qu'est-ce qui nous motive à vivre ? La vie même. J'allais écrire, “vous et moi n'avons pas demandé à naître”, ce qui reste à démontrer, il se peut que vous pensiez ou croyiez ou sachiez avoir demandé à naître, il se peut que je me trompe, ou vous, dans tous les cas nous vivons et sauf décision volontaire de hâter notre fin, sauf accident ou maladie, vous et moi somme faits pour durer entre un petit siècle et quelques années au-delà du siècle, d'un peu plus de quatre-vingt ans à un peu moins de cent dix avec un bon pronostic pour moins de quatre-vingt-dix. Beaucoup de personnes choisissent de vivre aussi longtemps que possible et, tant que faire se peut, dans le moins mauvais état possible à tous points de vue. Ce second aspect étant secondaire : je connais peu de personnes qui m'ont dit, étant dans le cas d'une déficience induite par l'âge ou la maladie, j'en ai assez, je veux en finir maintenant, alors qu'elles sont nombreuses à dire in abstracto qu'arrivées à une certaine forme de déficience elles préféreraient en finir. Ces personnes n'anticipent pas qu'un changement d'état est la chose la plus ordinaire au monde, on passe notre temps à changer d'état, chaque jour, chaque mois, chaque année et tout au long de la vie ; pendant un temps ce fut pour acquérir de l'autonomie, pendant un temps pour la maintenir ou pour l'augmenter un peu, pendant un temps pour la maintenir ou ne pas la voir trop diminuer, puis vient le temps où elle se réduit inexorablement.
Quand les personnes vieillissent elles changent de perception parce qu'on ne connaît bien que ce que l'on vit1. Quand le déficit d'autonomie est rapide, suite à un accident ou une maladie par exemple, le changement de perception vient massivement et sur un temps très court, mais l'expérience du changement durant le processus de vieillissement, très progressive, fait que l'on adapte continument son comportement aux changements, lesquels sont imperceptibles. Du fait, quand on arrive au moment qu'on anticipait comme irrémédiable on ne s'en aperçoit qu'à peine parce qu'on s'y est accoutumé de longue date. Cela dit je comprends assez, moi-même et comme beaucoup de mes contemporains, quand j'avais une quinzaine d'années je ne m'imaginais pas atteindre l'an 2000, rendez-vous compte, j'aurais alors 41 ans ! Impossible. Pour sûr, je mourrais bien avant d'être grabataire (et oui ! À quinze ans, 30 ans c'est le grand âge et 41, le moment où l'on est au bord de la tombe mais du mauvais côté. Puis on avance, on fait des choses, et on s'aperçoit un jour qu'on a trente-cinq ans, qu'on est encore au début du chemin et que la suite promet de se révéler au moins aussi passionnante).
Quel rapport avec mon titre ? Les deux peuples en question sont ceux des “jeunes” et des “vieux”, ou ceux des “modernes” et des “anciens”, ou toute autre opposition entre personnes plutôt pour le changement et le mouvement et plutôt pour la conservation et l'immobilité. Une société humaine étant en partie assimilable à un organisme il est bon que les deux aspects s'y déploient, un organisme se maintient en alternant les moments actifs et passifs, ses membres en revanche ne sont pas des cellules et ont plus d'autonomie, ce qui peut les amener parfois, et en certaines périodes les y amener souvent et en grand nombre, à ne pas toujours vouloir agir pour le bien de la société en augmentant ou en réduisant leur activité selon circonstances. Une très mauvaise raison de vivre en société est le profit immédiat qu'on peut en tirer, il n'apparaît qu'à moyen et long terme, celui à court terme est souvent un faux profit, on dépense aujourd'hui ce qu'on réservait pour demain et après-demain, l'intérêt premier de la vie sociale est de permettre à ses membres d'augmenter leurs chances de vivre plus longtemps et en meilleure santé. Il y a un coût immédiat, céder une part de son travail à la collectivité, un gain immédiat, réaliser ses tâches plus vite donc moins longtemps, ou en réaliser plus sur le même temps, ce qui compense largement le coût. Le peuple des jeunes désigne les personnes qui souhaitent augmenter les gains et maintenir ou réduire les coûts, le peuple des vieux est celui qui voudrait voir se réduire les gains et se maintenir ou augmenter les coûts, entre les deux ceux qui pensent que ça importe peu tant qu'on reste mesuré quant aux dépenses et aux recettes.
Les jeunes ou modernes et les vieux ou anciens de mon histoire ne le sont pas strictement, ce sont des termes désignant des idéologies et des modèles de comportement, le fait est qu'un individu tend à une plus grande activité dans sa jeunesse que dans sa vieillesse. Au plan de la société il en va autrement, une société n'a pas d'âge et ses membres optent pour un mode de fonctionnement non selon leur âge effectif mais selon leur opinion générale sur la manière dont doit fonctionner une société. Sauf accident, une société est éternelle mais pour cela doit régulièrement “renaître”. Il y a deux manières, “auto-engendrement” et “phénix”. Factuellement, les deux changements ont lieu, on brûle (symboliquement ou réellement) en partie ce qu'on adorait hier, on transforme en partie ou on modifie son rapport à ce qu'on adorait, pour une tout autre fin. Dans tous les cas la société devient autre. Ou disparaît.
En même temps ça ne veut trop rien dire, “une société disparaît”, depuis que les sociétés se sont étendues au-delà du cercle étroit de la famille, de la tribu ou du clan, il devient plus difficile encore qu'auparavant de les faire disparaître : une société vit par ses membres et en eux, si même l'une disparaît comme structure, aussi longtemps que ses membres ou leurs héritiers en maintiennent la mémoire elle persiste et continue d'évoluer. Une société, ainsi qu'une culture ou qu'une civilisation, est de ce point de vue comme une langue : tant que des personnes la parlent, elle reste vivante et se modifie. Le latin comme langue de culture et de civilisation a cessé d'être la langue usuelle de certains peuples et de tous les élites d'une certaine zone avant la fin du premier millénaire de l'ère commune mais reste une langue d'usage pour les élites intellectuelles jusqu'au début du XX° siècle, et jusqu'en ce XXI° siècle pour l'Église catholique et les latinistes, du fait on y invente encore des nouveaux mots pour pouvoir parler de réalités apparues depuis le X° siècle.
Les deux peuples d'Europe.
Il existe de très longue date deux peuples en Europe, qu'on peut nommer “les rouges” et “les bleus”. L'appartenance à l'un ou l'autre est variable et transversale, tantôt l'un domine, tantôt l'autre, enfin les limites de leur extension sont elles aussi variables, on peut dire que depuis au moins la moitié du XIX° siècle ils se sont étendus dans le monde entier, qu'ils l'ont dominé brièvement, entre la fin du XIX° siècle et le milieu du XX° (trois générations cependant, et même quatre, ce qui explique certaines choses actuelles, j'y reviendrai) mais en laissant une trace partout, celle de leur opposition-complémentarité particulière.
