Ce texte un peu ancien donne je crois une bonne image de la fabrication d'une non information. Pour des raisons de contexte j'ai pu anticiper sur l'apparition et l'inflation de cette non information (avion, tour, choc, explosion, pas besoin d'être grand clerc pour comprendre comment l'événement va être interprété et quels contes vont broder les médiateurs, quelques mois après le 11 septembre 2001). Il est partial et partiel mais assez bien tourné il me semble.

(date originale de rédaction : 19/04 et 20/04/02)

Madame Irma vous parle de la presse.


J'te m'en vas acheter quéques journaux, histoire de m'informer. Bon. Jusqu'à quel point ai-je besoin d'acheter ces périodiques pour savoir ce que j'y trouverai ? Une des "principales" nouvelles du jour sera ce qui vient d'arriver hier en Italie, l'impact d'un avion de tourisme contre une tour de Turin – ou de Milan, je ne sais plus. Bon. Mes journaux sont censés m'informer sur le monde. A l'heure où lesdits mettront sous presse, ils n'auront pas eu beaucoup d'informations sur le sujet, d'où, en bonne logique, ils devraient se contenter de rapporter les faits, en nous prévenant aimablement qu'ils pourront nous dire avec plus de précisions ce qu'il en est dans deux ou trois jours, une fois que, comme l'on dit, "l'enquête aura suivi son cours". Quand il n'y a pas d'informations, on n'informe pas, point c'est tout.

Ouais. Vous croyez qu'il en sera ainsi ? Moi, non. Désormais, la mode dans les médias est de faire le commentaire avant d'avoir l'information. En ce moment – donc, le 19/04/02, alentour de 15:30 – on ne sait guère autre chose que, "l'hypothèse la plus vraisemblable" est celle de l'accident, avec des éléments inexpliqués. Vous croyez que je lirai ça dans mes quotidiens ? Moi, non. J'y trouverai plutôt mentionnées toutes les hypothèses possibles, non parce qu'elles sont même vaguement vraisemblables mais parce que quand on ne sait rien, on raconte tout, et surtout n'importe quoi. Bien sûr, en première ligne des "hypothèses" – je précise, hypothèses des journalistes cogitant sur les dépêches d'agences de presse, non hypothèses des enquêteurs – "l'attentat", avec rappels circonstanciés de ceux du 11 septembre 2001… Bref, je m'attends à bien des choses sauf à la réserve qu'on peut souhaiter d'un organe de presse quand il parle d'une nouvelle sur laquelle il n'a que de minces informations et pour tout dire rien à raconter de circonstancié.

Bon. Je vais acheter mes périodiques.

A la une.


Bien évidemment, Le Monde n'en parle pas, vue son heure de parution, "l'incident" ayant eu lieu vers 18h00.

Parmi les journaux de droite, Aujourd'hui est le plus sobre en première page, en image (une vignette de 3x4 cm) et en texte : «Milan: l'avion percute la tour. Page 14» ; France-Soir en fait déjà plus, image (9x6,5 cm) et texte, chapeau : «Un avion de tourisme percute la plus haute tour de Milan» ; titre : «"Le gratte-ciel a tremblé"» ; texte : «Ce n'est vraisemblablement qu'un accident. Mais le souvenir du 11 septembre s'est imposé, un moment, aux Milanais. A tel point que la Bourse a suspendu ses transactions et… que le président Bush a été alerté. Page 12» ; comme je m'y attendais – et peut-être contre ce que vous pensiez – le plus catastrophiste est Le Figaro, avec une belle grosse image de 11,5x18,5 cm qui, outre de montrer comme les deux autres l'impact de l'avion sur la tour, laisse voir au-dessus un hélicoptère, ce qui "dramatise" la scène. Titre : «L'image qui a effrayé Milan» ; texte : «Durant quelques minutes, hier à 17h45, les Milanais ont cru revoir les images du 11 septembre (sic). Un petit avion s'est écrasé contre la tour Pirelli, la plus haute de la ville, face à la gare centrale, faisant quatre morts et des dizaines de blessés. L'impact au niveau des 25 et 26e étages, a été suivi d'une forte explosion. L'appareil, un Air Commander, avait décollé de Locarno, en Suisse, une demi-heure avant le drame. Son pilote aurait signalé qu'il était en difficulté. Le ministre italien de l'Intérieur, Claudio Scajola, a rapidement déclaré qu'il s'agit "très probablement d'un accident". Page 4».

