Vous connaissez la notion de granularité ? Simple : on adapte la définition d'une image, son grain, en fonction des besoins et souhaits. Telles les cartes : l'automobiliste utilisera une carte routière qui ne représente que les axes principaux, le promeneur préfèrera la carte d'état-major, très détaillée, pour connaître les chemins de randonnée. On peut appliquer cette notion, reprise du vocabulaire de la photographie, à beaucoup de domaines, notamment celui, disons, de l'Histoire : si l'on veut connaître les “grandes dates” ou avoir une idée exhaustive d'une époque, on prendra un petit livre de deux ou trois cent pages ou un ouvrage en six volumes de mille pages chacun. Un auteur a exprimé dans un ouvrage satirique la difficulté de rendre compte de la chronique des temps, Laurence Sterne dans La Vie et les opinions de Tristram Shandy qui, en neuf volumes, ne parvient à conter que cinq moments de cette vie couvrant à peine plus de jours, et ne propose presque rien de ses opinions. Le projet du narrateur, Tristram Shandy, est de livrer une autobiographie exhaustive, or le récit d'une journée, s'il doit être réellement exhaustif, est un labeur sans fin dont la rédaction prendra bien plus qu'un seul jour. Une manière plaisante de montrer que la granularité temporelle des récits historiques est assez basse.

Bien sûr, une chronique, des mémoires ou un ouvrage historique n'ont pas la prétention d'une telle exhaustivité mais à l'évidence un récit sur cent pages et un autre sur deux mille pages traitant du même sujet n'auront pas la même granularité. La dimension de l'ouvrage n'est pas le seul critère pour définir sa granularité, même si cet aspect compte : les Mémoires de Saint-Simon, centrés sur la vie de la Cour et sur son propre rôle, nous en apprendront bien moins sur son temps qu'une étude à la manière de l'école des Annales donnant en outre de multiples références d'auteurs et de sources, celle-ci ferait-elle en volume le quart ou le tiers de ses mémoires. Le temps passe, et une fois passé, il est définitivement révolu, ce que chacun pourra en conserver ou en connaître ne sera que bribes infimes, de ce fait même le plus informé des humains ne disposera que d'une image à très faible granularité sur toute la chronique des temps passés, dans la durée comme dans l'espace. Car ce que dit pour le temps vaut pour l'espace, les êtres et les choses, les idées et actions. Se considérant soi-même, on ne retient que très peu de sa propre histoire, on en retiendra donc infiniment moins sur l'Histoire du monde. Cela dit, il y a manières et manières de connaître le passé, et selon celles que l'on adopte on peut, avec un même savoir, obtenir une granularité très différente. Fondamentalement, elle dépend de trois choses, la qualité des sources, leur diversité et le travail propre de chacun pour “amplifier le signal”.

Dans divers textes je m'intéresse à certaines périodes, dont celle de l'Empire romain (qui inclut la fin de la période dite républicaine, car au départ le terme imperium ne désigne pas une structure politique dominée par un empereur mais un espace, celui où une métropole étend son empire), celle de la Guerre de Cent Ans, celle de la Guerre de Trente Ans, celle des deux guerres mondiales, enfin une très vaste période allant de la première citée jusqu'à la dernière. Sur chacune je reviens à plusieurs reprises en variant les approches. Je fais cela pour plusieurs raisons, la première m'est propre, j'aime essayer de comprendre du mieux possible l'univers, le monde, les êtres et les choses, une autre est, disons, politique, donner idée à de possibles lectrices et lecteurs qu'il y a plus d'une leçon à tirer du passé, une autre encore est didactique, tenter de montrer comment augmenter la granularité du récit historique à partir d'une documentation de granularité somme toute faible.

L'épaisseur du temps désigne ce fait simple lui aussi, les époques s'accumulent en couches de diverses hauteurs, et les plus anciennes couches tendent à s'amincir et s'agglomérer sous la pression des nouvelles, par exemple le découpage conventionnel actuel le plus courant propose une époque “contemporaine” d'un peu moins de deux siècles, précédée d'une époque “moderne” d'environ cinq siècles, une époque “médiévale” difficile à déterminer mais d'entre huit et dix siècles, une “antiquité” d'environ deux millénaires, puis une époque plus ou moins nommée qu'on décrira comme le “paléo-proto-historique”, d'environ quatre millénaires, au-delà ça devient compliqué de découper car d'Histoire il n'y a plus, il y faut des chroniques, des mémoires et des archives, et avant l'invention de l'écriture on n'a pas cela. Évidemment, les découpages sont autres quand on se place à une époque antérieure, tout simplement parce que pour un “antique” de la fin, vers les troisième à cinquième siècles de l'ère actuelle, il y a autant d'épaisseur historique entre son temps et le début de l'Antiquité qu'il y en a pour nous entre maintenant et la fin de l'Antiquité, donc il a sa propre Antiquité, qui remonte à environ huit siècles avant son temps, son propre Moyen-Âge, qui remonte à entre cinq et huit siècles avant son temps, etc. Dans quatre ou cinq millénaires, notre époque sera l'Antiquité pour cette époque future, et tout ce qui précède le huitième siècle de notre ère sera une sorte de proto-histoire. Voilà l'idée, plus l'époque est ancienne relativement à maintenant, plus la couche historique sera haute, pour reprendre le découpage actuel,

  • Première couche, deux siècles,
  • Deuxième couche, quatre à cinq siècles,
  • Troisième couche, huit à dix siècles,
  • Quatrième couche, quinze à vingt siècles,
  • Cinquième couche, entre trente siècles et l'infini.

De l'épaisseur de la couche découle sa granularité. Pour l'époque contemporaine, elle va de très fine (environ une décennie au début de la période) à extrêmement fine (quelques semaines à quelques mois pour l'époque la plus contemporaine, les deux dernières générations, en gros depuis le début de la décennie 1980). Pour l'Antiquité la granularité est bien plus grosse, de plusieurs décennies pour la fin à deux ou trois siècles pour le début de la période. Or, quelque impression que vous pouviez en avoir, la “densité événementielle réelle”, ou quelque chose de ce genre, a très peu varié entre le début de l'ère commune, donc vers l'an 1, et le moment où j'écris ceci, le 10 février 2019 à 16h45, simplement on voit beaucoup mieux ce qui est près que ce qui est loin, donc l'époque contemporaine apparaît faussement “plus grosse”, non parce qu'elle l'est mais parce qu'elle est très proche.