Croire est une nécessité vitale. Il m'arrive souvent de me dire incroyant, parfois de me dire incrédule, ce qui est à la fois vrai et faux : je suis incroyant car je ne crois pas sans savoir et quand on sait, ce n'est plus une croyance ; je suis incrédule en ce sens que je ne suis pas crédule, que précisément je ne crois pas sans savoir, cependant j'agis en crédule dans l'ordinaire des choses, sans trop savoir mais en faisant comme si. Pour le dire autrement, il est bon de voir pour croire mais quand on voit on ne croit plus puisque l'on constate, il est tout aussi bon de croire sans voir parce que l'on constate les effets de ce qu'on ne voit pas. Mouais... Pas sûr que ce soit plus clair...

J'en discute plus précisément ailleurs, un être vivant est un objet fermé modérément poreux par endroits et par moments. Sans cette fermeture il ne serait pas un être, sans porosité il ne serait pas vivant. Ce qui le fait se mouvoir de son propre mouvement est cette porosité à éclipses, il admet ou rejette par moments un peu de matière ou d'énergie ce qui crée à la fois un mouvement intérieur et un mouvement extérieur, mais ces déplacements de matière et d'énergie doivent être précis en quantité et en qualité, en vitesse et en direction. Or, un être vivant est un objet fermé. Il lui faut alors mettre en place des senseurs lui permettant de déterminer s'il y a lieu de créer un mouvement, en quel sens, dans quelle direction et en quelle quantité, les senseurs lui donnant l'information sur la qualité requise.

Un senseur est une construction complexe, en surface de l'objet qu'il forme sont placés des capteurs qui reçoivent des signaux, sous la surface se trouvent des récepteurs qui reprennent et relaient ces signaux mais sous une autre forme, en arrière des récepteurs se trouvent des centres de traitement qui analysent ce signal interne et selon les cas ne font rien, ou envoient un signal d'émission ou de réception de matière ou d'énergie ou un signal de fin de réception ou d'émission. Ces opérations se faisant de manière indirecte, chaque décision des centres de traitement est une hypothèse, souvent fondée mais pas toujours. On peut voir la longue histoire de l'évolution comme une tentative permanente, parfois hasardeuse, parfois dirigée, d'améliorer le processus de captation d'informations pour affiner l'analyse et avoir des réponses toujours plus exactes. Mais même dirigée elle est hasardeuse, même hasardeuse elle est dirigée. Je n'en ai pas un souvenir impérissable, peut-être l'ai-je lu trop jeune, mais du moins j'apprécie le titre du livre de Jacques Monod Le hasard et la nécessité, et cette explication du titre, « Tout ce qui existe dans l'Univers, disait le philosophe grec Démocrite, est le fruit du hasard et de la nécessité ». J'abonde, en tout cas pour ce qui concerne les êtres vivants : à tout instant un individu fait des choix, ceux-ci répondent à des nécessités, en premier la nécessité de vivre, mais tout choix a sa part de hasard, Il m'arrive de le dire, l'univers est stochastique selon l'acception s'appliquant aux processus stochastiques. Pour citer le TLFi, un « processus stochastique [est un] “processus dans lequel à une variable x (déterminée ou aléatoire) correspond au moins une variable simplement probable” » (définition reprise de Bouvier et George, Dictionnaire des mathématiques, 1979). Or, tout choix comporte au moins une variable “simplement probable”. Un choix est toujours hasardeux, induit des conséquences dont le devenir devient toujours plus indéterminable avec le temps.

L'évolution n'est pas soumise entièrement au hasard mais n'est pas plus une sélection allant “vers le meilleur”, les évolutions ne sont favorables qu'aussi longtemps que le contexte varie peu, toutes les espèces disparues lors des extinctions massives ne vous le diront pas, d'abord parce que peu et probablement aucunes n'avaient la parole, et l'auraient-elles eue qu'elles ont disparu, du moins le cas des dinosaures, qui dominèrent la planète pendant un assez long moment et ne figurent plus que comme une lignée secondaire, celle des oiseaux, montre que les “choix évolutifs” ne valent que le temps qu'ils valent. Les individus font des choix qui valent pour eux, pour leur lignée et pour leur espèce, qui valent pour leur biotope et leur écosystème, et in fine pour la biosphère. Chaque choix n'est pas intrinsèquement favorable ou défavorable, si je dois aller de chez moi à la boulangerie du coin, probable que je prendrai le chemin le plus court, ce qui est un choix raisonnable : par expérience je sais que c'est le chemin qui me coûte le moins en temps et en énergie ; si un certain jour un conducteur de camion suit la même voie et que, soit je traverse la chaussée sans le voir, soit il fait une fausse manœuvre et roule sur le trottoir où j'avance, nous n'aurons ni lui ni moi fait un “mauvais” choix, mais les circonstances le rendront défavorable pour moi. Si je m'apparie avec une femme qui me semble du genre favorable à ma lignée ou à qui je semble favorable à sa lignée et que tous deux sommes porteurs d'un gène récessif vecteur d'une maladie du genre myopathie, nous aurons fait une erreur mais un choix ni bon ni mauvais. Et toute la longue suite de choix à effet immédiat, différé ou lointain qui orientera de toutes petites modifications des équilibres généraux à divers niveaux induisant bien plus tard des situations favorables ou défavorables à nos lignées, espèces, biotopes, etc.

