Désolé pour l'assonance, j'ai songé à ne pas écrire “cas catalan” mais comme l'Espagne est un peu (et même beaucoup) dans la mouise en ce moment, j'ai décidé de conserver...
Carles Puigdemont... Un drôle de zigue, même s'il fait modérément rire1. Je le dis souvent et pour ce texte je ne le dirai qu'une fois, celle-ci : parler d'une personne physique ou morale pour discuter d'un phénomène social large c'est circonstanciel ou symbolique, tout ce qui se passe en ce moment en Espagne à propos de la Catalogne, ce n'est pas une histoire entre Puigdemont et Rajoy, entre les “indépendantistes” ou “séparatistes” au pouvoir en Catalogne et les “dépendantistes” ou “unionistes” au pouvoir au niveau étatique, mais le résultat d'une longue suite d'événements qui cristallisent dans un moment de crise, les acteurs agissent mais sont tout autant agis, qui soit Puigdemont et quels soient ses motifs « réels », de même pour Rajoy, quoi qu'ils veuillent ils font selon les circonstances, lesquelles n'ont pas nécessairement l'obligeance d'être telles qu'ils l'escomptent. Maintenant, si mes lectrices ou lecteurs croient que ce sont les humains, spécialement les hommes, qui font l'Histoire, et non l'Histoire qui fait les humains, libre à eux. Perso, j'ai trouvé un moyen très efficace de m'arranger pour que les choses aillent dans le sens qui me convient, je me laisse porter par le courant et en général il me mène là où je comptais aller. Pas toujours sans cahots et pas toujours très directement mais bon, ce qui compte c'est d'y arriver. Par expérience, j'ai pu constater que quand deux personnes vont vers le même point, si l'une suit le chemin le plus facile et l'autre le chemin le plus court, les deux arrivent au bout avec un faible décalage dans le temps mais celle qui a pris le chemin le plus court met tellement plus de temps à se reposer du voyage où doit tellement plus consommer pour restaurer son niveau d'énergie qu'au bout du compte elle y aura perdu plus, et sans le plaisir d'un voyage plutôt agréable et plutôt tranquille...
Puigdemont, Carles de son prénom. Si ça n'est pas un nom catalan, ça, alors il n'y en a pas. Bon, ç'aurait pu être encore mieux, genre, patronyme Montserrat, prénom Francesc Xavier, dit Chabi. Ou alors Jordi Pujol, c'est pas mal aussi. Mais déjà pris. C'est quoi un Catalan, en fait ? Un gars (ou une fille) qui a un nom bien de chez nous et qui parle la bonne langue et qui défile le 7 septembre, ou le 8 octobre, ou le 9 novembre (aucune idée de la journée “nationale” catalane, disons, qui défile le jour idoine) en brandissant fièrement le drapeau catalan en hurlant « Vive la Catalogne libre ! » mais en catalan bien sûr. Ouais. J'en connais un paquet, de Catalans, quelques directement, beaucoup indirectement, et déjà, question nom bien de chez nous, ça n'est pas courant, prénom bien de chez nous c'est déjà plus courant mais pas majoritaire, pour le reste, et bien, malgré plusieurs décennies d'efforts considérables, j'en connais encore assez, de Catalans, qui ne parlent que très mal le catalan, s'ils le parlent, et qui restent tranquilles chez eux durant la journée nationale (là j'invente vu que je ne sais quelle elle est mais je connais les humains et je sais que si on n'adhère pas trop au reste, le cocardisme très local n'est guère mobilisateur... Cela dit ça dépend de la saison, de la météo du jour et de la forme de célébration : en plein été et par un jour radieux pour une petite fête avec buvette et orchestre ça mobilise plus les tièdes et les indifférents qu'en hiver, sous la pluie et en défilant). Un Catalan ressemble sacrément à, je ne sais pas... Un Français ? Ouais, genre, à un Français. Et un Français, de mon expérience, ressemble beaucoup à un Belge qui ressemble beaucoup à un Allemand qui... Bref, rien de plus semblable à un semblable qu'un semblable.
J'en parle ailleurs, sur Wikipédia, et désormais sur mon site aussi, figure une image très singulière, une carte construite à partir de données de recensement soviétiques de 1979 :
Elle est à comparer avec une autre carte sur un recensement plus ancien, 1926 :
Dans un autre texte je faisais la remarque qu'on ne peut pas supposer de grands mouvements de population entre 1979 et 1991, date de l'indépendance la plus récente de l'Ukraine, laquelle au gré de l'Histoire fut tantôt libre, tantôt sous tutelle, tantôt colonisatrice, tantôt colonisée. Il y a bien sûr la question des déportations dans les goulags mais, en 1979, si la pratique persistait c'était marginal et les plus grande part des déportés ne l'étaient plus, ou pour être plus exact, les anciens déportés étaient libres, donc en état de retourner chez eux, nominalement. On peut donc dire que la répartition proposée en 1979 reflète la résidence effective des citoyens (relativement) libres assez fidèlement. Depuis 1991, il est certain que les mouvements de populations sont très faibles puisque le rétablissement des frontières dans l'ex-Union soviétique a figé les populations “nationales” dans la configuration de cette date, à quelque chose près (par exemple, les populations “russes” d'Ukraine, des États baltes et d'autres nouvelles nations (plus ou moins) indépendantes ont très peu bougé après 1991 et selon les cas, sont “naturalisées”, ou ont un statut intermédiaire, des nationaux pas tout-à-fait citoyens ou des citoyens pas tout-à-fait nationaux, ou sont des apatrides de fait mais pas strictement de droit (je ne sais plus lequel des États baltes n'admet les “russes” comme citoyens de plein droit que s'ils ont un niveau minimal de connaissance de la langue locale et s'ils prêtent serment à la nation, les autres, et bien, ils sont inexpulsables, des citoyens de seconde ou de troisième classe, avec des droits limités, des sortes d'immigrés de l'intérieur, pire, des autochtones qui se sont soudain métamorphosés en étrangers).
