Loyola, sont plus réalistes. D'une certaine manière la réussite du luthéranisme est le signe de l'échec du projet de Luther, qui au moins jusqu'à la fin de la décennie 1520, probablement jusqu'à la fin des années 1530, et presque certainement jusqu'à sa mort, fut en défaveur d'une réforme en rupture de l'Église catholique romaine, alors que la fondation d'une « république théocratique », œuvre qui ne fut pas sans difficultés pour lui, est le couronnement de l'œuvre de Calvin, de même la reconnaissance rapide par le pape de la Compagnie de Jésus fondée par Loyola en 1539, reconnue en 1540 comme ordre régulier, et sa rapide montée en puissance dans l'institution, est une réussite de la méthode réformiste « modérée ». Certes tous ces réformés, ou réformateurs, ou réformistes, n'étaient pas des modèles de modération mais bon...

Fondamentalement, quel était le but des uns et des autres ? Selon moi, et je ne suis de loin pas le seul à le voir ainsi, préserver l'institution. La source du problème auquel ils tentent de remédier est la rapide adoption d'une invention qui va changer la manière dont on diffuse l'information, l'imprimerie à caractères mobiles. L'avantage de cette invention, qui est en réalité plutôt une innovation, vient de ce qu'elle tire partie pour l'essentiel de procédés connus, la fonte de caractère est l'application à ces objets d'un procédé en usage dans l'orfèvrerie, l'imprimerie existe mais sous la forme de xylographie, cependant cela fait qu'il existe déjà des artisans capables de composer un texte, la presse même est adaptée des pressoirs en usage notamment dans l'agriculture, le papier est fabriqué depuis quelques temps déjà mais connaît une amélioration une vingtaine d'années avant l'invention de Gutenberg. On peut dire que sa principale invention est une encre à base d'huile, qui réduit le foulage (la déformation de la feuille par le caractère) et les bavures ou les coulages, contrairement aux encres à l'eau utilisées jusque-là. Bref, les techniques et les ouvriers existent déjà, et le marché aussi, il existe un public intéressé par l'écrit dont les deux principaux problèmes sont jusque-là le coût et surtout, la disponibilité de copistes (pour exemple, la première Bible imprimée le fut en 180 exemplaires environ sur un peu plus de trois ans, ce qui peut sembler très peu mais doit être comparé au fait que pour un copiste il fallait à-peu-près le même temps pour en produire une seule). L'autre avantage est la fiabilité, bien que ça ne soit pas toujours évident, disons : quand la matrice du livre à imprimer a été vérifiée et les possibles coquilles ou erreurs de transcription corrigées, toutes les copies produites auront la même fiabilité, mais pour les œuvres nouvelles ces questions d'erreurs dans la composition du texte par des imprimeurs pas toujours très scrupuleux ou compétents furent l'occasion de nombreuses disputes entre eux et les auteurs.

L'imprimerie est donc un nouveau moyen de diffuser l'information qui au départ échappe aux groupes de pouvoir. Comme souvent quand un nouveau vecteur de communication apparaît, lesdits groupes de pouvoir ne s'en inquiètent pas vraiment, les destinataires possibles appartiennent presque tous à leurs groupes et les ouvrages publiés sont acceptables (les premiers temps, le gros des ouvrages étant destiné aux clercs, spécialement aux universitaires, ressortaient de la littérature pieuse ou de la philosophie). Puis commencent à être imprimées des choses qui n'ont pas les mêmes formes, ni les mêmes contenus et les mêmes destinataires. Ce qui a permis par exemple à Luther d'être très vite connu d'un bout à l'autre de l'Europe est l'impression en masse et la diffusion de ses 95 thèses, lesquelles tiennent sur une feuille imprimées en recto, sur une demi-feuille imprimée en recto-verso. Même si l'action est désormais mise en doute, du moins Luther aurait, et peut-être a fait une chose qui devint assez vite commune, afficher un “placard”, un « un avis écrit ou imprimé qu'on affiche publiquement » (dixit Wikipédia). La pratique est ancienne mais réservée longtemps à un public restreint, celui des clercs, elle devient beaucoup plus simple après que le papier commence à se diffuser en Europe, lentement d'abord entre les XII° et XV° siècles puis bien plus rapidement à partir du XVI° siècle, plus encore quand l'imprimerie à caractères mobiles relaie la xylographie, au milieu de ce siècle. Si les ouvrages plus importants ont joué leur rôle,bibles traduites en langues vulgaires, autres ouvrages religieux ou théologiques, les placards et les petites brochures de propagande furent les voies principales de diffusion des idées des réformateurs.

Pour avoir une idée du changement qu'amena l'imprimerie dans la diffusion de l'information on peut comparer cela au world wide web (par après,“le web”) : au départ il se diffuse à un public restreint, essentiellement des universitaires et des chercheurs, puis il touche assez vite un public beaucoup plus large mais encore restreint, mais rapidement après la conjonction d'une amélioration rapide des processus de fabrication des pages, des moyens (les navigateurs web), des vecteurs (ordinateurs personnels, téléphones portables..) et des voies (ADSL, câble optique, télévision hertzienne, téléphonie 2G, 3G, 4G...) fait en moins de deux décennies d'un moyen de communication confidentiel le principal moyen de communication d'une large part des sociétés et, dans ces sociétés, d'une large part des individus.

La supposée « révolution Internet » a beaucoup de traits communs avec la supposée « révolution Gutenberg ». Supposées révolutions en ce sens que ça ne révolutionne pas grande chose, dans les deux cas il s'agit de la synthèse d'évolutions en cours depuis déjà quelques temps. Comme dit pour Gutenberg, la seule réelle invention qu'il fait est l'encre à base d'huile et pour le processus la seule amélioration très notable est la reproduction par pression (proprement l'impression) et non par frottage. Pour le web c'est assez semblable, la seule réelle invention est le HTML, l'« hypertext markup language », le « langage de balisage d'hypertexte » qui, comme l'encre de Gutemberg, part de l'existant pour aboutir à une amélioration significative qui en fait un nouvel objet, tout le reste (Internet, voies et moyens de communication, etc.) existe déjà et ne nécessite que des améliorations mineures et surtout, une unification du processus. Dans ces deux cas la révolution précède l'invention mais l'invention accélère le processus révolutionnaire, qui accélère à son tour la diffusion et l'amélioration de l'invention. Le mouvement de réforme des institutions, en tout premier la réforme de l'Église, est à l'œuvre depuis deux à trois siècles quand Gutenberg met au point son système mais sa diffusion est ralentie ou bloquée du fait que la communication est sous le contrôle des institutions qu'on met en cause. Autre point commun entre l'imprimerie et le web, assez vite après que le nouveau moyen de communication se diffuse massivement les groupes de pouvoir et les groupes qui lui sont affiliés tentent et, pour une large part y réussissent, de le contrôler et de le réguler mais bon, ça marche plus ou moins bien...

Le moyen est le message.

La traduction de cette sentence de Marshall McLuhan fut, va savoir pourquoi, « Le message, c'est le médium », alors que la phrase originale, « The medium is the message », se traduirait bien mieux dans sa forme initiale, donc par « Le médium est le message ». Je reprends ici le passage cité dans l'article de Wikipédia :

[...] en réalité et en pratique, le vrai message, c'est le médium lui-même, c'est-à-dire, tout simplement, que les effets d'un médium sur l'individu ou sur la société dépendent du changement d'échelle que produit chaque nouvelle technologie, chaque prolongement de nous-mêmes, dans notre vie.

Toujours interroger les traductions quand on en a la possibilité (disposer de l'original et pouvoir le comprendre). Voici ce qu'écrivait McLuhan :

[In a culture like ours, long accustomed to splitting and dividing all things as a means of control, it is sometimes a bit of a shock to be reminded that,] in operational and practical fact, the medium is the message. This is merely to say that the personal and social consequences of any medium – that is, of any extension of ourselves – result from the new scale that is introduced into our affairs by each extension of ourselves, or by any new technology.

Traduction à la volée :

[Dans des cultures comme les nôtres, depuis longtemps habituées à [[utiliser la] séparation et la division les choses comme un moyen de contrôle, il est quelquefois un peu choquant de se faire rappeler que,] d'un point de vue effectif et pratique, le moyen est le message. C'est-à-dire, tout simplement, que les conséquences individuelles et sociales de tout médium – c'est-à-dire, de toute extension de nous-mêmes – proviennent du changement d'échelle produit dans nos entreprises par chaque extension de nous-mêmes, ou par toute nouvelle technologie.

Sans la dire parfaite, je pense que ma traduction rend mieux compte du propos réel. Il semble que, comme moi, McLuhan considère que ce qui fait la trame et le substrat des sociétés (et plus largement des tout être vivant) est la communication. De ce fait, toute « extension de nous-mêmes » est un médium et produit ou recueille de l'information. J'ai une hypothèse souvent confirmée, les mots n'ont pas de sens. Ce qui donne du sens à un message n'est pas le sens attribuable à chaque mot ni à l'ensemble de leur agencement mais le message lui-même, le fait de l'émettre et la manière de le faire.

Un être vivant est, pour l'essentiel, une boîte noire ou une chambre obscure qui se préserve autant que possible d'un univers hostile dont le seul but apparent semble de vouloir le faire disparaître en tant qu'être vivant. Bien sûr, ce n'est qu'une hypothèse, difficile en réalité de savoir si l'univers a une volonté, s'il est hostile et si cette apparente volonté de le, de me, de vous détruire est vraiment dirigée contre lui, soi, moi, vous. De l'autre côté ça n'a pas grande importance car, par le fait, « ouvrir la boîte » est une opération assez risquée. Un « message » est une impulsion ou une expulsion, un choc reçu ou émis par un être vivant ou par l'univers vers l'univers ou un être vivant. Qu'est-ce par exemple que voir ou entendre ? C'est recevoir le choc d'une onde, lumineuse ou sonore, sur une partie de la surface de la boîte noire qu'est un individu où une ouverture aussi réduite que possible est disposée pour percevoir ce choc. Comme on n'est jamais trop prudent, ce ne sont pas de vraies ouvertures mais un mécanisme à trois niveaux au minimum, en surface on dispose une partie de l'intérieur, en la protégeant autant que possible mais pas trop, sinon on ne sera pas en état de voir ou entendre. Cette partie est reliée à, disons, un élément inerte, plus ou moins du « non soi », dont la fonction est de recevoir et de retransmettre une version atténuée et le plus souvent transposée du message, par exemple le signal lumineux est segmenté et transmis vers l'intérieur sous la forme d'impulsions électriques d'intensité et de durée diverses : plus le signal est intense, plus le choc reçu l'est, la durée indiquant la longueur de l'onde, c'est-à-dire l'intervalle de temps entre deux ondulations. Dans des êtres assez rudimentaires (virus, bactéries) le « traitement du signal » est direct, à peu de choses près, dans des êtres plus complexes il est différé, un premier récepteur le capte et le retransmet, sous la même forme ou sous une autre, vers un relais qui lui-même le transmet à la partie de l'individu en charge de l'analyser, laquelle partie peut elle-même, selon sa propre complexité, l'analyser directement où le retransmettre sous une forme nouvelle, propre à elle, vers un « centre de traitement spécialisé ». Ce dernier cas est bien sûr celui des organismes dotés d'un système nerveux central où telle zone traitera spécifiquement des signaux internes, telle des signaux externes, telle encore plus spécifiquement des signaux sonores, telle des signaux lumineux, etc.

Les individus, les êtres vivants, ont de bonnes raisons de procéder ainsi : d'une part l'univers est hostile, de l'autre il y a nécessité à communiquer avec lui pour subsister. Un être vivant est certes pour l'essentiel une boîte noire mais s'il n'était que cela il ne serait pas un être vivant, tout objet est une boîte noire, seuls les êtres vivants ont une capacité propre à procéder à des échanges volontaires avec le reste de l'univers de manière à y agir de manière autonome et dirigée. Pour dire la chose, une pierre ou un chien sont des boîtes noires dont on perçoit la surface mais non l'intérieur (cela vaut pour les objets transparents ou translucides). La différence entre une pierre et un chien est que si on leur donne un coup de pied, l'effet sur la pierre (ou sur le pied) est assez prévisible, celui sur le chien assez imprévisible. Quand un être non vivant ou un non être vivant reçoit une forte impulsion, son comportement sera involontaire, stéréotypée et hautement prédictible, si un être vivant reçoit la même impulsion la prédictibilité sera réduite, voire nulle. Il y a bien des manières de décrire ce qu'est un être vivant, plusieurs ont leur valeur et leur intérêt, la mienne me semble assez consistante et précise : un être vivant est un objet pris entre deux buts en partie contradictoires, persévérer en son essence et en son être, vivre aussi longtemps que possible et se perpétuer. Cela dit, ça vaut aussi pour certaines entités non vivantes, avec cette différence qu'elles n'ont pas la conscience de constituer une entité ni les moyens de contrôler et diriger leur être au monde.

Comme on peut le voir, le propos de McLuhan est beaucoup plus subtil et complexe que ce court slogan, « Le médium est le message » ou « Le message, c'est le médium ». Je ne sais pas ce qui a pu amener le traducteur à donner cette formule, qui transforme le message (le médium ?) de l'auteur. La formule pose un problème qui est indépendant de ce que le traducteur souhaitait transmettre, le fait qu'en France et en 2017, mais c'est vrai depuis bien plus longtemps, les mots médium (hors son acception de “devin” ou quelque chose de de genre), média, médias, ont un sens spécialisé et désignent pour l'essentiel les moyens de communication à distance et les entreprises qui conçoivent ou/et diffusent les contenus destinés à transiter par ces moyens de communication. Dans son texte McLuhan lui redonne son sens basique de “moyen”, d'extension permettant à un individu ou une collectivité d'effectuer des actions à distance et, pour certaines, en différé. Tout objet, naturel ou artificiel, qui permet à un individu d'agir indirectement est un médium. L'œil, l'oreille sont des médias, la chaussure est autant un médium que le téléphone ou le livre. Malheureusement, l'inversion de la formule, qui place le mot “message” avant celui “médium”, renforce la chose, dire que le médium est le message c'est faire un constat simple, médium = message, dire que le message, c'est le médium, d'une part inverse le constat et malheureusement (ou heureusement, ça dépend de ce dont on parle), le langage ordinaire n'est pas celui des logiciens, les équivalences ne sont pas permutables, de l'autre procède à une analyse qui va au-delà du simple constat, du fait même, d'ailleurs, que la permutation n'est pas neutre : dire que le médium est le message, c'est dire qu'il n'y a pas de différence entre médium et message, entre contenant et contenu, dire que le message, c'est le médium, revient à postuler que le message “constitue” le médium, que celui-ci n'existe que quand celui-là le produit. Bref, on passe d'un constat matérialiste à une analyse idéaliste.

Donc, le médium est le message. Ça signifie, ce que confirme le reste du passage et en quoi je suis d'accord, que selon McLuhan le moyen est une fin alors que la traduction induit au contraire que le message est une fin. En gros, pour McLuhan on se dote d'un moyen pour s'en doter et que le “message” est un résultat non prévu et non désiré, un effet secondaire, pour le traducteur au contraire il y a une téléologie du moyen, sa fin est de « recevoir un message » ou quelque chose de ce genre. Prenons les cas de la vue et de l'ouïe : les individus qui ont initié le processus amenant à la construction de ces objets, l'œil et l'oreille, ne peuvent en aucun cas l'avoir fait pour voir et pour entendre, pour cela il faudrait avoir la conception préalable qu'il existe des objets comme la lumière et le son. C'est en ce sens que le moyen n'a pas d'autre fin que lui-même : on peut supposer un niveau de conscience minimal chez un individu de type bactérie, quelque chose comme la conscience de l'univers, la conscience qu'il y a du soi et du non soi et que ce non soi est désignable par nous (mais non par la bactérie) comme « le reste de l'univers » mais étant donné le faible niveau de conscience qu'on peut supposer à une bactérie, pas sûr que la conscience du non soi s'accompagne de la conscience que le soi participe aussi de l'univers, vu la difficulté de beaucoup d'humains à considérer que le soi est une partie de l'univers, on ne requerra pas d'une bactérie un plus haut niveau de conscience. Par contre on peut lui supposer une autre conscience, celle que sa survie dépend de sa capacité à interagir avec ou contre le non soi, à rechercher des contextes favorables à sa survie et à éviter ou fuir ceux défavorables. La prémisse bactérienne ou en tout cas la prémisse des eucaryotes de ce qui va devenir l'organe de la vue est quelque chose comme un senseur qui va permettre de déterminer d'où vient la chaleur et quelle est son intensité. De même, la prémisse de l'organe de l'ouïe est quelque chose comme un senseur de pression et de choc.

Ce sont des hypothèses, bien sûr, et déjà une construction élaborée, disons que la bactérie a une forme élémentaire de conscience qui l'amène à se doter de moyens lui permettant d'agir, et si possible de manière favorable à sa préservation et sa perpétuation. Dire alors que le moyen est le message revient à constater que si la bactérie ne sait rien du “message”, de la source et de la forme de la sensation, elle a des mécanismes internes qui lui indiquent quelle est la réaction appropriée quand tel senseur reçoit telle impulsion. Il en va de même pour chaque nouveau moyen élaboré par chaque forme de vie, avec ceci que plus l'individu est complexe, plus ses hypothèses sur les fins possibles sera consistante. Disons que tant que les moyens sont naturels, sont des modifications physiologiques, d'une part on ne peut pas strictement parler de volonté et de finalité, de l'autre et conséquemment on ne peut supposer de choix des individus, il ne se passe pas de jours sans que des individus subissent des mutations qui les dotent de moyens inédits (pour eux du moins), certains trouveront une fin, “recevront un message”, d'autres non, l'individu sera ou non en état de “lire le message”, de faire une analyse consistante de l'impulsion, et en aura l'usage ou non. Par le fait, parmi ces moyens certains induiront un avantage pour la survie et l'autonomie de l'individu dans le contexte où ils apparaissent, et pourront initier une nouvelle lignée qui aura une durée et une extension plus ou moins importante (il y a plus de lignées disparues que continuées et il ne se passe pas de jour sans que des lignées naissent et meurent). On peut commencer à parler de volonté et de finalité dès lors que les moyens nouveaux dérivent d'autre chose que de la physiologie à strictement parler, disons, sont du domaine de l'acquis et non de l'inné.

Que sont l'inné et l'acquis ?

Et bien, je ne sais pas trop. J'ai mon idée mais elle n'est pas très assurée. Disons qu'on peut situer certains traits des individus comme strictement innés, d'autres comme strictement acquis, entre les deux il y a du flou. Pour dire les choses, tout moyen qui ressort de la physiologie et ne suppose pas de volonté consciente pour en faire une fin est de l'inné, de ce point de vue faire battre son cœur ou respirer, pour complexes que soient ces actes, est clairement de l'ordre de l'inné. On peut agir, directement ou indirectement, sur ces actes, contribuer plus ou moins consciemment sur leur rythme, on ne peut en revanche consciemment faire cesser son cœur de battre et si l'on peut hypothétiquement cesser complètement de respirer(4, en général et quelle que soit sa volonté, on finira bien par respirer. La question de l'inné et de l'acquis est indécidable pour au moins deux raisons :

  • les individus n'ont pas tous le même seuil de déclenchement de ce qu'on peut déterminer plutôt inné, et en outre ils peuvent s'entraîner à baisser le seuil d'acte réflexe, ou même les fonctions métaboliques de niveau assez ou très bas (les plongeurs en apnée évoqués en note illustrent le fait qu'un bon entraînement permet de réduire consciemment des activités dépendantes du système nerveux autonome – anciennement dit système nerveux végétatif ou système neurovégétatif – et censément incontrôlables, “innées”)
  • chez les espèces sociales évoluées (spécifiquement, chez les mammifères et les oiseaux) des activités qui sont de l'ordre de l'acquis peuvent être en tout ou partie « innéisés ».