Les apparences sont souvent trompeuses, comme l'opposition relativement récente entre Europe de l'ouest, “germano-latine”, et de l'est, “gréco-slave” ou “balkano-slave”. Exemple, la Russie et la France : la première est “slave”, la seconde “latine”. Pourtant ces entités portent un nom qui marque leur germanité, celle des peuples “francs” et “rous”, des termes désignant plusieurs sociétés avec une culture commune qu'on peut dire germanique ou gotique. En fait il est compliqué de démêler ces histoires de langues, cultures, civilisations, sous un certain aspect l'anglais et le français sont des langues latines, sous un autre, des langues germaniques. On peut dire que pour les parties plus proprement germano-latines, qui vont pour l'essentiel depuis la Scandinavie (sauf les Finnois et les “Lapons”) jusqu'à la Péninsule ibérique, depuis les îles britanniques (sauf les “Gaéliques”) jusqu'à la Péninsule italique, et à l'est depuis l'Allemagne jusqu'à la Roumanie, considérant que l'emprise des sociétés européennes sur presque l'ensemble du monde durant un à quatre siècles selon les régions a fait qu'on parle des langues germano-latines dans beaucoup de territoires hors de l'Europe, exception faite d'une large part de l'Asie — même si l'anglais, l'espagnol et plus localement d'autres langues de l'ensemble, français, néerlandais, portugais, fonctionnent dans plusieurs pays d'Asie comme première ou seconde langue officielle et l'anglais, dans sa version “globish” le plus souvent, comme langue internationale d'échange —, ces langues sont des cas d'une langue générale, le “germano-latin”, fusion de deux ensembles linguistiques en un seul, avec une orientation grammaticale plutôt germanique dans un arc allant des Alpes aux Îles britanniques en passant par la Scandinavie, plutôt latine ailleurs, mais rien de si tranché non plus, par exemple l'anglais et les divers français et flamands sont chacun à sa manière autant germaniques que latins, l'espagnol, le portugais et l'italien plus latins, l'allemand et les langues scandinaves plus germaniques, jusqu'au cas particulier du roumain, la plus latine des langues latines et pourtant la plus récente, dû le fait qu'elle est dans un environnement autre, entourée de Slaves et de Magyars, une isola, une île latine dans un océan non germano-latin.
Petite remarque au passage, les langues les plus spécifiques, non assimilables aux groupes environnants, tendent à être conservatrices, pour exemple les quatre les plus notables, le roumain et trois langues non-indo-européennes, le magyar, le finnois et le basque, langues qui conservent le plus la syntaxe par déclinaisons, par cas, les autres ayant abandonné cette pratique ou l'ayant réduite à deux ou trois cas pas toujours utilisés.
Les innombrables peuples d'Europe.
Je l'explique longuement par ailleurs, le territoire qui m'intéresse le plus est celui qui comprend tous les territoires européens qui furent inclus dans l'un des trois empires qui se succédèrent, les empires romain, carolingien (germanique) et romain-germanique, et qui pour encore quelques mois est représenté par l'Union européenne, si du moins le Royaume-Uni va au bout de sa démarche de sortie de l'UE, après quoi “l'empire” aura perdu un gros morceau par rapport aux empires antérieurs ou autres formes de fédérations intermédiaires – la féodalité par exemple constitua une alternative consistante à l'impérialisme, comme récemment la forme État-nation. Qu'est un peuple ? Selon moi, une version étendue et non généalogique de la famille, rien de plus. L'extension de la vieille notion de familia avec son pater à la structure générale de la société, aussi large soit-elle, avec pour conséquence de réduire la famille à sa seule composante généalogique et le pater à sa seule fonction de père. La fonction de patron est reportée à un niveau d'organisation supérieur ainsi que l'extension de la “famille” à tous les membres de la société, avec un “patron-père” symbolique. Enfin, symbolique, voilà un premier problème : ce père-patron est-il réel ou non ? Et, qu'il soit réel ou non, ses héritiers directs héritent-ils aussi de sa fonction ? C'est ce qui sépare les divers régimes, la démocratie, l'oligarchie, l'aristocratie et la tyrannie, la question du souverain : tout le peuple, les plus éminents, les meilleurs ou un seul ?
Les sociétés sont les formes élémentaires d'organisation des ensembles humains, d'un point de vue fonctionnel elles ne diffèrent pas des autres types de sociétés. Les quatre régimes mis en évidence de longue date et formalisés par Aristote dans le contexte européen sont toujours présents dans chaque société en tant que fonctions, toute société a un chef ou meneur, toutes ont une partie du groupe qui gère les ressources, une autre qui le régule et le protège, et si nécessaire le groupe entier agit de concert pour des décisions ou des actions, mais dans les sociétés les plus complexes il y a séparation entre le statut et la fonction, notamment dans les sociétés de primates du groupe des hominidés, plus encore chez les homininés, la branche propre aux espèces humaines, la position de chacun est sujette à négociations, ni la fonction ni le statut ne sont acquis. Chez les humains la limite de la chose est la mémoire ancestrale : rien du passé n'est oublié, cela depuis un temps assez long mais notablement au cours des six ou sept derniers millénaires. La limite seconde est la capacité de certains groupes occupant certaines fonctions à “changer la réalité”. Une opération impossible. Donc ils font autre chose. La limite troisième découle des deux autres, certains groupes ont une mémoire ancestrale contradictoire à celle dominante et ont des positions d'où ils peuvent au moins en partie “changer la réalité”.
Changer la réalité.
La réalité ne se change pas. On peut, très localement et brièvement, la modifier un peu, on ne peut pas la changer. Ce que font les “changeurs de réalité” est de modifier la perception de la réalité qu'ont les membres de la société. Quand on participe d'une société large, on ne connaît qu'indirectement une large part de la réalité sociale et une encore plus large part de ce qui est hors de la société. La représentation qu'on s'en fera dépend de la fiabilité de nos sources d'information et de notre capacité à les comprendre et les interpréter. Dès lors qu'on est en position d'informer, on peut sciemment ou par maladresse déformer. Qu'on déforme ou qu'on informe on fait à-peu-près la même chose, on “forme”, on transforme un individu en humain socialisé, dans un cas en réduisant, dans l'autre en augmentant son autonomie.