Même si à la marge il y eut dans les quelques années avant et après 1991 des mouvements de sortie et d'entrée sur le territoire de l'Ukraine, dans l'ensemble les données de 1979 sont fiables, disons que si les, disons, “Ukrainiens de souche” sont plutôt dans une proportion de 10% à 15% que de 5% à 10%, ça représente tout de même une assez petite minorité. D'où cette question que je me posais dans un autre texte : qui sont ces gens qui prétendent vouloir revenir à une pureté culturelle ancestrale alors que ce n'est pas leur culture d'origine et que les Ukrainiens d'avant 1917 ne sont pas leurs ancêtres ? Mais ce n'est pas la question de ce texte. Enfin si. Enfin non... Quelle est la question au fond ? D'un sens, c'est bien celle des tenants du slogan « Nos ancêtres les [...] », puisque quel que soit l'État européen considéré, au mieux une forte minorité, le plus souvent une petite minorité voire aucun citoyen de l'État ne peut prétendre avoir même un seul et très lointain ancêtre de la nation revendiquée, pour exemple le fameux « Nos ancêtres les Gaulois » n'a aucun sens si l'on considère la catégorie “Gaulois” comme le nom d'un peuple, d'une nation, le nom est d'invention latine et concerne les populations résidant sur un territoire nommé “Gaule”, qui avaient des liens plus ou moins forts mais rarement “ethniques”, en plus petit quelque chose comme l'Inde, une fédération de nations plus ou moins proches, et même une fédération de fédérations qui se recombinait sans cesse, tantôt s'entraidant, tantôt se combattant dans des configurations d'alliances changeantes. De ce fait, aucun humain ne peut prétendre descendre d'un peuple qui n'a jamais existé que dans les chroniques d'auteurs romains et pendant une très courte période puisque la conquête qui unifia (plus ou moins et plus ou moins longtemps) ces populations fut la conquête romaine, qui les transforma assez vite en Romains. Parler de « Nos ancêtres les Gaulois » a autant de sens que de parler de « Nos ancêtres les Africains », « Nos ancêtres les Juifs », « Nos ancêtres les Européens », « Nos ancêtres les Soviétiques » ou « Nos ancêtres les Chrétiens », « Nos ancêtres les Américains », « Nos ancêtres les Musulmans ». Ah zut ! Ils y en a qui le disent ? Bon, alors c'est que le monde compte beaucoup d'insensés.
Réalisme dialectique.
J'essaie dans plusieurs textes d'expliquer ou plutôt d'expliciter l'articulation entre les groupes sociaux qu'on peut dire, d'une certaine manière, “de pouvoir” autour des instruments et méthodes de contrôle social mais ça n'est pas évident. Cette fois je vais tenter de le faire avec une modélisation assez abstraite qui part d'un de mes triptyques favoris, les “idéalistes”, les “matérialistes” et les “réalistes”.
Le réalisme est une attitude assez simple : partant du principe que la réalité, d'une part est bien ce qu'elle paraît être, de l'autre a un niveau d'inertie très important, on en tire la conclusion qu'il vaut mieux réduire son niveau d'action quand il s'applique en opposition à cette inertie, l'augmenter modérément quand il va dans le sens de l'inertie. L'idéalisme et le matérialisme, c'est ne tenir compte que d'une partie du principe général. L'idéalisme type c'est la conviction que le monde n'est pas ce qu'il semble être, le matérialisme type, la conviction qu'on peut en mobilisant les moyens nécessaires lutter contre l'inertie. L'erreur matérialiste est de ne pas tenir compte que les moyens mobilisés, qui n'ont pas le niveau de conscience d'un être humain, ont une tendance forte à l'inertie, et une inertie qui va plutôt dans le même sens que celui global2. Le fait de ne tenir compte que d'une partie de la réalité conduit les idéalistes et les matérialistes à tenter de réaliser des choses irréalistes, de manière opposée mais qui conduit à un même résultat.
