Pour compléter la remarque introductive, en cherchant un peu j'ai trouvé une information plus précise, la répartition des revenus par décile. Des données de base un peu anciennes, 2011, mais entre cette date et 2018 on peut les considérer encore valides. Le revenu moyen des trois premiers déciles est à-peu-près égal au revenu médian de l'ensemble des ménages, le revenu moyen des cinq déciles suivants est inférieur au revenu moyen global, le revenu moyen du neuvième décile est 1,5 fois le revenu moyen global, celui du dernier décile triple du revenu moyen global. Factuellement, environ deux ménages sur sept ont un revenu moyen égal ou supérieur au revenu moyen global, au plus un ménage sur deux un revenu moyen supérieur ou égal au revenu médian global, cette dernière donnée étant presque de l'ordre de l'évidence, le revenu moyen global étant double du revenu médian. Résultat : quelles que soient ses ambitions nul ménage des quatre premiers déciles n'a un revenu suffisant pour atteindre ou dépasser le niveau de vie médian, aucun des sept premiers déciles un revenu suffisant pour atteindre ou dépasser le niveau de vie moyen. Or, le niveau de vie moyen effectif est à-peu-près intermédiaire entre le revenu médian et le revenu moyen. Ce qui indique qu'une part non négligeable des ménages vit au-dessus de ses moyens, parfois très au-dessus.
Il se peut, il est probable que vous le sachiez déjà, non pas quelle est la proportion des ménages vivant au-dessus de leurs moyens, mais que vous-même viviez au-dessus de vos moyens, statistiquement vous appartenez à la majorité des ménages, en gros sept sur dix, qui vit au-dessus de ses moyens. Mais peut-être non : vivre à crédit avec en outre des emprunts à taux usuraire étant désormais la norme dans les pays dits développés, pas certain que vous ayez claire conscience de votre situation en la matière. Entre autres, si vous figurez parmi les ménages des cinq premiers déciles vous n'avez probablement pas claire conscience du fait que votre dette, démarrée lors de votre premier emprunt, a peu de chances d'être réduite significativement à votre mort ou à l'occasion de votre faillite personnelle – sauf bien sûr si vous avez déjà connu une faillite personnelle, qui réduit drastiquement cette dette mais réduit encore plus le niveau de vie. Eh ! Un failli a beaucoup moins d'opportunités de contracter de nouvelles dettes. Et comme lors d'une faillite personnelle on se voit retirer la disponibilité de beaucoup de ce qui constituait la base concrète du train de vie – la possession de biens mobiliers et immobiliers – celui-ci aussi subit une baisse importante, parfois considérable. Je ne vous souhaite pas une telle situation, je vous certifie par contre que si vous faites partie des ménages des cinq déciles du bas du tableau vous avez de fortes probabilités de léguer à vos héritiers une dette, qui pour certains dépassera leur anticipation raisonnable concernant leurs revenus de toute une vie. Bref, qu'ils devront vendre ce que vous considérez être vos biens en seule vue de régler votre dette. Il se peut d'ailleurs que ça précède votre mort, les Français vivent vieux, les dernières années les frais induits par leur perte progressive d'autonomie dépassent souvent le niveau de leur revenu disponible, vendre les “biens de famille” devient alors une nécessité, avec pour seul but de ne pas trop réduire votre train de vie et de ne plus réduire celui de vos héritiers, astreints à pallier à votre insuffisance, la mal nommée obligation alimentaire, sauf si ça désigne le fait d'alimenter votre compte en banque.
Donc, rêver la vie des autres. Cela par le moyen de la diffusion des imaginaires. On peut lire cette sentence, “rêver la vie des autres”, comme l'aspiration fantasmatique de rêveurs à vivre une vie autre que la leur, ce qui n'est pas entièrement inexact, ce que je visais dans mon titre est un processus social et non individuel, organiser la société de manière qu'une minorité “rêve la vie” de la majorité, structurer la société selon un schéma qui contraint une majorité à vivre la vie que la minorité a planifié en “diffusant son imaginaire” dans la trame même de cette société. Ce qui se fait très concrètement.
Économie de guerre et militarisation de la société.
Aucune société humaine ne se construit “naturellement”, entendant par ce terme, sans qu'il y ait la volonté consciente d'une partie au moins de ses membres de la faire émerger. Une société ça se fonde, et pour cela il faut une décision initiale volontaire, un certain nombre de personnes, au moins une, au plus tous les humains existants, en général plusieurs humains et beaucoup moins que toute l'humanité, décident de fonder cette société, s'attribuent un territoire, se répartissent les fonctions et réalisent leur projet, ou au moins le tentent – vouloir fonder une société ne certifie pas d'y parvenir, il y a des impondérables. Fut un temps, assez ancien désormais, où une société pouvait se fonder sur un “territoire vierge”, c'est-à-dire un territoire où jusque-là aucun humain n'avait fondé de société ou au moins aucune société durable – même à époque plus récente, plus d'une société a du renoncer à se perpétuer, par l'extinction de tous ses membres ou par leur dispersion. Sans pouvoir situer précisément le moment, à coup sûr il y a au moins quarante mille ans que les territoires vierges sont résiduels. Par le fait, il est beaucoup plus compliqué de fonder une société sur un territoire déjà socialisé que sur un territoire vierge, les occupants actuels n'ont pas nécessairement le même point de vue sur la question que les nouveaux arrivants.
Jusqu'à une époque somme toute assez récente, en gros dix à douze mille ans, les choses étaient assez simples, si les humains disposaient déjà d'une technologie assez sophistiquée il ne pouvaient compter que sur leurs propres moyens et sur la disponibilité des ressources nécessaires à leur préservation, ce qui limitait beaucoup la taille d'une société en nombre de membres et en territoire, lequel ne pouvait excéder, à un instant donné, deux à trois jours de marche, en gros un rayon de soixante à cent kilomètres. Bien sûr des individus ou des groupes pouvaient entreprendre des déplacements plus importants mais sans installation pérenne et avec prudence, rapport au fait qu'on avait assez vite fait de se retrouver sur le territoire d'une société voisine, laquelle n'appréciait pas nécessairement que des inconnus, des “étrangers”, monopolisent ce qu'elle considérait comme ses ressources propres. Et comme la réaction de ces voisins pouvait parfois être assez violente la prudence s'imposait. Tout a changé il y a donc dix à douze mille ans, avec ce qu'on nomma assez longtemps la “révolution néolithique”, qu'on appelle plus volontiers désormais évolution néolithique, du moins dans les milieux académiques.
On parle plutôt d'évolution maintenant parce que ce ne fut pas une révolution, un changement brusque et rapide, mais une série de changements progressifs variables selon les cas, et des situations mixtes. Ce qu'on associe le plus avec cette ci-devant “révolution” est bien sûr l'apparition de l'agriculture et de l'élevage, outre une technique nouvelle de taillage de la pierre, or ces trois évolutions ne sont pas toujours concomitantes ni toujours apparues dans le même ordre, les travaux les plus récents en paléoanthropologie ont mis en évidence que le processus précédemment admis, d'abord l'agriculture, ensuite l'élevage comme conséquence plus ou moins fortuite, n'est pas systématique, dans certaines zones l'élevage ne s'accompagne pas ou ne s'accompagne que marginalement de l'agriculture, dans certaines zones les deux sont contemporains et semble-t-il sans relation causale, dans certaines l'élevage est absent, et toutes autres circonstances. Enfin, en plus d'une circonstance ces deux activités ont été, et dans certaines aires restent, assez marginales. La notion de révolution néolithique découle du fait que, au-delà de certains aspects idéologiques, notamment une vision téléologique de l'Histoire, les premiers travaux ont eu lieu dans des zones d'élaboration de l'évolution du néolithique où, il y a huit à dix mille ans selon les zones, se produisirent ce que l'on peut nommer des révolutions, des formes inédites de socialisation, mais des révolutions lentes qui se concrétisent tardivement et se stabilisèrent plus vite mais pas si vite non plus, en gros dans les trois mille ans pour la concrétisation, plus un bon millier d'années pour arriver à une stabilisation provisoire – environ mille ans certes cahoteux et chaotiques parfois mais tout de même assez stables. Je ne chercherai pas à déterminer les causes de cette évolution qui fut révolution, d'évidence il y eut de la contrainte mais d'évidence aussi de la volonté, des choix délibérés, en tout cas on nommera cette phase l'invention de l'État.
S'établir.