Croire est nécessaire et vital car si on ne croit plus, si on ne se fie plus à la valeur de ses choix, on cesse d'agir, et là c'est à coup sûr un choix défavorable, ne pas choisir c'est tout de même choisir, mais choisir pour le pire du point de vue d'un individu : la mort. Croire aveuglément est une erreur car on ne peut jamais être assuré que ce qu'on croit est toujours et partout valide. Agir sans croire est une faute car on agit sans tenir compte du contexte, la meilleure manière d'agir contre lui, donc contre son évolution. Les humains en font actuellement la démonstration en ayant créé une situation peu favorable à leur espèce en ne tenant pas compte des conséquences de leurs choix sur le contexte à moyen et long terme.


J'ai initié cette discussion pour parler d'un cas dans mon actualité, le supposé “mouvement des gilets jaunes”. De ce que j'en comprends, ceux qui y participent, ceux qui tentent de le récupérer et ceux qui le traitent comme quelque chose d'important qui aura des conséquences directes sur l'action du gouvernement ou celui de ses oppositions sont dans l'erreur.

Pour les derniers c'est évident, il s'agit du n-ième “mouvement anti-Macron” promis à un bel avenir par les mêmes ou par d'autres depuis un peu plus d'un an, il y en eut un à deux par mois depuis septembre 2017, tous ont échoué à tous les niveaux, échoué dans la mobilisation, dans la durée, et dans les revendications, il en ira prévisiblement de même pour celui-ci. Le grand problème avec ce genre de pythonisses est qu'elles ne remarquent que les irrégularités, et qu'elles ont la mémoire courte : des “mouvements” il y en a souvent, selon les moments au moins un par trimestre et jusqu'à un ou deux par mois, et sur l'ensemble s'il y en eut quatre ou cinq depuis le début du millénaire qui obtinrent serait-ce même un petit quelque chose, c'est le maximum. Non qu'aucun des autres n'eut de conséquences, mais autres que ceux qui motivèrent leur initiation. Le “mouvement des gilets jaunes” est très nettement du genre qui n'aura aucune efficacité pour diverses raisons, entre autres parce qu'on ne peut pas fonder un mouvement sur une revendication du genre “Non à la neige ! Non à la neige ! Ju-pi-ter dé-mis-sion !” — manifester contre la réalité est parfois un beau geste mais d'une efficacité nulle —, qu'un mouvement ne peut agréger durablement des mécontentements divers et souvent divergents ou opposés à partir d'une revendication unique, très vite les plus prudents, les plus partisans et les plus radicaux s'en excluront ou en seront exclus — comme le disent les rares participants actifs à ces manifestations quand on les interroge, y compris ceux les plus politisés, ils ne veulent pas “être récupérés”, dit autrement ils ne veulent pas donner une structure et une orientation à leurs revendications, et un “mouvement” qui ne va nulle part ou qui va dans tous les sens, ça ne peut pas aller bien loin ni bien longtemps —, qu'assez vite les non participants ou les participants inactifs se lasseront à la fois de l'inefficacité du “mouvement” et des troubles qu'il cause, on peut certes soutenir passivement ce genre de manifestations une fois ou deux, parfois trois, mais la quatrième, la cinquième, la sixième fois qu'on se trouvera devant un barrage de “gilets jaunes” qui vous fera rater une quatrième, cinquième ou sixième fois l'heure de l'embauche, celle de la sortie des écoles, celle d'un rendez-vous important, on aura un autre avis, d'autant que plus un mouvement de ce genre perd de participants actifs, plus il se radicalise. Etc.