Idéalistes et matérialistes ont une croyance commune, la séparation de l'âme et du corps, de la matière et de l'esprit, les uns ne croient pas vraiment à la matière, les autres pas vraiment à l'esprit, pourtant les uns et les autres croient à leur séparation. Un réaliste n'a qu'un article de foi un peu solide : « Rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme ». De là découle qu'il ne croit pas à la matière et à l'esprit ni à leur séparation : pour un réaliste, l'esprit est la matière perçue d'un autre point de vue et réciproquement. La chose est claire de longue date pour les réalistes mais c'est avec les deux théories développées à la toute fin du XIX° siècle et conceptualisées au début du XX°, la théorie de la relativité et la théorie quantique qu'une formulation scientifique et, par la suite, remarquablement efficace par ses application, que ce constat devient indéniable. Ce qui bien sûr n'empêche pas les idéalistes et les matérialistes de ne pas en tenir compte dans leurs fondements alors qu'ils en tiennent compte dans leurs réalisations. Que disent ces deux théories ? La même chose mais aux deux extrémités de la perception de l'univers, l'une vers l'infiniment grand, l'autre vers l'infiniment petit : matière et énergie ne sont pas deux états possibles d'un même objet mais un même objet observé de deux points de vue. Ou à deux endroits. Ou avec deux instruments. Une plante ne transforme pas la matière en énergie mais transforme la matière en matière, l'énergie en énergie. L'idée ou le fait est que la matière est de l'énergie statique, l'énergie de la matière mobile. On peut dire que les ondes électromagnétiques “se transforment” en matière au contact de certains objets, on peut aussi dire que l'énergie électronique “capture” des photons, on peut enfin dire que l'énergie-matière atomique rencontre la matière-énergie lumineuse (pour simplifier puisque la lumière est un phénomène électromagnétique), de leur interaction la lumière se convertit en énergie statique, “photonique”, et l'atome augmente son potentiel énergétique. De cela découle que “la matière” est globalement un nœud dans la trame, “l'énergie” étant la trame même.
J'ai discuté de cela dans divers textes, on peut concevoir l'univers comme essentiellement vide ou essentiellement plein. Pour moi ça ne fait pas grande différence, le constat est que du point de vue de “la matière”, la matière est rare, l'univers comporte beaucoup de vide, les atomes comportent beaucoup de vide, les ex-particules élémentaires, devenues depuis des particules composites, comportent beaucoup de vide, les actuelles et provisoires particules élémentaires, et bien, sont provisoirement pleines de plein mais intangibles, de dimension et de masse nulles. Curieux, on a donc des particules impondérables qui, agrégées, forment des objets pondérables ? Cherchez l'erreur... Remarquez, il y a peu encore les photons aussi étaient impondérables, comme quoi tout change. Du point de vue de “l'énergie”, et bien, si on n'a pas encore tenté le voyage intersidéral et donc, vérifié la chose in situ, du moins le fait que quel que soit l'endroit où l'on se trouve on reçoit des ondes électromagnétiques, dont la frange immédiatement perceptible aux humains, “la lumière”, indique que quel que soit l'endroit de l'univers considéré, il est plein. Plein d'énergie. L'énergie est la trame, la matière des nœuds dans la trame, des points de condensation.
Quel est le problème avec les idéalistes et les matérialistes ?
L'idéaliste lira l'alinéa précédent comme, disons, une “métaphore”, une manière non réaliste de présenter la réalité. Il ne peut pas concevoir que cet objet idéal par excellence, la lumière, soit matériel. Si vous croisez un idéaliste religieux (soit précisé, en matière de religion c'est comme pour tout, on peut avoir une approche des trois sortes, donc ne pas croire que tout adepte d'une religion est une sorte d'idéaliste) et que vous lui dites « Tu tombes bien, j'ai vu Dieu (ou Satan, ou le Petit Lutin Vert, selon sa religion) et il m'a parlé de toi. Désolé de te le dire, il n'est pas trop content, tu manques de foi », probable qu'il ne vous croie pas. Juste à cause de “j'ai vu Dieu”, surtout de “vu”. Vous savez quoi ? Si vous êtes, disons, “juif” en version originale ou en version chrétienne ou musulmane ou marxiste ou autre des multiples sectes juives, vous le savez : même le plus éminent prophètes, même Abraham, même Moïse, même Jésus, même Mohammed, n'a pas vu Dieu. Faudrait que je vérifie mais il est possible que ce soit le cas aussi pour Adam et Ève, sinon avant leur sortie d'Éden. Sans me connaître vous vous doutez probablement que je n'ai pas les caractéristiques attendues de l'être pur n'ayant pas connu le Péché et que ma résidence habituelle n'est pas l'Éden. Donc il n'y a aucune chance que j'aie vu Dieu. Si je prétend l'avoir entendu ou avoir reçu un message de lui, ça peut passer, si j'affirme l'avoir vu ça coince. Le gars qui me cause ou qui m'envoie un message et que je ne peux pas voir, à part le PDG de Renault je ne connais pas un tel gars. Certes, mon idéaliste religieux voit son Dieu partout, mais en image (comme pour Carlos Ghosn). Et moi je ne peux pas le voir de visu ? Ben non, le PDG de l'univers c'est pareil que celui de Renault, tout le monde le connaît mais personne ne peut le voir. Le problème précis avec l'idéaliste est qu'il croit ce qu'il ne voit pas, ergo il a du mal à croire ce qu'il voit.
