Internet, pavlovisme et complotisme.
Je suis intrigué par ce tropisme de bien des partisans de la nouveauté sous ses trois aspects les plus communs, progrès, invention technique et invention scientifique, à s'inquiéter de son usage par une majorité de contemporains. Le cas du jour est celui de cet objet dénommé Internet, qui n'a qu'un rapport partiel avec Internet même si cette confusion s'explique, le processus général et ses réalisations spécifiques ayant une structure similaire à celle d'Internet, des réseaux de réseaux servant à communiquer par voie électronique, avec une superstructure matérielle, une infrastructure logicielle et un vecteur électronique supporté par le matériel et organisé par le logiciel. Sous un aspect, Internet est un cas particulier du cas général, sous un autre, sa matrice. Je veux dire, l'invention d'Internet découle d'une analyse nouvelle des systèmes de communication à distance faite dans le cadre d'un domaine qui se développa principalement pendant et après la deuxième guerre mondiale, celui de la communication et de l'information ; son invention et surtout son application contribuèrent à l'élaboration d'une évolution de structures et d'usage des réseaux de télécommunication. Il apparaît donc logique qu'on utilise ce nom pour désigner un ensemble dont il n'est qu'une composante somme toute mineure, selon le principe courant de la synecdoque, très utilisé pour désigner simplement des réalités complexes. Ce qui fait perdre au passage le sentiment réel de cette complexité et tend à faire reporter l'origine de celle-ci aux conséquences et non aux causes. Rien de bien nouveau là-dedans, cela dit. C'est d'ailleurs mon sujet ici.
Je compte parler dans cette discussion d'un phénomène habituel : les partisans de ce qu'on peut donc désigner nouveauté, qu'eux-mêmes nomment plutôt progrès ou, depuis quelques temps, innovation1, tendent à voir comme un dévoiement des usages courants de cette nouveauté. Les observateurs de la société par profession (historiens, sociologues, psychosociologues, ethnologues...) ou par goût ont quant à eux le plus souvent une autre appréciation, tout du moins quant ils en parlent au filtre de leurs outils d'observation, en tant qu'eux-mêmes et comme partisans de la nouveauté il leur arrive parfois (souvent ?) de mettre de côté les analyses pour adopter un autre discours. Remarquez, même les opposants à la nouveauté en soi ou telle qu'elle se déploie à partir d'un certain moment mettent en exergue ses mésusages, avec cette différence que pour eux il y a une cause intrinsèque et prévisible, par nature la nouveauté qu'ils déplorent est cause de dysfonctions sociales et individuelles. Le point de vue des observateurs est que le supposé mésusage de la nouveauté est prévisible, la déploration de ce mésusage tout aussi prévisible, enfin que la nouveauté n'est le plus souvent pas ce que ses promoteurs ou détracteurs supposent. Les objets qui vont m'intéresser pour tenter d'élucider cela sont donc l'Internet et un certain discours sur lui, que je nomme complotisme, enfin la source tant du mésusage constaté de l'Internet que du discours sur ses mésusages, qu'on peut aimablement nommer conditionnement culturel et social, ou qu'on peut moins aimablement nommer pavlovisme.
Internet, un objet composite.
L'objet réel que désigne le terme « Internet » dans son usage courant est autre chose que l'Internet, il s'agit d'un segment, lui-même composite, de l'ensemble très vaste et très composite qu'on peut désigner comme le système mondial de télécommunication. Ce qui fait la spécificité de l'objet Internet est, disons, l'interactivité, la possibilité pour ses usagers d'interagir avec des objets ou d'autres usagers et en tout cas le fait que contrairement aux autres segments de cet ensemble la mise à disponibilité des fonctionnalités de l'Internet requiert une sollicitation initiale des usagers. Pour exemple, l'accès à un épisode de série diffusé par la télévision ne nécessite pas que son usager le sollicite, et l'inscription de cette diffusion dans la continuité temporelle est indépendante de lui ; le même épisode diffusé sur Internet doit être sollicité par son usager, le moment de sa diffusion effective est décidé par lui et il peut en outre la suspendre, revenir sur une séquence ou au contraire passer à sur des séquences pour aller plus loin dans l'épisode. D'un certain point de vue, l'interactivité dans les deux cas est limitée, mais du moins les capacités immédiates de modification de la continuité narrative de l'épisode sont importantes sur Internet, alors que pour obtenir les mêmes capacités pour l'épisode télévisé on doit auparavant l'enregistrer sur un support autre (DVD, disque dur) et en faire alors un autre objet, extrait du système de télécommunication et disponible localement. Les caractéristiques principales de l'Internet sont cette possibilité d'interaction et bien sûr sa disponibilité permanente.