Ce mouvement est négligeable, pour illustration le premier jour de “mobilisation” : selon les pouvoirs publics comme selon les “organisateurs”, il a réuni environ trois cent mille personnes sur plus de deux mille points de rassemblement, dit autrement : en moyenne cent cinquante personnes par lieu de rassemblement. Dès le lendemain, presque autant de points mais environ cinquante mille personnes, donc en moyenne vingt-cinq personnes par point, et le troisième jour deux tiers moins de personnes pour moitié moins de points. J'hésite souvent à écrire “paradoxalement” car les paradoxes sont rares, disons, en un apparent paradoxe, plus une “affaire” est peu significative, plus elle intéresse les médias et les commentateurs. La raison est celle mentionnée, ils s'intéressent aux irrégularités : les manifestations et mouvements organisés par des partis ou des syndicats sont réguliers donc inintéressants, celles et ceux “spontanés” sont irréguliers donc intéressants. C'est ainsi. Leur intérêt est donc inversement proportionnel à leur potentiel d'efficacité.

Les “récupérateurs de mouvements” sont nécessairement destinés à échouer dans des cas comme celui-ci : la force du gouvernement actuel est d'agréger tous les mécontentements, hier j'entendais justement, sur ma radio, des interviews de manifestants “gilets jaunes”, et pas un n'avait les mêmes revendications, pas un les mêmes proximités politiques, pas un les mêmes suppositions quant aux suites escomptées, que le précédent et le suivant. Imaginez le succès qu'aurait un “insoumis“, un “rassembleur”, un “républicain” ou un “communiste” tentant de fédérer et de récupérer un groupe comptant des insoumis, des rassembleurs, des républicains, des communistes, des apolitiques, des radicaux, des “marcheurs” ou “macronistes” déçus. Un qui a compris le truc c'est Laurent Wauquiez, qui a participé à une “manifestation spontanée” ne comptant que des “républicains” encartés convoyés là par bus, certes ça ne l'a pas aidé à récupérer le mouvement mais ça lui aura au moins évité de se faire chahuter...

L'erreur des participants actifs découle de ce qui précède : in abstracto on peut imaginer que « l'ennemi de mon ennemi est mon ami », de facto ça ne marche pas de cette manière, mon ami est celui qui propose d'agir dans mon sens et pour mon projet, et il paraît évident que le projet d'un “rassembleur” n'est pas celui d'un “insoumis”, donc quand il faudra aller plus loin ils n'iront pas dans le même sens. C'est ainsi.


Les “récupérateurs” sont ceux qui agissent sans croire, ils connaissent les méthodes pour “manipuler les foules” mais un agrégat d'individus disparates et incompatibles ne constitue pas une foule, ni une masse même quand elle fait effet de masse. La raison pour laquelle les “récupérateurs” deviennent de plus en plus incohérents est précisément cela : leurs trucs ne fonctionnent plus. Tant que “l'adversaire” est “de gauche”, “de droite” ou “ni de gauche, ni de droite”, on peut tranquillement mobiliser les conditionnements idoines, quand il est “et de gauche, et de droite” on se trouve avec cette configuration curieuse où tous les “récupérateurs” “de droite”, “de gauche” et “ni de droite ni de gauche” sont systématiquement “du même côté” tout en prétendant être opposés les uns aux autres. Du fait, ils ne peuvent plus activer efficacement les conditionnements partisans.

Les “gilets jaunes” sont ceux qui croient aveuglément, ils croient que leur représentation de la société correspond à la réalité, ils prennent la carte pour le territoire. Et une fois sur le territoire, ils n'arrivent pas à comprendre pourquoi il ne correspond pas à la carte. Dans une autre discussion je relevais ironiquement ce paradoxe, réel pour le coup : dans des contextes anciens, on obligeait certaines populations à porter une marque jaune pour être identifiables, de nos jours elles se collent la marque elles-mêmes sans qu'on les y oblige. L'intérêt de la “marque jaune” est, pour les autorités, de désigner une cible au reste de la population, une cible non problématique parce que faible et non organisée. Mais quand les autorités ne veulent précisément pas désigner de cible, elle se désigne elle-même, et c'est la population qui était censée être mobilisée contre “la cible” qui se désigne ainsi. Pour le dire simplement : la “majorité silencieuse” se met à parler et on s'aperçoit alors que ce n'est pas une majorité mais une collection de minorités divergentes ou opposées, une longue cohorte de voix discordantes.