Le matérialiste lira l'alinéa cité comme une “métonymie”, le contenant pour le contenu et inversement, une manière non réaliste de présenter le rapport entre les choses. Pas de petit apologue pour le matérialiste, juste une analyse. En symétrique de l'idéaliste il ne croit que ce qu'il voit et a donc du mal à croire ce qu'il ne voit pas. Il “croit” à l'énergie parce qu'il en voit les effets, mais il ne croit pas à sa matérialité. Et bien sûr, même s'il constate que l'énergie devient matière, et que la matière devient énergie, il ne peut croire que la matière est énergie et que l'énergie est matière.
Et me voilà, bon réaliste tranquille, coincé entre ceux qui ne croit pas ce qu'ils voient et ce qui ne voient pas ce qu'ils croient. Tiens ben, c'est quoi déjà le titre de ce texte ? Ah oui ! Ce n'est pas parce qu'on ne croit pas ce que l'on dit qu'on ne dit pas ce que l'on croit. L'idéaliste tend à ne pas croire ce qu'il dit, le matérialiste à ne pas dire ce qu'il croit. Il ne s'agit même pas, ou du moins pas nécessairement, d'une dissimulation ou d'un mensonge volontaires, c'est intrinsèque à leur mode d'être au monde. Où ça peut verser dans le geste volontaire, c'est quand l'un ou l'autre ne peut que difficilement ignorer qu'il y a un écart important entre sa représentation de la réalité et ce qu'il en constate. Comme dit, les théories relativiste et quantique démontrent par les applications (laser, GPS, bombe A, bombe H...) qui n'ont été possibles qu'en tenant compte d'elles, qu'en effet il ne s'agit pas de transformation mais de, dira-t-on, changement d'état entre matière et énergie, que la chose élémentaire est inchangée mais change de forme, plus ou moins comme pour l'eau : ses “transformations” de solide à liquide, de liquide à gaz, ne changent pas la nature de ses molécules et ne sont dues qu'au changement de conditions locales.
Je l'explique d'autre manière dans d'autres textes, on peut dire que le mouvement général de toute société est une alternance de “prise de pouvoir” par des idéalistes, des matérialistes et des réalistes. Les réalistes sont réalistes, ça signifie qu'ils n'ont pas l'illusion de forcer les irréalistes à devenir réalistes, c'est trop d'effort. En outre, vient toujours le moment où un projet irréaliste en cours arrive à son terme, et où la société “se réalise”, cesse de tenter en vain de mener à son terme un projet irréaliste. Les réalistes, et bien, sont réalistes. Notamment, ils n'ont pas vraiment souhait de réaliser l'impossible, ce que les irréalistes vont avec bon gré. En vain mais avec bon gré. Pour le dire cruellement, les irréalistes sont un mal nécessaire, un mal pour eux-mêmes avant tout, chacun est libre de ses choix, si un irréaliste tente l'impossible, pour autant que ça ne me pose pas de problèmes je ne vois pas de raisons de l'en dissuader. Non que je ne le tente, j'ai bon fond et je n'aime pas trop voir ça, mais si quelqu'un peut amener quelqu'un à raison, c'est soi-même, tout ce que peut un tiers est, sauf à sombrer dans l'irréalisme, argumenter. Le mieux que je puisse faire, outre cela, est une sorte de judo social :si un irréaliste atteint un point de déséquilibre, on peut l'aider dans son mouvement, lui donner le petit surcroit d'énergie qui le fera chuter. Pour anecdote, j'ai fait une chose de ce genre dans un de mes emplois, j'y ai dépensé plus d'énergie que je n'escomptais mais y ai plus gagné que perdu.
Le contexte était du genre qu'on voit beaucoup depuis quelques lustres, le “harcèlement”. Mon employeur voulait à l'époque réduire son personnel sans licencier, à un moment, l'un d'eux avait droit à une pression de la hiérarchie pour le pousser à la démission ou à la faute. Bien sûr, les employés choisis étaient ceux qui semblaient les moins solides. Souvent c'est vrai, parfois non. Parmi ceux ainsi pressurés avant que ce soit mon tour, la plupart ont cédé bien avant que ça devienne grave (du genre burnout) mais les plus vieux (plus de 40 ans) résistaient plus, car risquaient plus le chômage de longue durée. Avant moi j'en ai vu deux du genre réaliste et bien plus solides qu'ils ne semblaient. Tous deux ont fait comme moi et ont laissé les choses aller jusqu'au point de rupture. Et tous deux ont fait au moment opportun une action qui à coup sûr serait vue, dans ce contexte, comme une faute sans que ça en soit une. Du coup, ils reçoivent leur lettre de licenciement pour faute, font appel au syndicat, qui envoie leur avocat, qui étudie le dossier et qui dit, avec ça on peut aller tranquillement aux prud'hommes. Et tous trois avons plus que doublé la mise, en recevant le double de la prime de licenciement à laquelle nous avions droit, plus un petit supplément pour faute de la part de l'employeur, et bien sûr les frais de justice pour lui. Pour moi il y a même eu un gain supplémentaire : étant le troisième à leur faire le coup, ils avaient appris de leur expérience et n'ont pas contesté la décision puisque les deux premières fois tout ce qu'ils y avaient gagné était des frais de justice supplémentaires.