Cela dit, l'objet Internet ne correspond donc pas strictement à Internet, qui est à la fois plus large et plus restreint. Par exemple, quand on téléphone on le fait désormais surtout via Internet, ou aussi, une partie des diffusions de télévision se fait par Internet avec ceci que la possibilité d'interaction est bridée ; en sens inverse, l'interactivité de certaines diffusions de télévision numérique classées dans l'Internet se servent d'autres méthodes de transport de l'information. On peut dire que ce que considéré comme Internet est tout moyen de communication permettant l'interactivité et où l'intervention volontaire des utilisateurs est perceptible. Par exemple, l'accès à un réseau de carte bancaire peut se faire par Internet ou par d'autres moyens et méthodes mais dans tous les cas l'utilisateur d'un terminal de paiement ne l'associera pas spontanément à Internet, alors que ce type de réseaux à les mêmes caractéristiques que ce qu'il identifie comme étant l'Internet.
Le complotisme sous ses deux aspects.
Les personnes qui s'inquiètent de ce qu'elles nomment « théorie(s) du complot » peuvent aussi nommer le fait d'adhérer à cela complotisme mais le terme s'applique aussi bien à elles en ce sens qu'elles ont souvent ce tropisme, englober tout ce qui a pour elles les traits identificatoires d'une « théorie du complot » dans cette catégorie, dit autrement, les détracteurs des autant que les adhérents aux « théories du complot » ont en commun de voir des complots partout, les uns comme théories, les autres comme faits.
Pour exemple, les « théoriciens du complot » européens ont une tendance certaine à considérer que le processus de la construction européenne est un complot, une action concertée ourdie dans des cabinets noirs par un groupe (relativement) secret dans un but pas toujours déterminé mais qui pour s'accomplir doit en passer par la destruction des peuples de ses pays membres, et de l'autre côté les détracteurs de la « théorie du complot » balaient d'un même revers de la main tous les discours pointant l'action concertée de certains groupes pour orienter les évolutions de cette construction vers un processus destructeur des solidarités nationales. Or si on ne peut strictement parler de complot, la convergence d'intérêts de groupes ayant des positions de pouvoir dans les États-membres ou les institutions européennes fait que cette construction à bien des traits constitutifs d'un complot. Dès lors, décrire cette construction comme la réalisation de ce qui ressemble à un complot n'induit pas qu'on soit un « théoricien du complot ». J'ai un principe simple là-dessus : de même qu'un paranoïaque peut avoir de réels ennemis, un complotiste peut pointer un réel complot, et de même qu'on étiquette vite fait paranoïaque une personne qui fait réellement l'objet d'agressions quand on ne peut ou ne veut pas les voir, on a vite fait d'étiqueter complotiste la personne qui dénonce un complot qu'on ne peut ou ne veut pas voir.
Les complots, les vrais complots, existent. Mais souvent ils ne correspondent pas exactement à la définition classique telle que donnée par le TLF de « dessein secret, concerté entre plusieurs personnes, avec l'intention de nuire à l'autorité d'un personnage public ou d'une institution, éventuellement d'attenter à sa vie ou à sa sûreté ». Le caractère de dessein secret n'est pas évident, en ce sens que le plus souvent quand on apprend l'existence d'un complot ça ne fait que confirmer ce qu'on pouvait comprendre ou au moins, ça n'est pas très étonnant. Quand l'opération Condor devint publique, elle ne fit que confirmer l'évidence ; la Révolution des œillets au Portugal, la tentative de putsch militaire de 1981 en Espagne, furent surprenants comme événements mais non comme processus. L'intention n'est pas toujours de nuire, ou pas de manière directe, ça peut être au contraire de conforter une personne ou une institution, les possibles nuisances étant alors un moyen ou un effet plutôt qu'une fin. J'affirme avec la plus grande certitude que les complots existent car très régulièrement, après un changement de régime ou lors de la déclassification de documents secrets, on apprend qu'un État ou une coalition a fomenté ou démantelé un complot, les acteurs sont cités, leurs actions décrites, leurs motifs exposés. Sans compter le fait que justement un renversement de régime peut être la conséquence d'un complot (Révolution des œillets déjà citée, putsch de 1936 en Espagne, putsch chilien de Pinochet) qui se révèle à cette occasion. Partant de ce constat, l'incrédule total, le complotiste négatif qui nie toute possibilité d'un complot, est autant dans l'erreur que le complotiste positif qui explique tout ce qu'il refuse ou ne comprend pas comme le fruit d'un complot. Pour reprendre l'opération Condor, on a des indices de son existence bien avant qu'elle devienne public, mais à l'époque les complotistes négatifs ne peuvent y croire, ce sont des faux Saint Thomas qui ne croient même pas ce qu'ils peuvent voir2. Difficile pour moi de vraiment comprendre comment et pourquoi on peut être complotiste.