L'idéologie... Les faux-semblants... Les apparences. Il y eut longtemps et il persiste chez beaucoup une fausse opposition, sociétés sédentaires et nomades, avec une frange de sociétés dites semi-nomades – et non semi-sédentaires, soit-il remarqué. Nulle entité vivante, et les sociétés en sont, n'est purement nomade ou sédentaire, c'est une question de proportion et surtout, d'organisation sociale, les sociétés dites nomades se meuvent collectivement, elles vont d'une résidence à la suivante en groupe, chaque résidence étant sédentaire tant qu'elle dure, les sociétés dites sédentaires ont des établissements, des résidences pérennes, et une partie seulement de ses membres est mobile et circule entre ces établissements. Pour celles “semi”, ont peut en effet les classer en semi-nomades et semi-sédentaires, selon que l'organisation principale est “orientée sédentarité” ou “orientée nomadisme”, dans certains cas le groupe organisateur est celui nomade et fédère des établissements assez dispersés, dans d'autres il est sédentaire et chaque établissement, assez autonome, envoie des groupes qui lui sont attachés commercer dans toutes les acceptions avec les autres établissements, échanger des biens et des informations, entretenir les liens entre établissements. Pour les sociétés nomades, on dira enfin qu'il y en a de deux sortes, “à l'ancienne”, des sociétés de chasseurs-cueilleurs, et “à la moderne”, des sociétés d'éleveurs. Ce qui n'induit rien quant à leur ancienneté, par exemple il y eut, après l'écroulement des empires d'Amérique Centrale et du Sud, tant les écroulement pré que post-colombiens, des groupes qui, retrouvant leur autonomie, ont opté pour une organisation à l'ancienne mitigée d'un peu d'agriculture elle aussi itinérante, plus rarement d'un peu d'élevage.
Les sociétés qui inventèrent la forme étatique furent, selon la typologie actuelle, des sociétés sédentaires selon le schéma que je mentionnais, des établissements à la population stable et peu mobile, une population mobile formellement et effectivement séparée de celle sédentaire. Normalement, je décris là ce que vous connaissez puisque c'est encore le mode de fonctionnement de presque toutes les sociétés actuelles, mais connaître et savoir ne sont pas la même chose, vous comme moi pouvons constater qu'il y a bien deux populations séparées dans toute société de structure étatique, l'une très mobile et très peu territorialisée, l'autre très stable et très territorialisée. Ou plutôt, deux fois deux populations : parmi celle mobile “les élites” et “les errants”, parmi celle stable “les seigneurs” et “les humbles”. Même s'il y a souvent un lien entre les deux, ces classes ou castes ne se définissent pas par leur possession d'une part élevée ou réduite des ressources sociales, si une bonne part des errants et des humbles est “pauvre” et une bonne part des élites et seigneurs “riche”, c'est surtout une histoire de statut : même le plus désargenté des seigneurs sera toujours de rang élevé, même le plus riche des humbles sera toujours un “parvenu”, une personne déplacée. Cela dit, le statut n'est pas strictement héréditaire, si rares sont les parvenus admis de plein droit parmi les seigneurs ou les élus, après deux ou trois générations les choses évoluent, de même un seigneur ou un élu qui a tout perdu sauf son prestige ne pourra pas le transmettre, ce prestige s'acquérant par l'insertion dans le groupe et l'apprentissage des codes sociaux entre pairs, comme dans n'importe quelle société.
Les deux sociétés.
La forme étatique induit la division de la société en deux groupes séparés, deux sociétés. Ce n'est pas une fatalité mais c'est une tendance, au cours des millénaires il y eut plusieurs élaborations de structures sociales qui palliaient cette tendance, ces solutions ayant toutes le même principe de base, inventer ou restaurer une langue commune – et en regard, dans les sociétés séparatrices le principe de base est la division des langues, une pour l'élite et les seigneurs, une pour chaque établissement, quelques autres intercalaires, de métier ou régionales. On peut dire que l'évolution des sociétés étatiques a pour cause principale une alternance fortuite ou volontaire des deux tendances, unificatrice et séparatrice. Enfin, quand j'écris fortuite ou volontaire c'est manière de dire, la forme de ces changements est souvent fortuite, dépendante du contexte, mais la réalisation volontaire, on ne passe pas fortuitement d'une organisation sociale à une autre.
J'explore la question par ailleurs donc je ferai bref ici, ce qui permet de faire société et de maintenir sa cohésion est la communication, si ses membres ne peuvent pas communiquer il ne peuvent pas s'entendre donc se coordonner. Dans une société restreinte ça ne pose pas problème, chacun connaît chacun et tous ont la même langue – ce qui n'induit pas que même une société restreinte ne peut être séparatrice, mais d'autre manière. Dès qu'elle s'élargit ça devient plus compliqué. Fondamentalement, la contrainte est la même aujourd'hui qu'à toute époque, pour qu'une société puisse être assurément unifiée ses membres ne doivent pas se trouver à plus de deux ou trois journées du centre de la société, la différence venant de la mobilité : il y a dix mille ans c'était deux ou trois journées de marche à pied, il y a mille ans deux ou trois journées à cheval ou autre bête de monte, il y a cent ans deux ou trois journées en chemin de fer, il y a cinquante ans deux ou trois journées en véhicule automobile, aujourd'hui, et bien, aujourd'hui deux ou trois journées-lumières ? En un sens oui mais le lien physique entre membres de la société doit être préservé, on dira donc deux ou trois journées par avion. De ce fait, une société unitaire n'était pas envisageable dans un rayon de plus que soixante à cent kilomètres il y a dix mille ans, de plus que quatre à six cent kilomètres il y a mille ans, plus que mille à mille cinq cent kilomètres il y a cent cinquante ans, plus que deux mille à deux mille cinq cent kilomètres il y a cinquante ans, et elle est envisageable pour un rayon au-delà de cent mille kilomètres désormais, donc tout point de la Terre est à une distance de tout autre point très en-deçà. En théorie une société unitaire universelle est envisageable, en pratique c'est moins simple mais cependant vrai.
Vous et moi ne l'ignorons pas, presque aucune société actuelle de type État-nation n'est unitaire, presque toutes sont séparatrices, formées d'une élite mobile relayée par des seigneuries locales, des “baronnies” comme l'on disait il n'y a pas si longtemps, et d'une population majoritaire peu mobile et divisée en territoires formellement autonomes, ce qu'on nomme en France des collectivités territoriales. Tout membre de la société est formellement rattaché à une de ces collectivités où il a ce qu'on nomme sa résidence principale qui pour une majorité est aussi la seule, effectivement les élus ne le sont pas vraiment, avec des degrés, le territoire des plus éminents membres des élites est la planète entière et même un peu au-delà et en-deçà, celui des élus de second rang est “régional”, un ensemble d'États formellement ou informellement fédérés, les élus de troisième rang ayant pour territoire l'État, en-deçà il n'y a que des “barons”, eux-mêmes organisés en plusieurs rangs (en France il y en a trois ou quatre formels, un ou deux autres informels, mais dans la restructuration en cours deux niveaux formels, la commune et le département, ont de moins en moins les caractéristiques de collectivités locales, tandis que deux autres, l'un formel, la région, l'autre informel, la communauté de commune, en ont de plus en plus les caractéristiques, cela dit l'organisation réelle d'une société correspond rarement à celle formelle).
Un trait qui singularise et délimite une société large séparatrice est l'entre-soi de l'élite et à moindre degré des seigneuries : quel que soit le territoire auquel ils sont censément rattachés les élus vivent, grandissent, se forment et s'apparient entre eux, rarement avec des non-élus et en ce cas rarement des non-élus de leur territoire de rattachement. Il n'y a rien de proprement prémédité en cela, c'est avant tout structurel : les élites n'ont pas la même socialisation que les autres groupes. Dans un territoire donné, telle la France par exemple, les lieux de socialisation des élites forment un archipel, des îlots ou des îles d'où sont exclus les autres membres de la société sinon en tant qu'instruments, domesticité et gestion de biens, commerces, et sinon quelques “élus parmi les humbles” en des occasions particulières. Les élus circulent librement d'un lieu à l'autre de cet archipel mais très peu ailleurs sinon pour des opérations d'affichage, de mise en scène d'eux-mêmes. De ce fait, ils n'ont tout simplement pas l'occasion d'être en relation suffisante avec d'autres que les élus d'où une forte tendance à l'endogamie de classe, les humbles pratiquant plutôt l'endogamie territoriale et secondairement de classe. C'est dessiné à gros traits, on peut constater un certain degré de liberté par rapport à ce comportement de classe mais l'exception n'infirme pas la règle, si du moins elle ne la confirme pas. Cette pratique sociale permet donc, comme dit, de délimiter l'extension d'une société séparatrice : le territoire dans lequel il y a des alliances matrimoniales régulières et nombreuses entre membres de l'élite. De fait, ces derniers lustres ça concerne toute la planète à l'exception, jusqu'à récemment, de trois entités non négligeables, l'Empire russe, sorti du cercle en 1917 pour y revenir peu à peu depuis un quart de siècle1, la Chine, qui ne disposait pas de ce type d'élite jusqu'à il y a une vingtaine d'années, l'Inde qui, après la fin de la domination britannique, commença dans un premier temps par reconstruire une élite endogène avant, dans un second temps, essentiellement les trois dernières décennies, de s'insérer de plus en plus dans la sociabilité de l'élite mondiale. Là encore il y a des cas, je pense notamment à Sonia Gandhi, qui n'est pas une mince exception, mais ils ne font pas la règle. Bref, si la société universelle unitaire n'est pas prévisible à court terme dans les formes antérieures, celle séparatrice est bien là, depuis plus longtemps que cette unification récente des élites, qui ne fait que confirmer, formaliser ce qui était encore informel vers 1990. Le réel moment de ce qu'on peut qualifier par cet oxymore, “unification de la séparation”, eut lieu environ un siècle plus tôt, durant la décennie 1880 (on peut la situer en 1885 mais c'est formel), quand les grands empires coloniaux eurent “conquis le monde”. Manière de dire, il y avait encore de grands territoires où la conquête était plus formelle que réelle, notamment la Chine et une bonne part de l'Afrique intérieure, ce que ces empires avaient conquis était l'important, le contrôle des communications, prérequis nécessaire à toute construction d'une société large.
