J'abordais la question dans un texte récent (celui sur Louise Machinchouette, même si dans le flux elle fut vite oubliée) sans aller très loin sur une piste qui me semble intéressante. La question est celle de certaines de nos sociétés actuelles, qui tendent à vouloir convertir les autres à leur mode d'organisation sans très bien y réussir. Il faut dire, pour parvenir à cela il faut une longue, une très longue préparation, on ne transforme pas du jour au lendemain une société de pairs ou une société d'îlots assez autonomes en société hiérarchique, formaliser l'informel est un long labeur, un très long labeur. L'organisation des sociétés d'ancienne industrialisation révolutionnaire (oui, depuis le XIX° l'industrie est révolutionnaire, aussi étrange et paradoxal que ça paraisse – et que c'est) émerge d'une longue préparation, qu'on peut dater à coup sûr d'il y a environ 2500 ans mais qui dans son erre actuelle se mit en place il y a environ un millénaire, à un ou deux siècles près. Je le dis souvent quand il s'agit de dater le début d'une évolution sociale, rien ne naît de rien et déterminer quand les choses cristallisent n'est pas évident. Mon histoire commence vers l'an 800 se prépare dans les deux siècles suivants et commence à se réaliser durant les deux siècles qui viennent ensuite. Il y a bien sûr une cause initiale, elle-même conséquence de ce qui précède et ainsi de suite. Dans le cas qui m'occupe, ce qui amènera la séquence initiale 800-1200 est un mouvement schismatique judéo-chrétien né du côté de Médine environ deux siècles plus tôt, qui lui-même cristallisa vers 700 pour passer du statut de mouvement sectataire1 ou sectaire (pas sûr qu'ils se soient ressentis schismatiques, dans le contexte) qui très vite, par une rapide expansion recouvrant une large part des déclinants Empire byzantin et Empire perse, devient une menace pour le tout récemment défunt Empire romain d'Occident (un défunt dont le corps bouge encore, cela dit) en cours de pénible restructuration. Pour rappel, assez longtemps les musulmans apparurent au Byzantins et aux Européens romanisés pour ce qu'ils étaient, des réformateurs judéo-chrétiens, ce n'est qu'au cours du X° siècle que ce courant se constitue définitivement en nouvelle religion, une fois les querelles intestines à-peu-près réglées et une grand part des sécessionnistes “ramenés à la vraie foi” à coup d'arguments tranchants et contondants. Le VIII° siècle fut crucial de ce point de vue : pris sur deux flancs, au sud-ouest par l'Espagne, au sud-est par les Balkans, l'Europe romanisée était près de céder à l'assaut, n'était-ce la présence d'une clique assez similaire à celle des conquérants, je veux dire, des troupes mercenaires qui se taillaient depuis trois ou quatre siècles des fiefs de plus en plus large et solides dans les province de l'Empire romain d'Occident et, à la fin du VI° et surtout au début du VII°, au cœur même de cet Empire.
Sans vouloir médire de ces braves gens, tant les conquérants du nord-est que ceux du sud-est étaient avant tout des gens de sac et de corde, des mercenaires donc, qui certes avaient très bien compris l'intérêt de la religion comme instrument de fédération des peuples soumis, donc l'intérêt de se couvrir du voile de celle locale, même quand “rénovée”, pour emporter plus facilement la soumission des conquis, mais au comportement général assez démonstratif du fait que cette religiosité était toute de façade. Passons, et remontons vers la fin de cette somme toute assez brève période qui va en gros de 650 à 750. Sans que tout soit arrêté, du moins le territoire respectif des deux groupes concurrents est à-peu-près stabilisé. Une chose ne l'est en revanche pas, les luttes internes : au sud comme au nord de l'ancien Empire romain se livre une guerre entre factions, qui explique en large part la relative stagnation de l'expansion musulmane durant cette période, et l'incapacité des, disons, chrétiens en Europe pour reconquérir les portions les plus solidement conquises au sud du continent, une partie des, disons, chrétiens trouvant d'ailleurs à court terme un certain intérêt à signer une paix armée avec les nouveaux venus pour se maintenir et se préserver des royaumes censés être “de leur camp” sinon qu'ils sont quelque peu envahissants...