Considérez par exemple cette forte minorité d'Étasuniens convaincus que ce que dit la Bible dans son premier livre, la Genèse, est littéralement vrai, que le monde fut créé en six jours il y a environ cinq ou six mille ans, et la suite. Ils ont été formés, socialisés, mais en réduisant ce qu'on peut nommer leur libre arbitre. Dans ce cas la formation ressort plutôt du conditionnement que de l'enseignement. Plus exactement, la proportion de conditionnement dépasse largement celle d'enseignement. Bien sûr, cette disproportion se voit plus nettement avec ce qui ressort de ce qu'on nomme irrationnel, qui d'une certaine manière n'est qu'une autre forme de rationalité, moins pertinente en tant que base de compréhension du monde mais qui dans certains contextes a son efficacité. Les “fausses croyances”, si du moins il en est de vraies, ne posent problème que quand elles ont une action sur l'ensemble de la société, de l'ordre de la contrainte. Et quand leurs tenants contrôlent une part significative des moyens d'information et de communication. C'est là qu'interviennent les deux peuples.
Marionnettistes et marionnettes.
Je n'apprécie pas trop les métaphores et les comparaisons, de l'autre bord elles permettent d'exposer certains phénomènes d'une manière synthétique. Ce qui permet à une société d'agir de manière coordonnée est la communication sous ses deux formes, la circulation des biens et des personnes, et la diffusion des savoirs et des informations. Dans une société restreinte chacun connaît chacun, de ce fait ces circulations et diffusions se font de manière assez homogène si pas toujours harmonieuse. Dans une société large il en va autrement, on peut dire qu'une telle société est plutôt une société de sociétés qu'une société d'individus, qu'elle se compose d'entités qui ont une certaine autonomie. Il y a les entités territoriales, de la commune ou du canton (en France, mais on trouve l'équivalent ailleurs) au pays entier ou au-delà (l'Union européenne n'est pas encore une confédération en bonne et due déclaration, mais l'est assez largement de fait et pour une part, de droit), et celles plus ou moins territorialisées, entreprises, associations, administrations, organisations de tout type. Chacune de ces entités est à elle-même une société et pour les plus larges des sociétés de sociétés. Chaque société, chaque entité autonome, a ses propres projets, plus ou moins convergents avec ceux des autres entités ou de la société de niveau supérieur.
Faire société c'est prendre un engagement mutuel mais les générations passant, l'engagement initial et la manière de le mettre en œuvre se perdent. On sait, ou on le devrait, pourquoi le projet du Conseil National de la Résistance fut mis en œuvre assez vite après la fin de la deuxième guerre mondiale, et des projets similaires dans presque tous les États qui y furent le plus engagés juste avant ou après cette guerre, il y avait nécessité à refonder le pacte social sur de nouvelles bases, assez consensuelles dans le contexte. C'est assez régulier, il y a quelque chose de ce genre toutes les deux à quatre générations. Bon, mais un pacte social est un compromis, les projets différents et parfois antagonistes ne disparaissent pas, ils sont seulement retardés et au moins en partie repensés. La durée de ce compromis dépend du contexte, certains sont transitoires et durent au plus deux générations, trente à cinquante ans, d'autres sont plus durables et durent trois ou quatre générations, soixante à cent ans. Dans tous les cas, dès la deuxième génération quelque chose change, les fondateurs sont nés dans un autre contexte, les suivants sont nés dans la société établie, la deuxième génération est formée dans un cadre symbolique fort, le “roman national” apparaît exact, “vrai”, et les oppositions restent dans ce cadre. Dès la troisième génération c'est moins simple, plus les buts initiaux se voient réaliser, moins la manière de les mettre en œuvre est perceptible, la deuxième génération a constaté la progression importante de la société par l'élévation nette du niveau de vie de la précédente, et continue sur cette erre ; la génération suivante, au mieux constate une stagnation, souvent une dégradation de ses conditions de vie, et le roman national devient de moins en moins crédible. Il faut alors trouver des moyens de préserver la cohésion sociale, et c'est là que les vieilles querelles remontent.
Peu importe ce que fut le compromis, à terme il ne peut se maintenir. Pour reprendre le cas du programme du CNR, sa mise en place repose sur un contexte favorable. L'issue d'une guerre, civile ou internationale, n'est pas la victoire d'un camp sur un autre, sinon à court terme, mais ce qu'on pourrait appeler la séparation du bon grain et de l'ivraie, chaque camp se considérant bien sûr comme le bon grain : dans une guerre ou lors d'une crise sociale, la question devient moins idéologique et plus existentielle, il s'agit de choisir son camp indépendamment de ses attaches antérieures. Ce qui permit la mise en place de l'État français en 1940 fut la démoralisation de la population, ce qui permit quatre ans plus tard la mise en place du programme du CNR fut la convergence des Résistants, au-delà de leurs divergences idéologiques, vers un même but, et la moralisation consécutive de la population. Puis le temps passe et les vieilles habitudes reviennent, celles à l'origine de la crise.
Donc, les marionnettistes et les marionnettes. Peut-être ne le savez-vous pas mais bien des éducateurs ne sont pas très compétents, ou sont malintentionnés. C'est ainsi, l'éducation est une activité sociale comme une autre, où on peut trouver le meilleur comme le pire. Prenez le cas évoqué des “créationnistes” : ils ne sont pas nés avec la bosse du créationnisme, je suppose que vous ne l'ignorez pas, on recrute les créationnistes surtout parmi les enfants de créationnistes, il en va là comme pour toute idéologie, les parents, l'environnement familial et social, tout concourt à vous doter d'un ensemble de dogmes qui, inculqués tôt et de façon répétée, deviennent des vérités. Les créationnistes sont un cas extrême du processus général qu'est l'humanisation. Pour y parvenir il y a comme déjà dit une part de conditionnement et une part d'enseignement. Pour des raisons de commodité on préfère généralement maintenir un niveau de conditionnement assez haut pour une majorité de la population, ce qui génère les deux peuples, “les élites” et “la plèbe”.
Un marionnettiste est un éducateur ou toute personne en charge de l'information qui manipule des tiers, une marionnette le tiers manipulé. Ce sont des fonctions et non des tempéraments, comme pour le créationnisme il s'agit d'une variante d'un cas général, un marionnettiste est ce que je nomme ailleurs médiateur, ici informateur ou formateur, disons, toute personne physique ou morale en charge de diffuser le savoir, la connaissance et l'information dans la société. Factuellement, tout membre de la société est un médiateur, structurellement une part limitée de ses membres participe des instances en charge de former et informer toute la société. La dérive marionnettiste vient du fait que dans un certain état de la société une majorité de ses membres n'a pas la possibilité de contrôler ces instances, donc la fiabilité des informations diffusées. Ce n'est pas un problème en soi, ça le devient quand une part significative des membres de la société sont des marionnettes, qu'elles agissent par réflexe plus que par réflexion. Quand le conditionnement prime trop sur l'enseignement.