Je raconte là un cas extrême mais le judo social c'est ça, si quelqu'un essaie d'aller contre le flux normal de la société, de contourner les règles, il suffit de le pousser un peu quand il va trop loin dans ce contournement et de s'écarter au moment de la chute. Mais il faut par contre que ça se passe devant des témoins.
Cette anecdote pour illustrer comment ça peut se dérouler dans une interaction non plus entre deux personnes (en ce cas, une personne physique et une personne morale, si dans la réalisation effective c'est – au moins – une personne physique qui agit pour celle morale) mais entre deux ou plusieurs groupes. C'est le même principe général mais en plus complexe. Et en moins assuré pour le résultat.
L'Estaque.
C'est le titre français d'une chanson catalane (de l'époque où le clown Puigdemont n'était probablement pas né et où la résistance à l'État espagnol, franquiste en ces temps, avait du sens), qui expose poétiquement la méthode. “L'estaque”, en catalan estaca, c'est “le pieu”, celui où le troupeau est attaché par un licou. Le refrain se termine par,
Si je tire fort par ici,
Et si tu tires fort aussi,
C'est sûr il tombe, tombe, tombe,
Comme un jour la liberté.
De longue date, les esprits lucides ont expliqué une chose assez évidente mais qui à chaque fois est recouverte, non pas cachée mais recouverte : le pouvoir du tyran est la volonté du peuple, son consentement, ou comme l'a dit un auteur oublié d'être trop connu pour être jamais lu, La Servitude volontaire des assujettis. Je le disais à une connaissance il y a peu en voyant une personne qui peinait à transporter je ne sais plus quoi en poussant, si j'étais à sa place je tirerais. Quand on pousse on va contre le mouvement, quand on tire on va avec lui. La force du berger est la faiblesse des moutons, s'il les attache à un pieu ils vont tendre à fuir vers l'avant et en s'écartant des autres moutons. Du fait, le licou les étouffe et leurs mouvements contradictoires annulent la tension sur le pieu. S'ils avaient la jugeote nécessaire, ils se grouperaient, se retourneraient et tireraient. Le licou va aussi se resserrer mais moindrement et sur une partie moins sensible, et tirant dans le même sens ils feraient pencher le pieu. Comme dit cette sentence, l'union fait la force. La faiblesse des moutons est précisément leur désunion, et on le sait aussi, il faut diviser pour régner.
Prenez la situation actuelle : dans un pays comme la Syrie, ou les gouvernants se voient comme « d'une autre espèce » que leur peuple, ce qui est souvent le cas quel que soit le régime politique, mais où en outre ils trouvent à l'extérieur des soutiens pour, le cas échéant, “mater la populace” de la manière la plus radicale, si par malencontre le peuple se regroupe et tire, le pouvoir n'hésite pas à le réprimer violemment jusqu'à l'épuiser ou le disperser, ou les deux – souvent les deux ; dans un pays comme la France, depuis environ cinquante ans, assurément depuis quarante ans, ça n'est plus possible, la dernière année où le pouvoir a tiré sur des insurgés libres sans que ça choque trop est 1968. J'entends souvent sur ma radio, sur ma télé plus rarement (parce que je la regarde peu), et je lis dans les journaux, qu'en 1968 il n'y a pas eu de morts. Pour les médias, “mai 68” c'est juste un tout petit mouvement étudiant et parisien, pour moi c'est la grève générale et les gardes mobiles qui répriment violemment les ouvriers un peu partout en France et font des blessés graves et des morts. Par la suite, sans dire que les années 1970 furent un long fleuve tranquille, du moins il y eut beaucoup moins de morts, sauf durant les mutineries dans les prisons, là on pouvait y aller. En tous les cas, depuis il suffit d'un seul mort pour que l'État recule, et dans les entreprises on ne voit plus, comme précédemment, des milices patronales violentes et armées qui n'hésitent pas à casser de l'ouvrier jusqu'à la mort parfois. Du fait, il faut des méthodes indirectes pour obtenir le consentement.
Considérons la séquence 2008-2017 : depuis la supposée crise économique de 2008, qui n'est pas une crise mais un événement prévisible (et prévu) dans une séquence plus longue, depuis en gros 1972 ou 1973, même si bien sûr ça s'inscrit dans une séquence plus longue (pour mémoire, entre 1987 et 2008 il y eut en moyenne une “crise” mondiale tous les trois ans, et parmi elles au moins cinq “crises graves”. Disons, si les crises sont un phénomène régulier et généralement prévisible, ce ne sont plus des crises mais des conséquences nécessaires. Là dessus, la supposée crise de 2008 n'en est définitivement pas une pour la simple raison qu'elle n'est pas terminée, qu'elle dure depuis bientôt dix ans or, comme nous le rappelle le TLFi une crise est une « manifestation brusque et intense, de durée limitée [...], pouvant entraîner des conséquences néfastes ». La supposée crise de 2008 ne fut pas brusque en ce sens que la “bulle spéculative” et la “bulle immobilière” qui en furent la cause traînaient depuis quatre ou cinq ans et que tous ces “bulles”, comme leur nom l'indique, explosent nécessairement ; elle ne fut pas strictement intense, ou du moins n'aurait pas dû l'être, en ce sens que quand un investisseur fait des erreurs, normalement il en paie les conséquence, mais là ce ne fut pas le cas et pour les personnes spoliées par la supposée crise en tant que petits porteurs de titres (les gros se désengagèrent les premiers et perdirent très peu, voire gagnèrent), elles le furent une seconde fois comme emprunteurs et propriétaires, devant honorer leur dette et se faisant saisir un bien hypothéqué. Et elles furent spoliées une fois de plus comme contribuables, puisque les États renflouèrent des banques pour leurs pertes fictives en faisant donc payer des contribuables qui eux avaient subi des pertes réelles. Et bien sûr elle ne fut pas limitée, puisqu'elle dure encore.