En attendant Le Monde, que raconte l'autre journal "centriste", La Croix ? Rien en "une" ni ailleurs. Pour les quotidiens "de gauche" , L'Humanité n'en parle pas non plus. Intéressant de voir que seuls les deux quotidiens clairement orientés, La Croix et L'Huma, ne font pas écho à la nouvelle – et Le Monde, mais pour la raison dite. Nous verrons demain. A gauche toujours (enfin…), Libération se situe au niveau de France-Soir, tant pour l'illustration, 6,5x8 cm, que le texte, titre : «Le Crash de la tour Pirelli» ; récit : «Hier, un avion privé a percuté le sommet du plus haut immeuble de Milan, faisant au moins quatre morts en relançant la psychose des attentats en Italie. Page 8».

Les nouvelles s'usent vite, surtout quand il ne s'agit "que" d'accidents: hier et ce matin, alléchées par l'odeur d'attentat, même des radios "sérieuses" comme France Culture et France Inter en parlaient d'abondance, déjà ce soir ce triste et ordinaire crash a perdu de son intérêt…

Sans aller voir plus loin, sur six périodiques, la moitié évoquent en "une" les attentats, dont deux ceux du 11 septembre 2001 aux États-Unis. Je suis impatient de savoir ce que nous en diront demain L'Huma, La Croix et Le Monde.

En allant plus loin, on verra quelles mirifiques "hypothèses" ont à nous proposer nos quotidiens.

Je ne sais rien…


…Mais je dirai tout. Je m'étonnais ; Aujourd'hui rejoint enfin ses camarades de droite avec ce titre qui domine toute la page 14 : «L'ombre du 11 septembre a plané sur Milan». Qui a copié sur qui ? Sous le titre, ce "commentaire" : «ACCIDENT. Hier après-midi, un avion de tourisme a percuté la tour Pirelli à Milan, détruisant trois étages et faisant cinq morts et des dizaines de blessés. Les Milanais ont d'abord cru vivre un remake du 11 septembre mais la thèse (sic) de l'accident s'est rapidement confirmée». Comme prévu, nos braves journalistes en ont beaucoup à dire sur un sujet dont ils ne savent pas grand chose, Aujourd'hui y consacrant une bonne part de sa page 14, France-Soir, sauf pour un encart publicitaire, toute sa page 12, de même Libération pour sa page 8 – publicité en moins –, Le Figaro se faisant quant à lui presque discret en n'y consacrant qu'environ le quart de sa page 4 (ce qui représente cependant plus de la moitié d'une page d'Aujourd'hui…). Le Figaro est parfois difficile à décrypter : sur les trois photos illustrant l'incident, deux sont assez claires, celle de première page et, page 4, une vue resserrée sur l'endroit de l'impact, mais la troisième est mystérieuse : on voit au premier plan un carabinier sous un feu rouge et devant une de ces bandes bicolores servant à limiter une zone, au second plan, des badauds regardant quelque chose, mais quoi ? Et en arrière-plan un grand immeuble dont on peut supposer sans certitude qu'il s'agit de celui victime de l'avion. Ne serait-ce la casquette typique qui signale un policier italien, cette scène pourrait aussi bien représenter les membres d'une manifestation parisienne du côté de la tour Montparnasse…

Question "dramatisation", le meilleur est Libé, le seul ayant obtenu des photos proprement "fumantes" puisqu'on y voit la fumée qui s'échappe de l'immeuble éventré. Pour le reste ça se vaut, maigres témoignages d'une banalité prévisible, évocation aussi prévisible de l'attentat contre le World Trade Center – le WTC – (vous verriez un avion se planter dans un immeuble, ça vous ferait penser à quoi ?), un bel article de Libération intitulé «Un pays en alerte depuis le 11 septembre», avec cette accroche, «La découverte de réseaux liés à Ben Laden inquiète les autorités», dont le rapport avec cet événement saute aux yeux, des généralités, des lieux communs et des rapprochements hasardeux, bref, l'ordinaire de la presse française faisant, comme je le disais, "l'analyse" d'un événement dont elle ne sait presque rien quant à ses circonstances exactes. Vive l'information !