L'oxymore n'en est pas tant un, l'évolution des sociétés larges a quelque chose de taoïste, vous savez, le yin et le yang : il y a toujours du yin dans le yang et du yang dans le yin. Je ne me rappelle jamais lequel des termes est associé au masculin, lequel au féminin, disons le yin pour le masculin, le yang pour le féminin. En même temps ça n'a tant de sens, puisque l'un est dans l'autre les deux sont à la fois féminin et masculin, c'est plutôt par commodité, une société séparatrice est tendanciellement yin, unificatrice tendanciellement yang, mais donc il y a toujours de l'un dans l'autre. Une comparaison que j'aime bien pour ce processus est celui des saisons, du moins celles que l'on constate dans les zones tempérées, l'hiver est yang, le temps du repos, de l'intime, de la non action, l'été est yin, le temps du mouvement, de l'extime, de l'action, le printemps le moment où le yin dans le yang se déploie et va vers le mouvement, l'automne le moment où le yang dans le yin se déploie et va vers le repos. On trouve d'autres sagesses dans le monde qui disent la même chose mais le tao a ma préférence pour sa compacité, avec son symbole très puissant, le taìjítú :
J'apprécie notamment sa conciliation des opposés, le tao est “la voie”, son symbole celui de l'éternel recommencement des choses en même temps que leur éternelle transformation, bref, avancer c'est recommencer, recommencer c'est avancer. Comme le dit cette plaisante sentence, « tout est dans tout et réciproquement »...
Donc, l'unification de la séparation. Ce qui oppose le plus les tendances unificatrice et séparatrice n'est pas leur visée apparente mais la manière d'y parvenir. Je suppose sans le certifier que les tenants de la séparation ne croient pas en leur fin inéluctable, en la fin de la séparation. C'est probablement lié à ce tropisme, la séparation : quand on sépare on doit plus ou moins faire l'hypothèse que ce qui est séparé ne peut pas se rassembler. Or, il y a du yang dans le yin : du fait même qu'ils fédèrent les entités sous leur contrôle ils les unifient. En même temps il se peut que ce ne soit qu'apparence, pour évoluer une société doit nécessairement en passer par la séparation, ça fait partie de la voie, de l'unité à la diversité, de la diversité à l'unité, et ainsi de suite. Comme je n'ai pas une mentalité de séparatiste j'observe, je vois le mouvement et il semble ne pas vouloir cesser, si j'étais un séparatiste je verrais le mouvement vers l'unification, j'aurais probablement l'impression qu'il ne veut pas cesser, et je m'interrogerais sur cette étrange chose. Yin et yang se complètent et s'opposent, il y a de l'un dans l'autre et de l'autre dans l'un, le yin va vers le yang et le yang vers le yin, mais l'un ne devient pas l'autre ni l'autre l'un, toujours ils se complètent et toujours ils s'opposent. On ne peut s'attendre à ce que le yin devienne yang ni le yang yin. Je ne suis pas yin et yang, je suis yang, il y a du yin en moi et quand les circonstances le requièrent j'agis mais ça ne me change pas pour ça, j'agis pour la non action et agissant, contribue à l'action, de même un séparatiste qui immobilise des segments de la société, les sédentarise, agit mais ce faisant favorise la non action.
Concrètement il n'y a pas de miracle, désolé pour celles et ceux qui veulent y croire rien ne se fait par l'opération du Saint-Esprit, pour assurer le contrôle des communications il faut développer les systèmes, les voies et les moyens de communication et savez-vous ? Tout ce qui améliore les communications améliore les communications. Vous dites ? Une lapalissade, je confirme. Une tautologie en ce cas, pour être précis. Enfin presque, car il y a une petite nuance, la première mention des communications pointe la partie concrète, y compris celle d'ordre symbolique, la seconde l'effet de cet partie concrète : si on améliore ce que l'on peut regrouper sous l'expression “moyens de communication”, les voies de circulation des biens et de l'information, les systèmes de transport des biens et de l'information, les méthodes et supports de transport des biens et de l'information, ils sont disponibles et si disponibles, ils sont utilisés. Par toute entité capable de les utiliser. Par les seigneurs et par les humbles, par les élites et les errants. Certes, les humbles le feront humblement mais bien plus sûrement qu'auparavant, certes les errants le feront erratiquement, mais bien plus aisément qu'auparavant. À l'inverse, le temps passant les élites et les seigneurs vont multiplier les “moyens de contrôle”, ce qui réduira leur propre mobilité sans guère entraver celle des humbles et des errants, et plus amusant encore, pour “améliorer le contrôle” ils devront toujours plus recruter, former et rémunérer des humbles, stipendier des errants, en faire leurs espions et pour cela leur donner plus de liberté de mouvement et les rémunérer, bref, augmenter le niveau de communication concédée quand ils devraient le réduire. Cela dit ils ne sont pas fous, ces Romains, ou quelque nom qu'on leur donne, ils ont des trucs pour maintenir le niveau de contrôle, ils placent leurs propres pions, certains élus se feront errants, certains seigneurs se feront humbles. Oui mais, comment différencier le vrai du faux ? En contrôlant les contrôleurs. Oui mais, les contrôleurs sont-ils des vrais ou des faux ? Bon, on contrôlera les contrôleurs de contrôleurs. Oui mais...
Le problème simple avec le contrôle de la communication est celui-là : plus on la contrôle plus on doit la contrôler, puis contrôler les moyens de contrôle du contrôle. J'exagère ? Exemple concret, l'hôpital : fut un temps, les acteurs du secteur étaient leurs propres contrôleurs, l'infirmière-chef administrait le personnel soignant non médical, les chefs de service et le directeur étaient des médecins, le conseil d'administration regroupait tous les acteurs concernés, collectivités territoriales, sécu, État, soignants. La pulsion ancienne déjà de contrôle “gestionnaire” s'est peu à peu implantée dans l'hôpital, excluant les cadres infirmiers et les médecins de ce secteur et devenant de droit ou de fait leurs supérieurs hiérarchiques, les décisionnaires. Les malades ne sont pas des automobiles ou des meubles, ont ne peut pas planifier l'accident, rationaliser l'imprévisible, la gestion généraliste et polyvalente ne fonctionne que pour le régulier et le prévisible, au lieu de réduire les coûts et d'améliorer le service ce type de régulation parvient à l'inverse, puisque dans le secteur du soin les coûts sont incompressibles sauf à réduire la qualité de ce soin, et l'ajout de ces gestionnaires a pour principal résultat d'augmenter la masse salariale. Solution ? Mais non, pas du tout ! Licencier les gestionnaires, quelle idée saugrenue ? On va les auditer, pour comprendre où est le problème. On envoie des gestionnaires en charge d'évaluer les gestionnaires. Constat : les gestionnaires gèrent selon les règles, donc le problème est ailleurs.
Économie de guerre et militarisation de la société.
