Je reprends ici un passage du texte « Introduction - Une science de l'esprit et de l'ordre » qui, comme son nom l'indique, introduit le recueil Vers une écologie de l'esprit :
J'ai été maintes fois impatient à l'égard de collègues qui me semblaient ne pouvoir distinguer entre le profond et le banal. Mais quand mes étudiants m'ont demandé de définir ce que j'entendais moi-même par cette distinction, je n'ai pas été particulièrement bavard: je suis confusément parti sur le fait que parler de l'essentiel, c'est mettre en évidence l'“ordre” ou le “modèle” qui sous-tend l'univers.
Or une telle réponse ne fait, en réalité, que poser la question.
Pendant les cours, assez irréguliers, que je donnais aux psychiatres du Veterans Administration Hospital, à Palo Alto, j'essayais de leur communiquer certaines idées qu'on trouvera dans ce livre ; ils suivaient consciencieusement, et même avec un intérêt grandissant, ce que je leur racontais, mais chaque année, après trois ou quatre séances, la même question se reposait : “Finalement, de quoi parle-t-on dans ce cours ?” J'ai essayé de répondre de plusieurs façons, sans vraiment y réussir; j'ai dressé même un catéchisme à l'intention de ma classe, en guise d'échantillon de questions que je désirais débattre après le cours ; ces questions allaient de : “Qu'est-ce qu'un sacrement ?” à “Qu'est-ce que l'entropie ?” et “Qu'est-ce qu'un jeu ?”
Comme astuce didactique, mon catéchisme fut un échec total : il bloquait complètement la classe. Je peux dire néanmoins qu'une des questions que j'avais imaginées a été utile :Une mère récompense son fils d'une glace à chaque fois qu'il mange les épinards. Question : quelle information supplémentaire nous est nécessaire pour que nous soyons en mesure de prévoir si l'enfant est amené : a) à aimer ou à détester les épinards ; b) à aimer ou à détester la glace ; c) à aimer ou à détester sa mère ?Nous avons consacré deux ou trois séances à explorer les ramifications multiples de cette question ; au bout d'un moment, il m'est apparu évident que ce dont on avait besoin pour décider devait porter sur le contexte du comportement de la mère et du fils. Pour moi, il était devenu clair que c'était ce phénomène du contexte, ainsi que celui, étroitement lié, de la signification, qui définissaient la ligne de séparation entre la science dans l'acception “classique” du terme et le type de science que j'essayais de bâtir.
Graduellement, j'ai réalisé que ce qui rendait difficile une réponse à la question de mes étudiants, c'était tout simplement le fait que ma façon de penser était différente de la leur. C'est l'un d'entre eux qui me fournit une indication pour mieux mesurer cet écart : c'était la première séance de l'année ; j'avais parlé de la différence culturelle entre l'Angleterre et l'Amérique — thème inévitable lorsqu'un Anglais enseigne l'anthropologie culturelle à des Américains. A la fin de la séance, un des étudiants vint me voir. Après un coup d'œil jeté par-dessus son épaule pour s'assurer que les autres étaient sur le point de quitter la salle, il me dit, en hésitant : “Puis-je vous demander quelque chose ? — Oui. — Voulez-vous vraiment nous apprendre ce dont vous nous parlez ?” J'hésitai un moment, et il en profita pour ajouter précipitamment : “Ou bien tout cela n'est qu'une sorte d'exemple, une illustration de quelque chose d'autre ? — Oui, en effet, ce n'est que ça”.
Mais un exemple de quoi ?
Par la suite, presque chaque année, on entendit une espèce de complainte, qui arrivait à mes oreilles comme une rumeur. On disait : “Bateson sait quelque chose qu'il ne dit à personne”, ou bien : “Il y a quelque chose derrière ce que Bateson enseigne, mais il ne dit jamais ce que c'est”.
De toute évidence, je ne pouvais pas répondre à la question : “Un exemple de quoi ?”
En désespoir de cause, j'élaborai un diagramme, pour décrire ce que je pensais être la tâche d'un homme de science. Ce diagramme me montra clairement qu'une des différences entre mes habitudes de pensée et celles de mes étudiants consistait en ceci: ils étaient toujours portés à argumenter inductivement, en allant des données aux hypothèses, mais jamais à vérifier les hypothèses, en les confrontant avec une connaissance obtenue par voie de déduction, à partir des fondements mêmes de la science et de la philosophie.
[...]
A partir d'un tel diagramme, il y aurait beaucoup à dire sur l'ensemble de la démarche scientifique et sur la position et le sens de chaque séquence particulière de recherche : “expliquer” ce n'est que cartographier les données en partant des “fondamentaux”. Cependant, le vrai but de la science, son but ultime, c'est d'augmenter le savoir fondamental.