Beaucoup de personnes autour de moi estiment que “la société fonctionne mal”, et de ce que je peux en savoir c'est un sentiment assez partagé de par le monde. Cela dit de manière générale et pour des causes particulières. Je ne suis pas certain que leur diagnostic soit juste mais en général j'approuve quand il s'agit de cas précis, et je propose des solutions, et cela ne manque jamais, « oui ça serait bien, mais avec “les gens”... ». Et le curieux, si j'en parle à dix personnes, presque toutes trouveront ma solution adéquate et dans ce cas, diront que “avec les gens” ça ne pourra pas se faire. Des marionnettes — ou des marionnettistes mais tant que faire se peut j'évite d'en fréquenter. Le principe de ce que je nomme illusion, qui permet aux marionnettistes de créer des marionnettes, est donc de changer la réalité, ce qui se fait par une forme de conditionnement usuellement nommée propagande quand elle s'appuie sur une idéologie explicite, publicité ou parfois philosophie, économie ou psychologie quand l'idéologie est implicite, la fameuse “idéologie dominante”. La plupart des usagers de cette expression lui donnent une acception fausse en ce sens qu'ils visent une idéologie précise et pas spécialement dominante, censée être la cause de tout, ils font de la “contre-propagande”, donc de la propagande. Les gens autour de moi ont en gros un même constat, si on continue de cette manière on va dans le précipice ou dans le mur. Et tous ont les trois mêmes solutions, pour éviter le pire il faut aller “plus à gauche”, “plus à droite” ou “plus lentement”, bref, aller vers le mur ou le précipice mais un peu moins vite ou un peu moins directement...
L'illusion est assez monotone quand on y réfléchit, il s'agit de mettre en place ce que je nomme « économie de guère », de “gérer la rareté” en décrivant une société qui manque chroniquement de certaines denrées ou qui doit dépenser toujours plus de ressources pour simplement maintenir son niveau de vie, une société menacée par un “ennemi”, un concurrent ou une menace intérieure. Un type très intéressant, un nommé Carl Schmitt, a développé toute une théorie sur “l'ami” et “l'ennemi”. Ce qu'il dit en substance est ce qu'implique la sentence fallacieuse « les ennemis de mes ennemis sont mes amis » : on ne sait pas trop qui sont ses amis mais on sait qui sont ses ennemis, l'ami se constituant par opposition. Ce qui va contre l'évidence : on sait toujours qui est son ami, on ne sait jamais qui est ou peut être son ennemi et si même il existe des ennemis. Je le répute intéressant non par le fond de sa théorie, qui ne vaut pas grand chose, mais parce qu'il explique clairement, si on arrive à passer sa rhétorique assez lourde, comment organiser une économie de guère.
La guerre permanente.
La théorie (si dire se peut tant il s'agit de sophistique plutôt que de dialectique) de Carl Schmitt part d'un présupposé qui calque un autre lieu commun douteux, « qui veut la paix prépare la guerre », décrit “savamment” comme un fondement de la société, ce n'est donc pas cet aspect vaguement théorique qui vaut, sa description du principe de l'illusion est assez bonne, il s'agit d'inventer une situation où existe une menace permanente et pas trop déterminée, si possible “extérieure”, si nécessaire “intérieure”, qui légitime une forme de mobilisation permanente de la société, ce qu'on nomme proprement une économie de guerre. Je le relevais par ailleurs, nous vivons dans des sociétés d'abondance où une part significative de la population est dans la crainte du manque, une part moindre mais non négligeable dans le manque, réel ou social, mais dans le manque, et la crainte d'une menace diffuse, ce qui fait tolérer une organisation sociale pas très gratifiante pour une majorité.
Vivre en société n'a rien d'intuitif, de “naturel”, c'est un apprentissage permanent pour un résultat pas toujours évident. Pour paraphraser une autrice célèbre, on ne naît pas humain, on le devient. Et on le devient plus ou moins complètement et fermement. L'humanité n'est ni un inné ni un acquis mais un travail toujours en cours et jamais définitif, on pourrait dire qu'elle est toujours “en cours d'acquisition” – et en risque de régression. J'en parle plus par ailleurs, il y a des phases successives censément assez différentes, lors des deux phases initiales le conditionnement domine et se réduit par après sauf dans des domaines restreints où le réflexe et l'automatisme importent ou prédominent, au quotidien, conduire un véhicule requiert des automatismes et des réflexes, de même un artisan, notamment un artisan d'art, un sportif, notamment de haut niveau, un musicien, doivent répéter souvent les mêmes gestes, qui deviennent des réflexes et des automatismes. Pour le reste il y a de la variété, depuis les conditionnements de la petite enfance qui sont largement innéisés ou devraient l'être — rares sont les humains qui n'intègrent pas la notion que certaines “fonctions intimes” se réalisent hors de l'espace social commun et dans des lieux précis, y compris ceux qui refusent cette forme de conditionnement2 — aux acquis les plus abstraits. Entre autres ces modes de communication différés et en partie stochastiques, les systèmes de signes assimilables à un langage humain, parole, écrit, dessin, musique, contenus des médias audiovisuels, etc., tout ce qu'on peut nommer “langage”.
Le caractère stochastique du langage explique assez la possibilité d'illusion. J'emploie le mot “stochastique” dans l'acception mathématique, surtout statistique, « qui relève du domaine de l'aléatoire, du calcul des probabilités » : parler ou écouter, écrire ou lire sont des activités stochastiques car on doit toujours évaluer le sens de ce qu'on émet ou reçoit en fonction des acceptions possibles de chaque partie de l'énoncé et en fonction du contexte, le sens d'un énoncé n'est pas donné d'avance et se construit en s'énonçant puis en s'entendant. L'illusion tire partie de cela en construisant des discours qui opacifient les énoncés en ne référant pas à une réalité, notamment sociale. À la base il s'agit d'un effet secondaire des langages humains, censément ils renvoient vers une réalité mais la manière de découper et de décrire les réalités varie d'une personne à l'autre. Dans une discussion ou un débat on pallie à ce problème en se réglant, en vérifiant réciproquement que l'on parle des mêmes réalités. Dans l'ordinaire des choses ça ne pose pas trop problème, il y a toujours des incompréhensions mais le plus souvent sans trop de conséquences, quand les réalités concernées sont extra-ordinaires, qu'elles concernent des objets ou événements complexes ou abstraits, ou distants dans l'espace et dans le temps, qui ne sont pas dans notre ordinaire, on dépend de la compréhension d'un discours tiers non corrigeable, et sa validité dépend quant à elle de l'honnêteté des locuteurs ou scripteurs et des auditeurs ou lecteurs, et de leurs capacités d'intercompréhension.
