Chapitre VI - Des conspirations
Je n'ai pas cru devoir laisser ce sujet sans le traiter, tant les conspirations sont dangereuses et pour les sujets et pour les princes ! Elles ont fait périr et détrôner plus de souverains que les guerres ouvertes. En effet, peu d'individus sont en état de faire une guerre ouverte à un prince, mais chacun est à même de conspirer.
Il faut convenir aussi qu'il n'est pas d'entreprise plus dangereuse et plus téméraire pour les hommes qui s'y hasardent ; les périls les environnent de toute part. Aussi arrive-t-il que bien peu réussissent, pour une infinité qui sont formées.
Que les princes apprennent donc à se garantir des conspirations ; que les sujets s'y engagent avec plus de circonspection, ou plutôt qu'ils sachent vivre contents, sous les maîtres que le ciel leur a donnés. Je vais traiter ce sujet avec quelque étendue, afin de ne rien omettre de ce qui peut servir à l'instruction des uns et des autres.
C'est une maxime admirable que celle de Tacite qui dit qu'il faut que les hommes révèrent le passé, et se soumettent au présent ; qu'ils désirent les bons princes, et supportent les autres tels qu'ils sont. Se conduire autrement, c'est souvent se perdre soi-même et perdre également son pays.
Nous devons donc, pour entrer en matière, examiner d'abord contre qui se font les conspirations ; et nous trouverons que l'on conspire ou contre un État, ou contre un prince. Nous raisonnerons de ces deux espèces de conspirations, nous étant assez expliqués précédemment sur celles qui ont pour objet de livrer une place à un ennemi qui l'assiège, ou bien qui ont quelque rapport avec celles-là.
Nous commencerons par traiter des conspirations ourdies contre un prince, et d'abord nous nous arrêterons à leurs causes. Il en est un très grand nombre, mais la plus importante de toutes, c'est la haine universelle. Un prince qui inspire ce sentiment général doit sans doute être plus particulièrement haï de ceux qu'il a plus particulièrement offensés, et qui désirent se venger. Leur désir est encore accru par cette aversion universelle dont ils le voient devenir l'objet.
Un prince doit donc éviter d'exciter cette haine universelle. Ce qu'il faut qu'il fasse pour cela, nous l'avons dit ailleurs, et nous n'en parlerons pas ici. S'il parvient à s'en garantir, les offenses particulières seront pour lui moins dangereuses. Il est rare d'abord que des hommes mettent autant de prix, et soient assez sensibles à une injure pour s'exposer à de si grands périls dans le dessein de s'en venger. D'ailleurs, quand ils auraient et l'énergie et la force pour les tenter, ils sont arrêtés par cette affection universelle qu'on a pour le prince.
Les divers outrages qu'on peut faire à un homme consistent à attaquer ou ses biens, ou sa personne et sa vie, ou son honneur. Lorsqu'on outrage un homme dans sa personne, les menaces sont plus dangereuses que le coup. Les menaces mêmes sont tout ce qu'il y a de dangereux, car le coup ne l'est pas ; et d'abord l'homme mort ne se venge pas ; ensuite ceux qui survivent le plus souvent laissent ensevelir avec lui le désir de la vengeance. Mais celui qui est menacé et qui se voit pressé entre la nécessité ou de tout oser ou de tout souffrir devient un homme très dangereux pour le prince, comme nous le démontrerons en son lieu.
Après cette sorte d'outrages, ceux qui attaquent les biens et l'honneur sont les plus cruels et les plus sensibles, et ceux dont les princes doivent le plus s'abstenir. Car on ne dépouille jamais assez un homme, pour qu'il ne lui reste un poignard pour se venger ; on ne peut jamais également assez le déshonorer, pour le priver de son ressentiment et d'un violent désir de vengeance. De l'insulte faite à l'honneur, il n'en est aucune qui soit aussi injurieuse que celle faite à celui des femmes ; et après cet outrage, le plus cruel est le mépris qu'on témoigne à un homme. Un outrage de cette nature arma Pausanias contre Philippe de Macédoine ; c'est celui qui, sans contredit, a fait périr le plus de princes ; et, de notre temps, Jules Belanti ne conspira contre Pandolfe, tyran de Sienne, que pour le punir de lui avoir enlevé une de ses filles qu'il lui avait donnée en mariage. Le principal motif de la conspiration des Pazzi contre les Médicis fut l'héritage de Jean Bonromei, dont les Médicis avaient donné ordre qu'on les privât.
Il est un autre motif bien plus important qui fait conspirer les hommes contre un prince : c'est le désir de délivrer son pays de l'esclavage où il l'a réduit ; c'est ce motif qui excita Brutus et Cassius contre César ; c'est celui qui en a soulevé tant d'autres contre les Phalaris, les Denys et tant d'autres usurpateurs.
L'unique moyen qui reste à un tyran pour se préserver de ces attaques, c'est de déposer la souveraineté. Mais comme il n'y en a aucun qui prenne ce parti, il en est peu qui n'aient une fin tragique ; de là ces vers de Juvénal :
Il n'est point de tyran qu'au ténébreux asile,
La mort, dernier sommeil, guide d'un pas tranquille
Toujours un fer vengeur les y précipita.
Les périls auxquels on s'expose dans les conspirations sont d'autant plus grands que tous les moments ont leurs dangers ; ceux où on forme et où on trame le complot, ceux où on l'exécute ; et ceux qui suivent son exécution. Un homme conspire seul, ou bien ils sont plusieurs. Dans la première supposition, c'est moins une conspiration que la ferme résolution prise par un homme d'ôter la vie à un prince. Des trois espèces de dangers que l'on court dans les conspirations, on évite le premier. En effet, avant l'exécution, l'auteur du projet ne court aucun risque ; personne n'a son secret, il ne craint donc pas que son dessein parvienne aux oreilles du prince.
