Dans au moins un autre texte, peut-être dans deux, je discutais du fait que, à l'instar du genre par exemple, les théories du complot sont produites non par ceux qui, disons, croient aux complots, mais par ceux qui n'y croient pas ou disent ne pas y croire : si un individu constate ou suppose un complot il se passe de théorie, quand au contraire une personne ne croit pas ou prétend ne pas croire aux complots, elle tendra à développer des théories sur les raisons pour lesquelles de présumés complotistes les constatent ou les supposent. L'analogie avec le genre vient de ce que les supposés théoriciens du genre n'ont précisément pas de théorie sur le sujet mais constatent le fait et s'y intéressent comme fait, alors que les opposants aux études sur le genre ont une théorie, implicite ou explicite, l'adéquation entre genre, qui est une notion sociale, et sexe, qui est une notion biologique, et supposent les personnes qui s'intéressent au genre une théorie réciproque ou antagoniste, alors que s'ils ont des théories elles sont plus larges et d'ordre sociologique ou psychologique ou autre, et que le genre est un objet étudié sous l'angle de leur approche.

Relativement aux complots je suis dans la même optique que les personnes qui étudient le genre, je n'ai pas de théorie sur eux et les considère selon diverses approches, l'une qu'on dira sociologique (on peut classer l'ethnologie et l'éthologie dans la sociologie, et même, au moins en partie, la psychologie), une autre, si dire se peut, philosophique (j'ai quelques réticences à employer le terme, trop galvaudé, si un philosophe est avant tout un logicien et un penseur de la société, on peut me dire une sorte de philosophe, si c'est un inventeur de concepts et de systèmes, alors je n'en suis pas un). Une autre de mes propositions, je ne crois pas aux complots mais les constate. C'est souvent le cas des personnes s'intéressant au genre, elles n'y croient pas mais les constatent. Là gît le paradoxe : dans une approche qu'on dira de type scientifique d'un objet la question de la croyance ne se pose pas et même, la croyance entrave l'élucidation de la réalité, je ne crois pas en l'univers mais je le constate, je n'y crois pas parce qu'il n'est pas de l'ordre de la croyance, c'est un fait indubitable. Il se peut que ma représentation de l'univers soit inexacte, en fait elle est nécessairement inexacte car limitée. Certes, je ne suis pas aussi limité dans ma perception de l'univers que, disons, une bactérie, par contre j'ai une plus grande conscience qu'elle de cette limitation, plus on en sait sur l'univers plus on prend conscience qu'on en connaît bien peu : en 1895 le physicien le plus réputé de son époque, William Thomson, Lord Kelvin, déclarait, « Il n'y a rien de nouveau à découvrir en physique désormais, tout ce qu'il reste à faire ce sont des mesures de plus en plus précises »1, ce qui montre qu'on peut faire de la science sans appliquer à tout une démarche de type scientifique...

Croyances.

Comme tout un chacun j'ai des croyances mais autant que possible non dogmatiques, par exemple je n'ai jusque-là pas constaté la démocratie ni la liberté mais j'y crois, par contre je n'y crois pas aveuglément. Disons, il y a trois principales sortes de croyances, qui concernent le passé, le présent et le futur. Celles concernant le présent sont les plus simples, elles s'appuient sur l'habitude et sur la relative prévisibilité de certaines actions. Elles sont d'ordre statistique, par exemple je crois que si je mets mon corps dans une certaine position et que je lui donne certaines impulsions ça induira une certaine forme de déplacement que je nomme marche, qui me permettra d'aller d'un certain lieu à un autre lieu d'une manière qui, comme dit, est assez prévisible et régulière. Ça ne réussit pas toujours comme je m'y attends mais ça le fait suffisamment souvent pour que ma croyance générale en la possibilité d'aller d'un point à un autre en marchant se vérifie assez pour que cette croyance me soit utile. On peut nommer ce type de croyance l'expérience, croire que ce qui a fonctionné jusque-là pour réaliser une certaine action devrait continuer à fonctionner est nécessaire pour acquérir un niveau minimal d'autonomie mais il ne faut pas non plus y croire absolument parce que rien n'est jamais égal et qu'on n'est jamais à l'abri d'un accident, on croit maîtriser la marche mais parfois l'on tombe, d'autant plus si l'on y croit aveuglément.

