Dans la Bible on trouve cette sentence, « Les pères ont mangé des raisins verts, et les dents des enfants en ont été agacées », pour dire que cela ne doit pas être, ou ne sera plus désormais, plus une variante, « Mais chacun mourra pour sa propre iniquité ; tout homme qui mangera des raisins verts, ses dents en seront agacées », où les enfants ne sont là qu'implicitement et par exclusion : l'auteur de la variante ne peut ignorer la première qui est antérieure, je n'aime pas trop faire d'exégèse mais en ce cas il y a l'idée implicite que désormais les dents des enfants ne seront pas agacées, et l'idée explicite que chacun sera responsable de se propres actes. J'ai un scrupule idiot à me servir des textes supposés sacrés, à cause de leur supposée sacralité, ça “marque son humain”, genre cul-bénit, et je ne suis pas un cul-bénit, je ne suis pas un bénit tout court, incroyant, agnostique, athée, areligieux, plus généralement je ne me soumets à aucune idéologie qui divise les humains en partisans et opposants, inclus et exclus, cela posé il existe dans tout texte supposé sacré des éléments de sagesse qui valent pour tous et partout, dont celui-ci.
Je n'aime pas faire d'exégèse ni faire de glose mais ça m'arrive tout de même. Surtout de la glose, l'explication de texte j'aime ça comme travail scolaire, on sait d'avance ce que les correcteurs attendent alors on peut aligner confortablement les lieux communs vaguement reformulés permettant d'obtenir une évaluation gratifiante (je précise, gratifiante sur le plan scolaire, non sur un plan personnel), pour moi-même j'évite. La glose est autre chose, on prend un texte existant et on tente d'explorer non pas sa “vérité” mais les relations qu'on peut y trouver avec des idées, pensées, concepts divers qui n'émergent pas directement du texte glosé, qu'on peut en déployer. Ce n'est pas alors y chercher quelque vérité mais, disons, proposer sa réflexion propre à partir du texte. Je n'aime pas faire ça parce que le plus souvent, on prend les exégèses pour des opinions ou des gloses et les gloses pour des opinions ou des exégèses, et de toute manière pour des opinions en ce sens qu'on plaque son analyse propre sur la glose ou l'exégèse, “interpréter l'interprétation”, mais sans la relier au texte discuté. Sans médire de mes contemporains, ils sont comme leurs prédécesseurs et en majorité adeptes d'idéologies hémiplégiques, qui n'observent que la moitié de la réalité et la prennent pour la réalité entière. Clairement, toute idéologie qui a une claire notion du “vrai” et du “faux”, quelques noms qu'on leurs donne (“bien” et “mal”, “béni” et “maudit”, “gauche” et “droite”, “noblesse” et “roture”, “bourgeoisie” et “prolétariat”...), construit une réalité d'où le “faux” est exclu, est “non réel”, ce qui pose problème. Je cite souvent l'aphorisme numéro 9 de La Société du spectacle :
Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux.
On peut en faire cette paraphrase :
Dans le monde réellement renversé, le faux est un moment du vrai.
J'ai plusieurs fois écrit à propos de ce livre de Guy Debord qu'il a une limite qui invalide toute son analyse du réel, l'idée qu'il y a un “vrai” et un “faux” et que seul le “vrai” est réel. Une idée parcourt tout le livre, qui est pourtant contredite par le livre même, celle du “spectacle” comme simulacre, comme non réalité :à la fois, Debord décrit et démonte la manière dont le “spectacle” est réalisé, donc réel, et le décrit comme un processus de masquage de cette réalité. Ce qui est idiot : dans un monde supposément renversé, si un des termes est non réel ça ne peut être que le “vrai”, qui n'est pas d'accès direct.
Le “vrai” et le “faux” sont en tout temps et en tout lieu un moment l'un de l'autre. Ce que l'on peut nommer le “juste” est un processus dynamique qui permet de “discerner le vrai du faux”, non pas pour exclure le “faux” de la réalité mais pour estimer ce qui, à un instant donné, doit dominer entre le “vrai” et le “faux”. Dans les périodes que l'on peut estimer normales le “vrai” domine, dans certaines circonstances le “faux” doit, dans des limites déterminées en temps et en puissance, dominer. En outre, une partie des participants à une société, à l'humanité et in fine à la vie, doit être “dans le vrai”, une autre “dans le faux”, chacune intégrant un peu de l'autre. Une bonne modélisation du principe est le symbole du yin et du yang : le cercle qui les rassemble est “le tout”, “l'un”, “l'univers” ou tout autre nom qui signifie quelque chose comme « un seul objet » ; la ligne sinueuse qui sépare les sous-ensembles symbolise “le juste”, chaque sous-ensemble est pour lui-même “le vrai” et son pendant “le faux”, et donc chacun contient plus ou moins de l'autre et, comme dit, “le faux” ne doit pas dominer “le vrai” dans l'un des sous-ensembles ou dans les deux.