Tout individu peut concevoir un pareil projet, grand ou petit, noble ou plébéien, admis ou non dans la familiarité du prince, parce que tout homme trouve quand il le veut bien le moyen de l'aborder et par conséquent celui de satisfaire sa vengeance. Pausanias, dont nous avons parlé ailleurs, trouva le moyen de poignarder Philippe de Macédoine, au moment où celui-ci allait au temple environné de plus de mille gardes armés, et placé entre son fils et son gendre ; mais Pausanias était d'une naissance distinguée et connu du prince. Un Espagnol pauvre et de la dernière classe du peuple frappa d'un couteau, au cou, Ferdinand roi d'Espagne. La blessure ne fut pas mortelle ; mais on voit que cet homme n'en eut pas moins l'audace et l'occasion de frapper ce prince. Un derviche, espèce de prêtre chez les Turcs, leva un cimeterre sur Bajazet père du grand Seigneur régnant. Il ne le blessa pas, mais il en eut l'audace, et de plus l'occasion de le tenter. Il n'est pas rare de trouver des gens qui forment de pareils projets, mais il en est bien peu qui les exécutent. Ceux-ci périssent tous, ou presque tous dans l'exécution, et on trouve bien peu de gens qui veulent courir à une mort certaine.
Mais laissons ces projets formés par un seul, et parlons des conspirations tramées par plusieurs. Je dis qu'elles ont toutes pour auteurs les grands de l'État, ou des hommes amis du prince. Tous les autres, à moins qu'ils ne soient fous, ne peuvent chercher à former des conspirations. Ils manquent de tous les moyens de succès et d'espoir de réussite, qui sont nécessaires pour s'engager dans de pareilles entreprises. D'abord des hommes qui ne peuvent rien n'ont pas de quoi s'assurer la fidélité de leurs complices. Nul ne peut consentir à suivre leur parti, sans l'espoir d'aucun de ces avantages qui déterminent les hommes à braver les plus grands périls ; en sorte qu'à peine se sont-ils ouverts à deux ou trois personnes, ils trouvent un accusateur qui les perd. En supposant qu'ils n'eussent pas d'accusateurs, ils éprouvent tant de difficultés dans l'exécution, l'accès auprès du prince est pour eux si difficile, qu'il est impossible qu'ils ne soient accablés dans l'exécution. Si les grands d'un État qui ont un accès facile chez le prince succombent eux-mêmes accablés par les difficultés sans nombre dont nous parlerons bientôt, on sent que ces difficultés doivent croître pour les autres.
Mais comme les hommes ne perdent pas tout à fait le jugement lorsqu'il s'agit de leur vie ou de leurs biens, quand ils sont faibles, ils s'éloignent de cette espèce de dangers, et quand ils haïssent un prince, ils se contentent de s'exhaler en reproches, en injures, et ils attendent leur vengeance d'un offensé plus puissant qu'eux. Si cependant il était quelqu'un de cette classe d'hommes qui eût osé faire pareille entreprise, on doit plutôt louer son intention que sa prudence.
On voit donc que tous ceux qui ont conspiré sont des grands ou des amis des princes ; or les bienfaits excessifs leur en inspirent aussi souvent le dessein que les cruelles injures. C'est pour un pareil motif que Pérennius conspira contre Commode ; Plautianus contre Sévère ; Séjan contre Tibère. Tous ces favoris avaient été comblés par leurs maîtres de tant de biens, d'honneurs et de dignités, qu'il ne leur manquait plus que le trône pour combler leur puissance et leur ambition, et ils conspirèrent pour y monter. Leurs complots eurent l'issue que méritait leur ingratitude. Quoique dans ces derniers temps, nous ayons vu réussir la conspiration de Jacques d'Appiano contre Pierre Giambacorti, prince de Pise, cet Appiano, qui avait été élevé et qui tenait ses biens et sa fortune de ce prince, le dépouilla de ses États.
La conspiration de Coppola contre Ferdinand, roi d'Aragon, était encore de ce genre. Nous l'avons vu parvenir à un tel point de grandeur qu'il ne lui manquait plus que le trône ; pour l'obtenir, il perdit la vie ; et certes, si jamais conspiration faite contre un prince par des grands dût avoir une heureuse issue, c'est celle qui a pour chef un favori qu'on pourrait regarder comme un second roi, et qui a tant de moyens de satisfaire son ambition. Mais cette ambition de régner qui les aveugle, les aveugle également dans la conduite de l'entreprise qui doit les conduire au trône ; car s'ils savaient commettre ce crime avec prudence, il serait impossible qu'ils ne réussissent pas.
Il faut donc qu'un prince qui veut se préserver des conspirations se défie encore plus de ceux qu'il a comblés de faveurs, que de ceux qu'il a offensés. Ceux-ci manquent d'occasions et de moyens ; ceux-là en ont à choix. La volonté, l'intention de ces deux espèces d'hommes sont les mêmes, car la soif de régner est une passion autant et plus ardente que le désir de se venger. Il faut donc que les princes ne donnent à leurs favoris qu'assez d'autorité pour qu'il reste toujours quelque intervalle entre eux et lui ; qu'il reste toujours à ces derniers quelque chose à ambitionner, autrement ces princes seront victimes de leur imprudence, comme ceux que nous venons de citer.
Mais revenons à notre sujet. Nous disons donc qu'il faut que les conspirateurs soient des grands qui aient accès auprès du prince ; cela posé, examinons quelles ont été les suites de conspirations ainsi entreprises, et pourquoi elles ont si rarement réussi. Or, comme nous l'avons dit plus haut, trois instants distincts dans les conspirations présentent trois espèces de périls : celui de la formation du complot ; celui de son exécution ; et celui qui le suit. La difficulté de sortir heureusement de ces trois pas les fait presque toujours échouer. Et d'abord parlons des premiers dangers qui sont sans contredit les plus grands. Combien il faut de prudence et de bonheur pour n'être pas découvert au moment où l'on trame la conspiration ! Elle se découvre, ou par des rapports ou par des conjectures.
Les rapports viennent ou du peu de foi ou du peu de prudence de ceux à qui on se confie : le peu de foi se rencontre souvent. En effet vous ne pouvez vous confier qu'à vos affidés qui pour vos intérêts s'exposent à la mort, ou bien à des mécontents qui veulent se venger du prince. De véritables amis, on peut en trouver un, deux ; mais vous êtes obligé d'étendre votre confiance à bien plus d'individus, et il est impossible que vous en trouviez un plus grand nombre. Il faut d'ailleurs que l'affection qu'ils vous portent soit plus forte que l'image du péril et la crainte du supplice ; d'ailleurs on se trompe souvent sur le degré d'attachement que l'on croit avoir inspiré à un ami ; on ne peut en être assuré que par l'expérience même ; mais l'expérience en cette matière est du plus grand danger. Quand même vous auriez éprouvé la fidélité de vos amis dans une occasion dangereuse, il n'en faudrait pas conclure qu'ils vous seraient également fidèles dans cette occasion-ci, infiniment plus périlleuse.