Pour qui aura suivi, ce titre de partie a déjà servi. Pour qui n'aura pas suivi ça ne change rien, ce titre a déjà servi. Entretemps je suis parti dans une autre direction, bien que ce qui précède ait quelque lien. Augmenter le niveau de contrôle des communications peut aussi se dire autrement : organiser la pénurie. Vous le savez probablement parce que ça se dit de plus en plus et de plus en plus audiblement, une part non négligeable des productions alimentaires est perdue, cela au niveau mondial, entre le tiers et la moitié. C'est bien sûr plus général, les conditions de production et de diffusion de tout ce qui fait objet de commerce sont telles qu'entre les malfaçons, les produits obsolètes ou périmés, les invendus pour cause de surproduction, une part significative de ces denrées est perdue ou détruite avant leur commercialisation, une part aussi significative détruite pour mévente, plus tous les produits qui partent à la poubelle chez les acheteurs faute d'usage ou pour obsolescence ou péremption. Le paradoxe est donc : comment se fait-il que nous vivions dans une société d'abondance avec le sentiment de vivre dans une société de pénurie ? Et surtout, comment se fait-il que dans une société d'abondance, de fait au moins le tiers de la population mondiale ou, pour la France, au moins le cinquième de sa population vive bel et bien une vie de pénurie ? Comment se fait-il que l'on préfère dépenser pour détruire plutôt que pour répartir en fonction des besoins ? Parce que dans une société de pénurie il est beaucoup plus facile de contrôler la population.
La France, comme l'ensemble des pays développés et bon nombre d'autres moins ou pas du tout développés au sens actuel du terme, vit dans une économie de guerre et, ce qui va avec, la société y est militarisée à deux points de vue, elle compose une grande caserne, et dans ses rues les militaires circulent pour contrôler la population et lutter contre les ennemis. Le second aspect n'étant pas trop bien assuré, cela dit, quand le véritable “ennemi” décide d'agir il ne le fait pas devant des militaires en arme en agitant les bras et en criant très fort « Je vais tous vous tuer, bande d'infâmes ! » ou quelque slogan qui le signale comme ennemi, quand une telle chose arrive on peut faire l'hypothèse que l'on n'a pas à faire à l'ennemi mais à un déficient ou malade mental qui délire ou qui pète les plombs, ou à une personne qui n'en peut plus de vivre dans une société qu'elle déteste. J'ai un jour imaginé quelque chose comme un court poème, un diptyque, que voici :
Jusqu'ici j'ai évité de le commenter ou de l'interpréter, j'en laisse le soin à mes lectrices ou lecteurs. Je compte rester dans cette voie, j'en tirerai seulement ici une des possibles interprétations, qui servira mon propos. Un type intéressant, sulfureux mais intéressant, sulfureux donc intéressant, tout ce qui sent le soufre mérite d'être considéré, en se bouchant le nez et en se protégeant les yeux si besoin, le soufre est un pharmakon, à petite dose il soigne ou guérit, à haute dose il blesse ou tue, un type intéressant, Carl Schmitt, parle de cette question, l'ennemi. J'avoue, j'en parle sans l'avoir lu, par ouï-dire ou vu-lire, se méfier des commentaires et interprétations, mais peu importe en ce cas. Enfin, peu n'importe pas, je viens tout juste de commander un de ses livres, une édition regroupant par chance les deux ouvrages qui concernent la question dont tout le monde parle à son propos, les notions d'ennemi et d'ami. De ce que j'en ai cru comprendre Schmitt postule que l'on doit construire son ennemi, construire un ennemi, que ce qui constitue une entité politique comme État et comme nation est l'opposition ami-ennemi. Je cite une citation, souvent reprise :
La distinction spécifique du politique … c’est la discrimination de l’ami et de l’ennemi. Elle fournit un principe d’identification qui a valeur de critère et non une définition exhaustive ou compréhensive.
Ouais d'accord, encore une tautologie ! En fait non, je ne cite pas Carl Schmitt mais une citation de Carl Schmitt dans un commentaire sur le couple conceptuel ami/ennemi chez Schmitt et Julien Freund (que je découvre ou presque à cette occasion). Je ne vous en conseille pas spécialement la lecture – comme dit, c'est un commentaire – mais par politesse je cite ma source, https://infoguerre.fr/2013/01/dialectique-ami-ennemi-freund-schmitt/. Je ne suis allé vers cette page que dans le but de trouver une citation de Schmitt et je l'ai trouvée, quant au commentaire je l'ai survolé, bon, c'est l'opinion de son auteur, elle vaut ce qu'elle vaut mais pour ce qui me concerne j'ai toujours quelque réticence à lire une opinion qui tente de se légitimer en convoquant les Grands Auteurs. Schmitt m'intéresse non en tant que possible caution intellectuelle légitimante mais en tant qu'il propose ce couple conceptuel comme « distinction spécifique du politique », en gros, le “penseur de la séparation”, pour le reste, je le vérifierai après réception de son livre mais en toute hypothèse il ne me semble pas devoir m'apporter grand chose, de ce que j'en comprends il semble lui-même faire dans le commentaire et l'interprétation – une sorte d'épigone...
Allez, tiens, juste pour le plaisir et avant de revenir à mon sujet, le premier alinéa de la page donnée en lien, et un commentaire perfide, comme devrait l'être tout commentaire de commentaire :
Penser les relations de puissance à partir de la dialectique de l’ami/ennemi requiert en préalable de se déprendre des chatoiements de l’idéologie, des faux-reflets de tous ces mots en “isme” qui caractérisent l’apparence scientifique donnée aux engagements politiques. Carl Schmitt et Julien Freund l’avaient compris dès la fin de la Seconde Guerre mondiale. Leur clairvoyance eut un prix : l’isolement et le reniement des grands clercs d’une époque imprégnée par le marxisme. Si aujourd’hui les deux auteurs sont redécouverts dans certaines sphères de l’Université, leurs œuvres sont encore mal cernées et leurs exégètes suspectés. En effet, une lecture critique ou partisane de Schmitt et Freund implique de penser “puissance”, “ennemi”, termes qui sont à ranger au registre des interdits de notre société. Cette approche devrait pourtant sous-tendre toute analyse réaliste des rapports entre acteurs des relations internationales.
Lisiblement, l'auteur de ce texte, un nommé Jean-Baptiste Pitiot, est dans la posture, sans l'avoir vraiment lu je m'en doutais déjà, cette introduction à l'article me le confirme, ici la posture assez classique du supposé pourfendeur supposément iconoclaste de supposées idées reçues, de rebelle qui se risque à user de « termes qui sont à ranger au registre des interdits de notre société ». C'est sûr, personne ne parle de “puissance”, personne ne parle d'“ennemi” parmi les papillons attirés par les « chatoiements de l’idéologie, des faux-reflets de tous ces mots en “isme” », genre “marxisme” ou “réalisme”... Amusant de lire, de la part d'un auteur qui s'appuie sur le penseur que tout le monde cite, y compris moi, dès qu'il s'agit de discuter de “ennemi” en tant que concept de philosophie politique, que les « exégètes [de Schmitt sont] suspectés ». Quant à savoir de quoi ils sont suspectés, mieux vaut le taire... Daniel Bensaïd, trotskyste de choc jusqu'au dernier jour et commentateur de Schmitt, est-il un de ces « exégètes suspectés » ? Suspecté de complaisance envers le nazisme, pour être clair. Ça m'étonne. Passons sur cet épigone avéré, et non supposé comme pour Schmitt, et revenons à notre propos.
Donc, la « distinction spécifique du politique » serait « la discrimination de l’ami et de l’ennemi ». Ne l'ayant pas lu, je ne sais si Carl Schmitt exprime ici une opinion ou s'il fait une analyse. La fin de la citation, posant que cette discrimination « fournit un principe d’identification qui a valeur de critère et non une définition exhaustive ou compréhensive », me donne idée que c'est une analyse, ou alors que dans le contexte de publication de l'ouvrage et considérant le public visé il n'estime pas utile de se parer, comme dit Pitiot, « des chatoiements de l’idéologie, des faux-reflets » dont se pare le plus souvent la dialectique idéologique.
Fondamentalement, toute idéologie séparatrice ou unificatrice s'articule sur l'opposition ami/ennemi, les unes pour l'établir ou l'augmenter, les autres pour l'éradiquer ou la réduire. Schmitt semble moins un idéologue qu'un penseur de l'idéologie, s'il est lui-même favorable à une idéologie posant que « la discrimination de l’ami et de l’ennemi » est la « distinction spécifique du politique », ce qui est possible sinon probable, dire qu'elle « fournit un principe d’identification qui a valeur de critère et non une définition exhaustive ou compréhensive » ressort alors du discours ésotérique, celui destiné à ceux qui pensent et propagent cette idéologie et non à ceux qui la subissent ou la reçoivent, pour qui on développera un discours exotérique, s'il est analyste cette citation prend une autre valeur, l'étude de la manière de réaliser une idéologie séparatrice. Ça n'a guère d'importance, un discours ésotérique est aussi une analyse sur les techniques de mise en œuvre d'une propagande puisqu'on y expose tant les fondements “réels” de l'idéologie que les éléments de discours pour la “sensibilisation” des publics cibles. Fondements réels entre guillemets, rapport à la douteuse valeur réaliste de n'importe quelle idéologie.