Sans dire que ce soit strictement un acte volontaire et conscient, la capacité de certaines espèces évoluées à hiberner ou estiver, à faire baisser leurs fonctions neurovégétatives à un niveau très bas pendant une période parfois longue quand les conditions locales de survie sont très précaires illustre, comme les cas, assurément conscients et volontaires cette fois, de la plongée profonde en apnée ou la capacité de certains yogis à se mettre en état de stase (on doit dire maintenant en “biostase”, c'est ainsi, dans un contexte qui privilégie la spécialisation on tente, un peu en vain, d'avoir un nom pour chaque chose...), ce que dit pour le premier point, pour les espèces comme pour les individus il n'est pas si évident de déterminer ce qui ressort pleinement de l'inné. À l'opposé, certains comportement qu'on peut supposer devoir ressortir du domaine de l'acquis tendent, parfois strictement, à être ou à paraître innés. Par exemple, on peut dire que le processus de socialisation d'un humain est largement de l'ordre de l'acquis, il faut au moins cinq à dix ans pour y parvenir et encore, sans certitude d'y parvenir même si, statistiquement, les réussites priment largement sur les échecs. De l'autre bord, seul un humain peut être pleinement socialisé comme un humain et cela est déterminé par sa physiologie spécifique. Dit autrement, la capacité d'acquérir une socialisation de type humain est innée et propre à cette espèce et jusqu'ici toutes les tentatives, assez nombreuses, pour « humaniser » des individus d'autres espèces, n'ont pas abouti, même si leur acculturation a été parfois très poussée. Mais il y a aussi le cas des comportements innés imprévisible, je pense ici à un cas vécu, une chienne terre-neuve de pure extraction citadine, qui n'avait jamais observé d'autres individus de sa race faire cela ni n'avait été entraînée et qui, à un âge avancé (cinq ou six ans), se trouvait pour la première fois en un lieu où elle voyait des gens se baigner dans un cours d'eau, avait la pulsion de les « sauver de la noyade », pulsion que n'avaient pas d'autres chiens d'autres races dans le même contexte.

Je ne suis pas trop lamarckien et j'ai de grand doutes sur l'innéisation des caractères acquis (en fait, je n'y crois pas) mais un cas comme celui de ma terre-neuve me fait se poser des questions sur ce que peut être un comportement inné ou acquis. Moins tant pour l'inné, cela soit dit, mais pour l'acquis. Par le fait, j'ai pu constater que cette pulsion d'aider des humains à sortir de l'eau est de l'ordre de l'inné chez ces chiens, et je peux faire des hypothèses assez consistantes là-dessus, en revanche je suis incapable de déterminer si ce que je crois fermement de l'ordre de l'acquis l'est vraiment. Pour reprendre le cas de notre espèce, les humains, j'ai la ferme conviction que la capacité effective de langage articulé est de l'ordre de l'acquis, par contre j'ai aussi la ferme conviction que la seule espèce capable de manière informelle d'acquérir cette capacité est l'espèce humaine5. On a certes obtenu des résultats impressionnants avec certains primates mais non par imprégnation, ça requiert un processus long pas très intuitif pour un résultat médiocre et aléatoire. Disons, presque tous les humains ont une capacité innée d'acquérir un langage articulé par imprégnation, quelques primates ont une capacité modérément innée d'acquérir des rudiments de langage articulé. D'où mon incertitude quand à ce qui ressort de l'acquis : la capacité effective de langage n'a rien d'inné et requiert le contact fréquent avec des humains parlants à un jeune âge pour se réaliser, par contre, sauf dans les contes le contact fréquent avec des humains parlants ne permettra jamais à un chien d'acquérir un langage humain. Disons, l'espèce humaine a évolué d'une telle manière que ses membres ont des capacités innées de socialisation d'un certain type qui requièrent d'être en contact fréquent avec d'autres humains pendant plusieurs années pour se réaliser. Pour reprendre mon chien muet, plongé dans un environnement humain il aura, dans l'ensemble, un comportement canin, certes adapté au contexte mais pas très écarté de ce qu'il ferait dans le cadre d'une société canine ; plongé dans un environnement ovin ou bovin, il aura aussi un comportement globalement canin. Et de même pour toutes les espèces, sinon que certaines auront plus nettement le comportement type de leur espèce (un reptile peut apprendre à s'accoutumer à la présence d'humains mais aura un comportement stéréotypé et largement inné, un primate s'écartera beaucoup plus nettement d'un comportement type). Les humains en revanche sont en grande partie capables de se conformer au comportement type d'une autre espèce, y compris quand ils vivent dans un environnement humain, par contre s'ils sont séparés de leur espèce ils ont très peu de chances, passé un certain âge, d'acquérir un comportement humain si pendant une période cruciale (en gros, entre deux et six ou sept ans) ils n'ont pas des contacts fréquents et humains avec d'autres humains.

À un certain niveau on peut considérer que tout est acquis, la vie est un phénomène contre nature, un phénomène qui, pour se maintenir, doit sans cesse agir contre le mouvement général du monde et de l'univers, et tout moyen nouveau qui permet à un être vivant d'augmenter sa capacité à se maintenir, se préserver et se perpétuer est acquis. À un autre niveau on peut considérer que tout est inné, la vie est un phénomène certes rare et précaire mais qui pour se maintenir, se préserver et se perpétuer use des mêmes processus que le reste de l'univers, des processus physico-chimiques très courants. Certes, l'organisation des atomes et molécules qui constitue et singularise n'est pas très courante mais pour l'essentiel ce sont des atomes et molécules très courants, ce qui est assez logique : si la vie reposait sur des atomes et molécules rares, et bien, elle aurait du mal à se maintenir. Pour le reste, les processus à l'œuvre sont donc assez ordinaires en soi. Quand on observe la vie localement, il s'agit, comme dit, d'un phénomène aux actions et activités imprévisibles (exemple du chien et de la pierre), si on l'observe globalement elle est somme toute assez prévisible, si enfin on l'observe localement mais pendant un temps assez ou très long, même les actions et activités d'individus assez complexes comme un chien, un humain ou même une société, sont souvent, au moins pour une durée modérée, prévisibles sans être toujours prédictibles.

Pour exemple, avant et après l'élection de Donald Trump à la présidence de la République des États-Unis, j'eus de nombreuses discussions avec diverses personnes qui, dans l'ensemble, étaient catastrophées et craignaient le pire, genre la Troisième (ou la quatrième, ou la cinquième, ou la deuxième, j'en perds le compte) Guerre Mondiale ou la Dictature Trumpiste. Pour moi, je disais avant même son élection que, le cas échéant, ça ne changerait pas grand chose, l'avantage des sociétés développées dites démocratiques dans ce genre de circonstances est ce qui en constitue pour moi l'inconvénient en temps ordinaire, leur stabilité qui est proche de l'immobilisme et leur capacité à contrer toute personne qui tenterait de modifier les institutions en profondeur. Et ça n'a pas raté : les trois premiers mois de son mandat Donald Trump a échoué dans presque toutes ses tentatives de réalisation de telle ou telle de ses promesses de campagnes, exception faite de celles qui, quel qu'ait été le président élu, pour peu qu'il soit Républicain, auraient été appliquées. Une manière simple et efficace de lui faire comprendre que, dans le cadre d'un régime de ce genre, on ne peut pas gouverner seul contre tous. Après trois mois de ce régime il a compris la leçon est s'est mis tout soudain à faire le contraire de ce qu'il proclamait : en campagne c'était « America First ! » et le reste du monde on l'ignore ou on le met au pas ; depuis, son principal champ d'action est à l'international et quand il tente de nouveau, de loin en loin, de faire de la politique intérieure, ça ne va jamais très loin.

Un organisme, que ce soit un chien, un humain, une société ou un État, va son erre, et plus il est massif et/ou routinier, plus il est prévisible. Considérant les États-Unis, sans dire que rien n'a changé selon le président, on peut dire que la politique intérieure comme celle extérieure n'a pas connu de changements profonds entre la présidence de George Bush père et celle actuelle. À cela beaucoup de raisons, en tout premier l'adhésion de tous ces présidents aux principes généraux qui organisent leur société (comme dit précédemment, on ne peut pas, sauf circonstances particulières, changer le fonctionnement d'un groupe de l'intérieur, si vraiment Trump souhaitait changer les choses, la plus mauvaise manière d'y parvenir était précisément de se faire élire à la présidence de son pays. Pour exemples paradoxaux, les deux derniers cas où un chef de l'exécutif se vit accorder les pleins pouvoirs en France, et par cela put en effet changer les choses de l'intérieur : Pétain en 1940 et de Gaulle en 1958. Si les deux cas ne sont pas comparables quant aux conséquences ils le sont quant au processus en ce sens que, disposant des pleins pouvoirs, ils ont effectivement réorganisé la société et sa superstructure d'une manière radicale. Les cas de guerres, internationales ou civiles, font partie de ces circonstances où il est possible de changer les choses de l'intérieur). Ensuite, et bien un pays tel que les États-Unis ressemble plus à un porte-avion qu'à une vedette rapide, il est grand, gros et lourd, plutôt lent et met un temps fini mais long, très long, à changer de cap. En fait, ça ressemble même plus à une escadrille qui compte des vaisseaux de divers type, certains assez légers et rapides, d'autres assez lourds et lents, et un vaisseau-amiral, l'État fédéral, qui est devenu avec le temps très lourd et très lent.

Dans ses débuts, comme pour presque toute nouvelle entité politique issue d'une révolution centrifuge (elles ne le sont pas toutes) les États-Unis ont opté pour un État où le niveau central (ici, le niveau fédéral) était faible, et restreint dans ses capacités d'initiative. Le mouvement normal d'une société centrifuge, d'autant quand elle se constitue en entité politique, est de renforcer son centre (celui d'une société centripète est bien évidemment inverse, renforcer sa périphérie). Si cette société est relativement restreinte (pour exemple la Suisse) il peut y avoir une balance entre les deux tendances, passé certaines dimensions ça devient difficile et elle risque de balancer aux extrêmes, augmenter toujours plus le poids du niveau central ou au contraire se défaire.

D'un sens, la guerre de sécession fut l'indice net du rejet de ce renforcement en cours, certes la question de l'esclavage joua son rôle mais de manière périphérique, contrairement à ce que raconte la reconstruction de cet épisode après la victoire des fédéralistes contre les confédéralistes, la volonté de faire cesser l'esclavage était plus économique que politique ou humaniste, le problème des États du nord, partisans de la supposée libre entreprise, était la concurrence déloyale des États du sud avec la main-d'œuvre gratuite que constituaient les esclaves, qui assurait des prix de vente assez bas de leurs productions. Même si ça n'était pas si simple, on peut voir cette guerre comme l'opposition entre les nouveaux riches et les patriciens, et en cela il n'est pas étonnant que celui qui fut à l'initiative des décisions amenant à la rupture fut le premier président républicain : à l'inverse de la perception d'aujourd'hui (qui n'est pas tout-à-fait exacte), les Républicains étaient les progressistes, les Démocrates étaient les conservateurs voire les réactionnaires. Enfin, non, c'est le contraire, ou la même chose... Bon, pour être clair il n'y eut jamais vraiment de grande différence entre ces deux partis, au début la plus grande était le niveau de corruption de ses élus, dès que le parti gagna des élections la plus grande était la qualité de corruption, plus propre chez les Républicains, plus sale chez les Démocrates. Malgré tout il y avait une différence idéologique, les Républicains voulaient privilégier les rentiers tandis que les Démocrates défendaient les rentiers. Euh, bon, ça ne s'éclaire pas... Ah oui ! Il y avait aussi la question des petits propriétaires, les Républicains les défendaient alors que les Démocrates les défendaient. Mais non, suis-je bête ! La question centrale était celle de l'État fédéral : les Républicains voulaient réduire sa voilure tandis que les Démocrates souhaitaient diminuer sa puissance.

L'énumération est sans fin, fondamentalement les projets politiques des deux partis sont très similaires, au départ les Républicains se singularisaient surtout sur deux questions, celle de la supposée liberté d'entreprendre et celle du protectionnisme. Par la suite,ces deux questions purent être soutenues tantôt par l'un, tantôt par l'autre des deux partis. Les deux ont toujours prétendu vouloir réduire l'influence et les moyens de l'État fédéral, les deux ne l'ont jamais fait et, à preuve la situation actuelle, ont toujours contribué à renforcer son pouvoir et ses moyens. Longtemps leur principale différence, la vraie cette fois, fut le groupe qu'ils défendaient, les Républicains plutôt les secteurs de l'industrie, du commerce et des domaines afférents (énergie, transport), les Républicains plutôt le secteur primaire, dans les deux cas ils défendaient plutôt les avantages des dirigeants et propriétaires, et les deux partis défendaient la finance et la Bourse. Le temps passant et le secteur primaire devenant, surtout après les années 1930, assez ou très subalterne (même si toutes les administrations, quelle que soit leur coloration, ont toujours mené une politique assez ou très protectionniste pour le secteur agricole, une question de sécurité alimentaire, ou bien une question idéologique, le mythe des pionniers, ou les deux, plus une question politique, l'agriculture aidée est avant tout celle industrialisée), il devient difficile de vraiment différencier les Démocrates et les Républicains, disons que les premiers « gauchisent » leur discours, les seconds le « droitisent », les uns et les autres, au pouvoir, menant une politique de centre-droite avec un peu plus de centre pour les uns, un peu plus de droite pour les autres. Les structures diffèrent, les discours varient, les apparence changent mais à y regarder d'un peu près on voit à-peu-près la même chose dans la plupart des pays les plus anciennement développés, une alternance de partis « de gauche » ou « de droite » qui, une fois au pouvoir, mènent des politiques très similaires.

La question de l'orientation supposée (de gauche ou de droite, progressiste ou conservateur, révolutionnaire ou réactionnaire) est de l'ordre de l'apparence, dans les faits il n'y a pas d'adéquation nette entre positionnement d'un parti et comportement une fois aux affaires, selon le contexte il se peut qu'un parti « progressiste de gauche » mène une politique conservatrice de droite, et inversement. Disons, à un moment de son histoire une entité politique décide, explicitement ou non, de s'organiser d'une certaine manière. Pendant toute une période, souvent assez longue, il y a des résistances, des négociations, des petits ou grands ajustements ou revirements, mais dans l'ensemble le mouvement initial aboutit à une structure de l'ordre de celle anticipée longtemps auparavant. Le résultat est le plus souvent assez différent dans sa forme de celui imaginé, mais ce qui compte est la structure, disons que, Adonis ou Quasimodo, un être humain dépouillé de sa forme, de son apparence, révèle une structure assez similaire. Les sociétés c'est un peu et même beaucoup ainsi. Il y avait une blague en Union soviétique, « Qu'est-ce que le capitalisme ? C'est l'exploitation de l'Homme par l'Homme. Qu'est-ce que le communisme ? C'est le contraire ». Souvent les blagues ont une pertinence certaine, ce que disaient Marx et Engels du communisme est somme toute assez annonciateur de ce que deviendra l'URSS : à la fois la fin et la suite du capitalisme. Comme qui dirait, « la continuation du capitalisme par d'autres moyens », et de fait la société que proposent Marx et Engels dans divers textes, dont le Manifeste du parti communiste, n'est pas une nouvelle société en rupture avec la précédente mais la même avec simplement une inversion des classes, donc des possédants : le supposé prolétariat prend le pouvoir et incarne l'État, la propriété privée devient collective et appartient à l'État, ergo le supposé prolétariat devient le nouveau propriétaire.

La dialectique, même matérialiste, est remarquable avec son mouvement ternaire thèse-antithèse-synthèse : comment, confrontant une opinion puis son contraire, faire émerger l'opinion vraie, qui ne serait ni la thèse ni l'antithèse ? Si je prétends que la Lune est un planétoïde fait de minéraux, et que mon contradicteur prétend qu'elle est un fromage de Gruyère, quelle synthèse en tirer ? L'exemple est trivial mais non moins judicieux : discutant des mérites ou démérites du capitalisme libéral et du socialisme libertaire, aucune synthèse ne sera en état de faire émerger de manière consistante que l'opinion vraie est le socialisme révolutionnaire. Or c'est en gros ce que le Manifeste du parti communiste propose. Il me faut dire ceci de cruel, allant au fond de l'analyse des philosophies à prétention dialectique on les différencie mal de leur supposé adversaire, la sophistique : quand la dialectique s'applique, c'est avec des truismes et elle se contente alors d'affirmer que ce que tous considèrent vrai est vrai, ou c'est à propos d'opinions indémontrables ou indémontrées et en ce cas, une rhétorique de type sophistique sert à exposer une synthèse qui n'a que l'apparence de la réflexion logique. Passons...

Fondamentalement, il n'y eut jamais trop de différence entre le modèle réputé soviétique et celui réputé libéral, ce n'est que formellement qu'ils différaient, on en a d'un sens une illustration avec les évolutions récentes du monde : sans avoir renoncé au marxisme sauce Lénine avec épices maoïstes la Chine adopta il y a quelques lustres l'économie de marché et le libéralisme économique ; en ayant formellement renoncé au soviétisme sans pour cela réformer réellement les superstructures, l'ex-Union soviétique est devenue miraculeusement libérale, démocratique et partisane de l'économie de marché. Certes, une libéralisme très encadré, une démocratie assez spéciale, pour ne pas dire spécieuse, et une économie de marché quelque peu dirigée par l'État mais quoi ! Si presque tout le monde dit que le rouge est bleu, ou presque tout le monde se trompe ou j'ai des problèmes pour identifier les couleurs. Cela dit, je ne suis pas seul à trouver que le bleu des régimes politiques russe et chinois à une curieuse tendance à tirer vers le rouge...

Retour du sabre et du goupillon.