Peu importe l'origine de tout ça, reste qu'au cours du IX° siècle ça se stabilise des deux côtés, mais de manière symétrique : dans l'Empire musulman occidental (séparé assez tôt de l'Empire oriental qui s'établit d'abord en Asie centrale puis en Asie du sud, même si l'unité est formellement maintenue pendant un temps) “César” est plutôt uni, “Dieu” dispersé, dans l'ancien Empire romain d'Occident, “César” se divise en principautés assez autonomes, “Dieu” est uni. Comme le rappelle l'article de Wikipédia, le principe d'expansion de l'Islam fut, dans les débuts et encore assez longtemps après, une relative libéralité religieuse, ce que l'on requérait des peuples conquis était l'adhésion à une religion monothéiste, si possible de source hébraïque ; seuls les non-monothéistes étaient forcés à la conversion. Ne pas croire que ce fut une sorte de tolérance tel qu'on le voit de nos jours, la nécessité du monothéisme venait du souci de n'avoir que des peuples organisés hiérarchiquement dans leurs territoires, la liberté était plutôt intéressée : seuls les convertis étaient exemptés de la dîme. L'amusant est que les termes qui désignent la règle, dhimma, et le statut, dhimmi, ont cette proximité formelle avec le mot français, plus tardif et dérivant du latin decima, “dixième”. Toujours est-il, il y avait un certain intérêt, dans les débuts de l'expansion, de disposer d'une minorité de convertis et d'une majorité de dhimmi, les premiers assurant la perception de l'impôt et des taxes versés par les seconds. De l'autre bord la situation est donc symétrique : les envahisseurs n'ont pas à disposition une forme de religion unitaire, ils ont un fonds commun mais polythéiste, du fait ils feront l'inverse des musulmans et se convertiront (du moins, formellement) au christianisme, s'occuperont par eux-mêmes de l'intendance et de l'administration dans leurs royaumes mais devront, tant pour l'administration de leurs conquêtes que pour le maintien d'une certaine unité politique entre eux, s'appuyer sur l'institution locale la plus solide, l'Église. Raison aussi pourquoi dans l'Islam la langue commune sera celle des conquérants car les peuples conquis n'ont pas un substrat linguistique commun (leur empire rassemble certes des morceaux d'empires mais tels perses, tels turco-mongols, tels romains-grecs, tels romains-latins, sans compter ceux qui n'avaient jusque-là pas été conquis), alors que les conquérants d'Europe n'ont pas de langue écrite commune et adopteront, par le biais des clercs, le latin pour se coordonner.
On peut voir les choses ainsi : en Europe on a une unité spirituelle et un éparpillement politique, inversement en Islam. Cette construction symétrique induira aussi un mouvement historique symétrique : en Europe, pendant des siècles on verra plusieurs tentatives pour constituer une entité politique avec comme modèle fédérateur l'Empire romain et comme élément fédérateur le christianisme (d'où par exemple ce curieux nom de l'entité qui fut le plus près d'y parvenir, vers le milieu de la période, le Saint-Empire romain germanique, qui affirme dans une synthèse étrange que cette entité est à la fois politique et religieuse, romaine et germaine, ce qui rend compte de la réalité, donc d'une unification impossible) ; dans l'Empire islamique occidental au contraire la tendance sera à la conversion progressive des peuples conquis, ce qui a plusieurs reprises posera le même problème, la hausse du nombre de convertis induit la baisse des ressources de l'entité politique, donc son affaiblissement, d'où une série de conquêtes extérieures de peuples vaguement convertis, de culture guerrière et disposant d'une langue commune qui facilite leur fédération, d'abord les Mongols, puis les Turcs (qui leurs sont culturellement et linguistiquement proches), enfin les Européens, sur la toute fin de la séquence. D'un sens, la situation actuelle est la conséquence nécessaire de la dernière séquence qui eut lieu principalement entre 1750 et 1950, à quelque chose près, mais qui s'ancre sur la période précédente, en gros 1500 à 1650, et se poursuit jusqu'au XXI° siècle – jusqu'à aujourd'hui et même un peu au-delà2. J'y reviendrai.