Tant qu'à citer, je me cite de nouveau :
Le second verset de ce diptyque va dans le sens du propos de Schmitt, l'ennemi – et ça vaut aussi pour l'ami – n'est pas une chose en soi, un être en soi, il n'existe pas d'ennemi ou d'ami “naturel”, sui generis, mon ennemi n'est pas substantiellement ennemi, c'est moi qui le constitue tel, il vient de moi. Je ne l'ai pas nécessairement inventé mais du moins, recevant un discours qui postule telle personne, tel groupe comme “l'ennemi”, l'acceptant j'en fais ma chose, mon sentiment, ma réalité. On peut dire que supposer un ennemi que l'on désigne soi-même ou dont on accepte la désignation nécessite qu'au préalable on ait adhéré à d'idée de la possibilité d'un ennemi. Le premier verset est une sorte de commentaire anticipé du second, on peut l'interpréter comme l'indication du fait que “l'ennemi extérieur” n'est que l'extériorisation de l'ennemi intérieur et seul réel, le report de la division intérieure vers l'extérieur : je ne suis pas divisé, “on” me divise, et ce “on” est mon ennemi.
Excursus : qui fait quoi ?
On se le demande. Aucune idée de ce que je comptais raconter dans cet excursus, ça fait trop de temps que j'en ai posé le titre et depuis j'ai discuté d'autre chose. Si ça me revient je ne manquerai pas de l'écrire, ou j'y manquerai, c'est selon, on verra.
Fin de l'excursus.
Économie de guerre.
Vous ne l'ignorez pas, ou du moins ne le devriez pas, nous sommes en guerre. En quelque lieu où vous résidiez en ce moment, sinon quelque île perdue ou oasis ignorée de tous, mais en ce cas vous ne me liriez probablement pas, donc, où que vous soyez dans ce monde vous vivez dans un pays en guerre. C'est rapport au fait qu'en ce moment nous vivons la première véritable guerre mondiale. Certes elle est tout aussi peu réelle que les trois ou quatre qui ont précédé mais elle est vraie, et la seule vraie guerre mondiale qui ait jamais eu lieu, les deux officielles furent des galops d'essai, la première étant d'ailleurs vraiment très peu mondiale, la précédente non plus, et si la quatrième et plus récente fut plus achevée, la qualifier de mondiale me semble tout de même abusif. En cette année 2018 de l'ère commune la guerre en cours est vraiment mondiale. C'est consécutif à l'entrée de la Chine dans l'OMC, la supposée (et en partie avérée) Organisation Mondiale du Commerce2, en décembre 2001, définitivement acté après l'entrée de la Russie en août 2012. Des dates notables : la première suit de peu le moment où l'objectif de cette guerre fut fixé, vous savez, la “guerre contre le terrorisme”, la seconde est contemporaine du moment où son caractère de guerre mondiale devient explicite. Mais sauf rare cas3 on évite de nommer les guerres quand elles ont lieu, du moins de les nommer d'un nom qui les décrive avec vraisemblance. La “guerre contre le terrorisme”, on se demande ce que ça peut bien être, “on” étant moi en ce cas. Je ne suis pas le seul, cela dit, mais je crains fort de ne pas figurer dans la majorité pour cette question. Ce que je constate, et au moins depuis 2003, plus nettement depuis une dizaine d'années, c'est une guerre mondiale, plus précisément une guerre civile mondiale4. Tout commence en 1944-1946.
Construire une société ne se fait pas en un jour, disais-je dans ce texte ou un autre rédigé récemment. Désolé pour l'incertitude, précédemment je discutais de divers sujets, ces temps derniers (deux ou trois mois) je tourne toujours autour des deux ou trois même thèmes, qui ont en outre quelque proximité, du fait je ne peux pas toujours déterminer où j'ai parlé de certains points. De toute manière, ne l'aurais-je pas dit ici précédemment, et le disant dans cet alinéa, je ne compte pas vous faire faire une découverte, entre le moment où l'on décide de fonder une société et celui où elle se réalise se passe “un certain temps”. Du coup que j'écris ça, je me souviens de mon propos antérieur, c'est bien dans cette discussion que je posais qu'il faut du temps entre le projet et sa réalisation effective. les années 1944-1946 correspondent, dans ma description précédente, à la “concrétisation”, le moment où commencent à se mettre en place les institutions de la société. Très mal, cela dit. Rapport aux acteurs principaux du moment – qui sont toujours les mêmes, malgré quelques “petites” modifications entretemps –, qui n'avaient pas tous, pardon, qui tous n'avaient pas la même conception de la manière de s'y prendre. Les acteurs principaux ? États-Unis, URSS, Chine nationaliste, France, Royaume-Uni. Des cinq, un seul est presque inchangé depuis, l'URSS a disparu même si le nouvel empire, dit Fédération de Russie, lui ressemble beaucoup, la Chine nationaliste est désormais nommée, hors de ses frontières, Taïwan, et a été remplacée par celle communiste, la France et le Royaume-Uni représentaient en 1944 la moitié de la Terre ou peu s'en faut, ils ont quelque peu réduit depuis en territoire et en population, et ne représentent plus grand chose, seuls les États-Unis sont dans la continuité, ils ont certes perdu une bonne part de leur Empire colonial mais il n'a jamais été très important relativement à la métropole, son plus gros morceau était les Philippines, le reste était négligeable, et pour les institutions rien de très remarquable depuis cette date.
La fondation de l'Organisation des Nations Unies le dit dans son nom même, elle est censée mettre en place une fédération ou quelque chose du genre, une “société universelle” où toutes les nations ont vocation à entrer. Petit problème : contrairement à la perception qu'en ont les principaux acteurs, la fin de la deuxième guerre mondiale n'est pas “la fin du début” mais “le début de la fin”, en même temps qu'un nouveau début. Lors de sa création elle compte cinquante et un États-parties, qui y adhère tous avant la fin de l'année, et représentent presque tous les États souverains de l'époque et même un peu plus (quelques-uns sont des pseudo-États permettant à l'URSS, aux USA et au Royaume-Uni de disposer de plusieurs voix) mais très vite après tous les empires commencent de se disloquer, exception faite de l'URSS qui poursuit un peu son extension en se constituant quelques protectorats en Europe centrale. Du fait, très vite après de nouveaux États, ex-colonies devenues ou redevenues autonomes, frappent à la porte, et ça ne cesse les trois décennies suivantes, avec une phase secondaire après la dislocation de plusieurs entités, notamment l'URSS et la Yougoslavie, beaucoup moins importante cela dit (une trentaine de nouveaux États). Le changement le plus significatif a lieu en 1949 : la Chine, qui jusque-là était celle continentale, se réduit tout soudain à un confetti, Taïwan. Incidemment, son maintien en tant que membre permanent du Conseil de sécurité laisse comprendre que pour au moins deux, probablement trois des autres membres permanents, voire les quatre, le pouvoir communiste de Chine continentale n'était pas destiné à durer. C'est en 1971 que la réalité d'un maintien durable de ce régime s'imposa et qu'elle prit le relais de Taïwan.
L'ONU n'est pas que les instances les plus visibles, l'Assemblée et le Conseil de sécurité, c'est des structures de tout ordre, certaines plutôt de l'ordre de l'exécutif (Secrétariat, FAO, UNESCO...), certaines plutôt politiques (droits de l'homme...), certaines “paritaires” (OIT, proto-OMC qui au bout du compte devint plus nettement politique...), et autres catégories. Formellement, l'ONU a toutes les caractéristiques d'une superstructure d'entité politique, mais beaucoup de défauts qui ne permettent pas que ça devienne effectif. En premier, sa structure hétéroclite et sinon l'absence du moins l'inefficience d'un pouvoir judiciaire. Ses inventeurs n'ont pas su, pu ou voulu instaurer un mécanisme pérenne de partage de souveraineté, comme cela se fait dans des entités politiques de niveau inférieur sous la forme de la dévolution, de la subsidiarité ou d'un mixte des deux. Quand on ne sait pas clairement qui fait quoi et qui est responsable, difficile d'établir une séparation nette des pouvoirs, et plus difficile encore d'avoir un pouvoir judiciaire efficace, puisque sauf sur une question, celle des guerres entre États et de la sécurité internationale, il n'y a aucun partage de souveraineté. De ce fait, la seule structure en situation de prendre des décisions d'application impérative est le Conseil de sécurité, qui cumule en cela les fonctions législative, exécutive et judiciaire au moyen de “résolutions”, qui respectent formellement le “droit” mais non réellement.