On peut dire qu'il y a une ligne directrice allant, en gros, de la période des guerres dites de religion a celle des effervescences « révolutionnaires » des XIX° et XX° siècles. Il est toujours difficile de diviser l'Histoire, fondamentalement il y a une continuité entre le moment où s'élaborent les premiers États, environ 4000 ans avant notre ère, et le moment présent (quel que soit ce moment d'ailleurs, ce que je dis vaudra certainement encore dans deux ou trois siècles, probablement bien plus longtemps encore), il y a même une certaine continuité depuis que les diverses espèces Homo ont essaimé depuis l'Afrique, et de fil en aiguille une continuité certaine depuis l'apparition de la vie sur la Terre, cela dit et pour ce qui concerne les humains, on peut considérer que du premier millénaire avant notre ère à aujourd'hui (en ce début de XXI° siècle) il n'y a pas de solution de continuité dans l'Histoire qui concerne en premier le vaste ensemble qui va du nord de l'Afrique (l'Afrique “suprasaharienne” puisque le reste du continent est l'Afrique subsaharienne ?) au nord de l'Europe, et du sud-est au nord-est de l'Asie, « le vieux monde » comme le qualifia il y a quelques temps un conseiller de George Bush fils (lequel, curieusement, n'y incluait pas l'Extrême et le Moyen-Orient ni l'Asie du Sud). Certes il y a des ruptures et des changements tout au long de cette période mais qui se font avec en arrière-plan un même fonds culturel et civilisationnel. Cela posé l'actuel état du monde dérive directement d'un de ces changements, qui eut lieu précisément alentour du moment où Gutenberg met au point son invention et celui où Luther devient une notoriété. On peut donner une date précise de bascule, pour citer Wikipédia, « la nuit du 11 au 12 octobre 1492 », moment où « Christophe Colomb accoste sur le continent américain pour la première fois ». Rien n'est jamais si simple, ce moment peut aussi être donné comme 1574 et le réel premier abordage historique dans les Amériques, à Terre-Neuve (on suppose avec vraisemblance que ces parages étaient déjà connus de marins aventureux, scandinaves, basques et bretons notamment, mais comme ils s'en réservaient le secret l'expédition de 1574 où, dixit Wikipédia, « João Vaz Corte-Real et Alvaro Martins Homem découvrent le Groenland et Terre-Neuve », est la première à faire l'objet d'une chronique écrite). On peut aussi, et c'est mon idée, ne pas donner de date et considérer que l'aventure de Colomb, donnée comme le début d'une nouvelle ère, n'est qu'un moment dans une période d'environ deux siècles, en gros de 1350 à 1550, et qui va déboucher sur ceci : les limites du monde sont atteintes quand la jonction se fait entre les explorations occidentales (Atlantique) et orientales (Océan indien, Pacifique).

Bien sûr, les conséquences de ce fait ne seront pas immédiates même si, dès cette époque, des penseurs anticipent ce changement culturel et civilisationnel fondamental (je pense notamment à Michel de Montaigne mais il y en eut bien d'autres) : atteindre les limites du monde ça signifie dans l'immédiat qu'il n'existe plus, ou en tout n'existera plus sous peu, un autre radical, plus de lotophages, plus d'hommes à têtes de chien ou sans têtes, plus de jardin d'Eden ni de gouffre de l'enfer, et qu'à terme qu'il y aura, dans un horizon temporel que certains (des optimistes...) espèrent proche, d'autres (des idéalistes...) jamais atteint, une seule humanité. D'un sens, c'est un projet ancien, le but général des entités politiques de type expansionniste est l’imperium, la réunion des toutes les terres, et donc de tous les corps, dans une seule société, l'Empire universel, le but général des religions de type prosélyte est l’oikouménê, l'“œcumène”, la réunion de toutes les nations, de toutes les âmes dans une seule Église, la Religion universelle. Pendant un temps fini mais long ces deux projets se sont confrontés, hormis les réticences de certains peuples à valider ces projets, au problème des limites du monde : chaque fois qu'on croyait les avoir atteintes, il se révélait assez vite que non, et qu'il y avait d'autres terres et d'autres nations au-delà du monde connu. Vers 1550 c'est fini ou presque, il reste encore à découvrir ce qui peut bien se trouver de l'autre côté du monde, ce qui donne encore lieu à quelques élucubrations, est-ce qu'on va tomber de la Terre en allant là-bas ? Est-ce que les possibles habitants des antipodes marchent sur la tête ou ont les pieds et mains intervertis ? Mais bon, on a de plus en plus idée que les antipodes ressemblent beaucoup à ce qu'on voit chez soi, ce que confirment progressivement les découvertes des plus grandes îles, dès 1526 la Nouvelle-Guinée mais plus significativement, la Nouvelle-Zélande en 1576 et l'Australie entre 1603 et 1606 (d'abord connue, puis vue, enfin accostée).

Tout cela pose bien des questions, à commencer par l'humanité des habitants de ces nouvelles terres ou de terres plus anciennement connues même si peu ou pas explorées, comme l'Afrique subsaharienne (cf. la fameuse controverse de Valladolid sur le statut des peuples non-européens, spécialement des Amérindiens). D'un sens et même si ce ne fut pas clairement exprimé, pendant longtemps la réponse des colons britanniques en Amérique du Nord fut implicitement ou explicitement inverse de celle des colons espagnols, c'est-à-dire que les “natifs” n'appartenaient pas vraiment à l'humanité et pouvaient être expropriés, massacrés ou mis en esclavage sans que ce soit moralement condamnable. C'est là aussi une vieille question : les sociétés expansionnistes ont tendance, quand elles sont en phase d'expansion, à classer les habitants des nouvelles terres explorées puis conquises hors de l'humanité. Non qu'elles le croient toujours, c'est une réponse d'ordre politique, pendant très longtemps (en fait, encore aujourd'hui selon moi mais j'y reviendrai), en gros jusqu'à la fin du XIX° siècle pour les sociétés directement héritières de l'Empire romain, jusqu'au milieu du XX° pour à-peu-près toutes les sociétés, les questions du servage et de la servitude furent un souci permanent.

Clairement, presque toutes les sociétés (probablement toutes mais je ne l'assurerai pas) ont pratiqué ou/et subi le servage et la servitude. Je sépare les deux en ce sens que le servage est un statut, le serf l'est alors de sa naissance à sa mort, alors que la servitude peut être un état, en général pour paiement d'une dette (morale ou matérielle), qui dure un temps donné ou jusqu'à extinction de la dette. Sans que ç'ait été toujours ainsi, assez souvent le servage fut réservé aux “étrangers”, la servitude aux “natifs” même si (je pense entre autres à l'Europe féodale ou à la Russie impériale) certaines sociétés usèrent et abusèrent du servage à l'encontre de leur propre population. Cela dit, ça n'est pas si simple : après la fin définitive de l'Empire romain d'Occident, qu'on peut situer vers 900 environ, on a une situation où, sur une large part de ce défunt empire, on a deux populations, les élites qui sont censément d'origine étrangère, et le peuple, censément indigène. De ce fait, quand des membres des élites mettent une partie de ce peuple en servage, ils le font à l'encontre d'une population qui leur est censément étrangère. Vous ne l'ignorez pas j'espère, au cours du XIX° siècle mais déjà durant les deux précédents siècles même si différemment, cette question de « l'origine » fut cruciale, en gros, pour les partisans de la République « nos ancêtres » étaient les Gaulois, donc le peuple autochtone, pour ceux de la monarchie c'étaient les Francs, donc l'élite allochtone. Toujours est-il que dans beaucoup de nations d'Europe occidentale le servage fut aboli ou au moins abandonné entre la fin du XIV° siècle et la fin du XVI° siècle, la servitude perdurant encore assez longtemps (du milieu du XVIII° siècle au début du XIX°) même si assez résiduelle sur la fin. Une entité fait exception, le duché de Bretagne qui l'abolit très tôt, avant 952, date de décès d'Alain Barbetorte, qui décida cette abolition. La, hum..., “civilisation” étant allée d'ouest en est, plus on va vers l'orient, plus le début et la fin de cette pratique sont décalés. Non que dans ces contrées on ignora l'esclavage mais ce qu'on nomme aujourd'hui servage est un peu différent, l'esclavage est une pratique de fait et plutôt guerrière, le servage une pratique de droit et plutôt politique, toujours est-il que pour la Russie par exemple il se met en place seulement au XI° siècle, connaît une faible progression assez longtemps pour devenir une pratique très massive dans la première moitié du XVII° siècle, soit au moment même où il commençait à se réduire ou être aboli en occident, et n'être aboli qu'en 1861.

Ce que je nomme ici servitude a été une pratique constante dans bien des sociétés pendant une assez longue période. Le servage en revanche est une pratique irrégulière et s'applique le plus souvent à des populations allochtones relativement aux maîtres, soit (cas en Europe le plus souvent) soient à l'origine des étrangers, donc pour eux les autochtones leurs sont des allochtones, des personnes « qui ne sont pas de la même terre », soit que les personnes mises en esclavage viennent d'ailleurs (prises de guerre, captures lors de razzias, achats), l'un n'excluant pas l'autre. On peut d'ailleurs réserver le terme d'esclavage à ce cas, ce qui s'accorde avec l'étymologie : serf est un état ou un statut, esclave est une nature, à l'origine le mot désigne pour l'essentiel les populations dites aujourd'hui slaves (les deux mots sont étymologiquement liés) même si les esclavagistes grecs et romains ne faisaient pas vraiment de distinguo entre les Slaves et par exemple les Albanais, tout ça c'était barbares et compagnie, des graines d'esclaves... Mais on n'allait pas toujours aussi loin, par exemple les Spartiates n'avaient pas vraiment de problèmes pour mettre en esclavage des voisins grecs tels que les Ilotes, et ils n'étaient pas les seuls. Quant à la servitude, c'est donc une coutume extrêmement répandue et durable. Ses deux formes les plus courantes sont le louage et la mainmorte, lesquelles peuvent aussi concerner les hommes libres mais d'une autre manière.

Les cas typiques pour la mainmorte sont le fermage et le métayage, dans les deux cas l'exploitant d'une terre n'en est pas le propriétaire, par contre le fermier la loue à prix fixe et dispose entièrement de sa production tandis que le métayer paie son loyer avec sa production, avec une fraction définie de celle-ci et un seuil. Chaque cas a ses risques mais le métayage plus que le fermage, d'autant pour un serf : si le métayer produit moins que le seuil fixé, libre il peut se dégager et verser ultérieurement le reliquat, serf il est attaché à la terre et doit rester sur place, ce qui fait qu'à la fin du terme il n'a rien et doit à partir de ce rien tenter de verser le reliquat... Bien sûr, le fermier serf est aussi attaché à la terre mais le risque est moindre en ce sens que la personne qui s'engage pour un fermage a le plus souvent une réserve qui peut lui permettre, le cas échéant (production insuffisante) de voir venir et de faire la soudure.

Revenons aux limites du monde, vers 1550. D'un sens, les prêtres et les guerriers œuvrent ensemble mais pas toujours dans l'harmonie. Je l'expliquais dans un texte à propos d'autre chose, il y a un paradoxe apparent avec les idéalistes et les matérialistes : pour les premiers, ce qui importe ce sont les corps, pour les seconds ce sont les âmes. Comme dit, ce n'est qu'une apparence de paradoxe, il y a une logique là-dedans. Une logique certes biaisée mais une logique tout de même : le but premier d'un idéaliste est de parfaire les âmes, un processus généralement long qui requiert donc que l'âme réside dans son corps aussi longtemps que possible ; le but premier d'un matérialiste est de parfaire les corps, ce qui se fait en s'adressant aux âmes pour orienter leurs capacité et leur volonté vers un certain but. De ce fait, l'idéaliste souhaite que les corps soient préservés, le matérialiste que les âmes lui soient dévouées. Le matérialiste attache cependant de l'intérêt à un corps particulier, le sien, l'idéaliste à une âme particulière, la sienne. Raison pourquoi le matérialiste peut tuer s'il pense que son corps est en péril, l'idéaliste mourir pour préserver son âme. Enfin un matérialiste attache peu d'importance aux corps, ceux des autres, parce que, et bien, des corps on en trouve facilement en cherchant un peu, un idéaliste peu d'importance aux âmes car le résultat de son travail ne dépend pas de lui mais de la qualité intrinsèque de cette âme. Là où idéalistes et matérialistes peuvent s'entendre et faire des compromis, et bien, c'est sur la question du réalisme, même s'ils n'ont pas le même point de vue là-dessus.

Disant qu'un matérialiste s'intéresse peu aux corps je parlais de manière générale, que vous soyez matérialiste, idéaliste ou autre chose, vous savez comme moi que si l'on souhaite faire faire quelque chose à quelqu'un et bien il faut l'en persuader, et pour cela s'adresser à son âme, ou son esprit, ou sa conscience, bref, à ce qui en lui fera mouvoir ce corps. On peut souhaiter faire faire bien de choses à un corps, de la plus simple à la plus complexe, de la plus matérielle à la plus intellectuelle. Compte non tenu du temps durant lequel un corps est indisponible, de sa naissance à, selon activité, deux ou trois à six ou huit ans, parfois plus, rarement moins, le temps de formation de l'âme peut aller de presque instantanément à plusieurs lustres. D'évidence, si de manière générale les corps importent peu, plus le temps de formation des âmes est long plus le corps importe. Pour être clair, tel qui sera destiné à faire tourner une roue ou pousser une manette, un chariot, aura un temps de formation assez ou très bref. Celui-là n'importe pas et on peut le tuer à la tâche sans problème, pour autant qu'on dispose d'un stock de corps disponibles, tel qui sera destiné à être guerrier, copiste ou diplomate devra durer le temps de sa formation et, au-delà, au moins autant de temps que celui de sa formation, si possible autant que son âge en fin de formation. De ce fait, il existe pour le matérialiste des corps aisément remplaçables et d'autres qui le sont moins.

Disant qu'un idéaliste s'intéresse peu aux âmes je parlais de manière générale, que vous soyez matérialiste, idéaliste ou autre chose, vous savez comme moi que si l'on souhaite parfaire les âmes, ou les esprits, ou les consciences, bref, cette chose intangible qui réside dans un corps, et bien, comme dit précédemment le résultat de ce travail ne dépend pas de l'éducateur mais de la qualité intrinsèque des âmes. Savoir si une âme est ou peu être sauvée, préservée, parfaite, est un calcul. L'idéaliste absolu ne renoncera jamais, celui relatif va se fixer des critères pour déterminer si telle âme est sauvée ou si elle n'est plus ou pas corrigible. Dans l'un et l'autre cas, ce corps n'a plus d'importance. L'exemple de l'inquisition (celle en titre, catholique, ou ses équivalents chez les protestants) est intéressant de ce point de vue, contrairement à la caricature qu'on en donne aujourd'hui, les inquisiteurs n'étaient le plus souvent pas des sadiques qui se délectaient de la souffrance de leurs victimes mais de bons chrétiens qui voulaient le bien de leurs ouailles, d'ailleurs ce n'était pas une charge qu'on sollicitait mais une fonction où on était désigné, d'où l'on peut être assuré qu'il devait y avoir autant et probablement plus de non sadiques que de sadiques qui se faisaient nommer. Quelle est proprement la fonction d'un inquisiteur ? On lui confie des personnes soupçonnées ou avérées de se trouver en état de péché mortel, charge à lui de déterminer si c'est bien le cas et, si donc c'est le cas, charge à lui de tenter de redresser ou de sauver cette âme. L'idée est précisément que cette âme est torse et perdue. De ce point de vue la torture est le moins de parvenir à la première fin : si on a une âme torse dans un corps droit, en tordant le corps on a des chances de redresser l'âme. Reste à la sauver. Si l'inquisiteur a l'intime conviction que l'âme a été redressée, et bien le corps sera libre. Certes “un peu” endommagé mais libre. S'il n'a pas cette conviction, il va très souvent prononcer une peine qui devrait parvenir au résultat espéré, qui est donc de sauver cette âme. De ce point de vue,le bûcher est une peine assez logique : si ce corps connaît « les peines de l'enfer » (ici, être brûlé vif) sur cette Terre, il a des chances d'y échapper « dans l'autre monde » et d'aller au purgatoire.

Bien que je ne partage pas la logique hémiplégique des matérialistes et idéalistes, du moins je peux la comprendre et comprendre aussi comment, malgré leurs divergences, ils peuvent parvenir à des compromis quant aux âmes et aux corps. D'évidence, le réalisme d'un idéaliste ne peut pas être le même que celui d'un matérialiste et celui de chacun différera du réalisme d'un réaliste. Nul n'est parfait, il m'arrive (rarement) de donner dans l'idéalisme et (moins rarement) dans le matérialisme mais dans l'ensemble j'essaie selon mes moyens de faire preuve de réalisme. Du fait, ces histoires de corps et d'esprit m'échappent un peu et même beaucoup, un corps je sais ce que c'est, quant à faire l'hypothèse qu'il « contient » un truc qu'on peut nommer âme ou esprit ou conscience ou je ne sais quoi de ce genre... Non que je ne constate moi aussi quelque chose de ce genre mais de mon point de vue il s'agit d'un seul objet, il n'y a pas de corps sans âme (quand on est mort, et bien on n'est pas vivant, un cadavre n'est pas strictement un corps mais ce qui reste du corps après sa mort) ni d'âme sans corps (je veux bien croire que l'âme survit au corps mais bon, jusque-là je n'ai pas vraiment été convaincu par les argumentaires sur le sujet). Le supposé réalisme d'un matérialiste ou d'un idéaliste est donc hémiplégique, et même s'ils divergent sur la manière dont on doit les considérer et les traiter, du moins ils s'entendent sur le fait qu'un être vivant est formé de quelque chose qui est son corps et de quelque chose qui est son esprit, une âme étant une sorte d'esprit particulier, propre à certaines entités. Soit précisé qu'il n'y a pas unanimité sur ce point, que ce soit chez les idéalistes ou les matérialistes, tels considèrent que toute entité a une âme, tels que seuls les êtres vivants en ont une, tels que seuls les animaux en sont dotés, tels que seuls certains animaux en ont une, tels enfin que seuls les humains en ont une. Ici je m'intéresse plutôt aux hémiplégiques chrétiens ou musulmans, étant entendu que je ne parle pas des croyants mais des personnes, matérialistes ou idéalistes, culturellement formées dans des sociétés dont le soubassement moral et intellectuel est chrétien ou musulman, pour autant que ça diffère6, qui s'entendent sur ce point important : l'hypothèse que seuls les humains ont une âme.

La question centrale pour ces hémiplégiques de la réalité dont je parle, pour le redire une dernière fois, surtout ceux d'orientation chrétienne et musulmane, est donc la question de l'extension de l'humanité. Qui n'est ni ne fut jamais simple. La réponse considérée objective la plus diffusée est d'ordre biologique : est humain tout individu généalogiquement relié à un autre humain. Pour encore plus faire jouer l'aspect objectif on y ajoute des histoires d'ADN, de patrimoine génétique et autres billevesées du genre mais tout cela, donc, n'a que l'apparence de l'objectivité, disons, c'est la réponse matérialiste. Celle idéaliste n'est pas vraiment différente et prétend aussi à l'objectivité, les individus généalogiquement reliés. Si je suis matérialiste, vraiment matérialiste, par nécessité j'accepte le concept darwinien d'évolution des espèces. Une question se pose alors : quel plus ancien ancêtre des humains est un humain ? Selon ce qu'on en dit, ce en quoi je doute mais peu importe, tous les êtres vivants actuels ont un ancêtre commun, si donc on remonte à celui-là tous les êtres vivants sont humains. Certes j'exagère le trait mais du moins ça pointe la limite du concept, par exemple la réponse des nazis à cette question est du même ordre, avec ceci que, pour eux, le plus lointain ancêtre commun à l'humanité est européen, et plus spécialement européen du nord-ouest. Même si c'est d'autre manière, les nazis situent les débuts de l'humanité à-peu-près à la même date que les chrétiens littéralistes mais pas au même lieu. Soit dit en passant, certains mégotent et s'interroger pour savoir si les nazis étaient des païens et des anti-chrétiens, leur concept de l'humanité évite de se poser cette question, dès lors que l'on considère que les Juifs ne font pas partie de l'humanité, ça exclut qu'on puisse être chrétien au sens précis. Ce qui n'exclut pas en revanche de prétende l'être, voir par exemple le cas des mormons, qui se disent eux-même adeptes de l'Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours et se s'affirment chrétiens, ce que leurs contestent les autres sectes chrétiennes, y compris certaines qui ne sont pas non plus trop en odeur de sainteté chrétienne...

