À un certain niveau, on peut lire la première guerre mondiale (qui ne fut pas réellement mondiale) comme une sorte de guerre civile. Après bien des aléas au long du XIX° siècle les pays européens ont fini par établir un modus vivendi acceptable par tous (enfin, par tous ceux qui se sont entendus, c'est-à-dire les puissances de l'époque sauf la Russie et l'Empire ottoman qui n'étaient qu'indirectement intéressés) en 1885 à Berlin. Mais comme souvent, la résolution des problèmes contenait en germes les causes de la rupture qui eut lieu moins de trente ans plus tard.

Une fois les querelles entre nations européennes réglées, vers 1875, avec au passage la disparition par absorption et démembrement de certains États, la tâche des puissances fut d'achever la conquête du monde, déjà bien avancée à l'époque. La Grande-Bretagne, avec cet avantage insulaire de n'avoir pas eu à subir sur son sol les conséquences des querelles qui secouèrent l'Europe, avait pris un avantage décisif ; la France n'était pas loin derrière mais ne finalisa ses conquêtes de manière décisive qu'entre 1873 et 1884 ; l'Espagne et le Portugal en revanche, avaient vu leurs empires s'écrouler, l'Empire ottoman commençait à s'étioler, les autres empires (Hollande, Italie, Suède) étaient assez réduits et stables, il n'y eut guère que l'Allemagne, récemment unifiée, et la Belgique avec une opération étrange mais couronnée de succès de Léopold II, à créer des empires coloniaux mais quoi ! Il n'y avait plus grand chose à conquérir... Le traité de Berlin, résultat des conférences ayant eu lieu dans cette ville en 1884 et 1885 à l'initiative du souverain belge, fixait le partage du monde, y compris celui de territoires pas encore conquis – mais ça ne tarda pas.

Le principal germe de la discorde à venir poussa dans l'empire allemand. La colonisation première fut interne avec la conquête par la Prusse de ses voisins germaniques plus quelques autres territoires périphériques peu ou pas germanophones. Elle commença informellement dès les années 1820 et 1830 et se poursuivit un peu entre 1871 et 1918 mais l'essentiel de cette unification politique eut lieu entre 1866 et 1871. La colonisation extérieure débute après, d'abord informellement et commercialement, comme pour celle intérieure, puis après 1890 elle devient politique et militaire en Afrique, pendant que des comptoirs sont fondés en Asie, principalement en Chine. Le problème est bien sûr que la place est déjà prise dans la plus grande partie du monde, d'où des confrontations, avec les Britanniques en Afrique australe, avec la France au Maroc. Et bien sûr, l'Allemagne devient un concurrent commercial de plus en plus encombrant et agressif, spécialement en Chine. La première guerre mondiale n'est pas la conséquence directe de ce colonialisme mais il y contribue, les empires centraux, alliés avec l'Empire ottoman, viennent troubler le jeu et perturber le « nouvel ordre mondial » (et oui, déjà...) décidé en 1885. Contrairement à ce qu'avaient cru les philosophes des Lumières le commerce (au sens économique) n'est pas un moyen de pacification du monde, à l'époque ils voyaient ses retombées en Europe et ne s'appesantissaient pas sur ce que la paix européenne induisait comme guerres au loin. Pour paraphraser Clausewitz, il arrive assez souvent que la guerre soit la continuation du commerce par d'autres moyens...