L'ONU dispose d'une sorte de Constitution, la Charte des Nations unies, et d'une sorte de législation, ces résolutions. Cette législation doit se conformer aux procédures fixées par la Charte dans les limites qu'elle définit mais dans les faits il en va autrement, la seule institution qui détermine si le Conseil respecte la Charte est le Conseil. De fait, la seule procédure que le Conseil de sécurité respecte absolument est le début de l'article 27.3, « Les décisions du Conseil de sécurité sur toutes autres questions [que celles de procédure] sont prises par un vote affirmatif de neuf de ses membres dans lequel sont comprises les voix de tous les membres permanents »,, la suite de l'article, « étant entendu que, dans les décisions prises aux termes du Chapitre VI et du paragraphe 3 de l'Article 52, une partie à un différend s'abstient de voter », s'est régulièrement révélée inapplicable, on peut nommer cela une double contrainte : une décision requérant les voix de tous les membres permanents, quid des cas où l'un d'eux est partie ? Pour ne pas avoir à répondre à une question insoluble le Conseil de sécurité a une convention tacite, dans aucune résolution les membres permanents ne doivent apparaître comme parties.
La quasi-totalité des entités politiques territorialisées5 sont membres de l'ONU, sinon quelques micro-États de souveraineté approximative et sinon le Vatican, et forment une fédération de facto mais sont souveraines de jure, d'où l'impossibilité de mettre en place une dévolution et une subsidiarité dans une modalité du type à l'œuvre par exemple aux États-Unis, En Suisse, en Inde ou dans l'Union européenne – à remarquer que l'UE est aussi une structure “inchoative”, une structure en cours de réalisation, qui a l'avantage, relativement à l'ONU, d'une part d'avoir les leçons des autres entités de ce genre, car si l'on apprend de ses erreurs ont apprend aussi des erreurs des autres, de l'autre de s'être mise en place et d'avoir évolué à l'inverse, non pas du haut vers le bas mais du bas vers le haut.
En l'état actuel de ce que représente l'ONU on se trouve avec ce problème : depuis environ un siècle (un début est souvent difficile à situer mais ici on peut prendre la fin officielle de la première mondiale ou la date de fondation de la Société des nations, novembre 1918 ou janvier 1920) et même si dans des conditions assez régulièrement contestables, l'ensemble des entités politiques forme un ensemble, un écosystème social unique, ce qui, après de nouveaux soubresauts entre 1920 et 1947, a été acté en 1944 avec la création de l'ONU. Formellement, on se trouve dans le cas de l'Europe des XVI° et XVII° siècles, le système politique en place au début de la période est en cours d'obsolescence, celui qui émerge en cours d'élaboration, les tenants du système actuel détiennent toujours les positions de pouvoir et tentent autant qu'ils le peuvent de le préserver, les partisans du système émergent, y compris ceux figurant parmi les groupes de pouvoir, se heurtent à deux limites, ils ne savent pas trop s'ils font des bons choix pour l'évolution du système et ils sont minoritaires, tout cela créant des troubles et des incertitudes, et à des périodes cruciales (guerres de religion, Guerre de Trente Ans) de l'anomie. Les sociétés évoluent diversement mais du moins, dans tous les cas de restructuration drastique on assiste toujours à ce type de processus avec alternance de moment de progression et de régression, des moments de stabilité relative plus ou moins durables et plus ou moins étendus, et des moments d'anomie. Tel que je le comprends, quand on arrive vers la fin du processus, il y a “réduction territoriale de l'anomie”, peu à peu des territoires plus ou moins étendus parviennent à établir des superstructures pérennes et de ce fait sortent de l'anomie, les solutions trouvées par ces territoires sont diverses et souvent contradictoires, ceux encore dans l'anomie font l'objet de pressions de plusieurs acteurs qui chacun veut les faire aller vers une solution allant dans leur sens, la fin de la séquence étant le moment où tous les territoires sont sortis de l'anomie suite à un dernier épisode “apocalyptique” où un territoire anomique résiduel et assez localisé voit converger vers lui tous les antagonismes, d'où résulte une sortie de crise. Non que par la suite tout baigne, on le voit pour la période dite, achevée en 1648 avec les traités de Westphalie, ce qui ne résout pas tout – il y eut encore des conflits pour la résolution de questions pendantes 70 ans durant environ mais de bien moindre intensité, guerres de frontières pour l'essentiel.
Quand on est dans un contexte de fin de cycle, pour les contemporains les choses semblent pires que jamais, le prélude à une catastrophe finale. Ce qui est vrai : la résolution de la crise est nécessairement la fin de l'ancien système, ce qui pour ses tenants résulte en une catastrophe, non pas la fin du monde mais la fin de leur monde. Factuellement il y a de moins en moins de troubles, mais comme d'une part ceux qui en sont source sont pour beaucoup dans des positions de contrôle de la communication et communiquent beaucoup sur ces troubles, de l'autre les membres de la nouvelle superstructure ont aussi intérêt à ce que la perception subjective d'une majorité sur les perturbations soit celle d'un niveau élevé, ça explique le sentiment assez général, pour la part de la population assez insérée dans les réseaux de communication mais assez éloignée des organes de contrôle, d'une imminente fin du monde. Considérant l'état des choses on en est là : quoi que l'on puisse penser de la manière dont les diverses entités politiques de rang inférieur à celui de l'ONU ont à-peu-près résolu leurs problèmes structurels, la violence politique autre que d'État y est résiduelle, et même celle d'État bien moindre qu'il y a deux à quatre décennies (on ne s'en souvient guère mais en France on tolérait encore assez au milieu des années 1970 que l'État résolve certaines crises par des moyens assez violents pour tuer ou gravement blesser, alors qu'une décennie plus tard un seul mort lors du mouvement de contestation contre le projet de loi Devaquet a suffi pour provoquer une crise gouvernementale et le retrait du projet).
Rien n'est parfait, dans bien des États la “régulation” n'est pas spécialement douce mais du moins n'a-t-elle donc rien de commun avec celles en vigueur dans les décennies 1960 et 1970, ni même celles des deux décennies suivantes. De fait, il n'y a aujourd'hui que quelques zones de fixation de l'anomie, principalement au Moyen-Orient, en Asie Centrale et en Afrique Centrale, et comme la quasi-totalité des entités politiques est dans une structure intégrée, toute situation critique se diffuse dans l'ensemble de la structure, très marginalement dans la réalité effective, très fortement dans celle symbolique diffusée et construite par le système intégré de télécommunication, ce vaste réseau totalement interconnecté regroupant tous les médias à diffusion numérique ou hertzienne, audiovisuel, informatique, téléphonie, télévisiophonie, etc. De fait, dans ces zones résiduelles on assiste à des conflits (guerres civiles, interétatiques ou internationales) d'une extrême violence mais aussi d'une extrême localisation, alors qu'ailleurs la violence politique armée est d'une extrême rareté. Pour ne prendre que deux cas, en Irak et hors des zones d'implantation de l'État islamique on a au moins plusieurs attentats meurtriers par semaine, parfois plusieurs par jour, en France, au cours des quatre dernières années ce fut au plus de l'ordre d'un attentat par semestre, et le plus souvent assez peu meurtrier. Et on peut l'étendre un peu partout. Par le fait, en France on a beaucoup plus de risques de mourir ou d'être gravement blessé dans un accident de voiture que dans un attentat, et au moins trois fois plus de chances (si on peut appeler ça une chance) d'être tué par son conjoint ou ex-conjoint que par un auteur d'attentat. Surtout si on est une femme. Et l'économie de guerre, dans tout ça ?
Nous sommes en guerre. Pour me répéter, peu importe ou vous résidiez, vous vivez presque à coup sûr dans un pays en guerre. D'accord, en toute probabilité vous ne devez pas vraiment le constater dans l'ordinaire des jours, pour l'illustrer de nouveau avec le pays que je connais le mieux, la France est presque continument en guerre depuis au moins une quinzaine d'années. Non pas “sur le pied de guerre” mais proprement en guerre, engagée dans des conflits un peu partout dans le monde, spécialement dans les deux principales zones anomiques ou dans leur périphérie, et elle y déploie une bonne part de ses militaires d'active. Et depuis le moment où elle est censée être en paix, c'est-à-dire 1945, il s'est rarement passé plus d'un an sans qu'elle soit en guerre interétatique, internationale ou civile. Plus ou moins intense certes, mais en guerre – ce sont surtout les guerres “coloniales” qui connurent les mobilisations les plus importantes, cela dit. Coloniales entre guillemet rapport au fait que la plus importante de ces guerres, qui ne porta d'ailleurs pas ce nom, on disait “les événements” à l'époque chez les anti-indépendance, soit la majorité des Français, était une guerre civile puisque l'Algérie fut le premier territoire d'outremer, et cela plus d'un siècle avant les autres, à être intégré à la nation et à être départementalisé. Pour information, la décision de créer d'abord un puis ensuite trois départements français en Algérie fut prise dans les années 1830 et concrétisé dans les années 1840. L'Algérie intégra la communauté nationale avant certains territoires métropolitains, et y resta plus continument que certains, notamment à l'est. La principale raison pour laquelle la guerre d'Algérie donna lieu à une mobilisation de grande ampleur est celle-là, ailleurs on perdait des colonies ou des protectorats, d'où l'envoi au pire de volontaires, souvent de seuls engagés, en Algérie on perdait une partie du territoire national, il s'agissait donc de “défendre la patrie”.