Beaucoup de chercheurs, surtout dans le domaine des sciences du comportement, semblent croire que le progrès scientifique est, en général, dû surtout à l'induction. Dans les termes de mon diagramme, ils sont persuadés que le progrès est apporté par l'étude des données “brutes”, étude ayant pour but d'arriver à de nouveaux concepts “heuristiques”. Dans cette perspective, ces derniers sont regardés comme des “hypothèses de travail”, et vérifiés par une quantité de plus en plus grande de données ; les concepts heuristiques seraient corrigés et améliorés jusqu'à ce que, en fin de compte, ils deviennent dignes d'occuper une place parmi les “fondamentaux”. A peu près cinquante ans de travail, au cours desquels quelques milliers d'intelligences ont chacune apporté sa contribution, nous ont transmis une riche récolte de quelques centaines de concepts heuristiques, mais, hélas, à peine un seul principe digne de prendre place parmi les “fondamentaux”.
Il est aujourd'hui tout à fait évident que la grande majorité des concepts de la psychologie, de la psychiatrie, de l'anthropologie, de la sociologie et de l'économie sont complètement détachés du réseau des “fondamentaux” scientifiques.
On retrouve ici la réponse du docteur de Molière aux savants qui lui demandaient d'expliquer les “causes et raisons” pour lesquelles l'opium provoque le sommeil : “Parce qu'il contient un principe dormitif (virtus dormitiva)”. Triomphalement et en latin de cuisine.
L'homme de science est généralement confronté à un système complexe d'interactions, en l'occurrence, l'interaction entre homme et opium. Observant un changement dans le système — l'homme tombe endormi —, le savant l'explique en donnant un nom à une “cause” imaginaire, située à l'endroit d'un ou de l'autre des constituants du système d'interactions : c'est soit l'opium qui contient un principe dormitif réifié, soit l'homme qui contient un besoin de dormir, une “adormitosis” qui “s'exprime” dans sa réponse à l'opium.
De façon caractéristique, toutes ces hypothèses sont en fait “dormitives”, en ce sens qu'elles endorment en tout cas la “faculté critique” (une autre cause imaginaire réifiée) de l'homme de science.
L'état d'esprit, ou l'habitude de pensée, qui se caractérise par ce va-et-vient, des données aux hypothèses dormitives et de celles-ci aux données, est lui-même un système autorenforçant. Parmi les hommes de science, la prédiction passe pour avoir une grande valeur et, par conséquent, prévoir des choses passe pour une bonne performance. Mais, à y regarder de près, on se rend compte que la prédiction est un test très faible pour une hypothèse, et qu'elle “marche” surtout dans le cas des “hypothèses dormitives”.
Quand on affirme que l'opium contient un principe dormitif, on peut ensuite consacrer toute une vie à étudier les caractéristiques de ce principe : varie-t-il en fonction de la température ? dans quelle fraction d'une distillation peut-on le situer ? quelle est sa formule moléculaire ? et ainsi de suite. Nombre de questions de ce type trouveront leurs réponses dans les laboratoires et conduiront à des hypothèses dérivées, non moins dormitives que celles de départ.
En fait, une multiplication des hypothèses dormitives est un symptôme de la préférence excessive pour l'induction ; c'est une telle préférence qui a engendré l'état de choses présent, dans les sciences du comportement : une masse de spéculations quasi théoriques, sans aucun rapport avec le noyau central d'un savoir fondamental.
Mais l'abîme qui existe entre heuristiques et “fondamentaux” n'est pas dû seulement à l'empirisme et aux habitudes inductives, ni à l'attrait qu'exerce une application rapide, ni à un système erroné d'éducation qui met les futurs professionnels de la science à l'abri de tout souci concernant la structure fondamentale de celle-ci. Il y a aussi une raison historique : la structure fondamentale de la science, au XIX° siècle, était largement inappropriée ou non pertinente pour les problèmes et les phénomènes auxquels étaient confrontés les biologistes et les théoriciens du comportement.
Pendant les 200 dernières années, depuis Newton jusqu'à la fin du XIXe siècle, le point de mire de la science fut l'enchaînement de causes et d'effets qui se rapportent à la force et à l'impact. Les mathématiques desquelles disposait Newton étaient, pour l'essentiel, quantitatives et ceci, à côté de l'intérêt central pour la force et l'impact, permit des opérations de mesure très exactes de quantités : distance, temps, matière, énergie.
De même que les mesures d'un relèvement doivent s'accorder avec la géométrie euclidienne, de même la pensée scientifique doit s'accorder avec les grandes lois de la conservation. La description de tout événement examiné par un physicien ou chimiste doit se fonder sur un budget de masse et d'énergie, et cette règle a donné une sorte de rigueur particulière à l'ensemble de la pensée dans les sciences “classiques”.