Césaro-papisme.
La chose est connue, le schéma d'organisation de ce que je nommerai désormais l'Europe, qui en un sens est bien l'Europe sinon qu'à partir du XVI° siècle les Empires périphériques se consolident (Empire ottoman), s'inventent (Empire russe) ou se créent (Empires américains ibérophones3 et anglophone, et même une esquisse d'Empire francophone mais qui ne trouva jamais sa cohérence – trop forte emprise de la métropole) et entrent dans le jeu. Plus ou moins et plus ou moins fort mais du moins ça modifie les (dés)équilibres internes. Un peu comme dans la phase précédente, durant la période 650-800. De toute manière c'est ça la vie, que ce soit celle des individus ou des sociétés, des alternances de phases (plus ou moins) calmes et (plus ou moins) agitées, où la cause de l'état actuel est tantôt interne, tantôt externe. Quoi qu'il en soit le mode général de régulation sociale est toujours de cet ordre, une opposition-complémentarité entre “le corps” et “l'esprit”, les structures politique et religieuse, je suppose ne pas vous faire découvrir grand chose en vous disant cela. Et dans le cas de l'Europe cette situation se dit « césaro-papisme » rapport au fait que le modèle du gouvernant politique est l'empereur tel que réalisé par Rome et celui du gouvernant religieux celui de l'Église de la même ville trois ou quatre siècles plus tard. Par contre je vous ferai peut-être découvrir quelque chose en vous disant que le christianisme version européenne, vous savez, le catholicisme dans ses multiples déclinaisons (romain, réformé, anglican, protestant, traditionaliste, etc.), est très largement basé sur les religions polythéistes antérieures, spécialement romains mais pas seulement, et ses différentes écoles, ses “schismes” comme on dit, s'opposent souvent, mais pas toujours, sur ce point, du moins au moment du schisme. Après ça dépend.
Sans que ce soit toujours ainsi les religions, toutes les religions, alternent ou se divisent sur une question de cet ordre, qu'on peut définir comme “unicité vs multiplicité”. Je dis que ce n'est pas toujours le cas en ce sens que parfois c'est juste une question de querelle entre gouvernants, entre deux papes (cas du grand schisme d'Occident) ou entre un pape et un césar (cas de la séparation entre Églises romaine et anglicane), considérant que rien n'est tout d'une pièce, la cause initiale du grand schisme d'Occident est “césaro-papiste”, des crises internes aux deux groupes de pouvoir induisant des alliances inter-groupes, d'un côté la faction papiste romaine alliée à la faction césariste impériale, de l'autre la faction papiste avignonnaise et le groupe de césars fédéré par le roi de France, qui est lui-même en conflit avec un troisième groupe animé par le roi d'Angleterre (vous savez, la Guerre de cent ans), d'où d'ailleurs des configurations curieuses où certains césars qui sont plutôt dans des relations tendues sinon conflictuelles se retrouvent dans le même camp parce qu'ils ont à ce moment-là un ennemi commun qui les fédère selon le principe éternel « l'ennemi de mon ennemi est mon ami », voir pour notre temps l'alliance de fait entre États-Unis et Iran dans le cadre de la crise irako-syrienne au moment même où le responsable d'une de ces deux entités affirme que l'autre entité est un de ses plus grands ennemis : quand l'ennemi réel inquiète plus que l'ennemi formel, on peut accepter tous les compromis. Revenons au cas où la scission entre factions religieuses a principalement une cause, disons, dogmatique.