Deux de nos journaux se font l'écho de la déclaration de M. Marcello Pera, président du Sénat italien qui, dit France-Soir, «semant la panique, a d'abord affirmé qu'il s'agissait d'un attentat, avant de revenir sur ses déclarations»; pour Libé, «à chaud, le deuxième personnage de l'État avait déclaré: "J'ai la confirmation que, selon une forte probabilité, il s'agit d'un attentat". Ce n'est qu'après un entretien téléphonique avec le ministre de l'Intérieur Claudio Scajola qu'il a fait marche arrière, démentant qu'il puisse s'agir d'un attentat. L'hypothèse d'un geste de folie du pilote […] n'est en revanche pas exclue» ; suivent toute une série d'élucubrations et de rumeurs. Je me pose cette question, dès lors que l'on ne sait pas ce qu'il en est, vaut-il la peine de rapporter les propos de tel ou tel parlant non pas des faits, mais de ses obsessions sécuritaires ? Que les élus de la droite extrême d'Alliance nationale délirent entre eux sur «la thèse d'un attentat islamique», je le conçois; que Libé s'en fasse, avec bien sûr les précautions d'usage habituelles, le relais, je le comprends moins. Du point de vue de l'information, quel intérêt y a-t-il à interroger n'importe qui pour l'entendre dire n'importe quoi ? Qu'est-ce que ça apporte à la lectrice, au lecteur ?

Pour conclure cette partie – et revenir à mon introduction –, m'attriste le plus qu'une bonne part des quotidiens, et des hebdomadaires de grande diffusion, on n'a plus besoin de les lire pour en connaître le contenu : ils n'informent plus, et se contentent de gloser de la manière la plus prévisible sur les dépêches d'agences.

The day after


On aurait pu dire que L'Humanité-Hebdo était le quotidien national d'informations générales le plus sobre puisque son lectorat ne trouvera que, page 2, une jolie photo de 4x6 cm où l'on peut admirer au premier plan un soldat scrutant le ciel, l'air inquiet, devant une "zone de sécurité" délimitée par la fameuse bande bicolore, et au fond l'immeuble du drame, (ça me rappelle une autre photo, «de droite», celle-là…) et sous le titre «Spectaculaire accident d'avion» ce bref articulet : «Un avion de tourisme s'est écrasé à Milan sur le haut de la tour abritant l'administration de la région lombarde. L'avion, parti de Lugano, en Suisse, était en difficultés (sic) et son pilote aurait lancé un SOS. La piste de l'attentat, évoqué (sic) peu après le drame, semble désormais écartée. Le fils du pilote a suggéré un suicide de son père, "ruiné"», si… on ne trouvait aucune mention du fait divers dans La Croix.

Du fait du délai, Le Monde a eu l'opportunité, contrairement à ses collègues et concurrents, d'évaluer l'importance de l'événement, d'où, une place assez mince lui est faite, pas de titre en "une", et si, page 4, figure une belle image de 9,5x13,5 cm, l'article qui l'accompagne, intitulé sobrement «Un avion percute une tour à Milan», est environ, et seulement, trois fois plus long que celui de L'Huma. Bien sûr, on y retrouve les mêmes "hypothèses" qu'ailleurs, accident, malaise, suicide… Et bien évidemment, en conclusion Le Monde, par la plume d'un(e) anonyme (corresp.), parle de l'Attentat : «Pendant un moment d'épouvante, on a cru à une répétition des attentats du 11 septembre à New York. L'opinion italienne s'indigne que le survol d'une métropole à basse altitude soit autorisé». Ce qui est faux, d'ailleurs : en survolant Milan à basse altitude, le pilote a enfreint les règles… Enfin, passons.

Je m'inquiète : La Croix est-elle un journal d'information ou un simple organe de propagande de l'Église catholique ? Qu'on ne s'attache pas trop au fait, soit, mais, rien ? Un avion se crashant sur un immeuble de Milan n'a certes pas l'importance de, que sais-je ? Disons, un attentat terroriste contre l'Empire State Building, mais un peu plus que… Ben, que rien. En fait, il n'y a pas d'informations dans le numéro 36206 de La Croix, daté 20 et 21 avril 2002. Ce jour là, la seule "information" importante est le scrutin de dimanche, «l'Élysée, maison du pouvoir» (comme le dit le titre de une) et, pour la 1827° fois, l'opinion des candidats sur, allez, devinez ? Et ou  ! l'"insécurité", et cette fois l'"intégration" (à remarquer le délicat rapprochement…) sur lesquelles «les candidats s'engagent», sujets avec lesquels notre quotidien bien pensant fait huit pages sur vingt-quatre, quatre pages étant consacrées à la spiritualité (chrétienne, précisément catholique, bien sûr), cinq au "guide culturel", deux à la télévision et la radio, une à Bruno Frappat (avec un très chouette «regard d'Annie Goetzinger»), une aux jeux, une enfin à la pub, on comprendra qu'avec la seule page restant, toutes autres actualités subissent un maigre traitement…

Mme Irma n'est pas contente.


Et bien oui, c'est quoi ces journaux qui volent le travail ? La divination, les boules de cristal et le marc de café, c'est son boulot à elle, NDD ! Si les quotidiens gâchent le métier en se mettant à "informer" avec les méthodes d'Élisabeth Teyssier, où allons-nous ? Que fait le syndicat des pythonisses ?