De crises, il y en eut bien dans la séquence, la première en 2011, la seconde en 2014. Les supposés “printemps arabes” n'eurent rient de printanier, ne serait-ce que du fait qu'ils ont commencé en hiver, et sont une conséquence de la supposée crise de 2008 : la servitude volontaire requiert, disons, un certain aveuglement :le mouton accepte de se faire tondre et attend avec patience le moment d'aller à l'abattoir, la brebis supporte qu'on lui vole et qu'on immole son agneau, qu'on lui prenne son lait, si l'herbe est bonne et en suffisance. Le problème des dictatures auxiliaires, qui n'agissent pas pour elles mais pour un tiers, est leur dépendance à ce tiers : quand les pays dits développés n'ont plus eu moyen d'assurer leur propre paix sociale, ils en ont encore moins eu d'assurer celle de leurs obligés, de ce fait en Tunisie, en Égypte, en Syrie, il y avait toujours le bâton mais sans la carotte. En 2014 c'est la crise inverse : les pays développés ont trouvé moyen de dégager quelques ressources pour aider les pays en crise, non pas en redonnant un peu de carotte aux peuples mais en donnant aux dictateurs ou à leurs anciens affidés de plus gros bâtons. Conséquence prévisible, là aussi, le “terrorisme” : quand on ne voit plus d'issue et que loin de se stabiliser ou de s'améliorer la situation se détériore, et bien on va du côté de ceux qui ont des solutions simples pour résoudre une situation compliquée.
Sans dire que les gouvernements des pays dictatoriaux ou de ceux dits développés ont aidé directement les “terroristes” (même si ça dut être le cas parfois, spécialement en Syrie), le simple fait de contribuer à la désorganisation des pays “printaniers” (et de l'Irak mais là c'est plus ancien) devait nécessairement conduire à une résurgence du “terrorisme”. Il me semble cependant que le résultat dépassa les espérances. Comme on dit, le mieux est l'ennemi du bien. Je ne crois pas (mais on pourra le vérifier par après, dans quelques années) que la création de « l'État islamique » dans la forme qu'il a prise était préméditée, de ce que j'en comprends le but général était de créer une « poche de radicalisation » dans un réduit sans intérêt économique et stratégique à la frontière irako-syrienne, quelque chose comme celle qui existe depuis assez longtemps déjà dans le Sahel, avec des factions dites islamistes se disputant les âmes et les corps, les rares recrues potentielles et les maigres ressources disponibles. Sans le jurer, je suppose que la cause de la création d'une structure hégémonique parmi les divers mouvement “islamistes” est un manque de coordination, certains États de la région, en premier la Turquie et l'Arabie séoudite, ayant fourni des moyens au même groupe déjà assez structuré pour des raisons différentes (la Turquie, plutôt pour un contrôle des zones kurdes du secteur, l'Arabie séoudite pour déstabiliser un peu plus les trois États “non sunnites” limitrophes, Iran, Irak, Syrie), lequel groupe, à la faveur de l'autre source de déstabilisation, le renforcement des bâtons syrien et irakien, a conquis un territoire bien plus large, et surtout bien plus fourni en ressources, que celui prévu.
À quelque chose malheur est bon : “l'État islamique” fut un excellent argument auprès des peuples des pays dits développés pour “justifier” une intervention musclée et une aide encore plus importante des dictatures locales. Quand par là-dessus les attentats “terroristes” ont commencé à secouer les pays dits développés, ce fut pain bénit, un argument excellent pour “renforcer la sécurité” et prendre de nombreuses mesures privatives de liberté, censées se diriger vers les “terroristes” mais visant tout le monde et touchant très vite de simples militants associatifs, syndicaux ou politiques sans lien avec quelque organisation ou groupe “terroriste”. On se trouve, dans les pays dits développés, avec cette situation curieuse, en cette fin d'année 2017 : une supposée crise (pour mémoire, une « manifestation brusque et intense, de durée limitée », en théorie) qui dure depuis dix ans et des “mesures d'exception” qui, selon les pays, durent depuis deux à seize ans. Pour anecdote, une chose m'a fait rire (un peu jaune) un jour en écoutant ma radio, un supposé analyste géostratégique qui constatait avec regret mais bon, quand il faut il faut, que beaucoup de pays supposément démocratiques avaient donc pris des mesures d'exception de longue durée mais “se félicitait” (j'admire cette capacité de certains à se féliciter d'une chose qu'ils n'ont pas faite) que la Grande-Bretagne n'ait pas cédé à ce mouvement “exceptionnaliste” : et pour cause, elle est en état d'exception depuis les années 1970 et les premières vagues d'attentats de l'IRA hors des limites de l'Irlande du Nord...