Autant que je sache il en est ainsi dans toutes les sociétés, toujours est-il que “César” et “Dieu“ sont toujours à la fois complémentaires et opposés. Une question cruciale est celle de la prééminence : si à un niveau c'est symbolique, à un autre la répartition “corps” et “esprit”, ou “enveloppe charnelle” et “âme” est aussi effective. Je le dis dans nombre textes de ce site, la question toujours présente, le cœur de la société, c'est la communication. Ces derniers temps j'essaie une nouvelle approche, plus philosophique dira-t-on, bien que je ne sois pas trop usager du terme pour moi-même, ici je reviens à une approche plus sociologique et, dira-t-on, économique et politique (pour autant que les deux choses diffèrent). Il y a deux aspects à la communication, et même trois mais la troisième, le travail nécessaire pour réaliser les deux autres, est indirectement concernée même si sans ce travail les deux autres sont, justement, irréalisable. Donc, deux aspects, celui matériel des voies et des moyens de communication, et celui intangible (et non pas immatériel) qu'on peut nommer information, les messages en tant qu'objet véhiculant un sens construit. De manière immédiate le moyen peut être la voix côté émetteur, l'ouïe côté récepteur,la voie étant l'air entre les deux. Il y a quelques temps, alentour du quinzième siècle avant notre ère de manière évidente, et, autant qu'on puisse le comprendre, un peu plus tôt, peut-être vingt-cinq ou trente siècles avant notre ère, une manière nouvelle de communiquer est apparue dans les sociétés humaines, que l'on nomme aujourd'hui l'écriture.
On discute beaucoup des débuts et du processus, l'hypothèse la plus vraisemblable est que la complexification des sociétés humaines, surtout après l'apparition de l'agriculture et de l'élevage (la seconde semblant une conséquence de la première, un effet secondaire), amena à inventer une manière de compter les objets produits et gérés. On l'observe dans des sociétés dites primitives, qui en réalité ne le sont pas mais qui, pour des raisons qui leurs sont propres et ont souvent quelque rapport aux conditions générales de vie, ont décidé de ne pas s'orienter vers des modes de contrôle de leur environnement plus hautes que nécessaire à leur survie (c'est-à-dire, le supplément de durée que la vie sociale induit pour les individus), le niveau de hiérarchisation des sociétés humaines est très corrélée à la proportion de ressources disponibles que fournissent l'agriculture et l'élevage. Le processus importe peu mais du moins, le temps passant les fonctions sociales tendent à devenir des statuts, et les gestionnaires des ressources finissent par en devenir les propriétaires. Du fait, ceux qui avaient en charge le travail nécessaire au maintien et à la valorisation des ressources en étaient comptables, non envers eux-mêmes ou envers le groupe mais envers le gestionnaire, qui en était nominalement le propriétaire. D'où la nécessité d'en tenir le compte de manière plus formelle que quand c'était un bien commun. Le processus dans ses détails est étudié par les paléoanthropologues mais pour ce qui me concerne je pars du moment où l'écriture est un fait social établi et complexe, une tentative de garder trace de la communication orale directe par un moyen indirect. Les méthodes développées furent diverses, presque toutes, probablement toutes je suppose, reposent sur des pictogrammes, des images qui représentent de manière plus ou moins élaborée des réalités concrètes ou abstraites. De là, trois voies se développèrent, qui souvent s'entremêlent, la notation pictographique, une voie synthétique (idéographie, hiéroglyphie...), une voie analytique (syllabaires, alphabets...).
La pictographie stricte pose un problème simple : la réalité étant d'une diversité infinie, les pictogrammes pour la noter sont virtuellement infinis, raison pourquoi les systèmes pictographiques procèdent tous d'une simplification, soit vers l'analyse – un signe indiquant “ce qui suit est le son et non le sens” suivi d'une série de pictogrammes dont on ne retient que le son associé, en quelque sorte un rébus –, soit vers la synthèse – un signe indiquant “ce qui suit est le sens et non le son” suivi de pictogrammes dont l'association doit indiquer un sens, par exemple les pictogrammes “blé”, “panier” et “chariot” pour signifier “chargement de blé” –, le plus souvent un mixte des trois, mais le nombre de signes reste important et pour certaines formes d'écritures, variables, je pense notamment à ces écritures d'Amérique du Sud où plusieurs centaines de signes sont répertoriés et où chacun peut comporter dans un même “glyphe” (une même unité élémentaire) plusieurs pictogrammes agglomérés assez librement. Les systèmes synthétiques posent le même problème, parfois même plus (il me semble avoir lu à plusieurs qu'un Chinois devait connaître environ 3.000 signes pour être considéré avoir un niveau moyen, et au moins 30.000 pour être considéré lettré) mais comme d'une part la grande masse des communications est élémentaire, de l'autre il y a aussi de l'analyse dans la synthèse, le même principe que pour les pictogrammes, lire le son et non le sens. L'analyse est le moyen le plus économe mais pose aussi ses problèmes, très longtemps il n'y eut pas de segmentation des signes par groupes, chaque signe suivait l'autre sans isoler les mots et les phrases ni les ponctués, charge aux lecteurs de faire cela par eux-mêmes. Avec un alphabet on réduit un peu les risques d'équivoque d'avec un syllabaire mais dans les deux cas ça n'est pas évident. Si même ce n'est pas encore si évident, ça n'est que vers le XIII° ou XIV° siècle que l'on commença à segmenter de manière de plus en plus précise. Pour en avoir vu en reproduction, un manuscrit ancien, X° ou XI° siècle, est d'une lecture assez ardue. Cela dit, très longtemps la lecture fut une pratique orale, le lecteur “se mettait les mots en bouche”, ce qui simplifiait la compréhension.