Au niveau global, pour ce qui nous concerne localement au niveau de la biosphère, les choses sont relativement simples et assez stables, du moins depuis environ quatre milliards d'années et en toute hypothèse pour encore autant de temps : tout ce qui est hors de la biosphère est du point de vue de cet ensemble du “faux”, c'est-à-dire du non-vivant qui menace la vie. Pour que la vie se maintienne une partie du “faux”, sous la forme d'énergie, doit entrer dans le “vrai”, et une partie du “vrai”, là encore comme énergie, doit retourner vers le ”faux”, pour le dire à la sauce scientifique, le système fermé que constitue la biosphère est un système homéostatique où une circulation interne d'énergie maintient le système dans un état assez stable en admettant un peu d'énergie externe quand il va trop vers l'entropie, et en expulsant un peu d'énergie interne quand il va trop vers l'emballement. La biosphère étant un système très vaste a une grande inertie, de ce fait les transferts d'énergie, aussi énormes apparaissent-ils pour un individu à notre échelle, sont d'évolution lente avec parfois des mouvements locaux plus rapides et importants, et d'effet modéré à court et moyen terme. Bien sûr, pour des individus de notre genre on peut avoir une opinion “un peu” différente... Par exemple, un ouragan, un tsunami ou un tremblement de terre ont un effet faible, presque nul, sur le système, un léger excès de “faux” localisé et bref, ce qui bien sûr n'apparaît pas du tout tel pour les individus constituant la biosphère directement concernés. Et bien sûr, ce dont on parle beaucoup depuis quelques lustres, le “changement climatique”, a un impact plus important et plus durable pour l'ensemble du système mais ne le modifie pas considérablement, si certaines espèces dont la nôtre sont menacées dans leur pérennité, leur survie, cela ne mettra pas en péril la biosphère, il en faudrait plus, par exemple un bolide énorme venant percuter la Terre ou un très important volcanisme, pour perturber de manière très notable et parfois périlleuse la biosphère.
Pour notre espèce justement, et pour toutes les autres, c'est la biosphère même qui constitue “l'un”, la paire yin/yang, souvent associée en occident au taoïsme mais élément de base de plusieurs autres philosophies, non nécessairement de type religieux, décrit de manière assez synthétique ce qu'est l'équilibre d'un écosystème, toujours précaire, toujours mouvant et qui doit varier sans excès pour se préserver. Les “raisins verts” c'est l'excès de mouvement, la conséquence immédiate et qui apparaît souvent favorable aux éléments les plus mobiles est une accélération, mais à terme “les dents des enfants en seront agacées”, soit que l'accélération devienne incontrôlable et détruise le système par excès de mouvement, soit que l'énergie disponible devienne insuffisante et le détruise par excès d'entropie. Pour le redire, ça n'a pas de conséquence très notable sur la biosphère et si ça concerne un écosystème limité, sans que ça perturbe trop les systèmes limitrophes ou distants. Mais “les enfants” de ce système “en auront les dents agacées”, jusqu'au point parfois de tous les détruire.