Sans dire que tout cela soit strictement prémédité, la séquence 2008-2017, spécialement la période 2014-2017, était prévisible dans ses grandes lignes. Je ne crois pas que les premiers attentats en Europe et en Amérique du Nord aient été prévus même s'ils étaient possibles, et surtout je suis à-peu-près certains qu'ils n'étaient pas anticipés sous cette forme, s'ils devaient se produire ç'aurait plutôt dû être sous la forme précédente, celle type Al Qaida, avec de petites groupes composés essentiellement de résidents étrangers, et non de locaux. Un problème récurrent avec la désorganisation est son imprévisibilité : on fait tout ce que l'on peut pour la circonscrire et la contrôler mais il suffit parfois de rien, pas assez de ressources ou de contrôle ici, un peu trop là, et tout devient hors contrôle. Comme dit, il est plus facile de tirer que de pousser : quand on tire l'effort est moindre et le trajet assez prévisible puisque c'est celui qu'on fait soi-même, quand on pousse l'effort est plus important et la trajectoire peut dévier à cause de rien, un caillou, une trace d'huile... Or, tant les idéalistes que les matérialistes ont tendance à pousser, les premiers parce qu'ils croient que l'esprit contrôle la matière, les seconds parce qu'ils surestiment toujours leur puissance et leur niveau d'énergie. C'est ainsi. Les réalistes attendent d'ailleurs cela, ce sont des gens patients qui savent que la réalité reprend toujours ses droits. Si on veut faire une vraie révolution, nul besoin de “mobiliser ses forces” – ou “son intelligence” –, il suffit d'attendre le point de déséquilibre optimal, de “rassembler ses forces”, opération facilitée par le fait que lesdites forces sont peu à peu poussées dans le même retrait sous la pression, la poussée, des irréalistes, et de dire, bon, les filles et les gars, et si on tirait tous ensemble pour voir ce qui se passe ? Mais attention, faut s'écarter après, sinon on risque de tout se prendre sur la tête !
L'union soviétique comme expérience sociale à grande échelle.
J'avais prévu d'écrire ce développement précédemment, le titre de cette partie figurait à la place du titre « Réalisme dialectique », un de mes rares titres a posteriori, le plus souvent ces titres et intertitres sont juste des respirations, une manière d'aérer le texte, de lui donner une apparence moins compacte, et m'intéressent modérément. Dans un autre texte j'expliquais ça : sauf pour quelques écrits brefs, je prémédite rarement ce que je vais développer, ça part un peu dans tous les sens et parfois, voulant conclure avec un peu d'apparente cohérence je relie vaguement ce qui précède. Les titres me servent parfois pour “rationaliser” en m'offrant un appui, je trouve un dernier titre de partie qui semble faire référence à un ou plusieurs de ceux qui précèdent et hop ! Par miracle tout ça prend une coloration de texte construit même si éparpillé. Dans un autre texte je développe quelque chose sur la notion que le moyen est le message, que d'un sens son contenu, son supposé sens importe peu, ce qui s'éclaire d'une autre notion, qui m'est propre celle-là, du moins dans sa formulation : du fait que ce n'est pas l'auteur mais le lecteur qui donne son sens à un texte, peu importe que l'auteur sache ou croie que son texte “n'a pas de sens”. Dans le même écrit où je mentionnais mes pratiques illusionnistes, celles qui consistent à l'aide de peu de chose à donner une apparence de cohérence à un texte, je disais aussi que j'ai une très grande confiance dans mes lecteurs : même si je suis incapable de donner moi-même un sens à un de mes textes, je fais donc confiance à mes lecteurs pour lui en trouver un.
Donc, l'URSS comme expérience sociale. À grande échelle c'est sûr : aux temps de sa plus grande extension, l'Union soviétique avait une superficie supérieure à celle de l'Afrique, le second continent en dimensions après l'Eurasie. Je me demande parfois quel était vraiment le projet des initiateurs du “projet URSS”, avaient-ils, dans leur majorité, des “bonnes” intentions ou était-ce dès le début un groupe à dominante de gangsters mafieux ? Aucune idée... C'est le problème avec le passé, il y a le plus souvent trois ou quatre parties qui sont plus ou moins analysables dans son propre contexte, une période “proche”, dont la durée dépend largement de l'âge de l'analyse et de ses capacités propres à le lire, qui va le plus souvent d'un peu avant ou un peu après la naissance de ses parents à un peu avant ou un peu ou beaucoup après le moment présent3. En-deçà de la génération de ses parents et jusqu'à environ deux siècles avant, c'est plutôt brouillé, pour s'éclaircir au-delà mais sur les grandes lignes, pour les détails il faut du temps avant d'obtenir des images plus précises. Après, et bien ça dépend du moment présent, plus les, disons, les historiens sont libres dans leurs recherches et plus ils travaillent avec des chercheurs dans d'autres domaines, plus la distance discernable s'étend. Même s'il n'y a pas encore de grandes synthèses, du moins ces derniers temps beaucoup d'ouvrages collectifs de grande ampleur sont parus, qui permettent d'obtenir une bien meilleure représentation de la période qui va d'aujourd'hui à environ 300.000 ans dans le passé. Ce qui d'ailleurs contribue à mieux discerner les temps à venir : au cours des deux dernières décennies, il y eut une telle avancée dans les moyens, méthodes et concepts au service de l'Histoire qu'on a en peu de temps énormément amélioré notre capacité de discernement.