Assez régulièrement, les périodiques "sérieux", soit, Le Monde, Libération, Le Figaro pour les quotidiens, Le Nouvel Observateur, L'Express, Le Point pour les hebdos, et même ceux satiriques, comme Le Canard enchaîné, Charlie-Hebdo ou Marianne1, font des articles voire des dossiers sur les devins les plus médiatisés (celle susnommée, le cher Paco Rabanne et quelques autres) pour démontrer que la majorité de leurs pronostics ne se réalisent pas ou, pour ceux qui se réalisent, en général il ne faut pas, justement, être devin pour les anticiper. Critiques qui indiffèrent profondément les astrologues et autres augures : ils se contrefichent des rationalisations et ratiocinations des journalistes amateurs de marrons – donc de marronniers –, et savent très bien que leur public est le même que celui qui joue au Loto®, on pourra toujours tenter de lui montrer que, dans un jeu où sur quinze ou vingt millions de grilles jouées, il y a zéro à cinq gagnants du gros lot, on a plus de chance de perdre son argent que de décrocher la lune, ça ne l'empêchera pas jouer; de toute manière le public crédule, tel celui du Loto® lit plutôt Le Bilto que Le Monde, cherche ses informations sur les facteurs de présages dans Voici ou Hola !, non dans les pages Société de Libé. Par contre, on voit rarement Le Monde analyser Le Monde avec les mêmes critères que ceux appliqués à la presse dite "people".

Si l'on préfère, il y a deux sortes de presses, celle descriptible en tant que "phénomène de société" et celle "sérieuse", et qu'on n'a pas le droit d'analyser comme phénomène de société. Il n'est que de voir les tirs de barrage denses à l'encontre d'auteurs comme Pierre Bourdieu, Serge Halimi et quelques autres, quand ils ont le malheur d'appliquer une grille de lecture sociologique sur les pratiques des rédactions parisiennes, pour comprendre qu'il n'est pas question de se livrer à ce genre d'exercices sans risques. Je ne m'y risquerai donc pas…

Cela posé, j'aimerais faire quelques remarques sur les "comptes-rendus" de la presse "sérieuse" concernant l'incident de Milan.

«La piste de l'attentat».


Je reprends cette expression de l'article de L'Humanité. La phrase exacte est, je vous le rappelle, «La piste de l'attentat, évoqué[e] peu après le drame, semble désormais écartée». Intéressante formule. Vous aurez comme moi rétabli la vérité, et songé que l'hypothèse de l'attentat a fait long feu. D'ailleurs, la fin de la phrase confirme la chose, les pistes, on les abandonne, ce sont les hypothèses qu'on écarte. Et pour abandonner une piste, faut-il qu'on l'aie suivie… Pour bref qu'il soit, l'article de L'Humanité n'en parvient pas moins à nous assener deux approximations douteuses. Celle-ci donc, plus la phrase qui suit: «Le fils du pilote a suggéré un suicide de son père, "ruiné"». Ouais. Quand un ramassis de bicots se crashe contre une tour, c'est un attentat, quand un homme d'affaire propriétaire d'un avion de tourisme en fait autant, c'est un suicide. Suicide certes un rien attentatoire à la vie des autres, mais faut pas confondre ! Ce qui nous montre au passage que L'Huma a les mêmes catégories mentales que Le Figaro ou Libé (nouvelle manière), soit, le désespoir des riches n'est pas de la même essence que celui des pauvres, il a une qualité morale supérieure…

Remarquez, cette perception est partagée par bien des journalistes, prenez le journal de Jean-Marc Chardon, France Culture, 20/04/02, 20h00, sur le même sujet:

A en croire les autorités policières d'Italie, le pilote du petit avion de tourisme qui a percuté jeudi la tour Pirelli de Milan, était un homme désespéré, en raison de problèmes financiers. Le crash de l'appareil a fait trois morts, le pilote et deux personnes qui travaillaient dans la tour, haute de trente étages. Les autorités italiennes ont exclu la piste d'un attentat terroriste, tout en soulignant qu'elles n'écartaient pas l'idée d'un acte délibéré.