Si on mesure la fidélité d'un homme sur le mécontentement qu'il a contre un prince, il est facile encore de se tromper. À peine avez-vous manifesté votre projet, que vous donnez à ce mécontent les moyens de ne plus l'être, et pour qu'il vous soit fidèle, il faut ou que sa haine soit bien forte, ou que votre autorité sur lui soit d'un grand poids. Aussi voit-on une infinité de conspirations révélées et étouffées dès leur principe. Le secret gardé parmi une infinité de conjurés est un vrai miracle ; on l'a vu cependant s'opérer dans la conspiration de Pison contre Néron, et de notre temps, dans celle des Pazzi contre Laurent et Julien de Médicis. Dans celle-ci il y avait plus de cinquante conjurés ; elle fut conduite, sans être découverte, jusqu'à l'exécution.
On est découvert par défaut de prudence ; quand un conjuré parle avec peu de précaution, de manière à être entendu d'un tiers, d'un esclave, par exemple, comme il arriva aux fils de Brutus, qui, lorsqu'ils complotaient avec les envoyés de Tarquin, furent entendus par un esclave qui les dénonça ; ou bien quand, par légèreté, on communique son secret à une femme, à un jeune garçon que l'on aime, ou à telle autre personne irréfléchie. C'est ainsi que Dinnus, un des conjurés de Philotas contre Alexandre le Grand, fit part de son secret à Nicomaque, jeune garçon dont il était amoureux ; celui-ci à Ciballinus son frère, et Ciballinus au roi.
Quant aux découvertes de conspiration par conjectures, on en a un exemple dans la conspiration de Pison contre Néron. La veille du jour où l'empereur devait être poignardé, Scevinus, un des conjurés, fit son testament ; il ordonna à son affranchi Melichius d'aiguiser un vieux poignard tout rouillé ; il donna la liberté à tous ses esclaves, leur fit distribuer de l'argent et ordonna qu'on préparât des bandes pour des blessures. Fondé sur des conjectures, Melichius l'accusa auprès de Néron. Scevinus fut arrêté ainsi que Natalis, autre conjuré avec qui on l'avait vu le jour précédent s'entretenir longtemps et secrètement. Comme leurs dépositions ne s'accordaient pas sur le sujet de l'entretien qu'ils avaient eu, ils furent forcés de confesser la vérité ; la découverte de la conspiration entraîna la perte de tous les complices.
Il est impossible d'empêcher qu'une conspiration ne soit découverte par une de ces trois causes : trahison, imprudence ou légèreté, quand le nombre des conjurés passe trois ou quatre. Dès qu'on en a arrêté plus d'un, toute la trame est découverte, parce qu'il est impossible que deux conjurés soient convenus ensemble de leurs réponses. Quand on a arrêté un homme assez courageux, il peut se servir de la force de son caractère pour taire les noms de ses complices ; mais il faut que ceux-ci ne montrent pas moins de fermeté d'une autre manière, et leur fermeté consiste à demeurer tranquilles, à ne pas se trahir par la fuite ; car dès que l'un d'entre eux manque de courage, qu'il soit arrêté, qu'il soit libre, la conspiration est dévoilée. Rien n'est si rare que ce qui arriva dans celle rapportée par Tite-Live, et tramée contre Hiéronyme, tyran de Syracuse. Théodore, un des conjurés, ayant été arrêté, eut la fermeté de taire les noms de ses complices, et accusa les amis du roi ; d'un autre côté, les conjurés eurent tant de confiance dans le courage de Théodore, qu'aucun ne partit de Syracuse, ou ne donna aucun signe de crainte.
On s'expose donc à tous ces divers périls : premièrement, pour tramer une conspiration ; secondement, avant d'en venir à l'exécution. Quels moyens de les éviter ? Les voici : le premier, le plus sûr et, pour mieux dire, l'unique, est de ne pas laisser aux conjurés le temps de vous accuser, et pour cela, il ne faut leur confier votre projet qu'au moment de l'exécution, et pas avant. Ceux qui en ont usé ainsi ont à coup sûr évité les dangers du premier pas, et souvent ceux des deux autres. Leur entreprise même a presque toujours réussi. Or, il est toujours au pouvoir d'un chef habile de se procurer cet avantage ; je vais le prouver par deux exemples.
Nélémate ne pouvant supporter la tyrannie d'Aristotime, tyran d'Épire, rassembla dans sa maison la plupart de ses parents et de ses amis, et les exhorta à délivrer leur patrie. Quelques-uns demandèrent du temps pour se consulter ou pour se préparer. Nélémate fit fermer sa maison par ses esclaves, et s'adressant à ceux qu'il avait ainsi rassemblés : « jurez, leur dit-il, d'aller sur-le-champ exécuter ce que je vous propose, ou je vous livre tous prisonniers à Aristotime. » Effrayés de cette menace, ils jurent tous, sortent sans perdre un moment, et exécutent heureusement le projet de Nélémate.
Un mage s'était emparé par ruse du royaume de Perse. Ortan, un des grands du royaume, ayant soupçonné et découvert la tromperie, s'en ouvrit à six autres personnes de son rang, et leur déclara qu'il était tout prêt à venger la Perse de la tyrannie du mage. Quelqu'un d'eux demandant du temps : « Nous irons, leur dit Darius, un de ceux qui avaient été convoqués, nous irons à l'instant même frapper le tyran, ou je vais vous accuser tous. » Ils se lèvent aussitôt, et tous d'un commun accord, sans attendre le repentir, ils vont sur-le-champ exécuter leur projet.
Les Étoliens se conduisirent à peu près de même pour se défaire de Nabis, tyran de Sparte. Ils lui envoyèrent Alexamène, un de leurs citoyens, avec deux cents hommes et trente chevaux, en apparence pour le secourir ; Alexamène avait seul le secret. Ils ordonnèrent à tous ceux qui étaient sous ses ordres de lui obéir en tout, sous peine d'exil. Alexamène arrive à Sparte, ne communique le projet à sa troupe qu'au moment de tuer le tyran, et il en vient à bout.
