Un moment que j'essaie d'avoir cette discussion mais une personne de mon genre a de la difficulté à, dirai-je, organiser sa pensée. Rapport au fait que tout en ce monde se relie et quand je suis une piste elle n'a pas de fin, ou du moins pas d'autre fin que le moment où je cesse de la suivre par décision, par circonstance ou par nécessité. Mon sujet ici est, pour continuer ma comparaison photographique, un développement sur la phrase introductive et sur le titre, comment on se révèle, ou non, puis on se convertit, ou non. Bien que nous ne soyons pas des photographies nous avons un rapport à elles, nous est commun d'abord que sans lumière ni une photo ni un être vivant n'adviennent, puis qu'entre la prise de vue et son tirage de même qu'entre la naissance et l'accomplissement d'un être humain il peut y avoir bien des incidents qui empêchent l'une ou l'autre phase de se réaliser.

Factuellement, un être vivant est plutôt similaire à un film, il “prend des instantanés” qui forment séquence, chaque photogramme donne une image statique, leur séquence restitue le mouvement de la situation enregistrée. Il existe de nombreux correctifs dans les organes de sens qui permettent de “corriger l'image”, de la rétablir en positif et dans son sens, mais les humains — et probablement quelques autres espèces, moindrement ou différemment — ont inventé une méthode de communication qui a un gros inconvénient, elle induit elle aussi un rétablissement mais sur une image rétablie, et produit une image négative et inversée. Tout cela est une comparaison mais assez proche du phénomène réel.

Traverser le miroir.

La méthode de communication humaine, on peut la nommer le verbe, sa forme la plus courante on peut la nommer la parole. On peut la décrire comme un vecteur, elle permet de conserver et de transmettre l'expérience d'un individu à un autre individu ou à lui-même mais d'autre manière que celle habituelle, qui s'opère par l'exemple, dans le cas humain cette transmission se fait donc par un vecteur, un moyen, qui a sa propre forme non assimilable à l'expérience que l'on transmet. Ce texte en est l'exemple : je vous y transmets, disons, ma pensée ; si je sais émettre assez bien et si vous savez recevoir assez bien, quand vous arrivez à la fin d'un segment significatif de ce texte, au bout d'une proposition, d'une phrase, d'un alinéa, d'un paragraphe, d'une section, ou du texte entier, ma pensée sera devenue la vôtre. Non pas la même mais une pensée similaire.

Qu'est une pensée ?

Je me pose cette question de longue date. Je dirai de la pensée, des pensées, ce que je dis de bien des notions “abstraites” ou “conceptuelles”, la pensée je n'y crois pas mais je la constate. Cela signifie simplement que si on cherche une pensée “dans le corps”, en général “dans la tête”, c'est-à-dire dans le cerveau, mais aussi bien dans le cœur, ou le foie, ou le sexe (dire d'un individu “il a l'esprit dans la culotte” exprime en effet l'idée qu'il pense avec son sexe), on ne la trouvera pas, elle se trouve entre les individus et n'a pas de forme prédictible, on peut la transmettre par la voix ou par le geste, et par sa forme ou son sens. Le verbe réfère au sens, la parole à la forme. Même si les choses ne sont pas si séparées il y a deux manières principales de transmettre une pensée, par sa forme ou par son sens, par similarité ou par équivalence. Et voilà une première transformation : pour l'émetteur ce qui transmet la forme est pour le récepteur ce qui transmet le sens, et inversement. On peut l'illustrer par les deux manières d'écrire, avec des signes qui reproduisent le son de la parole ou avec des signes qui en reproduisent la réalité désignée, par un alphabet ou par des pictogrammes. Les pictogrammes ont une certaine similarité avec la réalité désignée, la personne qui écrit en reproduit la forme, celle qui lit en reçoit le sens, elle associe directement cette forme à la réalité désignée ; les écritures alphabétiques ou syllabiques sont des équivalences sans rapport de similarité avec la réalité désignée mais le rédacteur considère le sens des parties de son discours, le récepteur considère sa forme et à partir d'elle reconstruit son sens.

Le verbe, c'est toute manière médiate de communiquer, parole, musique, écriture, chant, dessin, mathématiques, plus largement tout artefact, tout objet artificiel permettant à d'autres de garder mémoire de l'expérience d'une personne. Le verbe qui se réalise, “s'incarne”, dans la parole dite ou écrite, est l'artefact le plus évident en tant que vecteur de communication, mais l'archéologie et la paléo-anthropologie montrent que toute trace d'artificialisation communique quelque chose des individus et des groupes qui l'ont réalisée : on en sait de plus en plus sur les cultures très anciennes des diverses lignées humaines, au-delà de trente ou quarante mille ans, par les traces qu'elles ont laissé en créant des artefacts ou en artificialisant leur espace de vie. De plus en plus, il faut raison garder : ce qu'on peut comprendre d'une culture de groupes et d'ensemble de groupes de plus de douze mille ans reste assez fragmentaire, de plus de sept ou huit mille ans encore assez hypothétique, mais quand on peut commencer à croiser les informations données par ces traces, de plus en plus nombreuses et durables avec le temps, et les traces écrites, soit depuis environ six mille ans, la mémoire de ces individus, groupes, cités, États, nations, empires, civilisations, permet de bien mieux les restituer, d'en garder largement mémoire.