Quoi qu'il en soit, la maîtrise des méthodes indirectes de communication fut longtemps une pratique réservée à une part restreinte de la population même si l'on sait désormais que, contrairement à la perception qu'on en avait il n'y a pas si longtemps encore, une part plus significative des membres d'une société à écriture avait des notions élémentaires de lecture et d'écriture que les seuls lettrés professionnels, on sait désormais que si tous n'étaient pas des scripteurs, beaucoup de membres des élites politiques ou économique avaient un niveau au moins moyen en lecture dès les débuts de l'écriture en Mésopotamie4. Il en va d'ailleurs de même pour des périodes plus récentes, notamment les élites politiques du Moyen Âge européen qu'on présenta souvent, sur les brisées des caricatures développées au moment de l'invention du Moyen Âge (même si ça commence plus tôt, ce fut pour l'essentiel dans la première moitié du XIX° siècle) n'étaient pas, le plus souvent, des brutes épaisses incultes et illettrées, ce qui est d'ailleurs assez logique : on ne peut pas faire durer un système politique assez complexe tel que celui de la féodalité (environ six siècles) avec comme dirigeants des soudards mal dégrossis.
Les bases médiévales du césaro-papisme.
L'inventeur de l'alliance nouvelle du sabre et du goupillon, celle des dirigeants politiques de l'Empire romain et de l'Église chrétienne, est Constantin I°. Je le raconte ailleurs, il est l'un des derniers d'une série d'Empereurs ayant en commun d'être, au début, des romanisés de date récente, et de venir de la même zone, l'Illyrie, qui couvrait la plus grande part du territoire actuel de la Hongrie, plus une large part du territoire de l'ex-Yougoslavie et une portion de la Bulgarie. À l'époque, il n'y avait ni Slaves ni Hongrois dans ce coin, c'était la population d'Indo-européens les plus anciennement installés dans ce qui deviendra très longtemps après (au XIX° siècle) l'Europe. Là on est à l'opposé par rapport au début de l'ère actuelle, ça se passe dans les deux mille ans avant, à un ou deux siècles près. En ces temps très reculés il y a pour l'essentiel des gens qui causent des langues très particulières ne se reliant à aucun grand groupe linguistique de l'ensemble Asie Centrale, Moyen-Orient, Afrique du Nord, les langues indo-européennes, chamito-sémitiques et turco-mongoles. Ce ne sont pas les premiers Indo-européens dans le coin, il y en a déjà en Anatolie mais venus par l'autre côté, le sud-est, en passant par la Mésopotamie. Et bien sûr, pour la date précise de l'arrivée de ceux du nord-est c'est à-peu-près, ceux du sud-est on est un peu plus sûrs, rapport au fait que lors de leur installation en Anatolie ils ont, plus ou moins rapidement mais tout de même assez vite, adopté l'usage de l'écriture, inventée dans ce coin par les Sumériens. Bon, en même temps tout ça n'est pas si clair, on se demande si ce sont vraiment des immigrés venus là vers -2000 ou des locaux, mais alors ça serait curieux, les autres Indo-européens seraient originaires de quelque part entre Russie et Perse et eux seraient des locaux vivant à minimum 2.000 km du site hypothétique le plus proche pour le berceau de la culture indo-européenne ? J'ai mon idée sur ces supposés IE mais bon ça n'a pas non plus d'importance ici, ni nulle part ailleurs, tant de gens ont une opinion là-dessus, et tant parmi eux une opinion invraisemblable et que pourtant tant de gens considèrent vraie, alors, une opinion de plus... Quoique... Je vais quand même en proposer une.