Construire l'illusion.
C'est un long labeur, et une pratique nécessaire à la société. Comme dit, nous ne naissons pas humains au sens où on l'entend habituellement, très au-delà de la simple généalogie ou du conditionnement de base, celui qu'on acquiert dans ses premières années, qui ne diffère pas notablement du processus général de socialisation chez les primates. Certes celui humain a ses spécificités mais c'est le cas pour toute espèce. Après cela l'illusion peut proprement se mettre en place, une étape nécessaire pour la socialisation humaine. Devenir humain est un long chemin, qui peut prendre d'une dizaine d'années à toute une vie, et sans certitude de réussite. L'illusion de base est la construction d'une “réalité alternative”, une sorte de fiction, celle de la société même : si comme moi vous avez connu une socialisation qu'on peut qualifier de normale, vous considérez alors vos diverses appartenances sociales comme évidentes, “naturelles” ; si ça n'empêche bien sûr pas d'avoir un rapport critique à cette socialisation et à ces appartenances, du moins vous n'avez probablement pas souhait de mettre en cause le fait social même, c'est la socialisation humaine qui permet à un individu d'y avoir un rapport critique, chez presque toutes les autres espèces sociales les individus n'ont pas opportunité d'imaginer une autre vie, les rares membres d'un groupe qui en sortent y sont obligés sinon les humains, qui peuvent aisément passer d'un groupe à un autre ou se séparer de tout groupe.
C'est bien sûr lié à cette réalité alternative, qui n'a rien à voir avec celle de Donald Trump et de ses conseillers, dans son cas il s'agit de vérité et non de réalité : une société large est une fiction mais une fiction réelle, une entité politique telle que la France se constitue par le consentement d'une part significative de ses membres, entre un sur cinq ou dix et presque tous ses membres, à inventer et maintenir la fiction de sa cohésion, inventer et maintenir les structures qui réalisent cette fiction. La “vérité alternative” actuelle est autre chose, il ne s'agit pas de proposer une autre fiction réelle mais une fiction sur cette fiction, on peut dire de Trump, de ses conseillers, et de leurs semblables un peu partout, qu'ils ne sont pas intéressés par la réalité sociale en tant qu'elle mais en tant que moyen pour parvenir à une certaine fin, contradictoire avec la fin que se fixe leur société, qu'ils font de l'illusion de second niveau.
Illusion de premier niveau.
Un être humain débutant a quelques particularités qui expliquent beaucoup son inaptitude à vivre sans un appui constant de son entourage dans sa première année, un appui important les deux à quatre années suivantes, entre autres il n'est pas fini, spécialement en ce qui concerne son système nerveux et son cerveau. Voici la réponse de “Mona Spiridon, Docteur” (en neurosciences), sur cette page de la TSR, à la question de Chema de Tunisie (11ans), « combien pèse le cerveau chez un adulte et un enfant ? » :
Le cerveau pèse en moyenne 400 g à la naissance, 1 kg à 1 an et 1,3 kg à 5 ans. A 5 ans le poids du cerveau est proche de celui d'un adulte. Chez l'adulte le cerveau pèse en moyenne 1,4 kg.
À la naissance, les jeunes humains ont une capacité cognitive à peine supérieur à celle de leurs plus proches cousins, les chimpanzés, mais là où les second vont voir la masse de leur cerveau augmenter d'environ 40%, chez les humains elle augmentera de 70 à 75%, d'où une capacité cognitive beaucoup plus importante, d'où aussi cette période cruciale où un jeune humain généalogique doit nécessairement vivre dans un environnement humain pour devenir un humain social acceptable : durant la première année l'essentiel de son cerveau neuronal est construit et son cerveau synaptique est déjà assez dense, les quatre à cinq ans suivants c'est surtout le cerveau synaptique qui se construit. Un cerveau humain à la naissance n'est pas cette ardoise vierge qu'imaginent certains pédagogues, ce n'est pas non plus cet objet modulaire qu'imaginent d'autres penseurs qui contiendrait tout dès la naissance, si la base “innée” n'est pas négligeable (même à leur naissance les humains généalogiques ont un rapport de poids entre cerveau et corps que peu d'autres espèces connaissent) celle qui se construit en phase d'acquisition est nettement plus élevée, d'où cette nécessité d'une très longue imprégnation du milieu avant que l'individu ait l'autonomie élémentaire propre aux humains sociaux, qui induira, par la répétition des mêmes schémas de comportement, sa socialisation.
L'illusion de premier niveau concerne ou devrait concerner principalement ces deux phases, on apprend aux jeunes humains à considérer la réalité au filtre de la fiction sociale, en tout premier par l'acquisition d'un langage humain. Comme le décrit un ouvrage connu, l'acte premier du “créateur” est de dire, de nommer, son acte second de transmettre cette capacité à un être “à son image”, une manière symbolique de décrire le processus d'humanisation : pour accéder à l'illusion sociale le jeune humain doit sortir de l'enfance, du mutisme, ce que dit par contraste le mot latin infans, « qui ne parle pas », un humain devient un humain social quand il entre dans la parole et peut à son tour nommer les réalités. Dans les phases ultérieures la part de conditionnement se réduit, celle d'enseignement augmente. On peut nommer cette période adolescence, qui doit déboucher sur la phase adulte. Les deux mots dérivent du même verbe adolescere, le premier de son “participe présent”, le second de son “participe passé”. Des termes plus exacts sont plutôt “participe actif” et “participe passif”, le premier désigne un processus en cours de réalisation, “inchoatif”, le second un processus réalisé, “substantivé” : l'adolescence est la période où l'humain est sorti de l'enfance, du mutisme, mais ne maîtrise pas encore complètement les codes sociaux, est adulte un humain qui peut vivre de manière autonome dans la société.
Au passage, une des raisons de l'extension des périodes “enfance” et “adolescence” vient de la complexification des sociétés, qui augmente en proportion la quantité de conditionnement et d'enseignement : le temps passant les humains ont une connaissance plus étendue et plus précise de la réalité, ce qui induit une réalité alternative elle aussi plus étendue et plus précise donc moins facile à assimiler.
La fin de l'adolescence est une période “initiatique”, en théorie on apprend aux humains en devenir à se “déconditionner”. Non pas strictement, du moins ça ne devrait pas être le cas, mais par une explicitation du processus de socialisation.
Illusion de second niveau.