D'un sens, le complotisme positif m'est plus accessible, il découle d'un tropisme humain qui amène les personnes à refuser de croire ce qui contrevient à leurs idéologies et accepter sans critique ce qui les conforte, le même qui vous dira que les gens de pouvoir sont tous complices et manigancent pour que le commun des mortels soit mis sous tutelle et pressuré, refusera de croire que ceux des gens de pouvoir dont il partage les idées et l'idéologie participent de ce même complot et, le cas échéant, qu'ils ne sont pas très honnêtes dans leurs discours et leur actes. Si je lutte contre ça, j'ai moi aussi tendance à plus avoir confiance en ceux qui semblent aller dans le sens de mes convictions qu'aux autres, donc à moins aisément admettre les faits qui semblent les mettre en cause. Clairement, sans admettre aveuglément les uns et refuser aussi aveuglément les autres, je tend à facilement admettre en un premier temps les mises en causes de ceux qui ont ma défaveur, remettant à plus tard la confirmation étayée de la chose, et à suspendre mon jugement envers ceux qui ont ma faveur, voulant d'abord confirmation avant d'admettre s'il y a lieu ces mises en cause. Je suppose que le complotisme négatif répond à un schéma de pensée similaire sans en être certain car le rejet a priori de tout ce qu'on voit comme de la « théorie du complot » semble se donner comme une pensée rationaliste alors que les exemples historiques de complots avérés devraient, si l'on est vraiment rationnel ou rationaliste, inviter à suspendre son jugement et à vérifier les arguments avant de les disqualifier. Cela dit, il me semble y avoir deux sortes de complotisme négatifs, et aussi deux sortes de complotismes positifs.
Pavlovismes complotistes.
Qu'ils soient négatifs ou positifs, les complotismes se divisent, autant que je le comprenne, en deux variétés, un complotisme raisonnable même si parfois mal fondé, et un irrationnel. Ce type est celui que je qualifie de pavlovien.
Certaines personnes sont plus sensibles que d'autres au conditionnement. Nul ne peut, sauf à se socialiser de manière inconsistante, être insensible au conditionnement, c'est nécessaire pour entrer dans une société humaine ou animale, il faut adopter un modèle de comportement acceptable par le groupe. Pour les espèces assez évoluées, typiquement les mammifères ayant un comportement social3, il y a un niveau optimal en-deçà duquel les individus sont insuffisamment socialisés, et un niveau au-delà duquel ils le sont trop. Chez les humains, on peut nommer ce niveau l'autonomie ou le libre arbitre. Je ne suis pas spécialiste de ces sujets mais en ai quelques notions et surtout, j'observe ce qui m'entoure. De cela je tire le constat qu'assez bizarrement, de prime abord, les effets du trop ou trop peu de socialisation sont à-peu-près les mêmes. À seconde vue ça n'est pas si étonnant : le conditionnement a pour but de permettre à l'individu de développer une autonomie, une capacité d'agir, mais en la limitant pour que ses comportements n'aillent pas contre le groupe, le trop comme le trop peu de socialisation peut porter sur la limitation ou l'autonomie, de ce fait un individu qui a mal appris ou compris les limitations ou un autre qui a trop bien intégré les notions qui l'invitent à faire preuve d'initiative auront tous deux une même tendance à ne pas respecter trop les limites.
Entre les deux extrêmes, asocialité ou perversité4 et sujétion ou dogmatisme, il y a des degrés, on dira que du côté « non respect des limites » on a l'anticonformisme et du côté « respect des modèles » le conformisme. Le pavlovisme est l'autre nom à la fois du conformisme et de l'anticonformisme quand ils passent vers le trop ou le trop peu de respect des modèles et des limites et induisent une réponse stéréotypée à une sollicitation.
Concernant le propos de cet article, le « complotisme virtuel », on peut dire que tant le complotisme positif que celui négatif contiennent une part de leur opposé, en ce sens que tel qui adhère à une certaine théorie du complot sera entièrement incrédule pour telle autre, et tel qui réfute toute théorie du complot en valide au moins une, celle implicite qui dit qu'il existe des complotistes, les tenants de théories du complot...