Intercompréhension et inter-incompréhension.
Imaginons (quelle folle imagination ! On ne peut supposer une telle chose...) que dans quelques lustres, quelques décennies, notre civilisation s'effondre, que tout ne soit plus que ruines. Les moines copistes de l'Église des Vrais Croyants trotskistes mélenchoniens et ceux de la secte dissidente devenue par son succès la Nouvelle Église de Saint Macron et Saint Trump réunis auront au long des siècles précieusement conservés quelques ouvrages des temps anciens et vers l'An de Disgrâce 1763 (dans 3000 ans d'ici mais entretemps on aura bien sûr changé de calendrier) une nouvelle effervescence intellectuelle voit se développer depuis près de deux siècles des sciences ressuscitées, dont la paléo-anthropologie, la paléographie et la philologie. On étudie les textes conservés et copiés au long des temps, on exhume des vieilles inscriptions, on compare ces anciennes traces entre elles et avec les nouvelles langues qui en dérivent. Et l'on constate une grande proximité entre le turc, le français, l'arabe, l'anglais, le wolof, l'italien, l'hébreu, le hongrois. Un stock important de mots, plus de 3.000, ont des racines communes, et entre certaines langues, comme l'arabe, l'anglais et le français, on passe les 6.000 mots communs. Certes il y a eu des évolutions syntaxiques divergentes mais on voit aussi des concordances. Conclusion, ces langues ont une source commune, un proto-euro-méditerranéen qui remonte, si l'on suit concordances et divergences, alentour de -5000 (donc alentour du début de l'ère actuelle). On a ça en moins concordant avec le supposé indo-européen, moins de 200 racines communes sur toutes les langues, dans les supposés sous-groupes de langue on s'approche de 400 racines ou mots, et il faut remonter à l'époque proto-historique pour que ça augmente significativement entre langues limitrophes.
Ma petite fiction spéculative repose sur un fait, les échanges marchands et culturels, la circulation des personnes, font que toutes ces langues partagent un vocabulaire important. Et encore, je n'ai pas évoqué les dizaines de milliers de mots formés sur des racines grecques qui sont quasi-universels, et bien sûr ceux ne la lingua franca du temps, l'anglais. Ou aussi, ne connaissant pas l'idéologie actuelle sur la question, un philologue à qui l'on demanderait de faire une étude comparée des diverses langues dites germaniques et latines, ferait le constat d'une assez grande convergence syntaxique et d'une très grande convergence du vocabulaire, donc d'une communauté d'origine, ce qui serait très vrai : ces langues ont une base syntaxique commune, plutôt germanique, et un vocabulaire germano-latin, avec pour certaines plus de germain, pour d'autres plus de latin, et pas toujours comme on le croirait (le français et l'anglais ont une forte dominante latine dont une part importante vient, pour l'anglais, au filtre du français). Si on y ajoute les mots venant du grec ou construits sur des éléments grecs, et les mots venant d'autres langues parfois lointaines qui ont diffusé dans toutes ces langues, plus ceux qu'elles ont échangé entre elles, les considérant à partir des seuls documents écrits le philologue ignorant tout de la manière dont elles sont parlées et dont elles sont réparties dans l'espace européen pourra même faire l'hypothèse que l'intercompréhension entre les locuteurs de toutes ces langues devrait être assez élevée et, pour reprendre le philologue du futur, celui-ci pourrait émettre l'hypothèse vraisemblable que la langue qui a laissé le plus de traces écrites, au hasard, l'anglais, était la langue commune de tout l'espace européen.