C'est ainsi que tous ces chefs de conspirations surent éviter les périls qui précèdent l'exécution ainsi les éviteront ceux qui auront la prudence de les imiter ; chacun est en état de le faire ; c'est ce que je prouverai par l'exemple de Pison déjà cité. Pison était un très grand personnage, fort considéré, un des hommes admis à la familiarité du prince qui avait une très grande confiance en lui. Néron allait manger souvent à la maison de campagne de Pison ; il pouvait donc facilement s'attacher des gens qui eussent du courage, de la tête, et capables enfin d'exécuter ce projet : tout grand seigneur a des moyens d'y réussir. Il lui eût fallu ensuite profiter du moment où Néron se serait trouvé dans ses jardins, leur découvrir son dessein, les exciter par des discours capables d'échauffer leur courage à exécuter ce sur quoi ils n'avaient pas le temps de délibérer ; il était impossible que le complot ne réussît pas. Il est peu de conspirations, et à les bien examiner toutes, il n'en est point qu'on eût pu conduire avec cette prudence ; mais les hommes pour l'ordinaire peu habiles dans ces sortes d'affaires commettent les fautes les plus lourdes, et cela n'est pas étonnant dans des événements aussi extraordinaires que des conspirations. On doit donc se garder de s'ouvrir, si ce n'est dans le plus pressant besoin et au moment même de l'exécution ; alors ne communiquez votre projet qu'à un seul ami que vous ayez depuis longtemps éprouvé, et qui soit animé des mêmes passions que vous. Un seul ami de cette trempe se trouve plus facilement que plusieurs, et par conséquent il y a moins de dangers à lui confier son secret ; d'ailleurs en supposant qu'il vînt à vous trahir, il est plus aisé de se défendre que lorsqu'il y a plusieurs conjurés. J'ai entendu dire à des hommes sages et consommés qu'on peut tout dire impunément à un seul homme ; la dénégation de l'un, quand il n'y a pas d'écrit, vaut l'affirmation de l'autre ; mais dans tous les cas il faut se garder d'écrire comme du plus grand écueil, car il n'existe pas de preuve plus convaincante contre un accusé qu'un écrit de sa main.
Plautianus, voulant faire poignarder l'empereur Sévère et Antonin son fils, chargea de l'exécution le tribun Saturninus. Celui-ci au lieu d'obéir résolut de le dénoncer ; mais persuadé qu'en l'accusant il serait moins cru que Plautianus, il exigea de lui un écrit qui pût attester les ordres qu'il avait reçus. Plautianus aveuglé par son ambition le lui donna ; le tribun s'en servit pour l'accuser et le convaincre. Sans cet écrit et d'autres indices, Plautianus n'eût jamais été confondu, tant il niait avec audace.
On peut donc repousser avec succès l'accusation d'un seul, lorsqu'on ne peut être convaincu par aucun écrit ou signature : c'est de cela surtout qu'il faut se garder. Parmi les conjurés de la conjuration de Pison, était une femme nommée Epicharis, ancienne maîtresse de Néron. Celle-ci, jugeant que pour le succès de l'entreprise il était à propos de mettre dans la confidence le commandant de quelques trirèmes que Néron tenait auprès de lui pour sa garde, lui fit part de la conspiration sans nommer les conjurés ; ce commandant la trahit et l'accusa devant le prince ; mais Epicharis nia avec tant d'audace que Néron confus n'osa pas la condamner.
Il y a deux risques à se confier à un individu : le premier, qu'il ne vous dénonce volontairement ; le second, qu'étant arrêté sur quelque soupçon ou quelque indice, il ne vous accuse, convaincu lui-même et contraint d'avouer par la force des tourments. Mais il y a quelques moyens de repousser ces deux dangers : dans le premier cas, on peut tout rejeter sur la haine que l'accusateur a contre vous ; dans le second, sur la violence des tourments qui le forcent de mentir. La prudence consiste à ne s'ouvrir à personne et à suivre les exemples que nous avons déjà cités ; ou bien quand vous ne pouvez faire autrement, ne vous livrez qu'à un seul ; le danger est bien moins grand que de se confier à plusieurs.
Une autre nécessité peut vous forcer à faire au prince ce que vous voyez que le prince voudrait vous faire à vous-même ; et le péril est si pressant qu'il ne vous donne que le temps de pourvoir à votre sûreté.
Cette nécessité assure ordinairement le succès ; les deux traits suivants en fourniront la preuve. L'empereur Commode avait pour intimes confidents Létus et Electus, préfets du Prétoire ; il avait également Martia pour maîtresse. Quelquefois ces trois personnes lui faisaient des reproches sur la façon dont il souillait et sa vie et le trône ; il résolut de s'en défaire. En conséquence, il écrit sur une liste les noms de Martia, de Létus, d'Electus et de quelques autres qu'il devait faire périr la nuit suivante. Il met cette liste sous le chevet de son lit, et va se mettre au bain. Un enfant qu'il aimait beaucoup, en jouant dans sa chambre et sur le lit, trouve cette liste ; comme il sortait l'ayant à la main, il rencontre Martia qui la lui prend, la lit, et fait courir après Létus et Electus ; tous les trois voyant le danger qui les menace se déterminent à le prévenir, et sans perdre plus de temps, la nuit suivante, ils poignardent Commode.
Caracalla était en Mésopotamie à la tête d'une armée ; il avait pour préfet Macrin, citoyen paisible et peu guerrier. Comme les mauvais princes sont sans cesse à redouter qu'on ne leur fasse subir les peines qu'ils savent bien avoir méritées, Caracalla écrivit à Rome à son ami Maternianus de consulter les Astrologues, pour savoir s'il y avait quelqu'un qui aspirât à l'empire, et de lui en donner avis. Maternianus lui répond, et désigne Macrin ; mais la lettre, avant d'arriver à l'empereur, étant parvenue à celui-ci, lui fit sentir la nécessité ou de massacrer le prince avant qu'un nouvel avis n'arrivât de Rome, ou de périr lui-même. En conséquence, il donne à Martialis un de ses centurions les plus affidés et dont Caracalla avait peu de jours auparavant fait périr le frère l'ordre de poignarder le prince ; celui-ci l'exécute avec le plus grand succès. Ainsi la nécessité qui vous force et ne laisse pas de temps produit le même effet que le moyen employé, comme nous l'avons dit ci-dessus, par Nélémate en Épire.
