Bonjour, M. Lordon,

Je ne sais pas quoi vous dire – enfin, vous écrire en ce cas. Comme dit plus haut je vous trouve assez intéressant mais bon, vous n'avez pas trop besoin de mon avis pour le savoir. J'imagine me faire dire par des tiers « Tu es génial ! » ou « Tu es complètement con ! », selon la circonstance – ou dans la même circonstance. Que répondrais-je, sinon tu ne m'apprends rien que je ne sache, on me l'a déjà dit, je n'y crois pas mais si tu le crois ça doit être vrai. Toujours, je vous crois un type intéressant, et apparemment ne suis pas le seul, même si je ne suis pas majoritaire. Je ne vous ferai pas non plus faire une découverte là-dessus, on entend ou lit beaucoup plus de propos désobligeants ou dubitatifs qu'obligeants ou appréciatifs à votre propos – je précise : dans les médias de plus forte audience, par ailleurs il en va autrement mais comme la perception “grand public” d'une personne notoire est très tributaire de ces médias qui contribuent à former l'introuvable “opinion publique”...

Il m'est arrivé de l'écrire, une bonne part de mes semblables n'apprécie pas trop de se voir comme un objet statistique, surtout dans certains domaines tels que la raison ou les affects. Sur cette question, je me rappelle d'une émission de France Culture où Pierre Bourdieu racontait que, invité à faire une conférence à Bruxelles devant un public de personnes appartenant à une catégorie sur laquelle il avait récemment publié une étude, il avait prévenu son hôte que ça se passerait probablement mal parce que rares sont les personnes qui apprécient qu'on leur explique que comme membres d'un groupe social on est dans l'ensemble assez prévisible. Son hôte ne le crut pas – ce qui était assez prévisible – et la conférence se passa mal – ce qui était assez prévisible...

Parlant de vous, de Bourdieu, de France Culture et de moi (eh ! Quand on parle on parle de soi, puisque parlant à partir de soi), je vous entendais sur cette station il y a peu (moins d'une heure) et j'ai beaucoup apprécié le moment après celui où Olivia Gesbert diffusa une séquence où l'on vous entendait vous adresser à des personnes de “Nuit Debout”. Rare sont les penseurs qui n'ont pas tendance à “rationaliser”, à donner du sens à ce qui n'en a pas et à savoir et pouvoir s'inclure dans la classe des objets dont ils discutent. Pour le plaisir (au cas où quelque visiteur autre que vous accédait à cette page, ce qui n'est pas de l'ordre du vraisemblable, cela dit), une transcription de vos échanges :

Olivia Gesbert. Mais, ce quelque chose n'a pas vraiment survécu, Frédéric Lordon, soyons honnêtes. Pourquoi ? Pourquoi est-ce que “Nuit Debout” a échoué dans ce que vous appelez ce processus d'affectation de la multitude ? Est-ce que c'est justement parce qu'il a refusé de se doter d'une instance dirigeante ?
Frédéric Lordon. Ah non ! Mais là je ne vais pas du tout faire le commentaire à deux ans de distance de “Nuit Debout”. L'analyse est passée, j'y ai contribué, on sait ça très bien... Non, moi je vais faire un tout autre usage de l'extrait que vous venez de passer. Parce que, si vous voulez, c'est un cas magnifique d'incohérence...
Olivia Gesbert. Qui a été incohérent, vous ?
Frédéric Lordon. Ce type est incohérent !
Olivia Gesbert. Le type qui vient de parler ?
Frédéric Lordon. Oui.
Olivia Gesbert. D'accord...
Frédéric Lordon. Alors, en réalité...
Olivia Gesbert. Il est peut-être un peu travaillé...
Frédéric Lordon. Ce n'est pas que ce qu'il dit est incohérent, ce n'est pas ce qui est dit qui est incohérent, c'est le fait que le même sujet est en train de dire ça et de faire une théorie de la condition anarchique simultanément qui est incohérent. Alors, une incohérence de quelle sorte ?
Olivia Gesbert. Il est travaillé par des affects contraires ?
Frédéric Lordon. Ah non, mais ça c'est bien certain !
Olivia Gesbert. Oui.
Frédéric Lordon. Mais, une incohérence qui tient précisément au... Enfin, qui pose le problème même de la condition anarchique et des conditions dans lesquelles on parvient malgré tout à y vivre, et notamment à y vivre politiquement, c'est-à-dire à affirmer des valeurs quand bien même on sait, dans le fond, que les valeurs ne valent pas. C'est... Le seul usage à faire de cet extrait c'est vraiment celui-là. Alors, pour le coup je peux répondre à la question puisque ça je le vis en première personne et que, par ailleurs, j'ai aussi les moyens que m'offre la philosophie de Spinoza pour le penser. Parce que c'est ça la question, comment continue-t-on à agir selon des valeurs lorsqu'on sait que les valeurs n'ont pas de valeur ? Comment continue-t-on de faire de la politique alors qu'on est le philosophe de la condition anarchique ? Et bien, on continue pour une raison que Spinoza nous donne dans une des propositions de
L'Éthique, qui dit ceci : la connaissance vraie du bien et du mal ne saurait réprimer aucun affect en tant qu'elle est une connaissance vraie. On en revient toujours à la même chose, c'est le pouvoir supérieur des affects. C'est l'affect, les affects, le jeu des affects qui nous fait adhérer à nos valeurs, et cette force adhésive, cette force passionnelle, est plus forte que les forces de la perception rationnelle. Moyennant quoi, on peut bien penser de temps en temps, ou réfléchir de temps en temps à la condition anarchique, le reste du temps on n'a pas ça en tête et on vit comme d'habitude, c'est-à-dire sous l'emprise de ses propres affects. Par conséquent, si je suis plongé dans une situation politique je réagirai d'après mes affects politiques, c'est-à-dire d'après les plis qu'ils ont laissé dans mon corps... C'est-à-dire que les automatismes passionnels et axiologiques qui sont inscrits dans mon corps vont tous seuls, et domineront les forces de la perception rationnelle, qui sont débiles. C'est ce que nous dit Spinoza, il nous fait une théorie de la débilité de la raison, et néanmoins des conditions sous lesquelles elle peut gagner enfin...

Désolé, visiteuse ou visiteur qui ne seriez pas Frédéric Lordon, pour le reste (et pour ce qui précède) il vous faut aller sur cette page du site de France Culture – ce que je vous conseille, si vous n'êtes pas Frédéric Lordon, et sur cette autre page du même site. Remarquez, si vous êtes Frédéric Lordon je ne vous dissuade pas de le faire, sinon que vous n'y apprendriez rien que vous ne sachiez déjà, je présume. Puis, par expérience je sais qu'il n'est pas très agréable de s'écouter, on y entend surtout les défauts. Au fait, chère visiteuse ou cher visiteur, si vous n'êtes ni Frédéric Lordon ni moi et si vous n'avez pas trop idée du sens un peu ancien de “débile” ça signifie “faible”. Ceci pour éviter les contresens, les forces de la perception rationnelle sont faibles et non pas imbéciles (hum ! Des forces faibles ? Ouais, bon, on se comprend, je pense...).

En toute sympathie, M. Lordon.
Olivier Hammam.