On pourrait aussi nommer cela “désillusion” sinon qu'il ne s'agit pas de faire cesser celle de premier niveau, ou que ça ne le devrait pas. On suppose une bonne socialisation (selon les critères de la société concernée) de ces adolescents et le moment propice pour procéder à un “dessillement”. Là encore la forme et la durée de cette phase est variable, dans un contexte tel que celui français on situe sa fin minimale alentour de seize ans, et pour certains elle peut n'avoir pas de fin même si on peut la situer pour une majorité avant la trentaine. Ici intervient ce qu'on peut nommer “utilité sociale”, dans certains domaines elle vient assez vite, dans d'autres il faut plus de temps, voire un temps infini (en sciences un chercheur est un éternel adolescent dans le cadre de son travail en ce sens que sa pratique le conduit à toujours mieux comprendre une part limitée de l'univers – le dessillement perpétuel. Ce qui ne l'empêche pas d'être un adulte dans d'autres domaines).
Dans les faits, ça ne fonctionne pas aussi bien que dans l'abstraction. Notamment à cause des deux peuples et de la multiplicité des sociétés secondaires ou transversales. Une société large se constitue par adhésion de sociétés de moindre ampleur ou au contraire de plus grande ampleur mais dans des domaines particuliers (une multinationale ou une religion dépassent une société particulière mais ne concernent pas directement tous les membres de la société, ni n'interviennent dans tous les domaines, sinon dans le cadre de la société qu'elles forment). Chaque société élémentaire a sa propre manière de socialiser ses nouveaux membres, de même pour les sociétés de plus d'extension, les sociétés de sociétés ou société larges. L'entité française par exemple considère la famille restreinte, celle directement généalogique, comme la société de base, la famille étendue (les collatéraux généalogiquement liés, les “germains” comme il se disait, ceux “issus d'un même germe”, et les collatéraux par alliance qui sont légalement liés à la famille), au-dessus il y a les communes, les cantons, les entreprises, associations et services locaux, au-dessus les entités régionales, au-dessus l'État, et transversalement des structures en réseau qui lient des sociétés ou succursales locales ou qui sont autonomes — les sociétés qui n'ont pas de base territoriale définie. Dans toutes on a le phénomène des “deux peuples”, les “premiers” et les “derniers”, plus un ou deux peuples entre les deux et un ou deux au-delà ou en-deçà.
À la base cette division est fonctionnelle, comme exposé dans la partie « Marionnettistes et marionnettes » la question centrale est celle des communications, et de leur contrôle : les premiers sont ceux qui assurent ce contrôle, les derniers le reste de la société. Pour la circulation des biens et des personnes ça peut être assez simple, pour celle des informations ça ne l'est jamais, dans tous les cas les personnes en charge de ce contrôle ne doivent pas remplir continument ces fonctions ni ne doivent avoir tous les mêmes affiliations, pour éviter les “abus de position dominante” et la constitution de groupes inamovibles dont les intérêts propres pourraient être contradictoires de ceux de la société pour laquelle ils agissent censément. Ce genre de règles découle de l'hétérogénéité d'une société large et de la tendance normale à considérer que les buts et moyens de sa propre coterie sont plus valides que ceux de coteries concurrentes : qu'on agisse censément “pour le bien” (au bénéfice de la société large) ou “pour le mal” (au seul bénéfice de sa coterie sans tenir compte des intérêts de la société large), le résultat est le même puisque dans les deux cas on mobilise des ressources sociales pour un but autre que celui que la société avait fixé. Factuellement, un “bon” détournement peut avoir et dois-je dire, a souvent dans ses débuts des conséquences pires qu'un “mauvais”, à plus long terme les choses s'inversent. La société ne préjuge pas de la bonté ou de l'honnêteté des personnes en charge du contrôle des communications mais d'une tendance normale à favoriser d'abord, parmi ses groupes d'appartenance, ceux avec lesquels on a la plus grande proximité, d'où la mise en place de processus garantissant à-peu-près une faible proportion de détournements et en tout cas une répartition sur toute la population de ces détournements.
Un système en théorie intéressant de ce point de vue est celui de la République romaine après les deux ou trois siècles de mise au point parfois chaotique de ce système : les charges les plus éminentes étaient assurées par des magistrats tirés au sort parmi les inscrits sur des listes “électorales”, pour des mandats courts (de trois mois à trois ans) avec des tours selon les “tribus” et un contrôle de ces contrôleurs. Un système de ce genre ne réduit pas toujours les détournements mais limite considérablement leur impact, dès lors que tout le monde “pique dans la caisse” on assure sans multiplier les instances de contrôle une sorte de péréquation à la sauvage, avec un brin de subsidiarité. Un des buts de la société étant justement d'assurer une répartition aussi juste que possible des ressources sociales, peu importe que tels magistrats croient agir uniquement en faveur de leurs coteries, peu importe même qu'ils commencent à, comme l'on dit, “placer leurs pions” dans l'administration qui assure la continuité du système, l'alternance rapide des magistrats fait que ces embryons de tentative de noyautage des “services publics” ont peu de chances d'arriver à terme. Presque toutes les sociétés démocratiques actuelles ont formellement des systèmes de ce genre. Mais de la forme au fond il y a parfois de la distance.
L'illusion de second niveau est celle de la société large : on doit intégrer que des personnes dont on ne sait rien, qui ne savent rien de soi, et avec lesquelles on n'aura le plus souvent aucun lien, sont “de la même société” que soi. Ce qui est contre-intuitif. Pour que cela fonctionne chaque groupe, chaque société, doit comporter une instance dont la seule fonction est de maintenir les communications informationnelles avec les autres instances de cette fonction dans les autres groupes, et une autre instance pour réguler et contrôler les voies de communication physiques, “l'espace social”. Les liens sociaux de base s'instaurent entre pairs ou entre parents, ceux de second niveau entre entités abstraites, entre sociétés. Il faut donc accepter, mais cette fois en toute conscience, la réalité alternative que forme cette société abstraite, telle “la France” pour reprendre l'entité que me sert d'exemple. Il est relativement aisé d'accepter cette fiction très réaliste d'une société de parents ou de pairs, il est moins aisé de considérer une société de sociétés comme très réaliste, pourtant elles ne font que reporter à un niveau plus large les mêmes procédés, chaque société est une sorte d'individu, plus précisément une personne, c'est-à-dire la part sociale d'une entité.
Le mot persona signifiait originellement “masque de théâtre” et c'est proprement ce que signifie le mot en français contemporain : une personne est, pour la société large, une entité comptant de zéro humains (la “société anonyme”) à l'humanité entière (la “communauté internationale”), et qui a un “rôle social” dans la “comédie humaine”. La majeure partie des personnes dans le monde sont des êtres humains, qu'on nomme en ce cas personnes physiques, le reste forme les personnes morales. Une personne morale ne peut pas proprement compter zéro humains, il s'agit d'une fiction de fiction, c'est la question de la responsabilité qui différencie principalement les personnes morale et physique : une personne physique est responsable en elle et dans ses biens de ses actions dans la société, tandis qu'une personne morale n'est responsable qu'en la part de ses biens qui constituent son “capital social”. Or, ça pose problème qu'une personne puisse être anonyme, puisse être “personne” au troisième sens du terme, la “non personne”.