Donc, la France assez souvent engagée dans des conflits depuis plus de 70 ans, compte non tenu de la période antérieure à 1945, là il faudrait remonter avant 1830 pour une période significative (plus de trois ans) où elle ne guerroya pas. Bon, puisque j'y suis, en bref on peut dire qu'aucun des actuels États de l'Union européenne n'a connu de période sans guerre ou occupation (comme occupant ou occupé) de plus que quatre ou cinq ans depuis cinq siècles et encore beaucoup d'entre eux depuis bien plus longtemps voire depuis toujours à échelle historique, donc depuis environ 3000 ans. La guerre est un mode de régulation habituel pour toutes les querelles opposant des groupes importants. Clausewitz a écrit que « la guerre n'est que le prolongement de la politique par d'autres moyens », en fait la guerre est la continuation de n'importe quelle activité qui met en relation deux sociétés ou plus par un unique moyen, la guerre justement.
J'en parle plus ailleurs, les sociétés sont entre autres choses des organismes, et en tant qu'organismes ont tendance, comme n'importe quel organisme, à régler leurs querelles par la violence. Comme elles héritent des tropismes fondamentaux des individus qui les composent ce sont aussi des êtres sociaux, de ce fait, à chaque nouvelle évolution des structures sociales, en interne elles tendent à adopter entre groupes sociaux intégrés des structures antérieures un mode de régulation social en réduisant autant que se peut le niveau de violence mais conservent un mode de régulation assez violent à l'encontre des autres sociétés du contexte nouveau. Sur la longue durée, la tendance est à l'élaboration de structures sociales toujours plus vastes et toujours moins violentes, mais il y a régulièrement des périodes qu'on peut dire de régression en ce sens que certaines des entités politiques se déstructurent et reviennent à un niveau de division assez similaire à l'état antérieur. Factuellement, c'est plutôt des périodes de restructuration dont une des conséquences peut être une répartition différente des diverses entités de niveaux secondaires composant les sociétés, ce qui résulte temporairement en une dislocation.
Pour l'Europe comme pour quelques autres zones dont certaines assez ou très proches – Afrique du Nord, Moyen-Orient, une partie de l'Asie Centrale, celle de l'aire culturelle perse pour l'essentiel – les circonstances ont fait qu'il y a de longue date beaucoup d'ingéniosité dans ce qu'on peut nommer “ingénierie sociale”. D'autres zones inventives sont notamment autour de la Chine, autour de l'Amérique centrale, dans le sous-continent indien. Il y en a d'autres, c'est probable, mais du moins celle-ci je les connais suffisamment pour avoir quelque idée de comment elles ont évolué au cours du temps, spécialement l'ensemble tantôt composite, tantôt assez ou très unifié, allant de l'Europe à la Perse en passant par le pourtour méditerranéen et, disons, la Mésopotamie. On peut en partie y adjoindre l'Asie centrale au nord de la zone d'influence perse et l'Afrique de l'Est et de l'Ouest en contact avec l'Afrique du Nord mais ces zones interviennent plutôt par transport de population, assez régulièrement au cours des cinq ou six derniers millénaires eurent lieu des “invasions” parties de ces zones qui ont de diverses manières intégré cet arc allant de l'Europe à la Perse (je parle depuis mon point de vue, mes attaches étant euro-méditerranéennes je le décris ainsi ; seraient-elles perses et mésopotamiennes que je verrais un arc allant de la Perse à l'Europe, c'est sûr...).
Dans d'autres discussions où le sujet est autre et beaucoup plus général je remonte bien plus loin dans le temps et considère un bien plus large territoire, ici m'intéressent cet arc et les seuls cinq à six derniers millénaires. Dans cette zone se sont développés cinq bassins de civilisation assez autonomes au départ même s'ils ne furent jamais hermétiques les uns aux autres ni fermés aux zones périphériques, sinon que la zone européenne fut pendant les deux premiers millénaires peu liée aux autres, et encore assez peu le millénaire suivant. Leurs évolutions initiales sont largement tributaires des conditions locales : en Europe des conditions peu propices à la “néolithisation” entendue comme développement de l'agriculture et de l'élevage ; en Égypte un développement très endogène et très hiérarchique, surtout axé sur l'agriculture, moindrement sur l'élevage, du fait que son bassin est très limité, le couloir du Nil, les zones limitrophes étant peu propices à une occupation humaine ; en Mésopotamie le centre de développement ce sont les fleuves que son nom désigne, c'est “le pays entre les fleuves”, surtout des plaines initialement plutôt arides, mais la présence des grands fleuves dudit pays permirent le développement de vastes réseaux d'irrigation, ce qui induisit aussi une pratique de l'élevage assez importante, bêtes de somme et de labeur et bêtes pour l'alimentation (viande, lait) et l'artisanat (peaux, graisses, boyaux...). Ces réseaux favorisèrent une structure à trois ou quatre niveaux, des établissements de base, disons, des “cités” (ou “fiefs”), fédérées en “nations”, elles-mêmes fédérées en “États”, et selon les moments un ou plusieurs “empires”, des fédérations de fédérations. La Perse est au départ un creuset, sa zone de départ est dans des hauts-plateaux assez ou très élevés et des montagnes, et quelques plaines périphériques de moindre altitude, plutôt propice à l'élevage et à la petite agriculture, au nomadisme ou au semi-nomadisme, mais elle est en contact avec d'autres bassins de culture ou de civilisation, cultures nomades d'Asie Centrale au nord, plutôt sédentaires à l'est, dans le sous-continent indien, et bien sûr la Mésopotamie au sud. Elle va développer une structure impériale proprement “impérialiste”, expansionniste, avec une métropole qui s'annexe les territoires voisins, dira-t-on, les colonise mais sans une implantation forte de population, plutôt une petite élite militaire que se coordonne avec les élites locales et leur laisse une certaine autonomie (d'autant plus que le territoire est distant de la métropole), tant que le territoire annexé paie son tribut. Sans vouloir médire ça fait assez mafia, genre racket, tu paies je te “protège”, tu ne paies pas gare à toi ! Le dernier bassin n'en est pas proprement un, c'est plutôt un laboratoire, la partie qui va aujourd'hui de la Turquie au Liban, qui plus anciennement connut un développement propre mais qui ultérieurement, vue sa position, subira l'influence (et parfois la domination) des autres bassins, la Mésopotamie pour toute la zone, l'Égypte surtout au sud, la Perse surtout au nord, et d'autres voisins par terre ou par mer.
À l'époque comme aujourd'hui des sociétés fermées ça n'existait pas, que ce soit paisiblement ou moins pacifiquement, on ne peut faire autrement qu'entrer en contact avec ses prochains, et même ses lointains, quand on est humain. Aucune autre espèce terrestre (non pas de la planète Terre mais vivant sur la terre et non dans les airs ou les mers) n'a connu une expansion aussi rapide et large que les humains, les autres espèces sont plutôt casanières et se diffusent lentement dans un espace limité – sauf bien sûr celles qui ont suivi les humains dans leur expansion comme compagnons, domestiques, commensaux, hôtes ou parasites. Il y a notamment une forte affinité des humains avec les canidés et certains muridés, les souris et les rats notamment, les premiers comme compagnons, les seconds comme hôtes indésirables. Une espèce animal terrestre est dépendante de son écosystème et sauf nécessité reste dans ses limites. Les humains aussi mais ils ont inventé il y a quelques temps déjà une méthode pour, peut-on dire, transporter leur écosystème avec eux. C'est en partie pour des particularités physiologiques et anatomiques, en partie pour des raisons comportementales qu'ils ont acquis la possibilité de se déplacer beaucoup plus vite ou/et plus longtemps, donc plus loin que ne le peuvent les autres espèces, et a une grande polyvalence alimentaire, c'est l'omnivore intégral, il peut manger tout ce qui est comestible et ne dépend pas d'un spectre restreint de ressources alimentaires. L'histoire de transporter son écosystème est à peine exagérée, avec le temps les humains développèrent des techniques pour améliorer leurs capacités de prédations et pour rendre comestible ce qui ne l'était pas pour eux. Tout cela plus quelques autres particularités fait que, d'une part et malgré un processus de génération apparemment peu efficace (un ou deux enfants à la fois et pas trop souvent, avec ce problème qu'il faut un temps très long avant que cette progéniture soit elle-même capable de procréer) les humains sont assez prolifiques, ce qui induit assez vite une surpopulation, de l'autre ils ont donc cette autonomie à l'environnement qui permet aux surnuméraires de se déplacer assez vite assez loin pour fonder un nouvel écosystème portable.