Ayant un peu voyagé et ne parlant couramment qu'une langue, le français, ne pratiquant à un niveau assez élémentaire que deux autres langues, l'anglais et, à l'écrit surtout, le latin, je confirme ce qu'un philologue ignorant la réalité de terrain pourrait supposer à partir des documents écrits : un Européen qui est plus vigilant aux convergences qu'aux différences peut se familiariser très vite avec n'importe quelle langue germano-latine. Si en plus il n'a aucune honte à faire part de son ignorance de la langue, pour la plupart ses interlocuteurs auront alors l'obligeance de lui parler lentement, en articulant bien et en simplifiant leur syntaxe, ce qui augmentera de beaucoup sa capacité de compréhension.. Quant à l'hypothèse secondaire évoquée, et bien elle est à la fois vraie et fausse. Elle est fausse si, faisant pour le passé ou pour le lointain une hypothèse que, ici et maintenant (quels que soient cet ici et ce maintenant), il ne songerait pas à faire, il tire du constat de la diffusion prééminente d'une langue l'idée qu'elle soit la langue commune de tous les locuteurs, elle est vraie s'il tient compte de la limite de cette notion de langue commune. Pour préciser, il existe toujours et partout, dans un “bassin culturel”, un espace où les diverses entités politiques ont des relations d'ordre social, politique, culturel au sens restreint, et bien sûr économique où les idée, les biens, les pratiques et les personnes circulent librement, une langue de communication connue partout, mais non connue de tous, qui se décline en au moins deux versions, souvent en trois : une langue de base, élémentaire et simplifiée, qui permet une intercompréhension suffisante pour l'essentiel des rapports humains, et une langue qu'on peut dire savante en ce sens qu'elle requiert de la connaître bien pour la savoir, qui est d'un niveau de complexité au moins égal à celui de toute langue locale, enfin, s'il y a une cohésion plus élevée de ces entités, qu'on dira civilisationnelle plutôt que culturelle, une langue proprement savante, d'une complexité plus haute que la langue commune telle que pratiquée par la majorité des locuteurs natifs, cette langue savante se déclinant elle-même souvent en “dialectes” (le terme plus exact serait celui de sociolectes) propres à une partie de la population, une langue de métier en quelque sorte.
Si l'on considère non pas la représentation a posteriori ou à distance d'une situation linguistique, mais la réalité observable et comparable à la situation locale, on voit ce que décrit précédemment : le latin ne fut jamais la langue dominante dans les province romaines, le français n'est devenu la langue commune de tous les français de métropole que vers 1960 environ et ne fut jamais la langue dominante dans l'empire colonial français, l'anglais, langue universelle de notre temps, est parlée à un niveau élémentaire par au plus un dixième de la population mondiale, à un niveau moyen par peut-être un centième de cette population, à un niveau élevé par une frange très réduite, certainement moins d'un millième de la population mondiale et certainement moins d'un dixième de celle dont c'est la langue native. Pour illustration, tout locuteur francophone, que cette langue soit première, qu'elle soit seconde ou troisième pour lui, sait que parmi les locuteurs on a bien ces trois classes, ceux pour qui c'est avant tout une langue des échanges élémentaires, du commerce au sens large, les échanges civils (la politesse principalement), les échanges basiques (ceux qui permettent de vivre, d'ordonner et de commander) et bien sûr les échanges économiques, une langue assez basique, avec une syntaxe simplifiée et un vocabulaire assez restreint, qui en outre connaît des variantes régionales ou nationales, qu'on peut dire la langue populaire, qui permet des échanges assez sophistiqués mais donc, à partir d'une forme assez simple, et une langue “élevée”, pratiquée par des élites de toutes sortes, et non unifiée, qui a des visées assez contrastées, des langues proprement savantes permettant à un corps professionnel de discuter finement ses pratiques et ses concepts, des langues proprement de métier qui ne sont en usage que dans un cadre très formel (langue diplomatique, langue juridique...) et des langues que je dirai de caste, dont la singularité ne s'explique que par la volonté de trier parmi ses semblables ceux qui sont du groupe et ceux qui n'en sont pas. À remarquer que même pour le niveau moyen on a de telles langues, le javanais, le louchebem, les divers argots, les parlers à la mode à base de formules toutes faites qui signalent qu'on est “dans le coup” et qui s'usent aussi vite que les modes vestimentaires et capillaires,etc.