Les croyances concernant le passé sont les enseignements directs ou indirects qui permettent de savoir à-peu-près ce qu'est la réalité, et permettent de se constituer une expérience. J'ai une connaissance très fragmentaire du passé et en ai une expérience directe extrêmement limitée mais ça n'est pas grave tant que j'en ai conscience. Si limitée soit-elle, cette connaissance du passé m'est très utile pour à la fois construire mes croyances d'habitude et avoir des réactions adaptées à l'inattendu, l'inconnu : plus j'en sais sur le monde et les choses, plus j'aurai de chances de pouvoir faire face à ce que je ne connais pas mais sur quoi j'ai des informations ou qui s'approche de ce que je connais d'expérience ou par savoir. Les croyances concernant le futur sont les moins évidentes, pour la raison évidente que si on a des informations assez fiables sur le présent et assez consistantes même si limités sur le passé, d'évidence on ne sait rien de ce qui n'est pas advenu. D'un sens, tout ce qui concerne le futur est de l'ordre de la croyance, la question étant alors de savoir sur quoi l'on fait reposer sa croyance sur ce qui arrivera demain, ou dans un an, ou la seconde suivante.

Le temps comme fait et comme croyance.

Le problème est celui du temps. Comme le disait Augustin, « Si personne ne me pose la question, je le sais ; si quelqu'un pose la question et que je veuille expliquer, je ne sais plus ». Comme je le dirais, comme je le dis, le temps n'est pas un problème si l'on considère qu'il n'a pas de réalité, qu'il est de l'ordre de la croyance. Ce qui fabrique le temps est l'habitude, cette notion se dégage de faits prévisibles, dépendant d'une réalité, la durée : un être vivant a une durée plus ou moins longue et tant qu'il persiste en son être des événements se produisent, certains rares voire uniques, d'autres de fréquence plus ou moins rapide et plus ou moins durable, par exemple on ne naît et on ne meurt qu'une fois mais on a le cœur qui bat en moyenne (pour un humain) 60 à 80 fois par minute (considérant que pour un individu il y a des variations parfois importantes, de même entre individus, cas notamment des sportifs de haut niveau – cyclistes, athlètes... – dont le rythme cardiaque au repos est généralement plus bas, parfois extrêmement, je pense entre autres au cas assez connu d'Eddy Merckx qui avait un rythme cardiaque très lent, de l'ordre de 30 battements par minute) et on respire (là encore avec des variations par individu et entre individus) dix à quinze fois par minute. Entre les deux il y a donc des événements de fréquence, de durée et de régularité diverses, internes (respiration et rythme cardiaque comme cité, fait de se nourrir, de veiller, de dormir, etc.), externes (mouvements absolu et relatif de la Terre, de la Lune, du Soleil, etc.), mixtes (conditionnement du rythme veille/sommeil relatif le plus souvent au mouvement de rotation de la Terre, sauf à proximité des pôles, que l'on nomme le rythme circadien). Le temps c'est en quelque sorte, c'est en toutes les sortes, un concept découlant des régularités internes, mixtes et externes.

Pour les physiciens contemporains le temps n'est pas une notion valide pour la raison que dans leur science il n'est qu'une conséquence perceptuelle de l'espace. L'univers d'un physicien einsteinien est un objet qu'on pourrait dire unidimensionnel en ce sens qu'on peut le représenter comme une sorte de ligne dont la tridimensionnalité découle du fait que cette ligne de points est repliée sur elle en tas ou en peloton, l'un des objets connus pouvant donner idée de cet univers est un brin d'ADN, formellement constitué comme une longue théorie de molécules qui, sauf dans une circonstance particulière, la division cellulaire, forme un volume, une pelote d'ADN. Dans cet univers einsteinien le temps est la durée nécessaire pour passer d'un point à un autre de ce peloton, la durée minimale étant celle donnée par la constante de Planck, à la fois unité de mesure de distance et de durée bien que ce qu'elle évalue ne soit ni une distance ni une durée mais un angle et une fréquence. Disons, pour un physicien actuel il n'y a pas d'hypothèse évidente sur la forme de l'univers, d'où il n'y a pas d'hypothèse évidente sur le temps puisqu'une durée ne donne pas d'information fiable sur une distance ni une distance sur une durée – le fameux problème de ce biais d'observation, on ne peut pas à la fois observer la position et le mouvement d'un objet. Cette question n'a pas d'importance cruciale pour un physicien d'un point de vue expérimental, c'est plutôt un bon moteur pour aller plus loin dans l'investigation du réel, ce qui ne l'empêche pas de savoir que les deux équations fondamentales des deux branches principales de la physique actuelle, la constante de Planck et l'équation de base de la relativité restreinte, ont une efficacité indéniable pour aider à décrire le réel et agir sur lui.