Fort instructif. Dites-moi, «un homme désespéré» qui percute une tour dans «un acte délibéré», il fait quoi ? Selon moi, il commet un attentat. Terroriste, en outre. Non, bien sûr, ce qu'induit M. Chardon (excellent journaliste, pourtant, mais aussi perméable qu'un autre à l'air du temps) est qu'il ne s'agit pas d'un attentat islamiste du genre de celui du WTC. Autre élément intéressant, la mention selon laquelle «les autorités [policières] italiennes ont exclu la piste d'un attentat terroriste». C'est la manière biaisée habituelle des médias de présenter les choses. Dans la réalité objective, "les autorités policières" n'excluent ou n'incluent rien, elles font leur enquête et en tirent les conclusions qui s'imposent selon les faits collectés ; «la piste d'un attentat terroriste» n'a jamais existé, donc elle ne peut avoir été exclue. Simplement, elle n'est pas pertinente. Cette "piste", où l'a-t-on trouvée ? Au journal de 20h de la télévision, dans les flashes d'information de la radio, dans les articles de la presse, dans la bouche du président mythomane du Sénat italien, dans les délires des députés crypto-fascistes d'Allianza Nationale. Une présentation plus rigoureuse des faits eut été quelque chose comme, les investigations en cours invalident toutes les élucubrations des politiciens et des médias concernant un attentat terroriste.

Ce qui ne laisse de poser problème. Hé quoi ! la fameuse règle : on n'a pas le droit d'analyser le travail des médias comme un phénomène de société. J'entends, son travail d'information, bien sûr. Pour Loft Story, d'accord, mais pour les délires sécuritaires du 13h de TF1 ou des pages "France" ou "Société" du Figaro ou du Monde, non. Là c'est du sérieux, de l'objectivité, de l'analyse et du commentaire pesés, mesurés, objectifs, i-nat-ta-qua-bles. Ça n'a rien à voir avec un quelconque "phénomène de société" comme les émissions de Mireille Dumas ou de Jacques Pradel, voyons ! Et pourtant…

Madame Irma sait tout, voit tout, connaît tout.


Ce qui la rapproche beaucoup des journalistes. Au fond, quelle différence entre Dominique Dunglas et Geoffroy Tomasovitch d’Aujourd'hui, Eric Joszef et Marc Semo de Libération, (corresp.) du Monde, (AFP, Reuters) du Figaro et les anonymes de L'Humanité et de France-Soir, et une vulgaire pythonisse de quartier ? savez-vous ? Moi, je ne vois pas, sauf que le métier de pythonisse est autrement plus complexe et varié : se livrer, comme je le disais, à des hypothèses fumeuses à partir de dépêches d'agence (comme le font proprement France-Soir et Le Figaro, et semble-t-il L'Humanité), ça ne demande guère d'autres talents que savoir lire, savoir (ré)écrire, et surtout, savoir quels sont les "thèmes porteurs" du moment – par exemple, depuis une certaine date, un crash d'avion contre un immeuble déclenchera "attentats", "islamistes", "11 septembre", "(président des) États-Unis". Non qu'avant (aéroport de Schipol aux Pays-Bas, aéroport de Tokyo, Garges-lès-Gonnesse…) ou après (New York) des avions ne se soient précipités sur des immeubles, pour des raisons n'ayant rien à voir avec les "mots-clés" cités, mais comme d'une part les médias nous ont, et surtout se sont abreuvés jusqu'à plus soif et au-delà, de "ce drame après lequel rien ne sera plus jamais comme avant", de l'autre, la mode est à "l'insécurité" et à la traque de tout ce qui ressemblerait, même de très loin, la nuit et par temps brumeux, à un "complot islamiste", ça devient un réflexe conditionnel.

Madame Irma sait tout, de même pour les pisseurs de copie de la presse dite sérieuse. Surtout celle certifiée la plus sérieuse, j'ai nommé les "trois Grâces" de la PQN (presse quotidienne nationale), Le Figaro, Le Monde et Libération, les parangons du "sérieux" de droite, du centre et de gauche.