On voit encore ici la preuve de ce que j'ai avancé au commencement de ce discours : que les menaces font plus de tort aux princes et donnent plus souvent lieu à des conspirations que les offenses mêmes ; c'est surtout ce dont ils doivent bien se garder. Il faut caresser les hommes, ou s'en assurer. Gardez-vous de les réduire jamais à l'alternative de périr eux-mêmes, ou de vous faire périr.
Quant aux dangers qui accompagnent l'exécution, ils proviennent de différentes causes : le changement d'ordre ; le défaut de courage dans ceux qui en sont chargés ; les fautes qu'ils commettent par imprudence ; celle de ne pas consommer le projet, en laissant la vie à quelques-uns de ceux qui devaient être massacrés.
Rien ne trouble davantage les hommes, ou n'arrête plus leurs desseins que la nécessité de changer sur-le-champ l'ordre convenu, et sans avoir le temps de la réflexion, de former des dispositions tout opposées ; mais si ce changement est dangereux, c'est surtout à la guerre et dans les conspirations. En effet, dans les actions de ce genre il faut surtout que chacun s'affermisse à exécuter la partie qui le concerne ; or, quand les hommes pendant plusieurs jours ont tourné leurs esprits vers l'emploi de certains moyens, et qu'il faut tout d'un coup en changer, leur en substituer d'autres, il est impossible qu'ils ne se troublent pas, et que le projet n'échoue. En sorte qu'il vaut mieux en pareil cas suivre l'ordre d'abord convenu, quoiqu'il ait quelque inconvénient, que de s'exposer à des embarras bien plus nombreux, inséparables du changement. Ceci ne doit avoir lieu que lorsqu'on est pressé par le temps ; mais quand on a celui d'y réfléchir, on se dirige comme on veut.
On connaît la conspiration des Pazzi contre Laurent et Julien de Médicis. Ils devaient dîner chez le cardinal de San Giorgio, et les conjurés avaient tout concerté pour les massacrer à ce dîner. On avait distribué les rôles : qui s'était chargé de les frapper, qui de s'emparer du palais, et qui de courir la ville et d'appeler le peuple à la liberté. Il arriva que les Pazzi, les Médicis et le cardinal, étant dans l'église cathédrale pour quelque solennité, on apprit que Julien ne dînerait pas ce jour-là chez le cardinal. Les conjurés s'assemblent à la hâte, et conviennent d'exécuter dans l'église même ce qu'ils avaient projeté de faire dans la maison du cardinal. Ceci changea toutes leurs dispositions. Giovambattista di Montesecco se refusa à concourir à ce meurtre dans l'église ; il fallut distribuer à d'autres personnes tous les rôles, et les nouveaux acteurs n'ayant pas eu le temps de s'y affermir, ils firent des fautes et succombèrent dans l'exécution.
Le manque de courage vient ou du respect ou de la lâcheté de qui exécute. La majesté qui accompagne communément la personne des princes, le respect qu'ils inspirent peuvent adoucir la fureur d'un meurtrier, et enchaîner pour ainsi dire tous ses sens. Marius avait été pris par les habitants de Minturnes qui envoyèrent un esclave pour le tuer. Celui-ci, frappé de la présence de ce grand homme et du souvenir de sa gloire, sentit son courage et ses forces lui manquer pour commettre ce meurtre. Or ce pouvoir vraiment merveilleux, si un homme enchaîné, prisonnier et accablé du poids de la mauvaise fortune peut le faire sentir, à quel point ne doit-on pas redouter qu'un prince puisse l'exercer, quand il est libre, maître, revêtu de toute la pompe de ses habits, entouré d'un nombreux et magnifique cortège. Mais si cet appareil seul est capable de vous épouvanter, un accueil affable peut aussi vous désarmer.
Quelques-uns des sujets de Sitalce, roi de Thrace, conspirèrent contre lui ; ils fixèrent un jour, se rendirent au lieu convenu, où était le prince ; là, nul ne fit aucun mouvement pour le frapper ; si bien qu'ils partirent sans avoir rien tenté, sans savoir ce qui les en avait empêchés, et s'accusant mutuellement de ce défaut d'action. Ils commirent la même faute plusieurs fois de suite, si bien qu'enfin la conspiration fut découverte, et qu'ils portèrent la peine du mal qu'ils avaient pu et n'avaient pas voulu commettre.
Deux frères d'Alphonse, duc de Ferrare, conspirèrent contre lui ; ils se servirent pour l'exécution de leur complot de Giannes, aumônier et musicien de ce prince. Celui-ci, à leur demande, amena plusieurs fois le duc au milieu d'eux, de manière qu'ils eurent chaque fois la faculté de le poignarder ; aucun d'eux n'en eut le courage. La conspiration fut découverte, et ils furent punis à la fois de leur scélératesse et de leur imprudence. Leur négligence à profiter de l'occasion offerte ne pouvait avoir que deux causes : ou la présence du prince leur en imposait, ou quelque acte de bonté de sa part les désarmait.
Ce qui fait manquer l'exécution de pareils complots, c'est toujours ou l'imprudence ou le manque de courage. Vous vous sentez saisis, frappés ; tout porte au cerveau cette confusion qui vous fait parler, agir tout autrement qu'on ne devrait. Et rien ne montre plus la réalité, l'existence de ce saisissement, de ce trouble que ce que raconte Tite-Live d'Alexamène, envoyé à Sparte par les Étoliens, pour tuer Nabis. Le moment de l'exécution arrivé, ainsi que celui de découvrir aux soldats ce qu'ils avaient à faire, l'historien ajoute ces paroles : « Il recueillit lui-même son esprit ; troublé de l'idée d'un si grand projet. » Il est impossible qu'un homme, quelque fermeté qu'il ait, quelque accoutumé qu'il soit à voir mourir les hommes et à verser le sang, ne soit troublé dans ces moments. Aussi ne doit-on choisir pour porter de pareils coups que des hommes éprouvés en pareilles rencontres, et ne se confier à d'autres, quelque courage qu'ils aient d'ailleurs dans les occasions importantes. Il n'est que l'homme qui a déjà éprouvé son courage qui peut assurer qu'il n'en manquera pas. Le trouble peut faire tomber l'arme des mains, ou vous porter à dire des choses qui produisent le même effet.