Arrive ce moment, entre 1895 et 1905, où il n'y a plus de « débouchés extérieurs » car il n'y a plus d'extérieur, le monde est européen, directement avec les empires coloniaux, indirectement avec les anciennes colonies américaines et océaniennes devenues indépendantes et, dira-t-on, les « zones économiques exclusives » nominalement dévolues à telle ou telle puissance mais très disputées. en un sens, les États-Unis d'Europe dont Victor Hugo rêvait sont réalisés mais pas de la manière qu'il envisageait et, contrairement à son rêve, ça ne conduit pas vraiment à la paix. Sur un plan, grâce à cette nouvelle mondialisation, la deuxième après celle qui eut lieu entre la fin du XV° siècle et le début du XVIII°, il y a une réelle intégration européenne, guère différente sur le fond de celle des début de la Communauté européenne initiée en 1957, c'est-à-dire sur la base d'une entente économique. Mais il y a cependant deux problèmes sous-jacents, d'une part les inimitiés, antagonismes et rancœurs inassouvis, notamment entre l'Allemagne et la France après la guerre de 1870 mais même entre certains alliés (notamment entre les deux « puissances centrales » l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie, l'unification de la première s'étant faite au détriment de la seconde et contre elle – brève guerre directe de 1866) voire en interne (l'attelage austro-hongrois n'a jamais été d'une très grande stabilité), de l'autre un problème récurrent avec les empires centraux, leur peu d'ouverture vers l'extérieur maritime les met souvent en conflit avec les voisins, qui n'apprécient pas trop de les voir emprunter « leurs » voies maritimes pour faire leur commerce extra-européen.

La première guerre mondiale démarre sur une quasi-guerre civile, les guerres balkaniques de 1912-1913, qui est aussi une guerre de frontières et en outre, une conséquence directe de la Convention de Berlin de 1885 dont l'un des volets concernait les Balkans, volontairement divisés pour ne pas permettre la constitution d'un fédération des Slaves du sud (les « Yougoslaves ») sous la direction de la Serbie et de la Bulgarie. Je passe sur les détails, en tous les cas l'assassinat de l'archiduc François-Ferdinand le 28 juin 1914 est plus un prétexte qu'un réel casus belli, les diverses parties concernées ne souhaitent pas un règlement pacifique et créent sciemment une situation irréversible dont le but apparent est précisément de résoudre toutes les crises intra-européennes en suspens d'une manière, disons, brutale. Je sais très bien que ce fut une guerre interétatique mais à un certain niveau cette guerre dite mondiale fonctionne bien comme une vaste guerre civile du fait de l'imbrication inextricable des acteurs, en Europe (par exemple plusieurs « États centraux », environnés par les empires de la Triple-Alliance, sont du côté de leurs adversaires, mais dans ces États même et dans les empires de la Triple-Alliance se déroulent aussi des guerres civiles) et en dehors, dans les empires coloniaux et les concessions asiatiques (Moyen-Orient et Extrême-Orient). Il s'agit bien sûr de quelque chose de très différent de ce qui se passa durant la deuxième guerre mondiale, qui pour le coup l'était vraiment : il y eut bien cette fois une guerre interétatique puis internationale mais dans le cadre du conflit se déroulèrent plusieurs guerres civiles, à l'occasion des victoires locales de l'Allemagne ou du Japon, l'occupation des pays vaincus suscitant de la collaboration et de la résistance.

Sans vouloir discuter beaucoup plus cette idée de « guerre civile européenne », ce que je veux pointer est le fait qu'elle eut effectivement, par certains côtés, les aspects d'une sorte de guerre civile, et pointer par là le fait qu'il n'est pas toujours évident de faire la différence entre guerres interétatiques et civiles. Ont eu d'autres situations de ce type auparavant, la plus significative étant la Guerre de Trente Ans (1618-1648) avec un contexte assez semblable, la reconfiguration à l'œuvre depuis quelques temps avant cette guerre sur fond d'impérialisme colonial, qui fait que de nombreux territoires changent de main, sont disputés ou tentent de (et parfois réussissent à) prendre leur indépendance. D'ailleurs, à l'issue de cette guerre les fameux traités de Westphalie (résumés en « la paix de Westphalie »), eurent pour but, et pour résultat, de fixer durablement les frontières (ce qui n'empêcha certes pas quelques guerres et redécoupages ultérieurs) et d'initier la transformation des nations de l'époque en États-nations. Clairement, la fin de la séquence, de quelques trente ans elle aussi entre en gros 1890 et 1920, est du même ordre, un redécoupage des frontières après le démantèlement des empires de la Triple-Alliance, avec la signature du traité de Versailles en janvier 1920. Sinon que ce traité ne fut pas des plus pertinents, et les découpages des plus conséquents. Ce qui conduisit à « régler la question » entre 1937 et 1945...


Toute cette description est fausse dans son principe mais vraie dans sa forme