Il y a trois principaux mondes, celui de ceux qui ne savent pas, celui de ceux qui savent mais n'en tiennent pas compte, celui de ceux qui savent et en tiennent compte. On peut aussi parler du monde des Apparences, du monde des Essences et du monde réel. Pour les tenants de chacun de ces mondes, les autres sont “l'autre monde”, mais trois “autre monde” différents : pour qui ne sait pas, “l'autre monde” est “l'inconnaissable”, pour qui sait mais n'en tient pas compte il est “l'insignifiant”, pour qui sait et en tient compte il est le même monde vu d'autre manière. Une société idéale serait une société où chacun sait et en tient compte, par chance nous ne vivons pas dans des sociétés idéales. Une société catastrophique serait une société où la proportion de ceux qui savent et en tiennent compte serait très basse, moins d'une ou deux personnes sur quinze, la proportion de ceux qui savent et n'en tiennent pas compte de plus du double, la majorité se composant de ceux qui ne savent pas. Je commence la lecture d'un texte qui dit à-peu-près la même chose mais autrement :

La bêtise individuelle est un droit et, aussi étonnant que cela puisse paraître, un devoir. Un droit, car personne ne peut s’exempter d’être bête de temps en temps. Un devoir, car il faut toujours en passer par là quand on prétend comprendre quelque chose.
Par contre, la bêtise collective, ou plutôt, l’entreprise collective qui cherche à nous rendre bêtes est un effet de pouvoir. Toutes les dictatures occidentales modernes ont mis en place des polices spécialisées à cette fin. Désinformer, déformer, mais aussi nous empêcher de savoir ont été le moyen le plus courant d’une même stratégie de censure. La stratégie de censure relève de l’usage d’une force qui s’affiche en tant que telle : celle des militaires en Amérique latine, celle des nazis en Allemagne et ainsi de suite. Connue et visible, voire même ostentatoire, cette forme de pouvoir, bien qu’empêchant l’accès à l’information, laisse, malgré elle, une place à l’intelligence. “Malgré vous [“vous » désignant implicitement les dictateurs]”, d’ailleurs, est le titre d’une chanson populaire brésilienne, devenue une sorte d’hymne de résistance à la dictature militaire installée au Brésil en 1964 et qui a duré 20 ans. L’auteur de la chanson, Chico Buarque, a développé tout une intelligence de dire sans dire et ses chansons étaient facilement interprétables, justement, parce que tout le monde savait de quoi et de qui elles parlaient. Déchiffrables également par le pouvoir en place, ses chansons lui ont valu un temps d’exil en Italie et, de temps en temps, le recours à l’usage d’un pseudonyme. Les exemples sont multiples dans les domaines de l’art et de la pensée de différents pays. On pourrait évoquer encore le travail philologique du juif allemand Viktor Klemperer qu’il concevait, en plus de l’aide de sa femme, comme étant son moyen principal pour résister intimement à l’oppression nazi. À terme, ce travail s’est révélé une analyse fine et précise de la langue du IIIème Reich et nous a appris que le langage occupe une place centrale dans les stratégies de pouvoir.1

La première forme de bêtise, celle qui est un droit et un devoir, on peut plus proprement la nommer imbécillité : l'imbécile est la personne qui a besoin d'un bâton, un bacillus, pour avancer et se guider, c'est l'ignorant qui n'ignore pas son ignorance. La deuxième forme est celle de l'idiotie : l'idiot est l'ignorant qui ignore son ignorance. On peut dire que le but général de la socialisation humaine est de faire de chaque humain un imbécile mais que ça ne marche pas à tous les coups. Du fait il y aura deux formes principales de ratages qui produiront deux sortes d'idiots, les idiots savants et les idiots ignorants. Les mêmes mais qui n'agiront pas également dans la société. Dans une autre formalisation je nomme les idiots savants les “salauds”, les idiots ignorants les “cons”. J'ai entre autres préceptes celui-ci, tout con est un salaud en devenir, tout salaud est un con qui s'ignore, ce qui implique qu'il n'y a pas de réelle différence entre les deux formes d'idioties, on peut dire que le con est l'idiot qui ignore qu'il sait, le salaud l'idiot qui sait, mais ne sait pas qu'il en ignore bien plus qu'il n'en sait. On peut aussi dire que la connerie est une phase dans le processus d'humanisation, la saloperie une autre phase, la fin (toujours provisoire) du processus étant ou du moins, devant censément être l'imbécillité. On peut enfin dire que ces phases ne sont pas ou ne devraient pas être successives mais proportionnées, d'abord beaucoup de connerie, un peu de saloperie, un peu plus d'imbécillité, puis une forte proportion de saloperie, une dose assez forte de connerie, à-peu-près autant d'imbécillité que lors de la première phase, puis progressivement une augmentation de l'imbécillité et une forte réduction de la saloperie et de la connerie mais elles ne doivent rester présentes, comme dit Marilia Amorim, la bêtise est « un droit car personne ne peut s’exempter d’être bête de temps en temps, un devoir car il faut toujours en passer par là quand on prétend comprendre quelque chose ».

Le fait est, nous ne sommes pas dans un monde parfait composé de sociétés parfaites, et nous sommes assez souvent proches de la catastrophe. Ça concerne le fait que nous ne pouvons pas imaginer un monde à venir très différent du monde advenu — comme le disait quelqu'un sur ma radio, France Culture, hier 19 novembre 2018, les amnésiques ont de grandes difficultés pour planifier leur emploi du temps car ils ne disposent plus de cette mémoire de l'expérience qui permet de s'imaginer des expériences futures. Or, le monde de demain ne peut pas ressembler au monde d'hier et fort peu au monde d'aujourd'hui. Les cons sont des sortes d'amnésiques, ils apprennent peu de leur passé donc imaginent difficilement leur avenir. Les salauds sont des sortes d'hémiplégiques, ils ne voient que le futur ou le passé — en fait ils ne voient que le présent mais coloré par l'espoir ou le regret — et se privent ainsi de la moitié de la réalité, ce qui n'en fait pas nécessairement des salauds, ils ne le deviennent que quand ils veulent imposer leur point de vue limité à tous. Enfin si, ça en fait toujours des salauds, mais quand ils ne veulent pas nous transformer en salauds c'est moins grave (cela dit, les proches des salauds ne trouvent pas nécessairement cela moins grave). Les ni salauds ni cons, que je nomme depuis peu les dilettantes, ont un autre rapport à la réalité, ils la savent à la fois imparfaite et perfectible mais savent aussi que la meilleure manière de tendre vers un peu moins d'imperfection est d'agir aussi peu que possible.


1. Marilia Amorim, « L’effort pour rendre l’autre bête », Revue du MAUSS, 25 janvier 2015, consultable en ligne .