Les tentatives matérialistes de définition des humains, donc de détermination de l'extension de l'humanité, ont le même type d'objectivité que celles idéalistes en ce sens qu'elles opèrent par soustraction ou par division : tant qu'on délimite l'humanité par le lien généalogique, ou le patrimoine génétique, ou l'interfécondité, ou que sais-je de cet ordre, ou le tout, il y aura toujours quelqu'un pour contester « en toute objectivité » la version large de cette définition, et par leur propre définition soustraite une partie de ceux que la définition large inclut, ou diviser l'humanité en subdivisions. Contrairement à ce qu'on en prétend aujourd'hui, le racisme n'est pas une doctrine réactionnaire mais tout au contraire progressiste, « scientifique » : tant que l'humanité se définissait comme généalogie mythique, “les Enfants de Dieu”, c'était relativement simple d'en exclure des groupes humains entiers sans leur dénier pour cela d'être des humains, simplement ils ne figuraient pas dans la bonne lignée ; le racisme est la réponse matérialiste pour tenter de résoudre la question quand la réponse idéaliste d'exclusion ne fonctionne plus trop. On en dira autant de l'eugénisme et du darwinisme social (qui n'a rien de darwinien, d'ailleurs), dès lors qu'on ne peut plus exclure moralement tels individus, tels groupes, de l'humanité pleine et entière au motif qu'ils ont une âme déficiente, on les exclura scientifiquement car ils ont un corps déficient, « dégénéré ». J'ai mon idée sur une manière réaliste et incontestable de délimiter l'humanité mais ça importe peu ici, ça n'est pas une chose en mesure de convaincre les hémiplégiques de la réalité, le bon chrétien ou le bon anthropologue de 1817 qui soustrait les noirs de l'humanité constate par l'existence des mulâtres (un terme intéressant, d'ailleurs, qui renvoie au mulet, donc un être hybride) que noirs et blancs sont de la même humanité mais n'est sensiblement pas intéressé par ce type de réalité contredisant de fait son réalisme propre. Le bon croyant ou le bon scientifique de 2017 qui souhaite ne pas intégrer telles populations, tels groupes, de l'humanité pleine et entière ne seront pas plus intéressés par la réalité si elle est contradictoire à leur exclusivisme. Pour exemple, ce concept récent, très diffusé en France, les « immigrés de n° génération » : il n'y a et il ne peut y avoir qu'un degré de génération pour les immigrés, le premier. Si du moins vous n'adhérez pas vous-même au concept, je vous conseille de discuter de la chose à l'occasion, vous serez peut-être surprise, ou surpris, de la très grande difficulté de certains à comprendre qu'il y a une impossibilité logique à être immigré de deuxième ou de troisième génération. Remarquez, je ne vous connais pas, il se peut que vous ayez vous-même une difficulté à comprendre que c'est une impossibilité logique. En ce cas vous confirmerez mon assertion, un matérialiste ou un idéaliste n'est pas très intéressé par les faits s'ils sont contradictoires à son hémiplégie de la réalité.

Revenons de nouveau en 1550 et 1551 et à la controverse de Valladolid. Consultant la page vous aurez vu que la question est presque contemporaine de la découverte des Amériques et en tout cas contemporaine des premières expéditions de conquistadors. Charles-Quint, et bien, c'était un bon chrétien ce gars-là, et très inquiet de la sauvegarde des âmes de ses sujets. Lisant sa biographie vous vous direz peut-être que pour un bon chrétien il semble avoir fort aimé guerroyer, ce à quoi je vous renverrai à ma discussion sur les inquisiteurs : en tant que bon chrétien et bon catholique il s'inquiète donc du sort des âmes de ses sujets, et bien sûr il veut éradiquer l'hérésie et l'apostasie, d'où ses luttes contre les Ottomans et les Réformés, et contre leurs soutiens. Tordre les corps pour redresser les âmes... Toujours est-il, de 1503 à 1550, les papes et les rois tentent d'empêcher l'esclavage et le travail forcé des natifs dans les colonies espagnoles d'Amérique. Il faut dire que l'on ne peut guère imaginer une conquête coloniale qui ne soit menée par des soldats, et qu'en ces temps le type de soldatesque qui pouvait se lancer dans ces aventures ne figurait parmi la crème, c'était plutôt des sortes de mercenaires, plus intéressés à piller, tuer, violer, asservir, qu'à répandre la bonne parole et à évangéliser les populations conquises. D'où cette nécessaire contradiction entre le projet des pouvoirs politique et religieux, étendre la puissance du Saint-Empire et convertir les âmes, et celui des conquistadors, faire fortune par tous les moyens, même (surtout...) les pires. Les quatre siècles suivants seront semblables, avec ce couple permanent, la Sainte-Alliance du sabre et du goupillon. Sans prétendre qu'ils étaient de fieffés coquins, par le fait les prêtres ne pouvaient ignorer le fait que toute conquête, même mise sous le couvert du projet de « civiliser les peuplades sauvages », se fera dans la violence avec pour but réel des conquérants de s'en mettre plein les poches. D'où cette question simple : quel était le réel projet des prêtres ?

Retour du moyen qui est le message.

Une action n'a pas d'autre fin qu'elle-même. Ce qui diffère ici entre réalistes d'un côté, matérialistes et idéalistes de l'autre, est ce point : le réaliste ne se pose pas la question de ses motifs quand il agit. Non parce qu'il ne se pose pas de questions mais parce qu'il sait que toute réponse a priori sera irréaliste. Et tout aussi irréaliste toute justification a posteriori. Exemple, ce texte. Le commençant j'avais idée de parler d'une certaine chose, qui se rapporte à la fin de la brève introduction, « inciter la personne contactée à renforcer le système actuel ». Précisément la toute fin, « renforcer le système actuel ». Quelque chose comme un texte sur les processus à l'œuvre pour empêcher les voies qui s'écartent de celle que suit la société globale de se renforcer, devenir trop visibles, trop distantes et trop efficaces. D'un sens c'est ce que je fais, mais...

Mais, et bien, je ne suis pas le Maître des Mots ni ne suis non plus, pour être plus humble, maître de mes mots, pour le dire mieux, la langue me préexiste, les sons et les lettres, les mots, les syntagmes, les phrases, les discours me préexistent, la réalité me préexiste, rien en ce monde ne naît de moi, pour la langue comme pour la nourriture ou l'air que je respire je me contente de prélever une partie de l'existant et de l'organiser dans un ordre plus ou moins singulier, pour tenter d'en faire un moyen en état de porter un certain message. Au bout du compte, que se passera-t-il ? La même chose quand quelque individu, vous par exemple, usera de ce moyen qui est un message : prélever une partie de l'existant et l'organiser dans un ordre plus ou moins singulier, pour tenter d'en faire un moyen en état de porter un certain message. Avec de la chance, si votre usage de ce moyen s'accorde assez avec mon usage propre, pour son sens votre message sera assez proche de mon message. En toute probabilité ça ne sera pas le cas. L'écart peut être minime, ou plus important, ou peut être radicalement différent.

Formellement c'est très différent, structurellement en revanche un discours, écrit ou oral, a beaucoup à voir avec une séquence d'ADN : disposant d'un nombre fini d'éléments de base (en français oral 36 phonèmes, à deux ou trois près par excès ou par défaut, en français écrit à-peu-près le même nombre, mais qui ne correspondent pas strictement à ces phonèmes, par exemple il n'y a de lettre dans l'alphabet usuel pour le phonème /ʃ/, qui sera rendu par la combinaison de deux lettres, “ch” ou “sh” le plus souvent, pour les phonèmes /ɔ/ et /o/ on utilisera indifféremment la lettre “o”, la même avec signe diacritique, “ô”, ou les combinaisons “au”, “eau”, parfois “oo”, ou encore, les phonèmes /ə/, /e/ et /ɛ/ sont graphiés avec la même lettre de base “e”, le second avec le diacritique ’ => é, le troisième avec le diacritique ` => è, ou ^ ==> ê, ou avec les combinaisons “ei”, “ai”) on peut créer un nombre fini mais très grand de formes signifiantes élémentaires (des mots, en gros, même si ça n'est pas tout-à-fait exact, le terme précis est « syntagme », que l'on peut définir comme « séquence signifiante élémentaire dans une séquence discursive », par exemple la séquence “pomme de terre” est composée de trois mots que tout locuteur du français peut identifier mais forme un seul syntagme quand elle est utilisée comme synonyme de “patate”, de “tubercule de la plante Solanum tuberosum”) qui se relient à un signifié (l'objet concret ou abstrait de la réalité qu'il désigne, pour mon exemple précédent, le mot “patate” n'est pas un tubercule de la plante Solanum tuberosum mais désigne, dans un certain usage, un objet concret correspondant à cette définition) avec lesquelles on peut former un nombre infini de séquences discursives. C'est, dira-t-on, le principe général pour tout ce qui se rapporte à la vie, travailler à l'économie, partir d'un nombre fini et en général remarquablement petit d'éléments (la presque totalité de la chimie biologique repose sur un très petite nombre d'atomes de base, moins de dix, ou aussi, les séquences d'ADN, qui peuvent être remarquablement complexes, sont formées à partir de quatre bases azotées pour leur centre et d'un nombre restreint de sucres et de phosphates pour leur enveloppe) pour produire un nombre infini de moyens, en passant par un nombre fini mais grand de combinaisons signifiantes élémentaires, les molécules organiques stricto sensu, celles que produisent ou utilisent les êtres vivants.

Je le disais, un moyen est une fin. J'ai déjà exploré cette question par ailleurs, aucune fin ne justifie aucun moyen et tous les moyens sont bons. Moyens et fins sont les mêmes objets, simplement on ne les voit pas sous le même angle et au même moment. J'ai donc une fin qui m'est propre pour écrire ce texte, laquelle fin n'est pas ce texte ni son contenu (son sens) mais quelque chose qui lui préexiste, fin que je décrivais précédemment comme « parler d'une certaine chose, qui se rapporte à la fin de la brève introduction, “inciter la personne contactée à renforcer le système actuel” ». Le relisant dans sa forme présente, je ne peux que constater que ça n'est pas très réussi, de ce point de vue. Tel que, on ne peut que difficilement le décrire comme « un texte qui étudie et explique le processus “inciter une personne contactée par téléphone à renforcer le système actuel” ». Si j'étais matérialiste je ferais une chose assez radicale, quelque chose comme « détruire le corps pour mettre l'âme en évidence » soit, en gros, supprimer les parties (nombreuses, très nombreuses) qui semblent hors-sujet, réorganiser le reste de manière “logique”, compléter en axant cette fois le discours sur la fin annoncée, conclure. Bref, un texte assez dialectique, qui ne compte pas nécessairement les trois séquences canoniques thèse-antithèse-synthèse mais au moins une des deux premières et la troisième, celle restante (thèse ou antithèse) étant implicite. Dans le cas présent, la thèse ou antithèse implicite est quelque chose comme « contribuer à renforcer le système actuel », la thèse ou antithèse virtuelle est quelque chose comme « apprendre à identifier les méthodes qui contribuent à renforcer le système actuel », la synthèse quant à elle, je ne sais trop ce qu'elle serait, si donc j'étais un matérialiste qui aurait pour but d'affaiblir le système actuel, en toute probabilité la synthèse serait quelque chose comme « apprendre à utiliser les méthodes qui contribuent à renforcer le système actuel de manière à l'affaiblir ». Si j'étais un idéaliste, que ferais-je de ce texte ? Formellement, plus ou moins ce que ferait un matérialiste, “corriger le corps”. Et probablement de la même manière, en retirer les éléments hors-sujet, le réorganiser et lui donner une forme dialectique. Même si ce n'est pas toujours le cas, les idéalistes ont tendance à être plus rigoureux sur la forme (pour rappel, les matérialistes s'intéressent d'abord aux âmes, les idéalistes au corps), le résultat serait donc plus canonique. J'y ajouterais peut-être trois ou quatre autres parties, deux pour faire la transition entre chaque partie principale, une pour conclure, et peut-être une partie introductive.

Pour mémoire, dans cette discussion les matérialistes correspondent aux guerriers, les idéalistes aux prêtres. Dans la réalité observable ça n'est pas si simple et sommaire mais en ce qui concerne le fonctionnement général d'une société ce modèle n'est pas trop éloigné de la réalité. De ce fait, les moyens des matérialistes sont des sortes d'armes, ceux des idéalistes des sortes d'instruments de persuasion. Partant du point de vue que ce texte a comme sujet général “les méthodes qui contribuent à renforcer le système actuel”, comme présupposé “le système actuel n'est pas désirable” et comme postulat “il faut corriger ou abolir le système actuel”, les matérialistes viseront, non à persuader mais à convaincre, d'où leur indifférence relative pour la forme, à l'inverse pour persuader la forme est assez importante en ce sens que, le moyen étant la fin, si la forme du moyen correspond à la structure de la fin le lecteur devrait être persuadé de sa validité. Brièvement, j'évoque ce qu'un réaliste peut faire de ce texte : n'importe quoi.

Disons que je souhaite m'adresser aux matérialistes : je le modifierai à leur manière, car leur manière correspond justement à celle que les matérialistes ont appris à recevoir comme convenables et valides. Pareil si je veux m'adresser surtout aux idéalistes, je l'amenderai jusqu'à ce qu'il ressemble à un texte idéaliste. Et bien sûr, si je veux m'adresser aux réalistes je me contreficherai de la forme de cet texte. Je suis auteur mais aussi lecteur, notamment lecteur de mes propres textes. Savez-vous ? Comme tout autre lecteur le sens que je donne à mes textes n'a pas grand chose à voir avec le sens que je leur donnais lorsque je les rédigeais. Écrire et lire sont deux opérations radicalement différentes. Si beaucoup de mes textes sont comme celui-ci, écrits au fil du clavier ou de la plume, décousus, sans suite et sans fin prévisible, proliférants, il m'arrive aussi d'en écrire des prémédités, dont je prévois le déroulement, disons, des textes fermés, complets, aboutis, et en général brefs. Pour exemple le texte « Dieu est avec nous et ça promet d'être long... »  :

C'est une plaisanterie sur le nom d'Emmanuel Macron. S'il la découvre, j'espère qu'il appréciera.
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Emmanuel signifie en hébreu « Dieu est avec nous ». Macron signifie en grec ancien « long » ou « grand ». Emmanuel Macron signifie en français : ça sera long d'avoir un président que l'on dit grand, surtout s'il a Dieu de son côté...

Après cette blague douteuse, je tiens à dire ceci : dans les pages de ce site, Emmanuel Macron n'est pas un être réel, il est une représentation, une image, sans plus. Je n'ai rien contre l'être réel Emmanuel Macron et rien pour lui, comme personne physique il m'indiffère, au sens où l'on ne peut avoir de réels sentiments envers un inconnu. Comme personne morale et symbole il m'intéresse. Ceci pour dire que si vous trouvez mention de son nom ici et que ça semble concerner la personne physique, c'est un effet, je ne le connais pas, je ne connais que l'objet médiatique, mes opinions et assertions concernant Emmanuel Macron ne peuvent donc concerner que l'objet médiatique.


Dans sa forme initiale il se terminait à « de son côté... », on peut donc dire que pour la composition il s'agit de deux textes comprenant quatre parties, le titre, le petit texte de présentation et le premier alinéa constituent le texte original, le second alinéa formant un texte modérément relié au reste. C'est la version du rédacteur. La version du lecteur est, il s'agit d'un seul texte, un bloc dont on peut constater qu'il a quatre parties bien délimitées, un titre qui en l'occurrence reprend et reformule la partie de la blague qui en constitue la chute, une introduction qui ici n'en est pas le résumé, le titre faisant cela, mais est un commentaire à visée humoristique, une autre blague, puis, disons, le cœur du texte, la blague sur le nom de Macron, enfin une conclusion « sérieuse », faiblement reliée à ce qui précède, plus fortement reliée aux autres textes du site où figure ce texte. En tant que lecteur je fais la même analyse globale, savoir comment le texte fut rédigé ne m'empêche pas de constater que désormais il s'agit d'un bloc. Et bien sûr, comme lecteur je lui donne un sens qui diffère de celui que je lui attribuais en l'écrivant. Disons, je sais en gros quelle était ma fin en l'écrivant mais en le lisant je fais comme tout autre lecteur et de ce fait je construis un sens autre que celui que je concevais à l'origine.

Que fait un auteur ? En gros, il a une idée, ou un souvenir, ou une plaisanterie en tête et souhaite communiquer cet objet à des tiers, il va donc le “développer”, transformer un objet compact et synthétique en un objet diffus et analytique. Bien sûr, l'objet final va être plus ou moins différent de l'objet initial mais il le sera toujours. Dans le cas présent l'élément de base, “Emmanuel Macron” signifie en français « ça sera long d'avoir un président que l'on dit grand, surtout s'il a Dieu de son côté... » étant au départ un jeu sur les mots, correspond presque à la forme initiale. Bien sûr je n'ai pas en tête exactement ça, il y a eu un cheminement, si je me souviens ça part du constat que durant sa campagne électorale pour la présidentielle, de temps à autres Emmanuel Macron calquait explicitement son discours sur celui de certains passages de Évangiles et usait d'une gestuelle très proche de celle de certains prédicateurs « télévangélistes » et que c'était un peu gros, du moins pour quelqu'un qui n'est pas sensible à ce type de propagande. Depuis mon plus jeune âge, disons, depuis presque aussi longtemps que j'ai appris à parler, je pratique le jeu avec les mots, c'est de famille, rien de naturel ou d'intuitif, en tout cas, penser quelque chose comme « il se la joue genre “Jésus revient” » avec le jugement informulé que c'était un peu gros comme ficelles a très vite déclenché un cheminement lié au fait que j'analyse très ordinairement les mots et les discours, en gros, l'idée plus ou moins formulée que tant par son prénom, « Dieu est avec nous », que son nom, « long », « grand », plus ou moins « gros », il était la personne parfaite pour prendre des poses “christiques” (selon la gestuelle télévangéliste) et un discours mimant celui attribué au Christ, et de faire ça en gros et en grand. Une fois tous ces éléments en place, la formule du titre, « Dieu est avec nous et ça promet d'être long... », m'est venue presque immédiatement.

Une fois cette phrase imaginée, j'ai assez vite conçu un discours, une blague orale, en gros quelque chose de ce genre :

Tu sais (vous savez) ce que signifie Emmanuel en hébreu ? « Dieu est avec nous ». Et Macron en grec ancien ça signifie un truc genre “grand”, “gros” ou “long”, le contraire de “micron”. Et ben voilà, ça risque d'être exactement comme ça avec Emmanuel Macron, “Dieu est avec nous et ça promet d'être long...”.