Lucille, sœur de Commode, ordonne à Quintianus de tuer ce prince. Celui-ci attend Commode à l'entrée de l'amphithéâtre, et s'approchant de lui, un poignard nu à la main : « Voilà, s'écrie-t-il, ce que le Sénat t'envoie. » Sur ces mots, il est arrêté même avant d'avoir levé le bras pour frapper.
Antoine da Volterra, envoyé comme nous l'avons dit pour poignarder Laurent de Médicis, s'écria en l'approchant : « Ah traître ! » Ce seul mot sauve Laurent, et perd les conjurés.
Les conspirations contre un seul individu manquent le plus souvent pour les raisons que nous avons apportées. Mais avec quelle facilité ne manquent-elles pas, quand elles sont formées contre deux personnes ? Celles-ci présentent tant de difficultés qu'il est presque impossible qu'elles réussissent. En effet, porter deux coups de cette nature et cela dans le même instant, en des lieux différents, est presque un miracle ; car exécuter ces entreprises en différents temps, ce serait vouloir les ruiner l'une par l'autre.
S'il est donc imprudent, téméraire, difficile de conspirer contre un seul prince, conspirer contre deux à la fois est une folie. Sans le respect que j'ai pour l'historien Hérodien, je ne pourrais croire sur son témoignage que Plautianus chargea le centurion Saturnius de poignarder, lui seul, Sévère et Caracalla qui habitaient deux palais différents ; tant ce fait me paraît invraisemblable !
De jeunes Athéniens conspirent contre Dioclès et Hippias, tyrans d'Athènes ; ils tuent Dioclès, manquent Hippias qui le venge. Chion et Léonide d'Héraclée, disciples de Platon, conspirèrent contre les tyrans Cléarque et Satire. Cléarque fut tué, mais Satire le vengea. Les Pazzi, dont nous avons déjà parlé plusieurs fois, ne se défirent que de Julien.
On doit donc se garder de conspirer contre plusieurs personnes. Ces sortes de complots ne produisent aucun bien ni pour soi, ni pour sa patrie, ni pour ses concitoyens ; ceux des tyrans qui restent sont encore plus cruels et rendent leur joug plus insupportable. Florence, Athènes, Héraclée nous en ont fourni la preuve. Il est vrai que la conspiration de Pélopidas, pour délivrer Thèbes, sa patrie, réussit malgré tous ces obstacles ; et ce n'est pas à deux tyrans seulement qu'il avait affaire, mais à dix : d'ailleurs, loin d'avoir auprès d'eux un accès facile, il était rebelle et banni ; cependant il pénétra dans Thèbes, il parvint à les massacrer tous les dix, et à rendre la liberté à son pays. Mais il ne réussit ainsi que par l'entremise d'un certain Caron, conseiller intime des tyrans, qui lui facilita l'accès auprès d'eux, et par conséquent le succès de son entreprise.
Que son exemple cependant ne séduise personne ; son entreprise avait des difficultés insurmontables, et son succès tient du prodige ; aussi les historiens l'ont-ils célébré comme un événement extraordinaire et sans exemple.
Une fausse crainte, un accident survenu au moment de l'exécution font échouer les plans les mieux concertés. Le matin du jour où Brutus et les autres conjurés devaient assassiner César, il arriva que celui-ci eut une longue conversation avec l'un d'eux, Popilius Léna. Les autres qui s'en aperçurent se crurent trahis par lui. Ils furent sur le point de poignarder César sur-le-champ et sans attendre qu'il fut arrivé au Sénat. Ils l'eussent fait, s'ils n'avaient pas vu finir la conversation sans que César fit aucun mouvement extraordinaire, ce qui les rassura.
Ces fausses craintes ne sont point à mépriser ; il faut les examiner avec soin, et cela d'autant mieux qu'il est plus aisé de se laisser surprendre. Qui se sent coupable croit facilement qu'on parle de lui. On peut entendre un mot dit à tout autre intention, qui cependant vous trouble parce que vous le croyez dit pour vous ; vous pouvez en fuyant faire découvrir la conjuration ou la faire échouer en pressant mal à propos le moment de l'exécution. Tout cela doit arriver d'autant plus aisément que les conjurés sont en plus grand nombre.
Quant aux accidents imprévus, on ne peut en donner une idée qu'en en citant des exemples, afin de mettre en garde contre leurs effets.
Luzio Belanti de Sienne, dont nous avons déjà parlé, à l'occasion de sa haine contre Pandolfe, pour lui avoir enlevé sa fille, après la lui avoir donnée en mariage, Luzio, dis-je, résolut de le tuer, et il choisit ainsi son moment : Pandolfe allait presque tous les jours visiter un de ses parents malade, et passait devant la maison de Luzio. Celui-ci, en ayant fait l'observation, aposta chez lui les conjurés pour tuer Pandolfe lors de son passage ; ils se cachent bien armés derrière la porte, tandis que l'un d'eux à la fenêtre devait faire signe du moment où il passerait et se trouverait devant la porte. Pandolfe vient en effet, le signal est donné ; mais il avait rencontré un de ses amis avec lequel il s'était arrêté ; quelques uns de ceux qui étaient avec lui avaient toujours continué leur marche, et ayant aperçu quelques mouvements et entendu le bruit des armes, ils découvrirent l'embuscade, de manière que Pandolfe fut sauvé. Luzio et les autres conjurés furent obligés de s'enfuir de Sienne. Cette rencontre fut un de ces événements qu'on ne peut prévoir et qui fit manquer l'entreprise de Luzio. Ces sortes d'accidents sont rares, mais il est impossible d'y parer. On doit prévoir autant que possible ceux qui peuvent naître, et s'en garantir.