Bien sûr, aimable lectrice, délicieux lecteur, mes catégories peuvent vous poser problème, sans doute nombre gens de gauche ne jugent pas Le Figaro sérieux, ni Libération vraiment de gauche, de même les gens de droite mettront en doute le sérieux de Libération ou la qualification de "journal de droite" pour Le Figaro (soit qu'ils ne s'assument pas de droite, soit qu'ils le trouvent… un peu trop à gauche). Finalement, seul Le Monde qui fit longtemps, et fait encore pour bien des gens figure de "quotidien de référence", est admis assez généralement comme un journal vraiment sérieux, et on le situe le plus souvent au centre, les gens de droite le situant plutôt au centre-gauche, ceux de gauche au centre-droite, lui-même navigant selon les cas vers l'un (Mitterrand, 1988), l'autre (Balladur, 1995), entre les deux ou ailleurs (depuis 1995). Comme vous l'avez pu lire, question sérieux, il se place aux côtés de France-Soir, Libé et Aujourd'hui : avec moins que rien d'informations, il nous fait un roman sur l'incident. Et ne loupe pas le 11/09/01, New York, 8h45. Surtout, j'admire la dernière phrase, vous vous rappelez : «L'opinion italienne s'indigne que le survol d'une métropole à basse altitude soit autorisé». L'opinion italienne… Pour moi, c'est du même tonneau que «les autorités italiennes ont exclu la piste d'un attentat terroriste» sur France Culture et «La piste de l'attentat, évoqué[e] peu après le drame, semble désormais écartée» de L'Humanité, soit : quelques journalistes ou politiciens qui croient "faire l'opinion" ont déblatéré sur le fait qu'on autorise (etc.), ce que se sont empressés de relayer les médias – et ce qui au départ n'est que le délire de quelques obsédés de l'insécurité devient, par la grâce de la répétition, "l'opinion".

Ce qui m'amène à ma critique première de la presse et des médias: leur principale référence n'est pas le monde effectif, observable, dirais-je, ordinaire, mais le monde au filtre des médias. Je sais, ce n'est pas une grande découverte, néanmoins, ça devient catastrophique, je me rappelle que par exemple, lors des attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis, tous les médias se plaignirent de longues heures de la "pénurie d'images" – images de cadavres, de l'action des secours, du périple de George W. Bush à travers le pays… Vous avez du entendre ou lire, comme moi, les sujets de magazines ou les articles qui s'étendent en long, en large et en travers sur le fait que "le public", de plus en plus, ne croit à la réalité d'un événement que s'il y a des images (voir les développements sur "l'affaire «Improbable vérité»" ou quelque chose du genre, sur l'attentat contre le Pentagone – vraiment improbable…), tout en constatant que, paradoxalement, l'image "déréalise" l'événement. Or, les journalistes sont dans leur majorité aussi "naïfs" que "le public". 12/09/01, l'émission "Tam-tam etc." de Pascale Clark sur France Inter, thème : «Traitement de "l'événement" à chaud dans les médias», avec MM. Jean-Luc Hesse de France Inter, Patrick Blin d’Aujourd'hui en France, Denis Jeanbar de L'Express, Patrick Poivre d'Arvor de vous savez où. P. Clark attaque bille en tête, et lance au début de l'émission : «C'était simplement impensable, c'était en direct à la télé, c'était brutal, c'était frontal, c'était mondial, l'Amérique vacillait et les chaînes d'info le montraient en continu […]. On regardait ça, et on n'y croyait pas, premier avion, première tour, et le deuxième qui fonce dans la jumelle, en direct, là, devant nos yeux, la radio branchée en perfusion». Voilà, P. Clark clouée dans son fauteuil, comme le péquin moyen, croyant à cela parce qu'on le voit, en continu qui plus est, et n'y croyant pas, parce que… Tiens, pourquoi ? J.-L. Hesse nous l'explique un peu plus tard :

il y a une évolution en plus dans l'après-midi, parce que, les premières images, où on voit très bien l'avion qui entre dans… le deuxième avion qui entre dans la tour, l'image a l'air fausse, On croirait une maquette, on s'est… Je me suis posé la question d'ailleurs, je me suis dit, comment ont-ils fait pour réaliser aussi vite une maquette pour montrer ce qui s'est passé ? […] D'ailleurs pour être précis on s'est dit que, le type qui a fait le trucage, là il y a… ça a été fait à la hache, quoi. Et après, il y a eu les images dont vous parlez, où là vraiment on est… Là vraiment c'était, c'était du réel, quoi, mais ça a mis plusieurs heures, avant que ce qui était une image, un peu de fabrication, comme une image de synthèse, soit devenue une image réelle.


Intéressant aussi, ne trouvez-vous pas ? Jean-Luc Hesse, directeur d'antenne de France Inter, pris en flagrant délit de "francais-moyennerie", incapable d'aborder l'image avec la distance critique qu'on attendrait, qu'on souhaiterait de la part d'un homme de média. Cela dit, il n'est pas le seul, "analyse" des images où l'on voit des gens se jeter par les fenêtres du WTC, et de la pertinence à les montrer, faite par ce grand homme de culture, Patrick Poivre d'Arvor :