Bon, d'accord, assez prolifiques, assez vite assez loin c'est relatif, leur progression n'a pas été si fulgurante au début, mais en comparaison des autres espèces proches qui se sont développées dans les mêmes zones que la lignée des humains, les chimpanzés, les bonobos et les gorilles, c'est sans commune mesure, ces autres primates n'ont pas été beaucoup plus loin vers le sud et le nord que leur zone d'apparition alors que les humains se sont répandus dans toute l'Afrique en à-peu-près deux cent mille ans, puis sur la Terre entière en à-peu-près le même temps, avec une accélération notable les derniers cinquante mille ans et pour le nombre d'individus, une accélération formidable les derniers dix mille ans, phénoménale les derniers mille, extraordinaire les derniers cent.
Comme dit l'autre, les humains sont naturellement bons. C'est possible. C'est probable. Mais ils sont tout aussi naturellement méchants. Disons, ils sont naturellement des être vivants, et comme tels soumis aux mêmes désirs parfois contradictoires. L'humain “naturel” a une mentalité de Le Pen ou de Trump, plutôt ma fille que ma cousine, plutôt ma cousine que ma voisine, et ainsi de suite. Et bien sûr, plutôt moi que les autres, même ma fille. Mais il a aussi une mentalité de Bouddha ou de Jésus, aimez-vous, croissez, multipliez, laissez venir à moi les petits enfants. Les désirs parfois contradictoires ? C'est comme les fameuses lois de la robotique proposées par Isaac Asimov mais presque à l'inverse,
- ne rien faire qui nuise à soi,
- ne rien faire qui nuise à un autre humain sauf si ça contrevient à la première loi,
- ne rien faire qui nuise à l'espèce sauf si ça contrevient à l'une des autres lois,
- démerde-toi avec ça parce que si tu nuis à l'espèce tu nuis aux humains donc à toi.
La quatrième loi est implicite chez Asimov, tous ses récits sur les robots et les lois est un jeu de l'esprit pour inventer des situations où l'une des trois est violée. J'entendais ce jour (10 octobre 2015) une émission de France Culture sur Kant, la morale, le mensonge, la vérité et la dignité. En gros, l'idée est qu'un humain se rend libre et digne par le respect absolu de la morale, que le mensonge est indigne donc immoral puisqu'en trompant un tiers on lui retire de la liberté, donc de la dignité. C'est très en gros mais importe ici le fait que Kant pointe une réalité : toute action contre un tiers est une action contre soi. Or, toute action est nécessairement contre un tiers car agissant pour soi ou pour quiconque on limite la capacité d'action de quelqu'un quelque part. Les seuls humains absolument moraux sont des humains morts. De l'autre bord ne pas agir c'est agir contre soi en réduisant sa propre liberté. Un humain inactif est un humain mort. Kant avait sinon conscience du moins sentiment de la limite de sa proposition puisque, imaginant comment persuader un jeune garçon d'agir moralement sans le contraindre, il proposait un apologue censé lui faire admirer la ténacité dans la vérité où le personnage, campant sur sa morale et refusant de faire un faux témoignage, se met à dos toutes ses connaissances, est insulté, menacé de torture, de mort, jusqu'à perdre la confiance et le soutien de sa famille, menacée elle aussi. Si le but de la morale est de préserver la liberté de soi et des autres, selon moi ça ne réussit pas trop dans cet apologue : devant un choix qui n'en est pas un agir ou ne pas agir c'est faire une erreur, parce que même ne pas agir c'est agir et même agir c'est ne pas agir.
Les sociétés n'étant pas hermétiques, sinon quelques-unes perdues sur un îlot loin de tout, et encore, celles de la zone concernée se sont croisées, décroisées, unies, séparées, telle domina telle, telle fut dominée par telle, il y a environ 3000 ans les diverses évolutions initiales s'étaient largement transformées sinon en Europe, un peu en dehors du mouvement et n'évoluant que lentement, d'une certaine manière le modèle “impérial” s'était diffusé presque partout mais comme le substrat culturel était varié ça avait donné autre chose. À l'époque, le mode initial d'expansion des humains n'était que très marginalement possible, la réussite même de cette expansion faisait qu'il n'y avait plus moyen de, disons, “aller plus loin pour s'établir sur un territoire vierge” ou un truc du genre. Depuis un certain temps, cela dit, et notamment dans cette zone, très densément peuplée selon les critères de l'époque. Il y a beaucoup d'hypothèses sur le pourquoi de la néolithisation, on peut supposer qu'entre autres causes cette “surpopulation” fut un moteur, quand on a une population qui croit et des ressources disponibles limitées, on doit faire du “planning familial” ou de la “gestion de population” à la sauvage ou inventer des méthodes pour augmenter le niveau de ressources.
Il y a environ 3000 ans eut lieu une nette accélération de l'ingénierie sociale, liée à une soudaine amélioration de la communication, plus ou moins l'invention de la Vie Éternelle, avec comme effets secondaires le don d'ubiquité et la télépathie, et la possibilité de parler aux morts et de les faire parler : l'écriture. Ce ne fut pas immédiat bien sûr, on peut le voir à époque plus récente avec le réseau de télécommunication intégré et universel, d'une certaine manière il existe depuis le milieu de la décennie 1960, quand on commence à lancer en orbite des satellites de télécommunication, ce qui remédie à deux limites du système de l'époque, la nécessité d'un lien physique entre deux points pour communiquer à distance – la communication hertzienne radio ou télé n'était pas strictement de la communication puisque dans l'état de l'art elle était à sens unique, et pour la télé elle nécessitait des relais terrestres pour étendre la portée du signal – et le risque toujours présent d'une rupture du lien par accident ou malveillance. Les satellites ont l'avantage d'être accessibles toujours et partout sur une très large étendue, et comme ça coûtait très cher – et ça coûte encore assez cher, même si beaucoup moins – de les fabriquer et de les mettre en place, ça incita à encore améliorer les systèmes de télécommunication, à les rendre polyvalents, au départ en faisant du tout en un (plusieurs systèmes embarqués dans un même satellite), ensuite du un pour tout (un seul système capable par des sous-systèmes spécialisés de recevoir et diffuser toute forme de télécommunication). Je brosse ça à grands traits, ce ne fut pas d'un coup d'un seul mais du moins vers le milieu de la décennie 1980 tout nouveau satellite fut de ce type, en gros un ordinateur polyvalent couplé à un commutateur et un relais hertzien.
Pour l'écriture non plus ce ne fut pas d'un coup d'un seul, dans cette zone elle s'invente en gros il y a cinq mille ans mais il faudra près de deux millénaires pour trouver des méthodes vraiment polyvalentes de diffusion de l'information par ce moyen. Comme pour le reste, ce fut la résultante d'améliorations endogènes et exogènes, dans cette zone comme dans les autres où s'inventa l'écriture il y eut deux tendances, la notation du sens et celle de la forme, les systèmes pictographiques et ceux alphabétiques ou syllabiques, noter l'idée ou le son. Cela dit il y eut toujours un mélange des deux, des tendances donc mais non exclusives. Dans cette zone, la grande diversité des groupes humains et leur unification modérée a fait privilégier les écritures alphabétiques. Il y a probablement d'autres raisons à ce choix mais du moins il est beaucoup plus aisé de relier et coordonner de grands ensembles humains disparates et plurilingues au moyen d'une écriture qui note les sons, celles qui notent les sens ont cette limite qu'on doit partager la même analyse de la réalité : quel que soit le système on ne peut multiplier à l'infini les signes, donc dans une écriture pictographique vient toujours le moment où l'on devra exprimer un sens par la combinaison de plusieurs signes ou donner à un même signe plusieurs sens, déductibles du contexte. Dès lors, d'une part on doit partager le même fonds culturel pour comprendre qu'un certain rébus qui associe l'image d'un cheval et celle d'une épée signifie “train automoteur”, ou qu'un pictogramme qui représente un lion peut tantôt signifier “lion”, tantôt “souverain” – et en outre savoir ce qu'est un lion –, de l'autre il y a ce problème du nombre de signes, dans une écriture pictographique ils sont nécessairement en grand nombre qu'il faudra savoir mémoriser et, pour les scripteurs, savoir reproduire. À l'inverse, le nombre de sons d'une langue est toujours limité, de mes études de linguistique j'ai retenu ceci, toute langue humaine connue compte entre une vingtaine et une cinquantaine de sons différents et entre une et deux centaines de syllabes.