Il ne reste plus à parler que des dangers qui suivent l'exécution. Il n'y en a qu'un ; le voici : c'est qu'il reste quelqu'un qui venge le prince mort. Il peut laisser en effet des frères, des enfants, des parents qui peuvent hériter de la principauté, qui sont épargnés ou par votre négligence ou par quelques-uns des motifs que nous avons rapportés plus haut, et qui se chargent de le venger. C'est ce qui arriva à Giovanni Andrea da Lampognano, qui, avec d'autres conjurés, tua le duc de Milan ; il resta un fils et deux frères du mort, qui eurent le temps de le venger. Les conjurés n'ont à cet égard aucun reproche à se faire, parce qu'il n'y a pas de remèdes ; mais ils ne méritent pas d'excuse, quand, par imprudence ou par négligence, ils laissent échapper quelqu'un.
Des conjurés de Forli tuèrent le comte de Forli, leur seigneur, et prirent sa femme et ses enfants encore en bas âge. Ne croyant pas être en sûreté s'ils ne s'emparaient du château, et le gouverneur se refusant à le leur remettre, la comtesse Catherine (c'était le nom de cette femme) promit aux conjurés de le leur céder, s'ils voulaient l'y laisser entrer ; elle leur proposa en même temps de garder ses enfants en otage. Ceux-ci, sur la foi de ce gage, y consentirent. Mais à peine la comtesse y fut-elle entrée, que de dessus les murs elle leur reprocha la mort de son mari, en les menaçant de toute espèce de vengeance ; et pour leur montrer que ses enfants ne la touchaient guère, elle leur montra ses parties sexuelles, en leur criant qu'elle avait de quoi en faire d'autres. Ainsi les conjurés convaincus, mais trop tard, de la faute qu'ils avaient commise, expièrent leur peu de prudence par un exil perpétuel.
Mais de tous les dangers qui suivent l'exécution, il n'en est pas de plus certain ni de plus redoutable que lorsque le peuple est affectionné au prince mort. Pour des conjurés, il n'est pas à cela de remède, parce qu'ils ne peuvent jamais s'assurer de tout un peuple. Nous citerons en exemple César qui, pour s'être fait aimer du peuple, fut vengé par lui. Il chassa les conjurés de Rome, il fut cause qu'ils périrent tous en divers temps et en divers lieux.
Les conspirations qui se font contre la patrie sont moins dangereuses pour ceux qui les trament que celles qui sont formées contre des princes. Il n'y a pas beaucoup de périls à courir dans la conduite de l'entreprise ; dans l'exécution, les dangers sont les mêmes ; après l'exécution il n'y en a aucun.
Très peu de dangers dans la conduite du complot : en effet un citoyen peut aspirer à la souveraine puissance, sans manifester à personne son intention, et sans faire part de ses projets ; si rien ne l'arrête, il peut parvenir heureusement à son but, ou si quelque loi contrariait ses vues, attendre un moment plus favorable et s'ouvrir une nouvelle voie. Ceci ne peut avoir lieu que dans une république que la corruption a déjà atteinte ; car dans un État qui n'est pas corrompu, rien ne donnant lieu au développement d'aucun mauvais germe, de pareils projets ne peuvent venir à l'esprit d'aucun citoyen.
Les membres d'une république peuvent donc sans courir de grands dangers, par une infinité de voies et de moyens, aspirer à la souveraine puissance. Les républiques sont plus lentes, moins soupçonneuses, et par conséquent prennent moins de précautions que les princes. Elles ont plus d'égards pour les citoyens puissants, ce qui rend ceux-ci plus audacieux et plus ardents à conspirer. Tout le monde a lu la conjuration de Catilina écrite par Salluste. On sait qu'après qu'elle fut découverte, Catilina, non seulement resta dans Rome, mais qu'il vint au Sénat, et qu'il y insulta et le Sénat et le consul ; tant on conservait d'égards et de ménagements envers tous les citoyens ! Même après son départ de Rome pour se rendre à l'armée qu'il avait sur pied, jamais Lentulus et les autres conjurés n'eussent été arrêtés, si l'on n'avait découvert des lettres de leur main qui portaient la preuve de leur crime... Hannon, un des plus puissants citoyens de Carthage, aspirait à la tyrannie ; il avait choisi le temps des noces d'une de ses filles pour empoisonner le Sénat et s'emparer du pouvoir suprême ; le complot fut découvert. Le Sénat se borna à rendre un décret qui réglait la dépense des festins et des noces ; tant ils crurent devoir ménager un citoyen tel qu'Hannon !
Il est vrai que pour l'exécution d'une conspiration contre une république, il y a plus de périls à surmonter, plus d'obstacles à vaincre. Rarement les forces d'un conspirateur suffisent contre tous ; et peu sont à la tête d'une armée comme César, Agathocle, Cléomène et tant d'autres qui ont, en un instant, à force ouverte, asservi leur patrie. Pour ceux-ci l'exécution est aussi sûre que facile ; mais ceux qui n'ont pas de pareilles forces doivent employer et la ruse et l'adresse ou se faire appuyer par des forces étrangères.
Quant à l'emploi des moyens d'adresse, en voici des exemples : Pisistrate, après la victoire qu'il avait remportée sur ceux de Mégare, extrêmement aimé du peuple d'Athènes, sort un matin de chez lui, blessé ; il accuse la noblesse de l'avoir attaqué par jalousie, et demande la permission de se faire suivre de gens armés pour sa sûreté. Ce premier pas vers la puissance l'y conduit si sûrement qu'en peu de temps il devint tyran d'Athènes.
Pandolfe Petrucci retourna à Sienne avec d'autres bannis ; on le fit commandant de la garde de la place, emploi regardé comme subalterne et que les autres refusèrent. Cependant il sut si bien accroître sa considération, au moyen de ces hommes armés qui étaient sous ses ordres, qu'en peu de temps il se rendit maître absolu. Beaucoup d'autres ont employé des moyens semblables et sont parvenus sans danger et en très peu de temps au pouvoir suprême.