Sauf à créer une situation, quelque chose du genre « J'ai entendu une blague marrante sur Macron il n'y a pas longtemps », suivi par la blague comme citation, difficile de donner directement la blague orale dans un texte. J'ai un défaut, je n'aime pas attribuer faussement, prétendre qu'un texte dont je ne suis pas l'auteur est de moi, ou qu'un texte dont je suis l'auteur n'est pas de moi. Certes j'aurais pu présente la blague pour ce qu'elle était, une blague de mon cru, sinon que ça aurait créé une connotation, le fait de se citer induit le sentiment négatif “il se la joue” et gâche beaucoup l'effet. D'où cette version proprement littéraire, non orale. Je n'ai pas testé mais je suppose que la version textuelle n'aurait pas l'efficacité de celle orale, si énoncée, elle est trop littéraire justement. La version de la blague orale que je donne ne correspond pas strictement à la blague que j'ai racontée réellement, je l'expliquais dans un autre texte, pour mes blagues ou mes sketchs (je suis gagman par occasion et à titre gracieux) je ne conçois pas des textes mais des schémas, ce que signifie justement sketch en anglais, “schéma”, “esquisse”. Clairement, il existe deux sortes de gagmen ou gagwomen, les « acteurs » et les « auteurs », ceux qui ont besoin de s'appuyer sur un texte précis et de préparer leurs effets, et ceux qui au contraire préfèrent s'appuyer sur une structure et créer la forme dynamiquement. Ce n'est bien sûr pas aussi tranché, par exemple un comique comme Guy Bedos alternait les deux formes dans ses spectacles, tantôt des sketchs très écrits, souvent par d'autres, tantôt des improvisations, parfois “sur un thème” (avec des éléments préparés et une partie improvisée), parfois libres (commentaires sur l'actualité du jour, sur la presse). En tous les cas, mon genre est plutôt celui “auteur”, ce texte comme bien d'autres sur ce site le montrent assez, je pars souvent sur un thème très ténu pour broder et broder encore, parfois de manière assez serrée (improvisation sur un thème avec chevilles) souvent de manière très lâche, sans aucune idée directrice discernable, comme ici.

Que penser du texte cité, la blague sur Macron ? Je ne sais pas. Le médium est le message et de ce fait, chaque fois que je relis ce texte le message diffère car le médium change. La lecture est donc une opération très différente de l'écriture. Le processus d'écriture est analytique et global, on part d'un objet assez ou très informe, une structure, on le développe puis on lui donne la forme d'un discours. Le processus de lecture est synthétique et fragmentaire, on lit de gauche à droite et de haut en bas, pour du français rédigé en alphabet latin, on “donne du sens” à un segment fini, puis au suivant, puis au suivant, en cours de lecture on perçoit une suite de segments comme finie et on lui “donne du sens” qui s'appuie pour partie sur le texte même, pour partie sur les sens donnés au segments finis, on poursuit la lecture selon le même processus pour, au bout du texte, “donner du sens” au tout en mêlant ce qu'on a retenu du texte tel que rédigé, ce qu'on a retenu des sens partiels des segments élémentaires et des segments secondaires, voire tertiaires ou quaternaires (je parle là de textes longs, pour exemple À la recherche du temps perdu qui requiert ou induit au moins cinq, probablement six segmentation / réductions ou plus, au niveau des phrases, à celui des paragraphes, à celui des chapitres, à celui des volumes, probablement à celui des tomes (les volumes qui forment un sous-ensemble assez cohérents) et au niveau de l'œuvre, à quoi on pourrait ajouter un niveau infra-phrastique voire infra-infra-phrastique, certaines phrases pouvant courir sur plusieurs pages). Pour l'auteur, son texte a un seul sens, celui qu'il lui attribua lors de sa rédaction, même (comme ici) quand il est composé de plusieurs textes juxtaposés. Pour le lecteur, il est une juxtaposition de sens plus ou moins liés, plus ou moins élucidés et plus ou moins compris. Enfin, si pour l'auteur son texte a un seul sens, celui donné au moment de sa conception ou de sa conclusion, pour le lecteur chaque nouvelle lecture modifie le sens qu'il lui attribue. Considérons la partie blague du texte :

Emmanuel signifie en hébreu « Dieu est avec nous ». Macron signifie en grec ancien « long » ou « grand ». Emmanuel Macron signifie en français : ça sera long d'avoir un président que l'on dit grand, surtout s'il a Dieu de son côté...

D'évidence, à la première lecture on aura tendance à lire chaque mot avec une certaine attention et à composer des segments élémentaires assez courts, peut-être un à quatre mots, plus les chevilles (“de”, “en”, “avec”...) qui sont des mots grammaticaux, des mots sans sens autre que de définir la fonction des mots signifiants et les relations entre mots. Cependant, même à la première lecture les segments élémentaires peuvent s'étendre, par exemple, dans ce court texte on a trois fois la même forme, “[––] signifie en [––]” ; la première fois, il se peut qu'on la découpe en deux ou trois segments, pour trier parmi les sens possibles des mots significatifs “Emmanuel”, “signifie” et “hébreu” ; la deuxième fois on reconnaît la forme et on a déjà trié le sens idoine pour “signifie” ; la troisième fois, la simple reconnaissance de la forme fait faire l'économie de plusieurs analyse faite lors des segments précédents, disons, la première fois on doit construire le sens de chaque partie et du tout, la seconde fois on y ajoute un sens formel, quelque chose comme « séquence canonique “[––] signifie en [––]” », avec “[le mot] (XXX)” en première position, “[la langue] (XXX)” en dernière position ; la troisième fois, une grande part de ces analyses devient implicite et n'émerge pas consciemment, factuellement on ne va vraiment lire et analyser que les éléments “Emmanuel Macron” et “français” et composer implicitement une autre forme qui rend compte de la logique du discours, quelque chose comme “en français Emmanuel Macron”, en ne faisant même plus émerger “signifie” et en ne cherchant pas à “donner du sen” au segment “Emmanuel Macron” qui, dans le contexte, est une simple citation.

D'évidence, relisant cette blague on va immédiatement recomposer les trois séquences et ne plus vraiment les analyser, il se peut même que, selon le niveau d'accointance culturelle qu'on a avec l'auteur on ne lise pas vraiment cette partie : si on connaît le sens du prénom en hébreu et qu'on a une connaissance, sinon du grec, du moins du sens des préfixes grecs en usage pour des mots français, on peut faire l'économie de cette séquence, qui aura été versée dans le domaine de l'implicite évident dès la première lecture. Ce qui m'amène à parler de ce fait intéressant : sans même considérer la subjectivité du lecteur, le fait d'avoir ou non une certaine familiarité avec les implicites culturels du rédacteur fera que chaque lecteur n'aura pas la même manière de le lire et le comprendre à première lecture, et selon la distance qu'on a au sujet et à la forme, après plusieurs lectures. Une personne qui n'a aucune idée du sens original de “Emmanuel”, de la convergence formelle entre son nom et le préfixe grec et du sens du préfixe “macro(n)” doit donc faire confiance à l'auteur ou bien vérifier par ailleurs la validité de ses assertions, de ce fait il lui faudra plus de temps et de relectures pour que la séquence complète verse dans l'implicite. Clairement, plus il y aura accointance entre auteur et lecteur, plus le sens du texte sera proche pour les deux et moins le lecteur aura nécessité à relire. Pour exemple, lisant un texte sur l'astrophysique ou la chimie organique, il me faudra un temps assez long et de nombreuses relectures pour qu'une part significative (plus de la moitié) du texte verse dans l'implicite.

Les relectures successives sont, ou devraient être, un moyen efficace de donner un sens à un texte qui soit assez proche de celui anticipé par l'auteur. la part vraiment essentielle de cette blague, qui correspond le plus avec l'objet mental initial, est l'association entre la phrase « Ça sera long d'avoir un président que l'on dit grand, surtout s'il a Dieu de son côté... » et le nom “Emmanuel Macron”, avec l'idée que la phrase équivaut au nom. Chaque relecture devrait permettre de rendre implicite tout le reste et de ne laisser émerger à la fin que ces deux segments. Dans les faits, ça se passe rarement ainsi.

Quand le message est le moyen.

Je suis, ou plutôt je fus, un grand relecteur. Je continue mais moins que par le passé. Dans mon jeune temps, disons, entre sept et vingt-sept ans environ, j'ai beaucoup lu, à mon jugé l'équivalent d'un ou deux livres par jour, parfois plus, et parmi ces lectures il y eut beaucoup de relectures, peut-être un quart ou un tiers de l'ensemble. Quand j'entends sur ma radio (France Culture en général) un animateur, parlant d'un livre ou d'un film, dire cette phrase insipide, ''« Je ne veux (Il ne faut) pas “spoiler” », ça m'énerve, d'abord pour le mot, comme si l'on devait vraiment employer ce mot franglais pour dire la chose, ensuite parce que ça me dépasse qu'on puisse considérer que révéler un moment clé d'une intrique peut dissuader les lecteurs de lire l'ouvrage, de voir le film en question. Beaucoup de livres que j'ai relus comportent des surprises, des renversements de situation inattendus. Certains sont en quelque manière déceptifs, la fin est non seulement inattendues mais inachevée, parfois le récit est incohérent, bref, des bouquins à ne pas relire, pour les tenants du “spoilage” à éviter. Or c'est précisément tout cela qui incite à la relecture, pour autant que, lisant ces ouvrages, on devine qu'ils ont une cohérence non immédiatement perceptible. À chaque lecture nouvelle la longueur des segments élémentaires augmente jusqu'à compter plusieurs pages, il peut m'arriver, pour trois ou quatre livres que j'ai relus des dizaines de fois de passer cinq, six, dix pages, non parce qu'elles sont sans intérêt (il m'arrive aussi de sauter trois ou quatre pages d'un bouquin verbeux et insipide dès la première lecture, cette fois parce qu'ils sont clairement sans nécessité) mais parce que ma familiarité avec le livre fait qu'en tombant sur un certain passage, instantanément je restitue en mon esprit toute la séquence qui suit non pas dans sa forme mais dans sa structure. L'idéal serait d'obtenir une image de l'ensemble de l'ouvrage rien qu'en y pensant, ou en le voyant, ou en lisant la seule première ou dernière phrase. Cela dit, il y a aussi des livres que je relis page à page, mot à mot, parce que le plaisir de la relecture est dans la forme. Que l'auteur soit matérialiste, ou idéaliste, ou réaliste, la rédaction peut répondre à une de ces tendances, les livres où la structure prime sont d'orientation réaliste, ceux où c'est la forme, plutôt idéalistes, ceux où (mal ou bien écrits) on peut sauter des passages entiers dès première lecture, plutôt matérialistes. Ce que dit pour la littérature générale vaut pour les essais ou les pamphlets ou les ouvrages techniques ou la poésie ou tout autre type de littérature.

Tout texte n'est pas nécessairement une forme et une structure, pas mal d'ouvrages sont disparates, un composé de plusieurs formes et plusieurs structures plus ou moins liées, que ce soit par choix ou par maladresse d'auteur (ce qui est tout de même un choix : un auteur maladroit qui est publié a choisi de l'être, donc choisi de proposer un ouvrage mal conçu). Cela dit, savoir ce qu'est un livre relève du choix du lecteur. Par exemple, à mon avis ce texte que vous lisez en ce moment est incohérent. Ça ne signifie pas qu'il soit sans intérêt, je n'en ai aucune idée, mais du moins on ne peut pas vraiment y discerner une structure ou une forme. C'est l'avis de l'auteur, qui ne vaut pas grand chose. Un de mes principes est, « qui cherche trouve ». Je suppose à ce moyen qu'est le présent texte une cohérence douteuse, une structure indécelable ou multiple et une forme couturée, en patchwork. Comme lecteur je sais que le moyen est le message, dit autrement ce n'est pas parce que je ne discerne pas, comme auteur, sa cohérence, qu'elle n'existe pas. D'ailleurs, comme relecteur rapide et partiel de la partie déjà rédigée de ce texte j'ai été surpris le le voir bien moins incohérent que je ne le supposais. Mais on ne peut pas non plus se fier à l'avis d'un lecteur, les expériences d'écriture aléatoire montrent qu'on ne peut pas lire un texte sans tenter de lui trouver un sens, et comme qui cherche trouve, on finit toujours par leur en trouver un, y compris aux cadavres exquis surréalistes ou aux transpositions S+7 oulipiennes (le principe est de remplacer chaque substantif d'un texte par le septième substantif qui le suit dans le classement d'un dictionnaire). En même temps, le médium est le message : le fait que ce texte existe suffit pour savoir qu'il a un sens, celui qu'on peut attribuer à chacune de ses parties, à l'enchaînement de ces parties et in fine à l'ensemble. Disons, comme lecteur de ce texte je ne lui trouve tout de même pas trop de cohérence, s'il semble du moins plus cohérent ou moins incohérent que je ne le cois en tant qu'auteur (eh ! Je sais comment il a été écrit et je vous l'assure, c'est au fil du clavier, j'aligne les mots et les phrases sans trop savoir où je vais et en me rappelant vaguement ce qui précède). En tant que “penseur de la société” et que, plus ou moins, sociolinguiste, je sais que le médium est le message donc peu importent mes opinions d'auteur et de lecteur, à coup sûr il y a dans ce monde au moins une personne capable de voir ce texte comme une structure et une forme, comme un objet qui, vu dans sa totalité, a un sens, forme un message cohérent.

Comme David Vincent pour les envahisseurs, je sais que les messages sont là, qu'ils ont pris une apparence humaine, et je me suis fixé pour tâche de convaincre un monde incrédule car je sais que le cauchemar a déjà commencé. Ouais bon, pour la fin c'est moins évident, pas sûr que ce soit un cauchemar, sinon pour ceux qui adhéreraient à ce propos. Un message est un objet qui vous parvient par le biais d'un médium, il en appert que la réception du message est concomitante à la réception du médium. Enfin, concomitante, il y a nécessairement un plus ou moins grand décalage entre les deux. À un niveau, le médium est le message, à un autre le message est le médium, à un troisième le médium, à la fois est et contient le message.

Prenons le cas du courriel : si je consulte mon serveur de courriels, je verrai une liste. Chaque élément de cette liste est un médium, qui se présente à moi comme une suite de lettres formant des mots. Après parcours oculaire de cette suite j'obtiens plusieurs d'informations (a minima, nom ou adresse de courriel de l'expéditeur, titre du message, date de réception). Si l'élément reste un médium, c'est en même temps un message, de mon point de vue, et un message indépendant du médium, il est “dans mon esprit”. Ce n'est bien sûr pas le cas, ce que j'ai dans l'esprit est un sens, le sens du message que porte et constitue le médium élément de liste. J'ai aussi dans l'esprit d'autres informations corrélatives, la position et les dimensions en hauteur et largeur du médium tel qu'il se présente sur l'écran de mon ordinateur, le classement des éléments dans des séries (adresses de courriel, titres de messages de courriels, dates de réception d'objets numériques), les possibles associations de ces éléments à d'autres séries (n° message en provenance de cette adresse, n° message de ce titre, n° date de message, n° date de message venant de cette adresse, etc.), le potentiel d'intérêt du contenu associé à ce message et selon évaluation, l'action à entreprendre à l'encontre de ce médium/message, etc. Quoi que puisse être un message, d'une part je ne peux le recevoir qu'avec et après réception d'un médium, et ne puis le comprendre, le voir comme un message porteur de sens, que si je dispose de mécanismes internes me permettant de “lire et interpréter le message”. Comme dit, ce que j'aurai en interne n'est pas un message mais une forme, qui mime l'objet interne ou qui le symbolise (en général, qui le symbolise). Sans savoir exactement comment ça se passe, du moins on peut se le représenter : au niveau de la zone de réception du message transposé (transmis sous la forme d'impulsions électriques via les nerfs optiques) existent nécessairement des moyens de traitement du signal qui vont, selon sa forme, le rediriger vers un centre de traitement spécialisé, lui-même va le retraiter et le rediriger, cela autant de fois que nécessaire, jusqu'à le transmettre vers la zone en état d'associer cette forme à quelque chose d'analysable, en ce cas, du texte.

Le médium élément de liste est donc désormais un message, non pas en soi mais par le fait que j'ai pu associer sa forme à un sens, et de cette connaissance acquise, entreprendre une action de « traitement du message », en réalité agir (ou non) pour accéder au médium qu'il contient, ou le supprimer (si c'est visiblement un message de type spam), ou ne rien faire (médium à conserver mais de faible valeur informative, par exemple). Certes tout ça est beaucoup plus sophistiqué dans la forme mais correspond au schéma du fonctionnement de base des êtres vivants, la boucle de rétroaction, interne et externe.

Machines à vapeur.

Un être vivant est une sorte de machine à vapeur. Je reprends cette image de Gregory Bateson, qui en use pour illustrer ce qu'est une boucle de rétroaction :

Dans la machine à vapeur à « régulateur », [...] le régulateur est essentiellement un organe sensible (ou un transducteur) qui modifie la différence entre la vitesse réelle à laquelle tourne le moteur et une certaine vitesse idéale ou, du moins, préférable. L'organe sensible convertit cette différence en plusieurs différences d'un message efférent : par exemple, l'arrivée du combustible ou le freinage. Autrement dit, le comportement du régulateur est déterminé par le comportement des autres parties du système et indirectement par son propre comportement à un moment antérieur.
« La cybernétique du «soi»: une théorie de l'alcoolisme », in Gregory Bateson, Vers une écologie de l'esprit, tome I

Comme le mot est rare (en fait, je n'en connaissais pas proprement le sens jusqu'à il y a une minute environ7), j'indique aux lectrices et lecteurs qui n'aiment pas ne pas connaître le sens des mots que “efférent” à le sens général « allant du centre à la périphérie », ce qui conduit à supposer un léger contresens dans la traduction. Après vérification c'est le cas, en anglais efferent est défini comme « amenant ou amené vers ou depuis quelque chose », donc aussi bien du centre à la périphérie que de la périphérie au centre. J'en parlais à propos de McLuhan, il faut parfois se méfier des traductions, on peut avoir le cas présent où les traducteurs sont probablement scrupuleux mais meilleurs connaisseurs de la pensée de Bateson que de la langue anglaise, ou le cas de précédent où le traducteur est probablement meilleur connaisseur de la langue anglaise que de la pensée de McLuhan.

Donc, les êtres vivants comme machines à vapeurs. C'est, et ce n'est pas, une plaisanterie. Excusez si je radote un peu, le but général d'un individu est, se préserver et se perpétuer. Comme dit je ne sais plus qui, croître et se multiplier (enfin si, j'ai quand même une petite idée de qui est censé avoir dit ça...). D'un sens, se préserver et se perpétuer sont deux aspects d'un même processus puisque dans les deux cas il s'agit de négocier avec le reste de l'univers pour obtenir les ressources et trouver les conditions permettant de se préserver ou se perpétuer. Et d'un sens, recueillir des informations et obtenir des ressources sont deux aspects d'un même processus, qu'on nommera “communiquer” ou “échanger” selon le cas. Comme l'explique Bateson implicitement dans ma citation, explicitement dans d'autres passages, le transducteur est à la fois un organe de sens et d'effectuation. Ce n'est pas tant qu'il a deux fonctions, c'est plutôt une question de direction : vers le soi ou le non soi. Quand le transducteur agit vers le soi il “transmet de l'information”, vers le non soi il “transmet de l'action”, ce que dit d'autre manière la fin de la citation, « le comportement du régulateur est déterminé par le comportement des autres parties du système et indirectement par son propre comportement à un moment antérieur ». Pour être précis, le transducteur ne fait rien, plus exactement, rien par lui-même, c'est un organe passif, de transmission comme son nom l'indique. Il recueille des impulsions de l'extérieur qu'il transmet vers l'intérieur en les atténuant ; si elles correspondent à un signal répertorié, il recevra en retour une impulsion qu'il transmettra vers l'extérieur en l'amplifiant.