Je la vois, cette image, en énorme dans Libération […], elle fait aussi, évidemment, débat, mais vous savez, vous avez plusieurs éléments dans cette affaire: premier élément, on fait toujours extraordinairement attention, ce sont vraiment les consignes que l'on donne depuis une bonne dizaine d'années, à ne jamais prendre de… à ne jamais faire de zoom rapproché sur… sur des êtres qui puissent être reconnaissables, ça c'est quelque chose qui est constant chez nous et, lorsque nous avons les images qui ne nous arrivent pas en direct, nous retirons tout ce qui ressemble à quelque chose de "rapproche" d'une image de mort, donc, ces images sont extraordinairement lointaines, je vous le rappelle, hein ? […] Deuxièmement, il faut bien voir que, ce dont nous sommes en train de parler, s'apparente presque à ce que nous avons vécu pendant la guerre du Golfe, c'est-à-dire, d'une guerre virtuelle, c'est-à-dire, d'une guerre sans victimes: les films américains vous montrent en permanence des gens qui se font exploser, qui se font… d'une manière extrêmement violente, agressive, et qui, je ne vous le cache pas, personnellement, très souvent me choquent; en revanche, là, alors qu'il y a des milliers de morts, peut-être parlerons-nous de dizaines de milliers de morts, là, nous n'avons vu aucun blessé, nous n'avons vu aucune victime. Et les seules personnes dont on suppose (sic), bien sûr, qu'elles sont mortes, ont… ces personnes que nous avons vu furtivement, dans ces images – et je vous rappelle que nous, on a pris l'antenne entre 15h30 et minuit et demi non-stop, donc, sur dix heures d'images, ou huit heures de direct, il y a eu peut-être quelques secondes où vous avez vu ces images, mais que je ne regrette pas d'avoir passées.


Brillantissime. Vous avez remarqué combien il lui est difficile de dire, sur des gens en train de mourir. D'ailleurs, il ne le dit pas, sinon quand il prononce une généralité… Sur le même thème de départ, Patrick Blin d’Aujourd'hui est encore plus intéressant :

Nous avons passé cette photo, parce que […] moi je pense que, il fallait la passer. Ça voudrait dire, si on ne la passait pas, que ça devient supportable, la mort devient supportable parce qu'on ne la montre pas. Ça voudrait dire qu'on pourrait mourir dans des tremblements de terre par dizaines de milliers, en Anatolie ou bien en Afghanistan, et que cette mort, ces morts, deviendraient supportables simplement parce qu'on en parlerait sans les montrer. Ce qui nous fascine, précisément, et là je parle en tant qu'homme et pas en tant que professionnel de l'information, c'est précisément que ce sont des gens, des civils, qui n'ont rien à voir, et qui se trouvent pris brusquement dans une espèce de piège infernal: ils sont au-dessus du trou créé par les crashes d'avions, ils savent qu'ils n'ont pratiquement aucune chance d'en sortir vivants, il y a des drapeaux blancs, des espèces de draps ou de nappes qui sont improvisés en signaux de détresse, et puis ces gens-là, encore une fois, ont toutes les chances de mourir, et c'est précisément ce qui nous frappe, et je pense que c'était un devoir de le montrer, et je pense que… C'est quand même quelque chose d'assez remarquable d'observer que, ce matin encore, on le disait, que 17h00 après les faits on est toujours sans bilan. On ne sait pas le nombre. On parle de plusieurs milliers de victimes; on ne le sait toujours pas. C'est quand même un signe de l'ampleur de cette catastrophe, et j'en terminerai là-dessus sur ce sujet, moi ce qui m'a particulièrement effrayé, et à l'opposé de cette image, c'est la réaction d'un habitant du quartier de Barbès, nous n'avons pas été le chercher loin, qui disait que c'était un plaisir de donner une leçon aux États-Unis. Je pense que c'est quelque chose sur lequel nous devrions réfléchir…


Dans les médias, ont est entre gens polis. De cette déclaration, l'animatrice de l'émission P. Clark n'a rien à dire, elle ne fait aucune remarque sur les incohérences, les amalgames douteux, les approximations, la maladresse du propos, rien. Mon but n'étant pas de faire la critique de "Tam-tam etc.", je ne vous citerai pas toutes les remarques acerbes et les commentaires virulents que la même P. Clark fit à ses invités Coline Serreau et Noël Mamère, en d'autres circonstances, nous montrant assez clairement que l'esprit critique des journalistes a du mal à s'exercer sur leur propre pratique. En fait (voir sa déclaration de début d'émission), elle est dans le même feeling que ses invités, et contrairement à vous ou moi, ne trouve rien de choquant dans les propos de P. Blin, alors qu'à Coline Serreau elle ne cessera de reprocher une représentation qu'elle jugeait peu flatteuse des maghrébins dans son film Chaos. Mais, entre collègues il y a des choses qui ne se disent pas…

Vous l'avez pu apprécier, fondamentalement les journalistes, sous un discours rationalisant (le dogme de la transparence, ce que veut le public, les nécessités de l'information, etc.), n'ont pas plus de recul, et parfois moins, que ce fameux "public" et son (mauvais) goût dont ils se légitiment pour dire n'importe quoi n'importe comment sur n'importe quel sujet.