Ceux qui ont réussi avec leurs forces, ou qui avec le secours de troupes étrangères ont conspiré contre leur patrie, ont eu des succès différents suivant les événements. Catilina, que nous avons déjà cité, succomba ; Hannon, dont nous avons déjà fait mention, n'ayant pas réussi à se servir de poison, arma ses partisans, ses affidés, au nombre de plusieurs mille, et il périt avec eux. Quelques-uns des premiers citoyens de Thèbes voulant opprimer leur patrie appelèrent à leur secours une armée de Sparte, et s'emparèrent de la souveraine autorité. Examinez toutes les conspirations formées contre des républiques, vous n'en trouverez aucune, ou du moins fort peu, qui aient échoué dans la conduite même du complot ; ou toutes réussissent, ou elles manquent dans l'exécution.
Une fois exécutées, elles n'entraînent point d'autres périls que ceux qui sont attachés à la nature du pouvoir suprême. Celui qui est parvenu à la tyrannie ne court que les dangers attachés au caractère de tyran, dont on ne peut se garantir que par les moyens que nous avons indiqués plus haut.
Voilà tout ce qui s'est présenté à mon esprit, lorsque j'ai voulu traiter le sujet important des conspirations. Si j'ai parlé de celles où l'on emploie le fer, et non de celles où l'on met le poison en usage, c'est que la marche des unes et des autres est absolument la même. Il est vrai même que les dernières sont d'autant plus dangereuses que le succès en est plus incertain. Tout le monde n'a pas la commodité d'employer ce moyen ; il faut donc s'entendre avec ceux qui le peuvent, et de là naît un très grand danger ; ensuite par mille circonstances un poison n'est pas toujours mortel, c'est ce qui arriva à Commode. Ceux qui conspirèrent contre lui, voyant qu'il avait rejeté le breuvage qu'ils lui avaient présenté, et voulant cependant le faire périr, furent obligés de l'étrangler.
Le plus grand des malheurs qui puissent arriver à un prince, c'est que l'on conspire contre lui ; car une conspiration, ou le fait périr, ou le déshonore : si la conjuration réussit, il périt ; si elle est découverte, il punit les conjurés ; mais on croit toujours qu'elle est une invention du prince pour assouvir sa cruauté, son avarice, du sang et des biens de ceux qu'il a fait périr.
Je ne veux pas manquer de donner un avis important aux princes et aux républiques contre qui on aurait conspiré. La conjuration est-elle découverte ? Il faut, avant de chercher à punir, qu'ils en examinent mûrement la nature et l'importance, qu'ils pèsent avec soin les moyens des conjurés et leurs moyens propres ; que, s'ils trouvent le parti de ceux-ci puissant et redoutable, ils ne se déclarent pas avant de s'être procuré des forces suffisantes pour l'accabler. S'ils en agissaient autrement, ils ne feraient que hâter leur ruine ; ils doivent donc dissimuler avec le plus grand soin, autrement les conjurés se voyant découverts se verraient forcés d'agir sans ménagement.
Nous citerons encore ici l'exemple des Romains. Ils avaient laissé à Capoue deux légions pour en défendre les habitants contre les Samnites ; les officiers, comme nous l'avons dit ailleurs, conspirèrent pour s'emparer de la ville. Cette nouvelle portée à Rome, on commande au nouveau consul Rutilius d'y pourvoir. Rutilius, pour endormir les conjurés, publia d'abord que le Sénat laisserait les mêmes légions en garnison à Capoue. Dans cette persuasion, les soldats crurent qu'ils auraient tout le temps d'exécuter leur projet ; ils ne cherchèrent pas à l'accélérer, et demeurèrent dans cet état jusqu'au moment où ils virent que le consul les séparait les uns des autres. Cette démarche éveilla leurs soupçons, fut cause qu'ils levèrent le masque, et se mirent en devoir d'exécuter leurs projets.
On ne peut pas présenter un exemple qui serve davantage aux conspirateurs et à ceux contre qui on conspire. En effet, on voit d'une part combien les hommes se pressent peu lorsqu'ils croient avoir du temps devant eux, et combien ils se décident promptement quand ils se trouvent forcés par la nécessité. De même un prince ou une république qui pour son avantage veut différer la découverte d'une conspiration ne peut employer de meilleur moyen que de présenter avec art aux conjurés une occasion prochaine d'agir, afin qu'ils se déterminent à l'attendre, ou que persuadés qu'ils auront du temps à eux, ils laissent au prince ou à la république celui de les accabler.
Qui s'est conduit autrement a accéléré sa perte : c'est ce que firent et le duc d'Athènes et Guillaume de Pazzi. Le duc, devenu maître de Florence, instruit qu'il y avait une conspiration contre lui, fit arrêter, sans autre examen, un des conjurés. Cet éclat fit prendre à l'instant les armes aux autres, et le dépouilla de ses États.
Guillaume était commissaire dans le Val di Chiana en 1501. Il apprend qu'on tramait à Arezzo une conspiration en faveur des Vitelli, pour enlever cette ville aux Florentins. Il s'y rend à l'instant, et sans faire attention aux forces des conjurés, sans mesurer les siennes et sans préparatifs, par les conseils de son fils, évêque de cette ville, il fait saisir un des conjurés. À l'arrestation de celui-ci, les autres prennent aussitôt les armes, secouent le joug des Florentins, et Guillaume, de commissaire qu'il était, devient leur prisonnier.
Mais quand la conspiration a peu de forces, on peut et on doit l'étouffer le plus promptement possible. Il ne faut pas imiter dans ce cas les deux exemples que nous allons citer, quoique directement opposés entre eux. Le premier nous est fourni par le duc d'Athènes qui, pour prouver combien il était assuré de l'attachement des Florentins, fit mourir un individu qui venait lui découvrir la conspiration qui se tramait contre lui. L'autre est de Dion de Syracuse qui, voulant éprouver quelqu'un dont il suspectait la fidélité, ordonna à Callipe, en qui il avait toute confiance, de faire semblant de vouloir conspirer contre lui.
L'un et l'autre de ces princes se trouvèrent mal de leur conduite. Le premier découragea les accusateurs, et donna des moyens à qui voulut conspirer contre lui ; le second alla lui-même au-devant de sa perte, et se fit, pour ainsi dire, chef de la conjuration qui le fit périr. En effet, il en fit l'épreuve : Callipe, pouvant sans ménagement conspirer contre Dion, sut si bien ourdir sa trame, qu'il lui ôta et ses États, et la vie.