Bien sûr, pour un individu tel qu'un être humain et plus généralement pour un vertébré, ainsi qu'une bonne part des invertébrés, ça ne se passe pas strictement ainsi mais d'un point de vue fonctionnel c'est bien ce processus. Je veux dire, chez un organisme complexe on sépare au niveau global, celui de l'organisme, les fonctions de recueil d'information et d'action. Si au niveau individuel, celui de chaque cellule, on en reste à un mode de transduction assez fruste, au niveau de l'organisme les organes de sens ne transmettent des impulsions que vers l'intérieur, ceux d'effectuation que vers l'extérieur. On peut dire que le système nerveux est une sorte de transducteur virtuel, il dispose d'un répertoire de signaux, et d'un répertoire d'actions associées à ces signaux. Factuellement, chaque unité élémentaire de ce système, chaque neurone, dispose d'un tel répertoire, certains, rares, sont entièrement autonomes, ont des répertoires de signaux et d'actions très limités et de réponses très stéréotypées, les autres sont pour beaucoup reliés (excusez l'oxymore) à des centres de traitement périphériques qui pour certains sont très autonomes (cas par exemple du système neuronal viscéral, certes beaucoup moins important que le système nerveux central mais qui, avec ses quelques cent millions de neurones, forme un cerveau secondaire déjà volumineux), la plupart le sont moins et ne traitent directement que des signaux et des actions certes plus complexes qu'au niveau neuronal mais encore assez stéréotypés, enfin une part assez limitée des neurones périphériques, principalement voire, je suppose, uniquement ceux des organes de sens, est directement reliée au système nerveux central dans sa zone principale, le cerveau.

Ce système assez complexe a ses raisons d'être : la transduction est uniquement un centre de dépense, elle consomme de l'énergie mais n'en apporte pas. Or si l'énergie est une chose très et même, trop abondante, l'énergie utile est rare. Parmi les mutations favorables au long de l'évolution, celles favorisant l'augmentation du taux d'énergie utile, la réduction des dépenses en énergie et le rendement énergétique le sont éminemment8. Pour avoir une idée de ce que coûte, à perte donc, la transduction, les cerveaux humains, qui représentent 1% à 1,5% de la masse corporelle de la plupart des individus adultes (pour les très petits, très grands, très maigres ou très gros individus ça peut s'éloigner beaucoup de cette fourchette), représentent 10% à 15% de la dépense en énergie. D'où l'intérêt de faire, comme on dit à Bruxelles ou au Vatican, de la subsidiarité, de déléguer la fonction vers le niveau le plus élémentaire, donc le moins consommateur d'énergie, possible. Comme par exemple pour la chair de poule : le signal déclencheur arrive au système nerveux central mais à un niveau assez bas, lequel va transmettre au système nerveux sympathique autonome, qui prendra en charge le processus. Déléguer, c'est le secret de la réussite !

Comme dit, pour complexe que soit l'organisation d'un être humain on peut quand même analyser son fonctionnement comme une version élaborée de celui de base, la rétroaction. Comme dit aussi, un être vivant dispose des mêmes possibilités que tout autre objet de l'univers pour diriger son action. Pour être clair, quoi que fasse un individu, quoi qu'il se passe en lui, la cause initiale est, en quelque manière, un choc ou un changement d'état, disons, quelque chose qui repose sur un phénomène thermodynamique et ne viole pas ses lois. Il y en a deux principales (principes 1 et 2) et deux secondaires (principes 0 et 3). Pour ne pas changer je cite l'article de Wikipédia pour les deux principales :

  • Le premier principe de la thermodynamique, ou principe de conservation de l'énergie, affirme que l'énergie est toujours conservée. Autrement dit, l’énergie totale d’un système isolé reste constante. Les événements qui s’y produisent ne se traduisent que par des transformations de certaines formes d’énergie en d’autres formes d’énergie. L’énergie ne peut donc pas être produite ex nihilo ; elle est en quantité invariable dans la nature. Elle ne peut que se transmettre d’un système à un autre. On ne crée pas l’énergie, on la transforme.
    Ce principe est aussi une loi générale pour toutes les théories physiques (mécanique, électromagnétisme, physique nucléaire...) On ne lui a jamais trouvé la moindre exception, bien qu'il y ait parfois eu des doutes, notamment à propos des désintégrations radioactives. On sait depuis le théorème de Noether que la conservation de l'énergie est étroitement reliée à une uniformité de structure de l'espace-temps.
    Elle rejoint un principe promu par Lavoisier : « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ».
  • Le deuxième principe de la thermodynamique, ou principe d'évolution des systèmes, affirme la dégradation de l'énergie : l'énergie d'un système passe nécessairement et spontanément de formes concentrées et potentielles à des formes diffuses et cinétiques (frottement, chaleur, etc.) Il introduit ainsi la notion d'irréversibilité d'une transformation et la notion d'entropie. Il affirme que l'entropie d'un système isolé augmente, ou reste constante.
    Ce principe est souvent interprété comme une « mesure du désordre » et comme l'impossibilité du passage du « désordre » à l'« ordre » sans intervention extérieure. Cette interprétation est fondée sur la théorie de l'information de Claude Shannon et la mesure de cette « information » ou entropie de Shannon.
    Ce principe a une origine statistique : à la différence du premier principe, les lois microscopiques qui gouvernent la matière ne le contiennent qu'implicitement et de manière statistique. En revanche, il est assez indépendant des caractéristiques mêmes de ces lois, car il apparaît également si l'on suppose des lois simplistes à petite échelle.

J'aurais pu trouver des définitions plus concises mais j'aime autant quelque chose de précis et un peu développé, le verbiage ne me fait pas peur wink Les individus n'étant pas des systèmes isolés, le premier principe ne les concerne que partiellement, en ce sens que les échanges d'énergie qui s'y déroulent ont pour large part lieu en circuit fermé, se produisent dans les limites de leur enveloppe externe, mais qu'il leur faut régulièrement échanger avec leur milieu pour éviter l'entropie, la désorganisation. Ce qui amène au deuxième principe, qui justement a rapport à l'entropie. La théorie de l'information y a trait, ce qui rejoint la présente discussion : une « information » est une forme et une quantité d'énergie dirigée vers une partie du système semi-fermé, ou semi-ouvert selon la direction, de telle manière qu'elle réduise ou augmente le niveau local d'entropie, de dispersion énergétique, de manière non prédictible.

Non prédictible, il faut s'entendre : localement, là où se produit cet échange, le résultat est assez prédictible, simplement l'organisme est structuré de telle manière que ces échanges se produisent globalement de manière non aléatoire. Or, aussi étrange que cela puisse paraître de prime abord, les échanges qui ne respectent pas les lois de la probabilité sont non prédictibles. En quelque sorte, les individus jouent au jeu des échanges d'énergie avec des dés pipés ou des boules de pétanque truquées : au moment du jet, le mouvement a toutes les apparences d'un mouvement ordinaire, aléatoire, et en large part c'est une réalité, mais les dés ou les boules de pétanque sont légèrement modifiées, de telle manière que leur comportement au moment du choc est nettement plus prédictible. Ce qui dès lors est non prédictible relativement aux lois statistiques de la thermodynamique est le fait que le niveau global d'entropie ne correspond pas à celui d'un système non dirigé. Le joueur aux dés pipés où à la boule de pétanque truquée aura donc une série de résultats très éloignée de résultats prédictibles pendant un temps infini. Les statistiques probabilistes ont ceci de curieux : elles ne peuvent pas servir à faire des prédictions sur le résultat prochain d'un phénomène aléatoire, par contre elles permettent de détecter des parties truquées en constatant qu'une série de résultats s'éloigne beaucoup trop de ceux statistiquement constatés. Pour un jeu aussi rudimentaire que le pile ou face il sera un peu bizarre mais très admissible que pendant un temps très long seul le pile ou seul le face sorte, pour un jeu comme le 421, qui se joue avec trois dés à six faces, une série ininterrompue de jets qui produisent un 4, un 2 et un 1 est bien plus étrange et bien moins admissible.

Concernant les êtres vivants il ne s'agit pas proprement de cela, d'une certaine manière les êtres vivants sont des joueurs honnêtes mais très entraînés ou très habiles, des sortes de joueurs de billard surdoués et surentraînés. Le billard est un jeu à la fois prévisible et aléatoire, on frappe une boule qui frappe une autre boule qui (billard français) en frappe une troisième ou (billard américain) tombe dans un trou précis parmi six. Le principe est simple, par contre c'est aléatoire parce qu'avec un très faible écart de trajectoire le résultat espéré ne sera pas celui obtenu. Si vous avez déjà assisté à des parties de billard professionnel, vous aurez constaté que ces joueurs ont des résultats positifs bien plus élevés et réguliers que la plupart des joueurs. Je me souviens notamment d'un compétition dans une autre variante, le snooker, où un des compétiteurs gagna plusieurs parties consécutives (une douzaine il me semble) sans que ses adversaires eussent l'occasion de prendre la main, une fois qu'il l'avait. Le « jeu de la vie » ressemble à ça, les coups sont indirects, souvent en version à une, deux ou trois bandes, le premier objet touché n'est jamais celui visé en dernière instance, le second rarement celui visé. Ça se fait dans les deux sens, bien sûr, je l'exposais déjà pour les organes de sens où le signal extérieur, qui risque d'être violent, ne peut donc être relayé sans une transformation qui l'atténue. Comme nous avons le confort natif de cette organisation nous ne nous en rendons pas trop compte sinon dans des situations extrêmes, les impulsions que reçoivent nos organes de sens sont d'un niveau d'énergie élevé : la lumière brûle, le son écrase, les molécules que nous sentons ou goûtons disloquent ou dissolvent celles de notre organisme, les objets que nous touchons érodent, déchirent, et de nouveau brûlent, écrasent, disloquent et dissolvent, bref, l'univers environnant est très agressif. Pas toujours avec intensité, mais toujours, d'où cette nécessité d'atténuer beaucoup les signaux qui en viennent. Et d'où la nécessité d'agir avec précaution et modération quand on cherche à s'y mouvoir, à y déplacer des objets, à y prélever des éléments susceptibles de maintenir ou augmenter nos ressources en énergie utile.

La description qui précède n'a rien de catastrophiste ou de paranoïaque, c'est un fait, notre univers n'est pas très favorable au maintien de ces structures incertaines que forment les êtres vivants. Disons, ce n'est pas tant que l'univers soit brutal en soi, mais plutôt qu'il tolère mal, de par son fonctionnement général, tout ce qui en son sein tente de réduire le niveau d'entropie. Les êtres vivants tentent en permanence l'impossible, que dans le cadre d'un système essentiellement fermé les deux principes de la thermodynamique ne s'appliquent pas, que l'énergie du système ne passe pas nécessairement et spontanément de formes concentrées et potentielles à des formes diffuses et cinétiques, et que l'entropie de ce système isolé diminue, ou au plus reste constante. À l'impossible nul n'est tenu, d'où l'on peut en conclure que les êtres vivants trichent, qu'ils procèdent à des tours d'illusion ou de prestidigitation. C'est le cas.

Les sensations illusoires.

Pour reprendre le cas de la vision, ce que je “vois” est, en toute hypothèse, assez fidèle à ce qui m'entoure, preuve en est que, par exemple, quand je souhaite écrire ce texte je fais assez confiance à ce que je vois pour commander à mes doigts de se déplacer de telle manière que les objets visés, les touches du clavier, soient bien à l'endroit où je les situe et dans l'ordonnancement que je leur attribue. Je n'ai pas besoin de faire progresser mes mains peu à peu vers l'objet visé, je les place un peu à côté ou au-dessus du clavier et, d'une distance somme toute pas si petite je déplace mes mains et mes doigts “dans le vide” pour percuter le sommet des touches visées. Or, ce que je “vois” je ne le vois pas. Comme précédemment décrit, entre le point de réception des impulsions lumineuses et celui de construction de, disons, l'image mentale, le signal a connu plusieurs transformations, la toute première, lors du transfert de l'information le long du nerf optique, étant de traduire une image analogique et globale (le reflet de l'environnement dans le fond de l'œil) en signal “digital” séquentiel (les impulsions électro-chimiques le long du nerf optique). Il serait intéressant je crois de décrire tout le processus, brièvement esquissé un peu avant, qui conduit à la constitution de cette image mentale, mais ça importe peu, compte ici de comprendre que malgré le sentiment qu'on peut avoir cette image ne peut en aucun cas être semblable dans sa forme à l'image analogique qui s'imprime sur le fond de l'œil. Clairement, cette image mentale a beaucoup plus de rapports avec le fichier informatique stocké dans la mémoire Flash-RAM d'un appareil photo numérique qu'avec l'image analogique produite sur la surface d'un film argentique, un peu quelque chose comme une suite de 0 et de 1, de valeurs ON et OFF, “allumé” et “éteint”, positif et neutre, ou positif et négatif, ou négatif et neutre. Disons, une longue séquence de données élémentaires binaires de forme quelconque.

Cela dit, ce qu'on reçoit est encore plus différent que ça de ce qu'on “voit”. Déjà, parce que l'on ne reçoit pas une image mais deux, et qu'elles ne se superposent pas. À distance elles ne sont pas si différentes, de près, si. Pour exemple, si je place mon doigt à environ trois centimètres de mes yeux, sa distance à leurs points de focale est égale à la moitié de la distance entre ces deux points, or il m'apparaît toujours comme un seul objet, il faut que je le rapproche encore un peu pour que les deux images se dissocient. En réalité elles se dissocient un peu avant mais, jusqu'à 3cm environ, j'arrive encore à faire abstraction de la discordance entre les deux images. Disons, à une distance d'environ 15cm je ne perçois pas vraiment la discordance même si je la constate, en-deçà et jusqu'à 3cm ou 4cm ma perception de la discordance augmente mais reste acceptable, sinon que la « zone de concordance » se réduit toujours plus (en gros, elle se maintient sur 3cm de rayon autour de la convergence des points de focale, au-delà c'est discordant ou flou), en-deçà de 3cm il n'y a plus aucune concordance. Cette expérience est intéressante en ceci : la représentation la plus exacte est celle de plus grande discordance : l'écart du point de focale entre les deux yeux, en mon cas entre 6cm et 8cm environ selon la distance de ce qu'observé, fait que quelle que soit la distance d'un objet, il y a toujours discordance entre les deux images. Bien sûr, passé une certaine distance, à l'estime au-delà de 35m à 40m, cette discordance est négligeable. Une autre expérience intéressante est de tenter de percevoir les objets qui ne sont pas à la distance de celui qu'on fixe à la convergence des points de focale et qui ne sont pas dans l'axe de cette convergence, donc un peu sur les côtés ou au-dessus ou en-dessous : les images sont discordantes. Par contre, si on ne tente pas de les percevoir on a l'impression que ces images périphériques sont concordantes.

Un dernier point intéressant : l'image mentale se construit à partir d'une série d'images analogiques légèrement décalées. Lorsqu'on regarde les yeux sont déplacés en permanence, ils subissent des micro-déplacements, or l'image mentale est stable, nette, et ne rend pas compte des variations dues à ces micro-déplacements. En réalité chaque image instantanée n'est pas très nette, l'œil est un bon instrument mais pas entièrement fiable, sa focalisation est approximative en-deçà et au-delà d'une certaine distance (pas d'idée exacte mais pour un œil avec une mesure de 10/10 chez l'ophtalmo, ça doit être de l'ordre de 2m à 10m, pour moi qui suis assez myope c'est beaucoup plus près et plus court). C'est à ça que servent les micro-déplacements de l'œil : la “zone de pré-traitement du signal” va effectuer une sorte de calcul pour obtenir une valeur moyenne de position de chaque élément, sélectionner comme forme de base l'image la plus centrale et éliminer les signaux qui ne correspondent pas à la position moyenne retenue. Disons, quelque chose d'analogue à ce que font le logiciel qui enregistre les images d'un appareil photo numérique ou des logiciels comme The Gimp ou Photoshop quand on leur commande d'améliorer la netteté d'une image floue. À remarquer que les éléments périphériques au point de focale et plus proches ou plus distants semblent nets eux aussi, ce qui est impossible, l'œil est un instrument beaucoup plus sommaire que les objectifs d'appareils photo et ne comporte pas de ces mécanismes sophistiqués qui réduisent ou éliminent le flou des éléments éloignés du point de focale. Je ne parlerai même pas de la question de la couleur : ceux parmi les points de réception de la lumière qui la voient “en couleur” ne le font que dans une gamme retreinte de longueurs d'ondes, en gros selon le principe des capteurs RGB/RVB (Red Green Blue, Rouge Vert Bleu).

Cette longue description pour en venir à l'illusionnisme avec des arguments. L'image mentale est une illusion et ne correspond pas à ce que notre appareil anatomique binoculaire de vision reçoit comme information. Or, cette image mentale est assez fiable, et même elle est beaucoup plus fiable que ce que l'œil perçoit réellement. L'image dans le fond de l'œil est relativement fidèle, disons, ce qu'on peut obtenir sur la paroi arrière d'une chambre obscure de peintre ou de photographe, peut-être un peu moins net mais correct. Premier problème, elle est inversée, le point le plus en bas à droite correspond à l'élément perçu le plus en haut à gauche. Deuxième problème, le fond de l'œil n'est pas plan, donc l'image est un peu déformée. Troisième problème, chaque capteur tapissant le fond de l'œil, chaque photorécepteur, n'a qu'une sensation restreinte, les bâtonnets perçoivent l'intensité du flux photonique et sa provenance, les cônes la longueur d'onde et, comme les capteurs d'un appareil numérique ou comme ceux d'un film argentique, dans une gamme restreinte,le principe RVB évoqué ou comme disent plus exactement les anglais, le principe LMS, Long (long) = vers le rouge, Medium (moyen) = autour du vert, Short (court) = vers le bleu. En gros, les bâtonnets sont surtout des capteurs photoniques, les cônes des capteurs d'ondes, raison pourquoi la qualité de notre vison des couleurs dépend de l'intensité lumineuse, d'une part, contrairement aux bâtonnets les cônes n'ont pas l'opportunité d'amplifier le signal quand diminue, de l'autre il y a une gamme d'ondes réduite quand le signal lumineux est faible. Toujours est-il, l'œil transmet un signal composite et en outre inégalement fiable, les cônes sont plus nombreux vers le centre du récepteur qu'en périphérie, donc le signal y perd en qualité et précision. Enfin, et comme dit, pour gagner en qualité d'analyse l'œil procède sans cesse à des micro-mouvements pour mieux évaluer les couleurs et les contours. En résumé, les séquences d'images obtenues sont plus ou moins nettes, plus ou moins colorées selon le point de réception et l'intensité lumineuse, plus ou moins précises quant à la forme et la distance des objets perçus, et plus ou moins déformées. Pour le redire, le résultat final est un calcul, une approximation construite à partir d'éléments disparates, incomplets et imparfaits.