Voici le problème auquel nous nous confrontons en permanence : il est très difficile de réellement tenir compte de la réalité. Savoir ce qu'est le “vrai” ne rend pas le “faux” moins attirant ou moins repoussant, donc de créer des déséquilibres qui semblent pour les individus ou les groupes et jusqu'aux sociétés, plutôt favorables, si on ne mesure pas les conséquences à moyen ou long terme. Et voici le problème auquel les humains se confrontent en ce temps, la conséquence à long terme d'un mouvement initié il y a plus de huit siècles et réalisé il y a environ deux siècles : la quasi-totalité des humains forme un seul écosystème, ce qui fait que toute “correction” d'un sous-ensemble qui résulte en un déséquilibre accentué d'autres sous-ensembles ne “corrige” rien et augmente le déséquilibre global. De fait, la puissance d'agir de ces sous-ensembles diverge et ceux qui actuellement “dirigent” peuvent maintenir un “niveau de fonctionnement” peu souhaitable mais tolérable en reportant les désagréments vers d'autres sous-ensembles, mais chaque fois que l'un d'eux se désagrège la puissance d'agir des initiateurs de ce désagrément se réduit alors que leur mouvement ne se régule pas. Le plus intéressant dans l'histoire est qu'à terme le désagrément subi par le sous-ensemble désagrégé sera relativement modéré alors que l'initiateur en subira la plus grande conséquence. C'est assez simple : le sous-ensemble touché le premier est le plus faible, donc sa régression le ramènera dans un état antérieur récent et pour un temps assez court, comme “ressource” de l'autre système il ne rapporte plus mais coûte toujours autant, l'ensemble “puissant” ayant perdu cette ressource mais ayant des dépenses égales ou supérieures n'aura pas la capacité de remettre la main sur l'ensemble “faible”, et quand celui-ci se sera reconstitué, à terme plus long le système anciennement dominant deviendra une possible ressource de l'ancien dominé.
Ce que dit là est bien connu, pour décrire une séquence facilement observable depuis le pays d'où j'écris, la France, sa structure régionale, l'Union européenne, sa structure plus large, “l'Occident”, sa structure binaire (“yin-yang”) plus large encore, “les deux blocs” autour des USA et de l'URSS construits au cours de la première moitié du XX° siècle, il y a environ trois millénaires une “puissance” se constitua entre Balkans et Asie Mineure, quelques temps plus tard une sous-ensemble sous domination articulé autour de la Péninsule italique prit le pas, devint le dominant de l'ancien dominant et d'une zone encore plus large vers le nord, le sud et l'est, cette structure se désagrégea en faveur d'une large partie du premier dominant allié à la partie la plus orientale et méridionale du nouvel ensemble, plus tard un ensemble reconstitué au nord-ouest et un autre au sud-est s'opposèrent, conflit qui déboucha sur une domination relative de l'ensemble du sud-est qui, plus tard, devint le dominé d'un ensemble de territoires dominés encore plus orientaux qui se fédéra et le conquit, à la faveur de l'affaiblissement de l'ensemble du sud-est celui du nord-ouest se renforça et à la fin de cette séquence et après quelques péripéties internes domina la Terre entière vers 1870 et commença de se désagréger dès la décennie 1890, pour devenir le dominé d'un dominé récent, l'Amérique du Nord, et d'un ancien dominant-dominé, l'Asie Centrale couplée à l'Europe la plus orientale, “russe” pour disparaître comme puissance en 1945 et constituer les dépouilles de guerre de l'URSS à l'est, des USA à l'ouest.
Je n'ai pas trop nommé les structures plus anciennes car elles sont décrites et parfois nommées a posteriori et pour le point d'où je parle, “l'Occident”, très dépendantes pour la perception qu'en ont la majorité de ses populations de l'élaboration de “romans nationaux” entre le milieu du XVIII° siècle et le milieu du XX°. D'un sens, les “Achéens” furent des papillons qui agitèrent leurs ailes il y a plus de trois millénaires et de ce mouvement au départ assez modeste démarra un mouvement très long, alternance de périodes tempétueuses et de périodes plus calmes, jusqu'à la situation actuelle : un mouvement très puissant et très vaste démarré en gros vers 1910 (en fait vers 1870 mais très notable un peu plus tard), dont la fin est imminente. Bon, il faut s'entendre : la fin d'une séquence est à-peu-près situable mais indéterminée, on comprendra que “imminente” pour un séquence de plus de trois millénaires dont les séquences intermédiaires vont de deux à quatre siècles, ce n'est pas le type d'imminence qui vaut pour un individu humain, disons, entre demain et trois à quatre décennies avec une bonne hypothèse pour entre deux et dix ans. On comprendra qu'un paquebot ça prend plus de temps qu'une barque pour faire un demi-tour...
Factuellement, si la fin d'une séquence est à-peu-près prévisible (une indétermination d'un demi-siècle pour une séquence de huit siècles c'est assez court) sa forme est imprédictible. Tout ce qu'on peut dire est que la conséquence sera nécessairement une “décroissance” mais sans préjuger du type de “décroissance” : arrêt du spectacle ou destruction du théâtre. Perso, j'aimerais autant la fin du spectacle et la mise au chômage des acteurs, metteurs en scènes, scénographes et dramaturges, mais entre ce que j'espère et ce qui sera...