Deux questions importent ici : qui l'écrit, et qui la lit ? D'un côté la réponse est simple, de l'autre elle débouche sur un abîme de complexité. La réponse à ces deux questions est : tout le monde. Mais si tout le monde l'écrit et la lit, il y a autant de versions de l'Histoire que de personnes ? Que nenni ! Il y a plusieurs versions de l'Histoire par personne. En fait, plus on est informé et plus on informe, plus on dispose de versions de l'Histoire émises et reçues. Par exemple, moi qui m'intéresse à la chose, je connais des dizaines de versions de “la chute de l'Empire romain”. Étant, autant que je puisse le savoir, une personne assez raisonnable, j'ai tendance à privilégier celles qui ont une cohérence dans les hypothèses retenues et une fiabilité quant aux sources et à leur analyse, donc je retiens celles de ces versions qui ne sont pas contradictoires et qui, toutes ensembles, m'en donnent une image assez vraisemblable. Ce qui n'est pas le cas de tout le monde. En fait, il y a des moments, comme dans mon contexte actuel, ce 26 novembre 2018, où une part non négligeable de mes semblables fait un choix radicalement différent. C'est triste pour eux et ennuyeux pour moi : comment raisonner avec des personnes déraisonnables ? Et encore pire, comment déraisonner avec des personnes qui n'ont pas la même déraison que soi ? Eh ! Étant plutôt raisonnable, quand je constate qu'un de mes interlocuteurs est dans l'incapacité de ne pas déraisonner, je laisse tomber et je passe à un autre sujet ou je cesse de discuter, alors que les personnes déraisonnables mais divergentes ont tendance à vouloir convaincre leurs contradicteurs de la validité de leurs points de vue, ce qui débouche au mieux sur un double monologue sans fin, au pire sur un conflit physique.

La grande question du moment dans les médias — terme désignant ici non les médias proprement dits mais les entreprises médiatiques, presse, radio, télévision, sites d'information — est, pourquoi et comment ces imbéciles de citoyens peuvent-ils adhérer aux “fake news”, à la “post-vérité”, aux “vérités alternatives” et aux “théories du complot” ? Très marrant, venant de personnes travaillant dans des usines à désinformation et à propagande. Je simplifie, certes, une part mineure mais non négligeable d'entreprises de médias n'est pas dans cet axe, mais ce ne sont pas les plus notables ni les plus consultées. Comme le relevait quelqu'un sur ma radio préférée, France Culture, ce samedi 24 ou ce dimanche 25 novembre 2018, quand on fait des enquêtes auprès des téléspectateurs, la proportion de personnes affirmant préférer Arte pour s'informer est à-peu-près dix fois supérieure à la proportion de téléspectateurs qui s'informent réellement via Arte. Dit autrement, les personnes qui affirment que “les médias mentent” le disent parce qu'elles le savent, du fait qu'elles s'informent en général via les médias les moins fiables et les moins honnêtes. Il peut sembler paradoxal qu'on préfère s'informer auprès de médias qu'on estime non fiables plutôt qu'auprès de ceux qu'on estime fiables, ce qui ne tient pas compte d'un fait : peu de personnes souhaitent avoir une information fiable, parce que le plus souvent ce type d'informations contredit leurs opinions a priori sur la réalité, donc elles préfèrent un mensonge contradictoire au leur qu'une vérité contradictoire à leur mensonge. C'est ainsi.

Donc, “fake news”, “post-vérité”, “vérités alternatives” et “théories du complot”. L'usage de ces termes est la preuve tangible de mon affirmation quant au fait que les entreprises de médias sont tendanciellement productrices de désinformation et de propagande, puisque d'une part on dispose déjà de termes bien établis nommant ces pratiques, de l'autre utiliser des néologismes pas très bien définis est un des principaux outils de la désinformation. Parfois j'use de néologismes mais presque toujours de compréhension immédiate, je me contente en général de prendre un terme bien défini et j'y ajoute des affixes producteurs qui spécifient une des qualités de la réalité que le terme désigne, par exemple j'ai récemment inventé “schmittienne” et “divisante”, le premier en lien avec un propos sur un nommé Carl Schmitt pour parler de « la rhétorique schmittienne », le second, et bien, le second pour dire d'une manière synthétique « qui divise », « qui a une action diviseuse » (mot qui n'est pas un néologisme mais qui est moins pertinent dans ce cas). Soit précisé, le premier de ces néologismes n'en est probablement pas un, je ne l'ai jamais rencontré mais le nommé Carl Schmitt est un auteur très discuté, et producteur de théories et d'hypothèses, ce qui m'induit à croire que d'autres auteurs l'on employé d'assez longue date pour deviser sur « la théorie schmittienne du patin-couffin » ou autre “théorie” de son cru. Sans le certifier, “divisante”, terme que ne reconnaît pas mon correcteur orthographique, n'est probablement pas non plus un néologisme tant sa formation correspond au génie de la langue, simplement son usage doit être trop rare pour avoir fait l'objet d'un recensement.

