Une société humaine est une fiction et n'existe que pour autant qu'on accepte cette fiction, qu'on la réalise en paroles ou en actes, en paroles et en actes. L'existence d'une société humaine est indépendante de l'existence de ses membres, une société est autant, est souvent plus un projet ou un souvenir qu'une réalité effective, récemment la chaîne Arte a diffusé un documentaire intitulé « Mésopotamie, une civilisation oubliée », un titre qui porte sa propre contradiction : ce film évoque cette civilisation, ce qui fait la preuve qu'elle n'est pas oubliée. De fait, toute civilisation qui a connu ou côtoyé l'écriture ne peut être oubliée, et certaines civilisations antérieures à l'écriture restent dans la mémoire des humains par les contes, légendes et mythes, et par les traces qu'elles ont laissées, que l'on restitue par l'étude minutieuse de ces traces et récits. L'avenir se construit dans le présent à partir du passé, et la vraisemblance de notre projection sur cet avenir dépend de notre compréhension et de notre appréhension de ce passé, et que sa forme dépend des références sur lesquelles on le base. On comprendra que selon qu'on s'appuie, par exemple, sur les modèles donnés par la Grèce antique, l'Égypte pharaonique ou celle ptoléméenne, la Rome républicaine ou impériale, l'empire carolingien ou un de ses successeurs, la féodalité à ses débuts, à son apogée ou à sa fin, la forme État-nation à ses débuts, à son apogée ou à sa fin, et selon qu'on retienne les chroniques, les archives et les récits sur une deux, trois cinq, dix ou quinze générations, nos anticipations seront très différentes.

Je cite ici les modèles et périodes “réels” mais nos références sont aussi “fictives”, ces mots entre guillemets parce que la différence entre les deux est mince en ce sens qu'un récit est toujours à la fois réel et fictif. Pour les récits et traces qui portent sur la réalité, c'est-à-dire sur des événements et séquences historiques ayant effectivement eu lieu, même en ne considérant pas les possibles faux historiques, les éléments sciemment falsifiés, tout récit historique est une sélection, un choix parmi les séquences et les événements et parmi leurs interprétations, donc une image partielle et consciemment ou inconsciemment partiale de ce passé. Pour les récits et traces fictifs, ils s'appuient sur une certaine compréhension de la réalité et rendent eux aussi compte de cette réalité ou plus précisément de certains de ses aspects. Les cas qu'on dira normal est une combinaison de références, pour exemple si l'on souhaite restituer une époque dans toutes ses dimensions on s'appuiera sur plusieurs chroniques, sur des documents factuels (archives, des comptes-rendus de recherches), sur des réflexions et des propositions, et sur une diversité de fictions qui donnent à lire de quelle manière les acteurs d'une époque se représentent leur réalité sociale : si l'on veut par exemple restituer la France de la première moitié du XIX° siècle on ne peut faire l'économie de la littérature et des arts, et des commentaires des contemporains sur leur production de documents factuels ou de fiction. On peut même dire que les documents de fiction sont assez souvent plus révélateurs d'une époque que les documents factuels, ils font des synthèses que les chroniques ou essais ne peuvent se permettre, et expriment le sentiment des individus, des groupes, des sociétés sur leur réalité effective et subjective.

J'entendais récemment sur France Culture une personne dire quelque chose d'assez sensé, ce que l'on nomme un jour utopie se révèle souvent par après réalité sociale, elle prenait le cas de la démocratie, utopie au milieu du XVIII° siècle, réalité sociale au milieu du XX°. À l'inverse, on peut dire que toute analyse de la réalité immédiate — du présent — et que tout projet pour l'avenir est une sorte de fiction d'autant plus distante de la réalité sociale effective qu'elle s'appuie sur une part limitée et fragmentaire de la réalité dans le temps et dans l'espace. Une large part des humains appuie son analyse de la réalité sociale sur un passé de moins d'une à au plus quatre générations, ce qu'on nommera le contemporain, et une part restreinte de l'espace social, entre “local” et “régional”, qui se constitue comme un bloc, un “continent”, ou comme une discontinuité, un “archipel”. Où cela peut devenir source de problèmes, c'est quand on étend sa compréhension de la réalité au-delà de ce segment, si en partant d'une analyse locale sur moins d'une génération on élabore un projet censé valoir pour toute sa société voire pour l'ensemble des humains et pour un temps long voire infini, quand on croit que s'il est midi à sa porte il est midi à toutes les portes.

Pour une personne raisonnable et informée la persistance des sociétés réelles ou fictives est intéressante, elle renseigne sur la multiplicité des réalités sociales dans le temps et dans l'espace et permet d'élaborer des projets qui en tiennent compte, pour une personne peu ou pas du tout raisonnable ou/et peu ou pas du tout informée sur ce qui dépasse son contexte, cette persistance peut être la source de projets totalement irréaliste. Comme l'écrivit un de mes auteurs favoris, Gregory Bateson,

Lorsque l'épistémologie de base est pleine d'erreurs, ce qui en découle ne peut fatalement qu'être marqué par des contradictions internes ou avoir une portée très limitée. Autrement dit, d'un ensemble inconsistant d'axiomes, on ne peut pas déduire un corpus consistant de théorèmes. Dans ce cas, toute tentative de consistance ne peut aboutir qu'à la prolifération d'un certain type de complexité — qui caractérise, par exemple, certains développements psychanalytiques et la théologie chrétienne — ou, sinon, à la conception extrêmement bornée du behaviourisme contemporain1.

Tiens ben, je le disais récemment à une personne de connaissance, sans m'en priver du moins j'évite, et spécialement dans des discussions de vive-voix, d'user d'un vocabulaire un peu trop distant de celui de ordinaire, pour moi j'aime bien lire des textes précis parce que ça permet une certaine densité du discours, mais beaucoup de gens se découragent dès qu'il y a trop de mots inhabituels pour eux, cette citation me paraît d'une grande clarté mais je ne suis pas trop persuadé que ce puisse être une opinion très partagée. Deux possibilités ici, “j'explique” cette citation, j'en fais le commentaire ou la paraphrase, ou bien je laisse le soin à qui me lit et l'aurait trouvée peu compréhensible de chercher le sens de chaque mot, de chaque phrase et de l'ensemble du passage. Je préfère la seconde parce que je suis un être raisonnable et informé et de ce fait sais que la seule manière pertinente de comprendre un texte est de se l'expliquer, de faire sa propre analyse, son propre commentaire.


1. Gregory Bateson, Vers une écologie de l'esprit, traduit de l'anglais par Perial Drisso, Laurencine Lot et Eugène Simion, Éditions du Seuil, Paris, 1977, article « La cybernétique du “soi” : une théorie de l'alcoolisme »