Croire ou ne pas croire, là est la question...

La différence entre croyants et incroyants se trouve là : pour l'incroyant il n'y a que des hypothèses d'une validité plus ou moins grande et étendue, tantôt vérifiables, tantôt falsifiables ; pour le croyant il y a le vrai et le faux. Les Grandes Idées comme Vérité et Mensonge, les approches de type scientifique s'en passent et même, vont contre. Le vrai et le faux sont des aides pour l'ordinaire des jours et permettent de guider son action dans le monde, la science s'intéresse plutôt à l'exact et l'inexact. Pour prendre un autre exemple, quand on entend les experts judiciaires non intéressés (je veux dire, ceux qui pratiquent sans agir directement pour le compte d'une des parties et ne font donc pas leurs expertises en privilégiant les possibilités favorables à celle-ci), leur travail n'a pas pour but de rechercher quelque vérité d'ordre judiciaire mais de rendre compte aussi exactement qu'il se peut d'une certaine réalité que, par leurs compétences, ils ont donc moyen d'éclairer aussi justement qu'il se peut ; en revanche, comme dit il n'ont pas de vérité à proposer, c'est de l'ordre de la croyance et de la morale, non de la science.

Croire... À la base je suis incroyant, ce qui ne signifie donc pas que je ne crois en rien, voir le cas de la démocratie et de la liberté, considérant la réalité je sais que ce ne sont pas des objets qu'on y trouve, dès lors souhaiter vivre libre et en démocratie n'est pas de l'ordre de l'anticipation raisonnée, je sais d'avance que je ne serai jamais vraiment libre et que la démocratie est un but inatteignable, ce sont des guides pour m'aider à diriger ma vie et ma relation au monde et aux autres. Si je considère les faits la liberté n'est pas de cette catégorie, c'est un espoir mais non un fait. Le concept assez réaliste qui y correspond le plus est l'autonomie, c'est-à-dire la part des capacités d'action d'un être vivant qui ne dépend pas entièrement de facteurs dont il n'a pas la maîtrise. Un être vivant est à lui-même un univers, un objet fini, de forme indéterminée, fermé et limité. C'est là aussi affaire de croyance, un observateur objectif verra plutôt un objet indéfini, de forme déterminée, ouvert et aux limites incertaines. Disons, l'individu se suppose une entité assez stable, ce qu'une observation distancée ne démontre pas. Le peu d'autonomie dont un être vivant dispose dépend de sa perception de soi comme objet fini et stable mais inscrit dans un ensemble plus vaste. La base même de l'autonomie est la conscience de soi, qui implique cette double perception de soi en tant qu'univers et de soi en tant qu'entité participant d'un univers plus large. On peut dire que la vie est une sorte de mystique : la conscience de soi comme entité induit la conscience d'une forme de réciprocité, soi est un univers et l'univers est un soi, je ne crois pas en un univers transcendant qui serait une sorte de conscience mais plutôt à une transcendance qui est la conséquence de la conscience de soi et de la conscience seconde de la possibilité d'autres immanences, d'autre entités dotées de conscience.

Je ne vais pas développer plus ici la question de la vie et de son évolution, largement traitée par ailleurs dans ces pages, pour faire bref, disons que le temps passant les êtres vivants ont acquis des moyens et méthodes pour avoir un peu plus de discernement, donc un peu plus d'autonomie. Fondamentalement, on peut se représenter un être vivant comme une machine, un système globalement fermé régi par un cycle action-réaction-rétroaction. Sans vouloir non plus développer ici la question quant à ce qui est matière et ce qui est énergie, du moins on peut dire que pour un être vivant il en va comme pour le reste de l'univers, ce qui crée du mouvement est la perpétuelle transformation de matière en énergie et d'énergie en matière. Ce en quoi diffère un être vivant est sa capacité à contrôler en partie cette transformation.