Globalement, dans toute société, qu'elle soit monolingue ou multilingue, on a quatre niveaux de langue. Il y a donc celle élémentaire, souvent dévalorisée par une désignation que l'on juge à tel moment, dans tel contexte, stigmatisante : dans le France de 2017 on n'osera pas trop, dans un contexte où l'on n'est pas entre pairs, dire d'une personne qui a un niveau de langue de cette sorte, que sa langue est du “parler bébé” ou du “petit nègre”, chose très admise il y a encore une trentaine d'années. Il y a celle populaire, “relâchée”, et celle normalisée, “soutenue”, la langue des médias, souvent pas plus complexe que celle populaire mais où l'on respecte plus scrupuleusement la syntaxe, où l'on évite l'emploi de termes ou d'expressions estimés grossiers, presque injurieux, les “gros mots” justement, un vocabulaire encore assez restreint mais plus étendu (les études montre que pour le français métropolitain les mots d'usage courant sont, en langue populaire d'environ 400, soutenue d'environ 2000, ce qui n'induit pas que “le peuple” ne connaît que 400 mots en moyenne mais que 400 mots communs à tous suffisent pour les échanges ordinaires). Enfin, le quatrième niveau n'en est pas un à proprement parler, ce sont des variantes sociolectales des précédentes, qui ont donc des causes strictement pragmatiques (langues savantes, langues de métier) ou des motifs sociaux, des marqueurs d'appartenance à un groupe. Pour exemple, le “parler ENA” n'a nulle nécessité fonctionnelle et ne permet pas de parler avec plus de précision de certains sujets, mais elle permet en revanche de déterminer si un personne est ou non un pair, un membre du groupe. On en dira autant bien sûr des argots de métier, et c'est en ce sens qu'on ne peut pas parler de niveau de langue : le parler ENA, les argots ou le “parler jeune” ne sont pas plus riches ou précis que les parlers de même niveau (soutenu ou relâché) mais signalent l'appartenance à un groupes de pairs et permettent aussi de ne pas être compris par des tiers, si besoin.
La langue a donc deux usages principaux contrastés et parfois opposés : permettre au plus grand nombre l'intercompréhension, et permettre à l'inverse à un groupe restreint d'augmenter l'intercompréhension entre pairs, avec pour effet une réduction de cette intercompréhension avec les membres d'autres groupes. Comme exposé, pour le premier usage la tendance normale des usagers de la langue est de s'adapter aux interlocuteurs pour favoriser la compréhension réciproque, ce qui induit quand nécessaire à simplifier son discours, exemple de ma propre expérience “en terre étrangère”, où j'ai pu constater que sinon tous, du moins la plupart de mes interlocuteurs tendaient à favoriser cette intercompréhension. J'ajoute à cela que les humains “empathiques” (qui tendent à vouloir favoriser l'intercompréhension) tendent assez spontanément à élaborer un sabir instantané, ils vont mélanger des bribes de langues, parler local, mots ou phrases de la langue de l'interlocuteur non local s'ils en connaissent, et de la lingua franca du moment (en ce moment donc, l'anglais). Vu de l'extérieur ça fait une salade étrange, vu de l'intérieur ça hausse significativement la compréhension réciproque. Pour le second usage il y a donc deux motivations contrastées, et par nécessité celle qui vise volontairement à augmenter le niveau d'incompréhension avec les “hors caste” induit ses pratiquants, quand ils se sentent en situation de force, à réduire l'intercompréhension, mais ils savent très bien s'adapter au contexte quand en position de faiblesse ou quand, pour leur propre intérêt immédiat, hausser le niveau d'intercompréhension est nécessaire. C'est par le moyen de ces niveaux de langue et à l'aide des processus de conditionnement social (discutés par ailleurs, spécialement dans le texte Louise Machinchouette...) que les césars et les dieux vont asseoir leur pouvoir et augmenter le niveau de contrainte en leur faveur.