Les quatre néologismes mentionnés sont très intéressants. Le premier l'est à deux titres : 1) ce n'est pas un néologisme ; 2) l'usage qu'on en a en France est inverse à celui qui a lieu aux États-Unis. Dans son pays d'origine le principal utilisateur du terme est celui dont on dit en France qu'il en produit, M. Donald Trump. Et bien sûr ce n'est pas un néologisme mais une “rétro-traduction”, on a en France la très établie notion de “fausses nouvelles”, ce que signifie littéralement “fake news”. Le second est étrange : que peut donc signifier “post-vérité” ? Considérant cette composition, j'en tire deux sens principaux, “vérité d'après la vérité” et “vérité subsidiaire”. C'est plus ou moins le même sens avec une couleur un peu différente. Cela dit, son emploi habituel correspond à un mot très établi, “mensonge”. D'où, je m'interroge, pourquoi rebaptiser “mensonge” avec “post-vérité” ? Le troisième, “vérités alternatives”, est certes nouveau mais correspond à quelque chose de très ancien, mentionné dans les fameuses sentence « Vérité en-deçà des Pyrénées, mensonge au-delà » et « À beau mentir qui vient de loin » : ce qui est vrai pour certains est faux pour d'autres. Le dernier, “théories du complot”, n'en est pas strictement un sinon que son usage actuel diffère de celui ancien : il y a quelques lustres parler de “théorie du complot” était ironique et visait à disqualifier les tenants de discours fumeux, désormais on en parle très sérieusement et l'on développe des discours “scientifiques” sur le sujet. Enfin, des discours pseudo-scientifiques. Comme il m'arrive de le dire, les seules théories du complot que je constate proviennent de ceux qui discourent sur les théories du complot, les émetteurs et récepteurs de discours sur les complots se passent de toute théorisation, ils y croient ou prétendent y croire, voilà tout.

Quel est l'intérêt de tels néologismes ? Il est probablement multiple mais deux intérêts principaux émergent : d'une part, s'exclure du champ des personnes désignées, de l'autre donner l'apparence que les pratiques antérieures n'ont aucun rapport avec celles regroupées sous ces étiquettes nouvelles. Lorsque le New York Times ou Le Monde diffusent des fausses nouvelles, c'est une erreur et ils s'en excusent, quand Fox News ou Valeurs actuelles le font c'est une action volontaire et on ne les en excuse pas. Reste que, d'où qu'elle vienne une fausse nouvelle est une fausse nouvelle. Le Monde s'est (mollement, cela dit) excusé de cette énorme fausse nouvelle concernant les “parties fines” auxquelles auraient participé des notables toulousains, dont Dominique Baudis, reste que leur propagande insistante et répétée sur cette fausse nouvelle a eu des conséquences irréparables. Bien que j'aie des doutes là-dessus je ne remets pas en cause, disons, la bonne foi des diffuseurs de cette fausse nouvelle, par contre je mets en cause leur honnêteté, parce qu'on ne peut pas, on ne doit pas mettre gravement en cause des personnes sans avoir vérifié la validité des informations que l'on rapporte. Clairement, la moindre critique que l'on peut faire ici est que Le Monde a tranché entre la recherche de “parts de marché” et la déontologie, et que d'évidence la balance n'a pas penché du côté de la déontologie.

Quel est le problème avec la désinformation ? Simple : une fois émise, reprise, répétée et diffusée moult fois, une fausse nouvelle devient une nouvelle. L'affaire toulousaine est par la suite apparue comme une complète forgerie mais pour ceux qui y ont cru et n'ont pas cru aux démentis, ça restera à jamais une information et non une désinformation.