Illusion et responsabilité.
L'illusion, de premier comme de second niveau, a des “effets de bord”, parce qu'éducateurs et éduqués ne sont pas tous également compétents en socialisation, parce que nul éducateur ne peut s'abstraire de ses appartenances et que certaines sont très contraignantes et parfois très divergentes de la norme, parce que certains membres de la société agissent de façon concertée contre les intérêts à long terme de la société, enfin parce que l'habitude. Pour réduire les risques que peuvent faire encourir les ratés de l'illusionnisme interviennent deux processus réciproques, la confiance et la responsabilité : on donne sa confiance à un tiers, même inconnu, quand il engage sa responsabilité en tant que lui-même, que personne physique, ce qui induit qu'on puisse l'identifier comme individu singulier. De ce fait une société ne doit pas être anonyme sauf en trois cas : tous ses membres sont responsables collectivement ; chaque personne physique nommément en charge d'une fonction exécutive ou décisionnaire est responsable en sa personne ; il s'agit d'une association temporaire en vue de la réalisation d'un projet limité dans le temps, les responsables étant alors ceux qui s'engagent à réaliser le projet. Dans ce dernier cas, si les commanditaires du projet sont aussi ceux qui le prennent en charge ou le réalisent, ils sont responsables. La confiance est une hypothèse qui ne se vérifie pas toujours, d'où la responsabilité.
De l'illusion à l'illusionnisme.
L'illusion est donc une fonction sociale. L'illusionnisme aussi mais à dose homéopathique. Il se produit des situations où une société doit mobiliser sa population, pour ce faire pas de secrets, elle doit être conditionnée pour répondre automatiquement à certains mots d'ordre. Comme ça concerne les illusions de second niveau, le meilleur conditionnement serait aussi de second niveau, une conditionnement explicite et explicitement consenti. Or ça ne se passe pas toujours ainsi. Le vieux problème déjà évoqué, l'usure du temps, les générations : plus on a de distance temporelle au moment fondateur de la société, moins on en comprend le sens. Une possibilité est la refondation régulière de la société, qui se réalise de deux manières, l'initiation pour chaque « classe d'âge » qui arrive au seuil de l'âge adulte, et le jubilé toute les deux ou trois générations. Une autre possibilité et le sur-conditionnement par le moyen de l'illusionnisme.
De la coterie au groupe de complot.
J'use ici du terme de coterie pour désigner les membres de tout groupe d'appartenance. Dans certaines circonstance une coterie, ou une partie des membres d'une coterie, peuvent agir à la manière d'un groupe de complot. Il se peut que ce soit un vrai complot, en général non, mais les procédés et processus qui conduisent à ces cas sont les mêmes.
Une société large résulte d'un compromis entre sociétés restreintes, chacune a son propre projet de société, plus ou moins convergent avec celui de la société globale, plus ou moins compatible avec ce projet global. Pour reprendre le cas du programme du CNR, certains acteurs importants n'étaient pas d'accord avec sa mise en place mais comme leurs principaux membres, s'ils n'avaient pas toujours choisi le mauvais camp n'avaient souvent pas choisi le bon, ils se trouvaient donc en position de faiblesse et durent consentir. Mais pas très longtemps, peu après la mise en place de la IV° République recommença le processus de consolidation des positions acquises. Pour exemple, l'École nationale d'administration, l'ENA : elle fut créée dans le but de former des grands commis de l'État, des hauts-fonctionnaires, cela pour éviter l'entre-soi et la cooptation dans la haute-administration. Soixante-dix ans plus tard elle est devenue l'inverse et ménage hautement la cooptation et l'entre-soi.
Toute institution, tout groupe développent un « esprit de groupe », ce qui va avec la spiritualité même, laquelle naît de l'interaction entre les personnes et leur environnement, principalement avec les autres personnes. Dans les domaines qui requièrent des compétences particulières ça devrait censément ne pas poser trop de problèmes, soit on a ces compétences, soit non. Il y a toujours le risque des usurpateurs mais limité. Dans les domaines qui ne réclament pas de compétences particulières ça peut en poser un, les “positions acquises” qui se transforment en “positions innées”, les corporatismes et les privilèges, les classes qui deviennent des castes, les transmissions héréditaires de charges et fonctions. En un premier temps c'est dans ces domaines que se développe cette dérive aux deux extrêmes de la société, les positions les plus “gratifiantes” et “dégradantes”. La stratification des fonctions et des statuts dépend des contextes mais quelle qu'elle soit, les positions considérées les plus élevées son attirantes, celles les plus basses repoussantes. Il s'agit d'une autre polarité sociale, celle verticale – pour la polarité horizontale j'en discute dans le texte « Les gilets jaunes », particulièrement dans la partie « La guerre de certains contre certains ou contre tous ».
Une société a plusieurs polarités, basiquement trois, parfois deux ou quatre, les trois de base correspondent aux axes de la spatialité, celle verticale à l'axe déterminé par la force de gravité et est immédiate, les deux autres sont horizontales, l'une assez immédiate pour un humain et tout animal terrestre latéralisé est l'axe avant-arrière, où l'avant est le côté vers lequel “la face” est tournée, l'arrière son opposé, la troisième est moins immédiate, l'axe latéral justement, celui gauche-droite — non qu'il ne soit de perception immédiate mais la différence entre “gauche” et “droite” ne va pas de soi et fait l'objet d'un apprentissage. Les deux premiers axes sont indubitables. Pour un humain standard et beaucoup d'humains non standards “le haut” est gratifiant parce que c'est le lieu de l'individu où se situe sa part la plus signifiante, elle réunit tous les organes de sens spécialisés, et les organes d'expression (visage et voix principalement), sa part la plus humaine — donc la plus “divine” —, “le bas” est dégradant ou repoussant parce que la part la plus animale de l'individu, qui fonctionne de manière assez autonome et peu contrôlable. Une part importante des premiers conditionnements initiaux est l'apprentissage du contrôle des fonctions “basses”, contrôle des sphincters et station bipède notamment. Le quatrième axe est insubstantiel, le temps, et ne vaut pas pour toute société, comme le rappelait ce 18 novembre 2018 l'auteur de l'homélie catholique du jour sur France Culture, il y a des sociétés à temps cyclique et des sociétés à temps linéaire, pour les premières le temps n'existe pas strictement, puisque tout fait retour la division des époques en passé, présent et futur n'a pas la même validité.