Ceci vaut pour tous les organes de sens, ceux classiques comme ceux découverts depuis, comme l'organe dit de l'équilibre, situé dans l'oreille, cette sorte de gyroscope qui permet de déterminer l'orientation de la tête relativement au principal centre de gravité local (le centre de la Terre, pour la plupart des humains). C'est le sens de l'équilibre au sens où, comme on a une idée approximative mais assez juste de la position de chaque partie du corps relativement à la tête, connaître son orientation et sa distance au sol permet de se déplacer sans trop faire d'erreurs dans la position et la distance de chaque partie au départ et à la position d'arrivée anticipée. Cela dit, la distance entre le signal perçu et celui transmis est plus ou moins grande, par exemple, les deux organes les plus fidèles sont l'odorat et le goût, parce que le signal transmis est similaire à celui reçu. Ce sont aussi les organes les plus “externes” en ce sens que contrairement à la vue, l'ouïe et le toucher, les capteurs sont en contact direct avec l'objet analysé. Non que les capteurs de l'œil ne soient en contact avec la lumière ni l'oreille avec le son, mais le signal reçu par les capteurs est filtré, notamment il est réduit ou amplifié selon les cas et, pour le son, les capteurs reçoivent un signal déjà converti, “digital”, l'onde est transformée en percussions, quelque chose comme le télégraphe morse, qui transforme un signal en flux en signal séquentiel. Sans aller plus loin, l'oreille fait même plus compliqué, elle reçoit au niveau du tympan un flux, l'onde sonore, la transforme en séquence au niveau de l'oreille moyenne puis la retransmet en flux vers l'oreille interne. Ensuite et très rapidement ce signal est transformé plusieurs fois, de flux en séquence et de séquence en flux. Bien évidemment, le signal transmis vers le système nerveux est séquentiel, “digital”. Quant au toucher, qui n'est pas que le sens du toucher d'ailleurs mais celui des sensations superficielles (température, pression...), il est toujours indirect (sauf cas de dommage de l'enveloppe externe, brûlure profonde, coupure, abrasion...) et à la fois très fruste et très complexe, chaque capteur est assez sommaire et relié à une terminaison nerveuse, c'est l'analyse combinée de diverses impulsions recueillies dans une même zone qui va permettre au système nerveux central de construire une sensation unique en combinant les informations sur la pression, la chaleur, la vibration et quelques autres sensations.

L'illusion principale que construit un organisme est, dira-t-on, l'absence de sensation. Pour chaque organe de sens, le système de traitement établira un seuil (niveau sonore ou lumineux minimal) ou un intervalle (fréquence maximale ou minimale), ou une catégorie de signaux (odeur “normale” de l'air par exemple, goût “normal” de la salive, sons internes, pression de l'air) non significatifs. Ces limites de perception ne sont pas fixes et précises, elles vont varier selon les individus, le contexte et le moment. Pour exemple de différences entre les individus, mes propres limites pour la perception du chaud et du froid sont très décalées par rapport à celles de ma sœur, pour moi, en temps habituel (pas de fièvre ou par vent modéré, par exemple) je commence à “sentir le froid” vers 17/18°C, “sentir le chaud” vers 27/28°C, pour ma sœur ça sera respectivement alentour de 25°C et alentour de 35°C. Mais cet intervalle peu s'étendre, se restreindre ou se décaler selon le taux d'humidité de l'air, selon l'heure ou l'épaisseur et l'opacité de la couche nuageuse (moins il y a de lumière solaire ou plus elle est filtrée, plus l'intervalle se décale vers le haut, par exemple), etc. Il en va de même pour les autres sensations. Ces limites de sensation sont pour partie physiologiques, pour partie, que dire ? Propres à l'histoire personnelle de chaque individu. Par exemple, certains individus ont une tolérance plus grande à ce qu'on peut appeler la douleur, qui est le niveau d'intensité et de durée d'une sensation estimé insupportable, que d'autres, partie parce qu'ils ont une moindre sensibilité physiologique, partie par accoutumance plus ou moins importante à la sensation de douleur.

Pour prendre un autre exemple qui me concerne, comme la plupart des individus je ressens le contact avec le composé urticant des orties comme assez désagréable et douloureux, idem pour les piqûres de moustiques et de puces. Pendant assez longtemps (jusqu'à 27 ou 28 ans) je faisais comme beaucoup de gens, je me grattais là où ça me faisait mal. Vers 27 ou 28 ans, je me suis fait cette réflexion que c'était idiot, que si je ne grattais pas là j'éviterais de faire pénétrer la substance irritante plus profondément dans la peau et donc de prolonger et augmenter cette sensation désagréable. J'ai donc décidé ce jour-là de m'empêcher de me gratter. Au départ ça n'était pas évident, la pulsion était forte de gratter et requerrait un effort volontaire et conscient pour l'empêcher. D'ailleurs dans ces premiers temps,si l'irritation commençait peu avant que je ne dorme, je constatais au réveil que je m'étais gratté pendant mon sommeil. Au bout d'un temps assez bref, trois ou quatre mois, ça restait un effort mais pour ainsi dire quasi involontaire et inconscient, la pulsion persistait mais je n'amorçais presque plus le geste pour me gratter. Après un temps que je ne peux estimer mais qui n'a pas excédé douze à dix-huit mois, la pulsion n'existait plus. Désormais, si je frôle par malencontre une ortie ou si je subis une piqûre irritante, je ressens toujours l'irritation douloureuse mais n'ai plus le moindre désir de gratter et, après un temps variable mais bref (20mn à 1h), elle s'atténue suffisamment pour ne plus être douloureuse. Cela pour illustrer le fait que la tolérance à la douleur, qui est à base physiologique, est au moins en partie modifiable par un processus conscient et volontaire.

L'absence de sensation est une illusion en ce sens que les organes de sens ne peuvent en aucun cas fonctionner par intermittence ou ne sont déclenchés que quand on dépasse tel seuil, telle limite, simplement, l'organisme apprend à ne pas tenir compte de certaines sensations parce que tout simplement elles sont permanentes et “normales”, non inquiétantes. Il apprend aussi (exemple des douleurs urticantes), parfois volontairement, parfois plus ou moins de manière inconsciente, à tolérer un niveau de sensation gênante ou douloureuse, soit parce que ne pas agir dessus est la meilleure manière de la faire cesser rapidement, soit parce qu'elle est chronique. Pour prendre de nouveau mon cas, fut un temps où je souffrais régulièrement d'un déplacement de vertèbre intermittent. Dans les débuts ça m'immobilisait, ou au moins ça limitait diantrement mes capacités d'action, notamment de déplacement. Après un certain temps j'ai appris à tolérer un niveau de douleur supérieur, tout autre chose que pour les orties, la douleur restait aussi intense mais je parvenais à la supporter plus et plus longtemps pour pouvoir agir un peu plus et un peu plus longtemps malgré son intensité. Autre cas, un temps, durant mes études universitaires, j'ai fréquenté un groupe d'étudiants handicapés, et chez certains leur handicap induisait des douleurs chroniques. Du fait, soit ils se repliaient sur leur douleur ou tentaient de l'atténuer de manière qui réduisait leur autonomie, soit ils devaient apprendre à composer avec elle pour agir.

Les actions comme illusion ou prestidigitation.

Tenant compte du fait que les êtres vivants ne sont pas en état d'aller contre les principes de la thermodynamique, la perception que l'énergie du système qu'ils constituent ne passe pas nécessairement et spontanément de formes concentrées et potentielles à des formes diffuses et cinétiques, ni que l'entropie de ce système globalement isolé diminue ou reste constante, est nécessairement inexacte. Pourtant cette perception est réelle, et somme toute vérifiable. Il y a donc un truc, un tour de passe-passe, ce que l'on voit ne correspond pas à ce qui est. En temps qu'être vivant j'ai pourtant bien le sentiment que je ne fais rien de tel, que je suis bien un système isolé faiblement diffus et cinétique et modérément entropique et cela, sans truc ni tour de passe-passe. Pourtant je sais que ne n'est pas possible, non tant en soi que par ma constitution : étant à plus de 90% composé d'atomes et molécules qui ont une assez forte tendance à la dispersion et l'entropie, mon existence vérifiable est impossible, d'où j'en déduis qu'il y a bien un tour de passe-passe, illusion ou prestidigitation.

La première illusion est la fermeture du système. Un être vivant est un système globalement ouvert, un sous-ensemble faiblement autonome du système globalement fermé local, vous savez, le binôme Terre-Lune. Pas très fermé cela dit, mais localement ça ne change pas grand chose, je veux dire, une bonne part de l'énergie disponible a une origine extraterrestre mais comme le flux est constant et assez stable du point de vue des indigènes ses caractéristiques en font un système globalement fermé. D'un sens la Terre est une sorte de machine à vapeur et comme pour ce genre de machines, la source d'énergie est externe mais le système est fermé. Cela dit ça n'est pas pour l'éternité, la chaudière a du répondant mais, on le sait, d'ici quelques milliards d'années il y aura des ratés dans le moteur et une baisse drastique du rendement. Mais bon, y a le temps de voir, pour nous c'est sans incidence immédiate...

Pour les êtres vivants c'est autre chose, ce sont des systèmes globalement ouverts. Il y a des gradations, à tous les niveaux, depuis les unicellulaires jusqu'aux sociétés humaines, vous savez, se préserver ou/et se perpétuer, certains êtres privilégient la préservation, de ce fait ils vont constituer un système assez ou très fermé, ce qui se paie par une autonomie très réduite, d'autres la perpétuation, ce qui se paie par une grande précarité, d'autres enfin tentent de concilier les deux choses, soit qu'ils équilibrent continûment les deux avec une faible variation de préservation et de perpétuation, soit qu'ils alternent entre des périodes de forte préservation et de forte perpétuation, tout au long de leur cycle de vie ou selon un cycle répété, souvent annuel. Pour les deux types d'êtres qui m'intéressent le plus, les humains et les sociétés humaines, c'est assez compliqué. À la base un humain est du type qui équilibre continûment les deux pôles sinon qu'il connaît une courbe, un début et une fin de vie très précaires, où il ne se perpétue pas ou plus et où sa préservation est incertaine, et un milieu où il est à son optimum de conciliation des deux pôles. Pour les sociétés, et bien, comme c'était quelque chose de nouveau et sans réel précédent dans les débuts, il y a quelque chose comme cent mille ans à un million d'années, ou moins, ou plus, c'est malaisé de donner un moment de début, bref, comme c'était de l'inédit on a un peu tout essayé, du plus fermé au plus ouvert.

Les humains ont un trait spécifique, non seulement ils apprennent de leur environnement mais ils savent retenir la leçon, savent aussi aller plus loin à partir de cette leçon et, depuis assez longtemps déjà (quelque chose comme 300.000 ans, à 200.000 ans près par défaut ou par excès, ou alors trois millions d'années, à deux millions d'années près9), stabiliser et transmettre le savoir acquis et les améliorations apportées, les innovations. Ce ne sont pas strictement les seules espèces à savoir faire cela mais ils ont inventé une méthode vraiment inédite de conservation du savoir, la « croissance externe des capacités intellectuelles » ou quelque chose de ce genre.

Revenons à la question des actions comme illusion ou prestidigitation. C'est bête à dire mais les êtres vivants n'ont inventé ni le mouvement perpétuel ni le déplacement sans propulsion, dit autrement, le maintien de leur structure et leur autonomie ont des causes externes. Un individu n'a que l'apparence de former un système fermé, en réalité et tout biologiste vous le dira, un être vivant est un système ouvert qui ne cesse de communiquer, c'est-à-dire de faire des échanges, avec son environnement. Cela dit, pas besoin d'être biologiste ni même de croire qu'un être vivant est un système ouvert pour le constater : tout être vivant autre qu'un virus en phase passive ou qu'un procaryote ou eucaryote ou organisme en état de stase (et même pour ces trois derniers cas ce n'est pas strictement exact) doit se nourrir pour se préserver, pour vivre. Selon les individus cet apport de nourriture peut être somme toute restreint, disons, moins de 1% de sa masse, ou énorme, plusieurs fois cette masse. Or, quel que soit le cas et sauf pour certaines espèces assez rares, après une phase initiale de croissance qui est parfois spectaculaire, quelle que soit la quantité de nourriture absorbée les individus n'acquièrent pas ou que peu de masse supplémentaire, d'où le constat qu'à peu de choses près il en sort autant qu'il en rentre, donc que l'individu est un système ouvert. J'entends déjà les protestations, « Ouais mais attends ! Ce qui sort c'est surtout de la merde et ce dont elle se compose n'est jamais sorti des limites du trajet digestif ». C'est plus ou moins vrai, ce qui sort c'est aussi pas mal la pisse, et là c'est bien passé du trajet digestif vers l'organisme avant de ressortir. Là-dessus, le trajet digestif est bien une partie de l'organisme, que ce qui y transite soit utilisé par le reste de l'organisme ou non, durant ce transit ça participe de l'organisme. Enfin, et bien, ce qui sort n'est pas ce qui entre (enfin, le plus souvent : si un humain absorbe un noyau d'olive ou une pièce de monnaie, il y a pas mal de chances que ces éléments ressortent inchangés au bout du transit). Sauf quelques rares coprophiles (je parle des humains, chez d'autres espèces la coprophilie n'est pas une exception plutôt réprouvée mais une habitude alimentaire) ce qui entre n'est pas de la merde, ergo ce qui sort n'est pas ce qui entre. J'entends déjà vous savez quoi, « Ouais mais attends ! Ce sont les bactéries de la flore intestinale qui transforment le fromage de chèvre et la tarte aux pommes en merde ». C'est plutôt vrai (il y a aussi de la faune ainsi que quelques levures, mais passons). Mais ce qui ne repart pas sous forme d'excrément et diffuse dans l'organisme a aussi été transformé par le microbiote intestinal (terme plus précis et exact que l'ancienne notion de flore intestinale) avant absorption. En fait, à part l'air et l'eau, et bien sûr certains virus et bactéries, et aussi quelques parasites, tout ce qui pénètre l'organisme a été prédigéré par des bactéries et levures ou provient d'un autre organisme, disons, les organismes non chlorophylliens sont incapables d'élaborer eux-mêmes une bonne part des molécules de base qui leurs serviront à construire ou réparer les molécules complexes nécessaires à leur maintien et leur survie ou celles qui vont constituer des sources d'énergie. Remarquez, les bactéries et levures non plus, en général, par contre elles savent faire une chose que ne sait pas faire un organisme animal, casser les briques, euh !, non, ce n'est pas ça mais plutôt, démolir les immeubles, découper une molécule complexe en ses briques élémentaires, qui serviront à l'organisme à construire un nouvel immeuble, une nouvelle molécule complexe.

Une question ancienne, mais qui commence depuis peu à intéresser un peu plus de monde que les quelques personnes (des dizaines ou centaines de millions cependant, ce qui fait tout de même une petite minorité) qui s'interrogeaient là-dessus, et autrement que de manière idéaliste ou matérialiste, concerne la limite entre le soi et le non soi. Mes contestataires rhétoriques ont raison, la merde est pour l'essentiel produite par le microbiote intestinal. J'ai raison aussi, tout est transformé lors du transit intestinale par ce microbiote. Et tout ce qui pénètre l'organisme hormis l'air, l'eau et quelques hôtes plutôt indésirables, doit être prédigéré par ce microbiote. Mieux encore, certains aliments ne peuvent être consommés que si préalablement modifiés par des bactéries ou des levures, ce qu'on appelle la fermentation, sans quoi, au mieux ils seraient indigestes, au pire néfastes, toxiques. Que ce soit avant ou après ingestion, sans un microbiote, intestinal ou externe, un organisme ne peut survivre. Ce qui autorise cette construction curieuse, cette fédération complexe d'eucaryotes qu'on nomme proprement un organisme, est la présence dans son environnement ou dans son organisme d'une population très nombreuse de bactéries et levures (le microbiote humain, qui pour l'essentiel est intestinal mais réside aussi en partie sur et dans l'épiderme, compte autant d'individus que l'organisme compte de cellules). Le microbiote humain est-il du soi ou du non soi, un hôte ou une partie intégrante de l'organisme ? La question bien sûr vaut dans l'autre sens et peut se demander à propos de certaines populations de cellules, spécialement les globules sanguins et lymphatiques, s'ils sont du soi ou du non soi : outre que ce sont des cellules autonomes se déplaçant assez librement dans l'organisme, même si cantonnées à certaine zones et même si, notamment les globules rouges, d'une autonomie et d'une liberté relatives, parmi ces globules beaucoup diffèrent assez du modèle initial, la cellule résultant de la fusion d'un ovule et d'un spermatozoïde. Certains, comme les globules rouges, n'ont même pas cette singularité qui est censée caractériser une cellule, un noyau ADN, n'y d'ailleurs ce qui va avec, les organites, ce qui d'ailleurs fait aussi s'interroger sur la question de la liberté et de l'autonomie : une érythrocyte, comme toute autre cellule de l'organisme, n'est de toute manière pas libre de vivre en dehors de lui mais pour ça ne diffère guère de n'importe quel individu, qui n'est pas libre de vivre en dehors du milieu qui lui est favorable, quel qu'en pourrait être mon désir je ne suis pas libre de vivre en dehors d'une zone limitée et aérienne, en gros d'au-dessus du sol et de l'eau à au plus cinq mille à six mille mètres au-dessus de la limite inférieure, le niveau des mers, même si occasionnellement, et pourvue de l'appareillage idoine, je peux aller au-dessus ou en-dessous ; surtout, l'absence de noyau et d'organites fait que le globule rouge est entièrement dépendant de l'organisme pour son maintien et sa survie et totalement incapable, contrairement aux cellules ordinaires, de se reproduire par lui-même, de se diviser pour former deux individus de sa sorte. D'autres globules diffèrent de la cellule initiale en ce qu'ils ont un noyau réduit, qui ne contient qu'une partie du patrimoine génétique commun, d'autres encore ont plusieurs noyaux, certaines plusieurs noyaux incomplets qui ne sont pas similaires entre eux. Clairement, l'organisme est capable de reconnaître comme du soi des entités assez peu conformes. Il a d'ailleurs quelque intérêt à le faire puisque précisément, ces curieuses cellules qui comptent plusieurs noyaux plus ou moins semblables à celui initial et plus ou moins semblables entre eux sont celles en charge de déterminer ce qui est du soi et du non soi, les cellules du système immunitaire.

