L'actuel mouvement de mise sur la place publique d'affaires de harcèlements et d'abus sexuels me semble une excellente chose. Mais il y a, selon moi, des excès, d'une part certains cas viennent sur cette place publique trop vite, sans qu'on puisse déterminer s'il s'agit d'une “sortie du placard” d'une personne effectivement atteinte par une telle pratique ou d'une affabulation, ou d'une dénonciation calomnieuse, de l'autre j'ai toujours considéré qu'on ne peut condamner toute la vie et toute les réalisations d'un humain au prétexte que dans son parcours il aura commis des actes condamnables. Une fois cela posé, qu'en penser non plus d'un point de vue moral ou éthique mais d'un point de vue social et politique ? Ce que dit dans la phrase d'introduction de ce texte : tous les Sud-Africains ont souffert du boycott lancé contre ce pays à l'époque de l'apartheid ; ceux en faveur de qui il fut lancé souffraient déjà et pour eux ça n'a pas eu de conséquence particulière ; ceux qui étaient par le sort du côté des ségrégationnistes mais qui étaient opposés à cette politique furent autant victimes du boycott que ses partisans actifs ou passifs ; au bout du compte, la période difficile ne fut pas si longue, le nombre de victimes directes du boycott n'a guère augmenté le nombre de victimes directes de la politique d'apartheid, et la conclusion fut positive (même si pour l'heure la situation Sud-Africaine n'est pas mirifique mais bon, on ne change pas en un jour ni même en une génération une culture multiséculaire).

Le mouvement actuel est excessif, mais nécessaire. Est-ce qu'on doit mégoter au prétexte que ça tombe sur mes bons comme sur les méchants et qu'on condamne tout d'une personne parce que dans sa vie elle a eu un comportement du type qui suscita ce mouvement ? Et bien, le boycott tombe sur les bons et les méchants et à la fin, comme l'on dit, “Dieu (c'est-à-dire la société) reconnaîtra les siens”. Le cas qui a plus ou moins motivé cette page (en fait je comptais déjà écrire là-dessus mais sans trouver une approche qui me convienne) est celui de Roman Polanski. J'admire l'œuvre de ce cinéaste et suis persuadé que plusieurs de ses films sont destinés à rester au panthéon du cinéma et des arts en général. Est-ce que pour ça je dois y assimiler l'homme et considérer que l'on ne peut les séparer, que si l'œuvre est digne d'admiration il l'est, ou au contraire que si l'homme est indigne d'admiration son œuvre l'est ? Selon moi, non. Mon père, qui lutta toute sa vie contre ce que Céline défendit dès les années 1930 et plus encore la décennie suivante, et ne regretta jamais par la suite, le racisme, l'antisémitisme, le totalitarisme, était un grand admirateur de l'écrivain.

Je suis admirateur du cinéaste Polanski mais n'ai pas nécessité à l'être de l'individu. J'ai mon avis sur ses pratiques ressortant de la campagne actuelle, moins radicale que ne semble l'être celle des militants de cette campagne, mais peu importe, les faits sont les faits et dans un tel contexte, la question n'est pas vraiment l'homme et l'œuvre, mais ce que certains nomment à juste titre la “culture du viol”, qui n'est pas tant une supposée culture de la pratique du viol (par le fait, pour nombreux soient-ils même dans une société policée comme la France ou répressive comme les États-Unis, on est loin de cette époque, pas si éloignée dans le temps cependant, où le discours dominant était plutôt « si elle s'est faite violer c'est peut-être bien parce qu'elle l'a “un peu” – manière de dire “beaucoup” – cherché ») qu'une manière souvent inconsciente – mais pas toujours – de considérer que les harcèlements sexuels ça n'est pas si grave, bon d'accord, le gars est un peu lourd mais bon, y a pas mort d'homme, et que les abus sexuels, y compris quand ce sont proprement des viols, c'est un moment d'égarement et ça n'entache pas toute la personnalité de l'auteur, il faut séparer l'homme de l'œuvre, c'est du passé, ce n'est pas si grave, etc. Le problème de “l'affaire Polanski” (la mise en cause de la rétrospective actuelle en son honneur) n'est pas l'œuvre, est à peine l'homme (qui cependant devrait songer à faire face à lui-même plutôt que de fuir non ses responsabilités mais sa responsabilité, sa valeur d'être humain), est beaucoup tout ce discours sur « ne pas confondre l'homme et l'œuvre », une question éminemment politique. Si un auteur jusque-là universellement honoré émet des opinions que l'on juge condamnable en matière, que sais-je ? Idéologique, politique, sociale, humaniste, en tout autre domaine, le jour même il est censuré ; quand il s'agit de questions de mœurs et que la personne visée est un homme, celle agressée, une femme, on mégote, on délaie, on demande des preuves et même un peu plus...

Bref, je crois que quand les circonstances le réclament il faut soutenir ce que dans d'autres contextes on désapprouverait, parce que la lutte contre une pratique sociale condamnable et profondément ancrée dans les individus réclame en un premier temps de ne pas réduire sa portée. Vous connaissez la parabole du bon grain et de l'ivraie ? Une de mes préférées. Je suis un athée et un agnostique de première mais je tire beaucoup de leçons de textes supposés sacrés : la fin de la parabole est que le fermier dit à ses ouvriers d'attendre que les blés soient mûrs et qu'au moment de la récolte il sera temps de séparer le bon grain de l'ivraie. La moisson est une action violente, on coupe les blés, mais nécessaire, la plante donnera son grain, le récolteur en épargnera une part pour lui et donnera sa part à qui a bien donné, la plante, en assurant sa descendance, l'ivraie sera séparée du bon grain et sera détruite. Dans un mouvement comme celui qui motiva ce texte, et bien, il faut en effet nous atteindre tous, vous et moi compris car si vous (peut-être) et moi (à coup sûr) ne sommes pas des harceleurs ou des abuseurs, nous sommes vous et moi plongés dans cette culture du viol et si l'on veut l'éradiquer, tous doivent être touchés, abuseurs et abusées, harceleurs et harcelées, et tous les autres.