Comme je l'explique plus précisément par ailleurs, le temps comme durée est une construction sans rapport certain avec la réalité effective, une fiction. Il m'arrive aussi de dire que de ce point de vue le temps n'existe pas ce qui est à la fois vrai et faux : vrai parce que l'adhésion à cette fiction la réalise, faux parce que les déductions qu'on en tire pour “le passé” et “le futur” repose sur une conception inexacte de la réalité effective.
Le temps comme illusion.
Je ne développerai pas trop ce point ici parce que bien étudié par ailleurs, du moins on peut dire que tout ce qui eut lieu, a lieu et aura lieu est contemporain. Il y a ce qu'on peut nommer le temps linéaire qui est la chronique de la succession des événements, et le temps cyclique qui est la chronique des événements répétitifs, la succession des périodes diurnes et nocturne, la succession des journées, des semaines, des mois, des années, des générations, et autres alternances plus longues ou plus courtes, le temps comme durée se construit sur ces deux temporalités, les événements réalisés sont “dans le passé”, ceux en cours de réalisation “dans le présent”, ceux non encore réalisés “dans le futur”, les cycles cosmologiques, jours, lunaisons, saisons, années solaires, les cycles sociaux, les générations pour l'essentiel, à la fois se succèdent et se répètent, dire qu'ils sont contemporains part du constat évident que nos actions se basent sur la perception de ces deux temps, on agit d'une certaine manière pour la réalisation d'un certain projet parce qu'on a la mémoire des événements réalisés et de la répétition probable des cycles, quand on est en telle saison on sèmera telle plante en se basant sur le fait que lors des cycles solaires précédents la germination de cette plante commença peu après ce moment du cycle et dans des conditions similaires. Chaque fois c'est une hypothèse invérifiable et qui ne se vérifiera ou ne se falsifiera qu'ultérieurement.
La contemporanéité de tous les temps n'est pas, peut-on dire, factuelle, à l'évidence ce qui est advenu est “passé”, accompli, et souvent n'a pas eu lieu, ce qui est à venir est “futur”, n'a pas eu lieu et souvent n'aura pas lieu, seul existe ce qui est “présent”, en cours de réalisation. Prenons le cas le plus simple, celui du passé : au cours des... Bon, je vais l'écrire : au cours des temps on eut lieu une infinité d'événements, du plus restreint au plus massif, mais les seuls qui ont laissé une trace dans le présent à partir de laquelle on peut imaginer le futur sont ceux qui demeurent dans la mémoire des humains et de l'humanité, qui ne sont qu'une infime fraction de l'ensemble des événements, et en outre une fraction de fiabilité incertaine et d'une interprétation évolutive. On peut prendre le cas de la manière dont la mémoire des événements se constitue dans le présent pour comprendre pourquoi ceux du passé sont choses incertaine et souvent douteuse.
Ces temps derniers, en France a lieu un supposé “mouvement”, celui dit des “gilets jaunes”. Écoutant et lisant les médias, je constate qu'un récit s'élabore peu à peu, qui ne rend pas très bien compte de la réalité événementielle mais s'appuie en premier sur les éléments de récits déjà disponibles antérieurement élaborés par ces mêmes médias. Compte non tenu d'une fraction somme toute mineure de médiateurs malintentionnés qui diffusent volontairement des mensonges, chaque narrateur propose nécessairement un récit biaisé construit sur les seules événements dont il a connaissance, sur les interprétations implicites ou explicites de ces événements dont il dispose, enfin sur sa propre interprétation de cet ensemble documentaire. Pour exemple, bien que je doute de son honnêteté j'accorderai à un médiateur qui officie un peu partout et notamment sur France Culture, Brice Couturier, qui de vendredi 4 janvier 2018 à produit dans l'émission Du grain à moudre (France Culture, 18h20-19h00) un discours assez curieux concernant le “mouvement des gilets jaunes”, il s'agirait selon lui d'un mouvement d'orientation fasciste où l'on verrait pour des raisons un peu mystérieuses les militants et sympathisants d'extrême-gauche le soutenir en masquant cet arrière-plan fasciste dans le seul but de déstabiliser le gouvernement, la République et les institutions, ce qui ferait le lit de l'extrême-droite. J'écarte ici le fait qu'il a donné pour factuels des événements qui n'ont pas eu lieu et mets cela sur un défaut somme toute mineur, celui de ne pas vérifier ses informations, en tous les cas son récit s'articule sur un nombre restreint de faits filtrés par des analyses qui vont dans le sens de sa conception du monde, laissant de côté une masse considérable de faits vérifiables qui vont contre son interprétation.
Pour le redire, j'ai un assez grand doute sur l'honnêteté intellectuelle de Brice Couturier mais peu importe, dans la même émission une autre intervenante qui me semble assez honnête, Aude Lancelin, a produit elle aussi un récit d'une validité relative, parce qu'elle aussi a tendance a privilégier parmi les faits dont elle a connaissance ceux qui vont dans le sens de sa conception du monde, de la société, et des rapports humains. Importe ceci : à la fin de ce supposé mouvement, quelle trace en aura-t-on ? Une très faible fraction de récits et de documents de diverses sortes sur l'ensemble des événements qui s'y rapportent, et une masse à-peu-près équivalente d'analyses et de commentaires allant du plus objectif et documenté au plus subjectif et désinformé ou désinformateur. Anecdote, je viens d'entendre sur ma radio un témoignage, celui d'une “gilet jaune” bordelaise qui explique, qu'aujourd'hui dans sa ville la manifestation s'est déroulée dans le calme et sans violence, et juste après l'information que peu après l'heure de sa déclaration il y eut des heurts violents et des voitures brûlées dans ladite ville. Si j'étais, disons, un partisan ou activiste du “mouvement”, possible que je ne retienne que la première “information”, si j'étais défavorable aux “gilets jaunes”, possible que je ne retienne que la seconde, de ce fait, selon le cas le récit que je ferais ultérieurement sur cette séquence serait assez différent et dans les deux cas, inexact.
Le passé est dans le présent parce que ce qu'on sait, croit et dit du passé est dans le présent ; le futur est dans le présent parce que ce qu'on anticipe de l'avenir est élaboré dans le présent en fonction de ce qu'on sait ou croit savoir du passé. Or, si on est un minimum honnête, on sait que toute anticipation portant sur une part significative de l'univers, disons, au moins une journée et au moins trois individus concernés, se révèle à tout coup inexacte, précisément par le fait de notre connaissance limitée du passé. plus ou moins mais toujours inexact. Ce que dit plus haut, que souvent le passé n'a pas eu lieu et que le futur n'aura pas lieu, réfère à cela, notre connaissance très imparfaite du passé même très récent ne nous permet qu'une anticipation très imparfaite.