Les pionniers de la science du comportement ont commencé, non sans de bonnes raisons, leurs “relevés” en souhaitant qu'une rigueur similaire guide leurs spéculations. La longueur et la masse étaient des concepts qui ne pouvaient que difficilement être utilisés pour la description du comportement (bien que c'eût été possible) : le concept d'énergie sembla plus approprié. Il était tentant d'associer 1'“énergie” à des métaphores déjà existantes : la “force” des émotions ou du caractère, la “vigueur” ; ou de prendre l'“énergie” comme l'opposé de la “fatigue” ou de l'“apathie”. Le métabolisme obéit à une économie énergétique (un budget d'énergie, au sens le plus strict du mot), et l'énergie dépensée par le comportement doit certainement être incluse dans ce budget ; par conséquent, il semblait sensé de penser à l'énergie comme à un des facteurs déterminants du comportement.
En fait, il aurait été plus utile de penser à l'absence d'énergie, comme empêchement du comportement, puisque, en fin de compte, un homme mort cesse de se “comporter”. Mais, même ce genre d'approche ne serait pas valable : une amibe, privée de nourriture, devient pour un certain moment plus active. Sa dépense est donc alors une fonction inverse de l'entrée (input) d'énergie.
Les hommes de science du XIX° siècle, notamment Freud, qui ont essayé de jeter un pont entre les données du comportement et les “fondamentaux” des sciences physiques et chimiques avaient sans doute raison d'insister sur la nécessité de ce pont, mais ils ont eu tort, je crois, de choisir l'“énergie” comme fondement de leur tentative.
Si la masse et la longueur ne sont pas appropriées pour la description du comportement, alors l'énergie ne l'est pas non plus. Après tout, l'énergie est : Masse x Vitesse. Aucun des théoriciens du comportement n'a jamais réellement insisté sur ces dimensions.
Il est par conséquent nécessaire de tourner à nouveau notre regard vers les “fondamentaux” pour trouver un ensemble d'idées appropriées et vérifier ainsi nos hypothèses heuristiques. Certains pourraient argumenter que le moment d'une telle réponse n'est pas encore arrivé : dire aussi que, sans doute, les fondamentaux de la science ont été dégagés par des raisonnements inductifs sur l'expérience, de sorte que nous pouvons continuer d'opérer avec l'induction jusqu'à ce qu'apparaissent les réponses fondamentales.
Pour ma part, je crois tout simplement que cela (à savoir que les fondamentaux de la science apparaissent au cours de l'induction) n'est pas vrai et je suggère que, dans la recherche d'une tête de pont parmi les fondamentaux, nous retournions en arrière, aux commencements mêmes de la pensée scientifique et philosophique, à une période où la science, la philosophie et la religion n'étaient pas encore des activités séparées, prises en charge par des professionnels, dans le cadre des disciplines séparées.
Gregory Bateson est un de mes auteurs préférés et l'un des rares que je cite souvent.
Donc, les sciences contre les quantités. Bateson le dit très bien, et comme lui je ne crois pas que « les fondamentaux de la science apparaissent au cours de l'induction », qui n'est qu'un instrument. Le délire actuel sur les “grosses données” (pardon, les “big data”, soyons modernes !) prétend que les sciences exactes et pondérales évolueront d'autant plus que l'on fera des traitements statistiques massifs, cela principalement grâce à “l'intelligence artificielle”. Deux problèmes :
- aucune découverte fondamentale significative des deux siècles passés en sciences exactes, pondérales, sociales ou humaines n'a découlé de traitements statistiques massifs ;
- l'intelligence ne peut pas être artificielle.
Du fait, escompter aller plus loin et plus vite en faisant plus gros et plus lourd paraît insensé, pour aller plus loin et plus vite il faut être de dimension restreinte et léger, mais sans excès non plus dans ce sens, il faut, dirai-je, être moyen, tendance petit, avec quelques techniques pour devenir rapidement moyen tendance gros quand nécessaire. Et dans tous les cas, être vif et réactif. Les “big data” ne servent à découvrir que ce que l'on sait d'avance trouver, à « consacrer toute une vie à étudier les caractéristiques d['un] principe : varie-t-il en fonction de la température ? dans quelle fraction d'une distillation peut-on le situer ? quelle est sa formule moléculaire ? et ainsi de suite [...]. En fait, une multiplication des hypothèses dormitives est un symptôme de la préférence excessive pour l'induction ; c'est une telle préférence qui a engendré l'état de choses présent, dans les sciences du comportement : une masse de spéculations quasi théoriques, sans aucun rapport avec le noyau central d'un savoir fondamental ». Certes, l'innovation est nécessaire pour trouver moyen d'améliorer nos conditions de vie mais de nul intérêt pour aller plus loin, plus vite et plus longtemps.