Parfois moins de recul. Pour terminer sur ces attentats du 11 septembre 2001, je me souviens de la distance incroyable entre les véritables aspirations du "public" et le discours des médias : si au début il y eut bien un mouvement de sympathie envers les Américains, après trois semaines les gens s'en fichaient, pourtant, les attentats et leurs séquelles occupèrent une bonne part des unes jusqu'à fin décembre. Pourquo  ? Parce que «nous sommes tous Américains», dans la perception des journalistes. En se mobilisant pendant trois mois sur les attentats, puis les préparatifs de guerre américains, puis la guerre en Afghanistan, en soutenant encore une fois "sans états d'âme" toutes les actions de l'administration américaine, pour s'apercevoir encore une fois, "mais un peu tard", que tout ça n'était pas blanc-bleu, les principaux médias ne se faisaient pas l'écho de "l'opinion", mais celui de leurs propres peurs, leurs propres attaches, leurs propres convictions.

Pour revenir une dernière fois sur le "Tam-tam etc." du 12/09/01, voici deux extraits qui vous diront mieux que mes analyses la chose. Toujours en ouverture de l'émission, P. Clark nous dit :

New-York, on connaît bien le terrain du drame, on connaît, on aime, quelques amis, on appelle, impossible, Manhattan île fantôme, sur place, paraît-il, des touristes idiots s'arrachent les cartes postales des jumelles rasées ; où sont passés nos gratte-ciel ? pleure un New-yorkais. L'impensable est arrivé, et il a bien fallu l'affronter: télés, radios, journaux, comment traite-t-on un événement d'une telle ampleur ? Comment rend-on compte de ce Pearl Harbor terroriste ?


En un court résumé on a tout : désolé, Mme Clark, moi, New York je ne connais pas, je n'aime pas (ni ne déteste, d'ailleurs), je n'y ai pas d'amis, surtout pas dans les tours du WTC. En outre, elle nous offre son opinion sur "le public", car que sont d'autres les «touristes idiots [qui] s'arrachent les cartes postales» ? Enfin, on a cet incroyable excès, parlant d’«un Pearl Harbor terroriste». Autre extrait significatif, une déclaration de l'inénarrable P. Poivre d'Arvor :

Chacun est touché, d'une certaine façon. Mon fils, par exemple, était en route vers… il était en train de traverser l'Atlantique, son avion a fait demi-tour; quand vous imaginez le nombre de téléphones qui sont passés dans les familles, quand vous imaginez…


Je vous certifie ceci : je peux faire le tour de toutes les familles que je connais, aucune n'aura passé de coups de fil pour s'inquiéter du sort d'un fils, d'un frère, d'un père ou d'un ami en route pour New York. Aucune. Ces gens-là et moi ne vivons pas dans le même monde.

Voici le problème simple des journalistes: ils se trompent sur les attentes de leur public (avec la meilleure cote de tous les médias, la presse n'atteint pas 40% de crédibilité dans l'estimation annuelle de La Croix-Télérama), ils se trompent sur leurs propres motivations (croyant "répondre à l'attente du public" ils ne répondent qu'à leur propres attentes et hantises), enfin ils se trompent sur leur fonction même : la majorité des gens que je connais ne croit pas à ce qu'ils peuvent leur raconter mais il faut bien s'informer, alors on regarde la télé, on écoute la radio, on lit les journaux, on mixe un peu tout ça, on en élimine la plus grande part (les "analyses"), et on se fait son opinion, souvent divergente de celle qu'escomptent nos médiateurs. J'écris cette conclusion juste après le premier tour de l'élection présidentielle 2002, et je dois constater que tous les pronostics de la presse ont été battus en brèche – elle tablait sur un second tour Chirac-Jospin mais diantre ! rappelez-vous 1995 et la victoire assurée de Balladur contre Chirac… Bon, ça veut dire quoi ? Qu'une élection ne se fait pas via les sondages et les éditoriaux de MM. Helvig, Colombani et (paix à ses cendres) Clos, mais avec des programmes et des actes. Bref, la presse fait trop dans la divination, et la propagande, et pas assez dans l'information.

Vous avez le bonjour de Madame Irma.


1. Je ne suis pas certain que Marianne serait heureuse de se voir classer "journal satirique"…