Les globules rouges illustrent assez bien cette question, un être vivant est-il un système plutôt ouvert ou plutôt fermé ? Vue de loin et même de près, une érythrocyte a toute les apparences d'un système plutôt fermé. Sauf que, sans noyau ni organites (ce qui, il faut le noter, n'est pas natif, à l'origine les globules rouges sont des cellules comme les autres, avec certes leurs caractéristiques, leurs spécialisation, mais c'est le lot commun des cellules d'un organisme, ce n'est qu'à la suite d'un processus progressif qu'elles sont d'abord énucléées puis privées de leurs organites) elle n'a plus les moyens de fabriquer les molécules qui lui sont nécessaires pour se maintenir et se mouvoir. L'autonomie et la liberté d'un globule rouge sont largement illusoire, en réalité il ne se meut pas de lui-même ni ne va où bon lui semble ou au hasard. Ce qui est logique pour des unités élémentaires aussi vitales pour l'organisme que les érythrocytes. Non nécessaire (cas par exemple des oiseaux qui ont des globules rouges très similaires à ceux des mammifères mais nucléés et pourvus de leurs organites) mais utile, ça permet de s'assurer qu'elles vont faire ce qu'elles doivent sans se poser de questions ni traîner en route. J'expose ça comme si c'était une décision libre et volontaire de l'organisme, ce que je ne suppose pas (sans l'exclure cependant mais ça me paraît trop compliqué pour être vraisemblable, je suis partisan du principe dit du rasoir d'Occam, quand pour expliquer un résultat on a le choix entre une solution complexe et requérant des causes non évidentes, par exemple la volonté de l'organisme ou l'intervention divine, et une explication simple ne requérant pas de de causes non évidentes, par exemple la sélection naturelle, qui va privilégier les mutations aléatoires favorables à la survie, il faut choisir la plus simple. Ce n'est pas nécessairement la bonne mais c'est nécessairement une meilleure solution que celle complexe et sans cause évidente10).

Les globules rouges des mammifères, tels qu'ils existent, ne donnent que l'apparence de la liberté et de l'autonomie. Pour la plus grande part de leurs déplacements ils sont passifs, ce qui se déplace est le flux sanguin et, étant portés par ce flux, ils avancent. Par leur constitution même, ils sont presque au sens strict attirés vers les lieux où ils vont faire ce pourquoi ils existent, recueillir l'oxygène de l'air quand ils sont dans les poumons, le déposer un peu partout dans l'organisme par la suite. Je n'ai pas idée du processus précis mais du moins j'ai la certitude que c'est lors de ces moments de prise de contact avec les autres unités élémentaires de l'organisme que leurs sont transmises les molécules nécessaires à leur préservation et celles qui leurs fourniront la petite réserve d'énergie dont ils ont besoin pour, de loin en loin, légèrement corriger leur parcours et se diriger là où ils accompliront leurs fonctions. D'évidence, le cas des globules rouges est le cas limite d'un processus beaucoup plus général en ce sens que leur autonomie réelle est extrêmement en-deçà de leur autonomie apparente, ils semblent circuler librement et aller où ils veulent alors que pour l'essentiel ils se laissent porter par le courant et vont où le courant les mène, la faible autonomie dont ils disposent les amenant à se diriger, non là où ils veulent mais là où ils doivent, là où ils trouveront les ressources qui leur permettent de survivre.

D'une certaine manière, aussi astreintes soient-elles à rester là où elles sont, les cellules non libres insérées dans un tissu conjonctif qui les les maintient dans l'organe ou la partie de l'organisme où elles sont attachées ont plus d'autonomie que les globules rouges, du fait que ce sont des cellules fonctionnelles comportant les mêmes éléments tout autre eucaryote. Bien sûr elles sont entièrement dépendantes de l'organisme et, séparées de lui, elle meurent très vite, mais ça ne les différencie pas vraiment d'un eucaryote unicellulaire, lequel est dépendant de son milieu et a une autonomie réelle très réduite, on peut dire que le milieu de la cellule d'un organisme est cet organisme et que, comme tout eucaryote, hors de son milieu ses chances de survie sont à-peu-près nulles. Soit précisé, ni pour l'eucaryote “libre” ni pour celui d'un organisme elles ne sont nulles, les labos sont pleins de ces milieux très artificiels qui n'ont rien à voir avec le milieu naturel de ces cellules et aussi de cellules procaryotes mais où elles peuvent survivre et se multiplier un temps parfois très long, plus long souvent que dans leur milieu naturel (je pense entre autres à certaines lignées de cellules provenant d'individus, souvent des souris, des rats, des singes ou des humains, et qui vivent et se multiplient des décennies après la mort de l'individu et, pour les rats et les souris, extrêmement plus longtemps que ne survit naturellement un de ces animaux). D'évidence, la forme organisme n'a pas pour fonction de donner plus d'autonomie et de liberté à chacun de ses individus, la meilleure hypothèse que l'on peut faire est qu'elle a connu un avantage sélectif du fait qu'elle permet à ses individus de croître et se multiplier plus et mieux que dans un milieu libre.

Je n'étais pas là pour le voir et, d'évidence, il ne peut y avoir de trace paléontologique pour la valider, mais la meilleure hypothèse que l'on peut faire quant à la manière dont les diverses formes d'organismes ont commencé est quelque chose de presque aussi rudimentaire que la forme “colonie” privilégiée par les procaryotes, notamment sous l'aspect des stromatolites, probablement moins amorphe et probablement avec une spécialisation, très modérée, des individus dès le départ, mais pas beaucoup plus complexe. Je suppose une (petite) spécialisation dès ou presque dès le début des organismes du fait que c'est déjà intrinsèque aux eucaryotes : une cellule eucaryote est l'intégration dans une même membrane de plusieurs individus qui, chacun dans son espèce, remplissent une fonction particulière. D'un point de vue fonctionnel une cellule eucaryote ne diffère guère d'une cellule procaryote, d'un point de vue organisationnel elle en diffère beaucoup et ce qui, chez une bactérie, est réalisé par un seul individu, la cellule même, est réparti chez un grand nombre et une grande variété d'individus, les organites qui donc, sont à la base des bactéries mais qui, une fois réunies dans une même membrane, vont perdre un peu ou beaucoup en autonomie et gagner un peu ou beaucoup en capacité de survie et de prolifération. Dès lors il apparaît cohérent que, une fois le processus de fédération des individus en une sorte de super-individu, les bactéries, qui ont une structure interne amorphe, développent des super-individus plutôt amorphes, les eucaryotes, qui ont une structure interne organisée, en développent qui soient plutôt organisés.

Je ne compte pas (tenter de) retracer toute l'évolution, de toute manière ça n'a pas vraiment d'importance et en plus je n'en serais pas capable, si j'ai quelque idée des grandes lignes mes lacunes en ce domaine sont grandes, importe surtout, justement, de comprendre quel processus a pu conduire d'individus ayant une autonomie très limitée à des individus qui ont l'apparence d'une assez grande autonomie, les humains. L'apparence et, selon moi, la réalité, bien que si l'on considère la grande masse des humains actuels et si même on considère chaque individu de l'espèce, dans l'ensemble et dans le particulier leur degré d'autonomie est pour la plupart d'entre eux dans une échelle qui va de faible à nul avec un point médian vers très faible. De mon point de vue, et je ne crois pas me tromper, je serais plutôt vers le haut de cette échelle mais tout de même assez loin de ces quelques individus (selon mon estimation, de plusieurs dizaines à quelques centaines de milliers) qui sont quelques degrés au-dessus du degré “faible”. Probablement suis-je en état, comme presque tous les humains, d'aller au-delà d'un degré d'autonomie faible mais je ne suis pas certain de le souhaiter, très clairement, plus on perd en autonomie, plus on gagne en confort, et inversement. Comme on perd plus vite en confort qu'on ne gagne en autonomie et que j'apprécie d'avoir un petit confort, me situer vers le haut de l'échelle d'autonomie du lot commun, donc faible, me va. Disons, si un nombre significatif d'humains, quelque chose comme 1/20° à 1/10°, souhaitait aller vers un degré d'autonomie faible ou en avait l'opportunité, je pourrais peut-être reconsidérer la question et tenter de voir si j'ai effectivement la capacité d'aller un peu au-delà.

En théorie et de fait, chaque innovation dans l'organisation des individus et donc, chaque nouvelle forme d'individu, augmente quelque chose. Précisément, augmente la préservation, ou la perpétuation, ou la capacité de conciliation des deux. En pratique et à long terme, ça n'est pas si évident. On peut dire que, d'une certaine manière, le projet de chaque individu, de chaque espèce, de chaque règne et in fine de la vie même serait quelque chose comme, parvenir à un optimum de conciliation des deux buts, se préserver et se perpétuer. On peut aussi dire qu'il y a plus d'une façon de réaliser ce projet. On peut dire que chaque nouveau projet est un pari incertain, que croyant aller vers cet optimum parfois on y va, parfois non. On peut enfin dire que même si un projet va effectivement dans le sens d'une meilleure conciliation, d'une part c'est toujours incertain et précaire et que, par des causes externes, ou internes, ou par les deux on peut assez vite voir baisser cette capacité de conciliation, de l'autre il arrive toujours un moment où le projet de conciliation actuel devient obsolète, qu'il n'a pas intrinsèquement perdu en efficacité mais que des formes émergentes de conciliation se révèlent plus efficaces. Mais comme c'est justement le projet de conciliation actuel dominant, ses tenants n'ont aucune envie de le voir cesser. Dans les faits ça n'est pas possible, les formes émergentes sont plus efficaces donc, sans les remplacer elles vont du moins restreindre les formes dominantes actuelles ou les contraindre à se modifier, à tendre vers une forme de conciliation similaire aux leurs. La vie n'évolue pas en progressant, ça n'a aucun sens en ce qui la concerne, elle évolue en accumulant les formes successives de projets de conciliation parce que c'est une nécessité.

Je l'esquissais à grands traits, chaque nouvelle forme d'organisation des individus se fonde sur une forme d'organisation précédente. Je faisais aussi le constat que les organismes, qui dérivent des eucaryotes, sont incapables de vivre sans la présence en eux-mêmes et dans leur environnement d'une population nombreuse de formes très élémentaires d'individus, les levures et surtout, les bactéries (pour mémoire, les principaux contributeurs au maintien d'un taux d'oxygène compatible avec la survie des organismes eucaryotes sont les cyanobactéries, les autres espèces, notamment les organismes eucaryotes chlorophylliens, étant des contributeurs marginaux à ce maintien. Lesdites cyanobactéries sont aussi, sinon les principales du moins une des principales ressources de la chaîne alimentaire). En fait, il en est ainsi pour tout nouveau projet d'organisation : le nouvel organisme dépend de ses unités élémentaires pour se maintenir et se perpétuer, ses unités élémentaires dépendent des organismes qui ont permis à leur propre projet de se réaliser, et ainsi de suite, jusqu'au bactéries. D'évidence, les unités élémentaires d'une société humaine sont les humains. D'une certaine manière, les humains sont (selon ce qu'on privilégie dans ce moyen de transport) la Rolls-Royce ou la 2CV ou la Ferrari parmi les vertébrés aériens terrestres, ce qu'on fait de mieux dans le genre (perso, pour moi les deux sommets sont la deudeuche et la DS21, même si je ne méconnais pas les mérites de quelques autres espèces ou sous-espèces), d'un autre point de vue c'est ce qu'il y a de pire, non pour ce qu'ils font mais par ce qu'ils sont : même si pour quelques espèces la limite haute reste précaire, notamment chez les primates et les cétacés, les individus de toute espèce atteignent leur autonomie à la naissance ou au plus tard vers leur troisième année ; chez les humains c'est au plus tôt vers six ou sept ans, en général vers dix ans ou plus tard. Autre problème : si vous séparez un individu de son espèce avant qu'il atteigne son autonomie et même avant qu'il ne se soit “espécisé” (les termes possibles seraient “spécialisé” ou “spécifié” mais ils ont pris un autre sens), qu'il ait appris auprès de ses semblables le comportement de son espèce, malgré tout il aura globalement une manière d'être dans le monde proche de celle des membres de son espèce ; si vous en faites autant avec un humain, outre que ses chances de survies seront limitées, si par chance il y arrive, quel que soit son comportement et pour peu qu'il ne retrouve pas un environnement humain au plus tard au début de sa cinquième année, il aura un comportement très éloigné de celui que l'on peut attendre d'un humain. Ces remarques pour pointer ceci : ce qui fait d'un humain un humain n'est pas son appartenance à l'espèce mais son appartenance à une société humaine.

(Vers la deuxième partie...)



1. Soit précisé, en majeure partie les Églises réformées et protestantes enracinent leurs doctrines dans le catholicisme, la Réforme est au départ un projet de réforme de cette Église, ce n'est que par circonstance et en partie contre le gré de leurs initiateurs que le calvinisme et le luthéranisme sont devenues des schismes, quant à la troisième branche principale, qui dérive de l'anglicanisme, pendant assez longtemps elle a très peu différé du catholicisme, la seule raison initiale de ce schisme étant d'ordre politique et non pas doctrinaire ou organisationnel.
2. En fait j'hésite, au départ j'avais écrit « de 1870 à 1960 », il est très difficile de découper le passé. Selon moi et sans parler de ce qui précède, on peut définir une séquence historique assez consistante qui débute dans la seconde moitié du XVIII° siècle et qui n'est pas achevée, qu'on peut voir comme une sorte de guerre civile où la question est de savoir qui aura l'hégémon parmi les nations qui formèrent en leur temps le territoire de l'Empire romain d'occident, et qui verra aussi, à divers moments, trois empires périphériques, ceux russe et ottoman et, un peu plus tard, le tout nouvel empire américain, mettre leur grain de sel. Disons que, pour diverses raisons, la séquence qui va en gros de 1870 à 1960 à dix ou quinze ans près, a une certaine continuité, que ne raconte pas vraiment le récit historique habituel.
3. Pour exemple, un certain nombre de membres du clergé et de la noblesse parmi lesquels certains en position haute, se sont rangés du côté de la Révolution en 1789, car ayant conscience de longue date déjà, au moins depuis le règne de Louis XV, que le régime politique et l'organisation du clergé devaient évoluer. Probablement, pour ceux qui avaient tenté sans trop de succès de provoquer cette évolution de l'intérieur les événements de 1789 apparurent une opportunité d'y parvenir. On ne refait pas l'Histoire, cela dit le cours que prirent les événements en France n'était pas inéluctable, se souvenir que jusqu'à la fuite de Varennes on se dirigeait plutôt vers une monarchie parlementaire que vers une république sans chef, et que les principaux orateurs, tel Mirabeau, étaient plutôt monarchistes avec plus ou moins de visées libérales.
4. je n'en suis pas persuadé, il me semble que passé un certain seuil d'asphyxie le réflexe respiratoire se rétablira même si le contexte ne s'y prête pas, cas des personnes qui, par circonstance, se trouvent plongées dans l'eau un temps très long et ne peuvent s'empêcher de respirer même si elles savent qu'inspirer de l'eau ne résoudra pas leur problème. Il se peut que certains adeptes de la plongée profonde en apnée aient un contrôle suffisant de cette fonction pour mourir sans avoir inspiré d'eau mais j'en doute.
5. Enfin non, il existe aussi d'autres espèces qui ont cette capacité, parmi les corvidés (corbeaux, pies...) et les psittaciformes (perroquets, loris...), voire les passériformes (mainates entre autres, quoi je doute pour ce cas, être capable d'imiter la voix humaine n'induit pas nécessairement que l'on comprend), je veux dire, la capacité d'acquérir le langage articulé de manière active. Même si à un niveau élémentaire, les perroquets peuvent non seulement reproduire la voix humaine mais aussi construire des énoncés nouveaux et adaptés au contexte, ce qui induit une capacité, disons, grammaticale.
6. J'aurais bien ajouté les Juifs, les bahaïs, les écologistes profonds, certaines des sectes bouddhistes, survivalistes et véganes, et deux ou trois autres religions conceptuellement proches, mais il me semble que ce dont je traite ici concerne surtout les christiano-musulmans.
7. Un fait ordinaire pour moi : si dans un texte je ne connais pas le sens d'un mot et que je ne peux le déduire par sa forme (par exemple, si même je ne connaissais pas le mot, lisant “macrocéphale” je comprendrai qu'on parle d'un objet ou sujet « à grosse tête »), si cette ignorance n'empêche pas la compréhension de l'ensemble et si le mot n'est pas assez intrigant pour m'y pousser, je ne chercherai pas sa définition. Ici, sans même prétendre vraiment comprendre son sens, “efférent” signifie quelque chose du genre « qui vient d'ailleurs, d'autre chose » que le régulateur. Pour moi la non compréhension d'une partie parfois significative d'un texte est rarement une gêne pour sa compréhension, jamais pour sa lecture. Il m'arrive de lire des textes dans des langues que je ne connais pas mais qui ont quelques rapports avec celles que je connais ou dont j'ai des notions, juste pour avoir une vague idée de ce dont ça traite.
8. Soit dit en passant, c'est la raison même pour laquelle on peut dire que le mode actuel le plus courant de fonctionnement des sociétés n'est pas un progrès mais une régression puisque plus il se renforce, plus il coûte en énergie sans gagner en efficacité.
9. Oui, je sais, les indéterminations sont vraiment larges et vraiment indéterminées. Il faut dire que la question de l'humanisation n'est pas simple. On situe à-peu-près le début du processus qui a conduit aux humains en tant qu'espèce, et à-peu-près le moment où l'espèce humaine est stabilisée, là aussi avec une indétermination large, plus d'un millions d'années pour le début, plus de cinq cent mille ans pour la fin du processus, mais comme il s'agit d'une période bien plus longue (il y a environ sept millions d'années pour le début, environ cinq pour la fin) et d'un processus très différent, l'évolution physiologique, darwinienne, c'est normal. L'humanisation, même si elle est en partie darwinienne, est principalement un processus comportemental, disons, l'apparition et la stabilisation de l'espèce Homo est surtout un processus physiologique en partie conditionné par des changements comportementaux, le processus d'humanisation est surtout comportemental, le processus physiologique étant dès lors en large part conditionné par celui comportemental. La difficile datation du début du processus d'humanisation vient de ce que passé un certain temps les traces paléontologiques sont d'interprétation difficiles. Clairement, il est à l'œuvre depuis quatre cent à cinq cent mille ans, par contre il semble n'avoir concerné toutes les branches de l'espèce Homo qu'il y a cent à deux cent mille ans, peut-être trois cent mille, et possiblement il est plus ancien mais c'est indécidable pour l'heure. Cela dit, au cours des quatre dernières décennies les découvertes comme l'amélioration des méthodes d'investigation du passé ont déjà amené à réévaluer drastiquement les estimations de l'époque : vers 1975, on tendait à considérer que le processus de constitution de l'espèce était de l'ordre de 500.000 ans, la stabilisation de l'ordre de 200.000, le début de l'humanisation étant située au plus il y a 30.000 à 40.000 ans. Ce qui d'ailleurs conduit à penser que les choses peuvent encore évoluer sur ces questions, cela dit il semble que ce ne doive pas trop être le cas. On verra...
10. Soit précisé, même si à titre personnel je ne crois pas en l'existence d'un tel phénomène je n'exclus pas qu'il y ait ou qu'il y eut quelque chose qu'on peut nommer Dieu ou la divinité ou le Créateur ou Le Petit Lutin Vert ou la Licorne Rose Invisible et qui serait à l'origine de toute chose, par contre, si même je le croyais il serait alors contradictoire de croire à une intervention divine ou lutine ou licornienne ultérieure (quoi que pour la Licorne Rose Invisible ça se discute) puisque, étant à l'origine de toute chose, il ou elle a prévu toute chose de toute éternité, donc n'a pas à y revenir.