Bon, je m'éloigne de nouveau de l'URSS... Ou non, on verra bien. Je dis souvent que la communication est le cœur des sociétés humaines : l'information est son objet. Une société dont les membres sont en majorité en difficulté de, disons, “discerner le vrai du faux”, de ne pas pouvoir différencier ce qui est de l'information et ce qui est, comme on dit en ce moment, du “fait alternatif” ou de la “post-vérité” – moi je suis plus simple et plus direct, plus debordien en un sens, j'appelle ça de la non information –, peut difficilement parvenir à une vrai cohésion. Le fameux précepte déjà évoqué, diviser pour mieux régner. Fut un temps pas si lointain cette division se faisait plus directement, la division élémentaire, la « cellule sociale » était la paroisse ou le fief, plutôt la paroisse dans les zones de forte densité démographique, essentiellement les villes, plutôt le fief dan celles où la population était plus rare, dans les zones de moyenne densité le plus souvent les deux se confondaient. Les bâtiments religieux illustrent assez bien la chose, la où la population était rare et dispersée on trouve surtout des petites chapelles, souvent isolées ou avec deux ou trois bâtiments voisins, dans les zones moyennes on a classiquement un village avec son église et son château ou son manoir, et des oratoires ou des petites chapelles dans les hameaux, dans les villes on a plusieurs églises, donc plusieurs paroisses, et divers autres édifices religieux plutôt destinés aux clercs. Et bien sûr, un peu partout des chapelles ou des oratoires privés, pour montrer avec ostentation sa religiosité. Cette structuration de l'espace social n'est pas en soi un moyen de diviser, les “moyens de communication” ne sont que des moyens, considérant comme vraie l'opposition catholiques / réformés, les uns usent censément de leurs lieux de culte comme, disons, moyens de sidération, les autres usent des leurs comme moyens de libération, ou un truc du genre – savoir qui fait quoi...
Dans un contexte formellement libéral au sens strict, où l'on postule vouloir favoriser le niveau de liberté des membres de la société, on ne peut pas exercer explicitement un contrôle social tel que par le binôme prêtre-guerrier, l'un “protégeant” les âmes, l'autre les corps. Il faut donc inventer d'autres moyens pour diviser – “l'esprit de clocher” n'aurait censément plus lieu, dans les sociétés dites développées (ce que je ne constate pas vraiment dans la petite ville rurale de mes parents). Les moyens de faire du conditionnement social diviseur sont infinis et même ceux apparemment les plus éculés marchent encore, et cela partout. Hier par exemple j'entendais une émission très intéressante sur les codes capillaires et en partie ceux vestimentaires chez les jeunes d'aujourd'hui, spécifiquement ceux du secondaire, et ce que j'y entendais laissait songeur quant à la perméabilité de jeunes d'entre 10 et 18 ans aux méthodes vraiment ringardes de conditionnement social, sur leur capacité impressionnante à se plier à un conformisme digne des années 1980, voire des années 1950. Sidérant. Mais très logique en même temps : ils ne cessent de recevoir des messages qui leur enjoignent d'être libres, mais libres “comme tout le monde”... Le plus intéressant dans tout cela était leur distance à leurs pratiques même (une claire conscience de l'inanité de ce conformisme) alliée à une acceptation désabusée, presque désespérée, de ce conditionnement. On peut nommer ça la “division par l'union” : l'aspiration majoritaire était d'être “le plus singulier dans la norme”. Ça me rappelait l'époque déjà lointaine de la « cold wave » au début des années 1980 : dans le même festival eurent lieu un concert de Cure et de Boy George, à deux ou trois jours de distance ; pour le premier on vit tout une tripotée de petit Robert Smith de tous les sexes, de tous les âges (enfin, pas en-dessous des douze ans, rarement au-dessus des vingt-et-un ou vingt-deux), de toutes les tailles et de tous les poids, communiant dans une “rebellitude” formatée et marquetée (je me demande si Smith, ou sinon son manager, avait sa propre ligne de vêtements – c'est assez probable), et rebelote trois jours plus tard mais cette fois avec des clones de Boy George, mais moins formatés tout de même, sinon pour les cheveux et le maquillage, rapport au fait que dans son cas il n'y avait pas d'uniforme, juste une tendance vestimentaire. Cela dit, je ne suis pas si étonné des jeunes du jour, ça va avec l'époque, dans ma déjà longue vie, bientôt douze lustres, j'ai pu constater une alternance entre période conformissimes et périodes de plus grande liberté pour cette tranche d'âge, les teenagers – sinon qu'au cours des trois dernières décennies, le périodes conformistes ont dominé en durée. Le moyen est le message, et les normes vestimentaires et capillaires sont un moyen très efficace, un message très normalisant et selon contexte, très normatif.
Si l'on veut diviser, et que le contexte est libéral, le moyen privilégié pour maintenir un niveau élevé de servitude volontaire est de saturer l'espace communicationnel, les vecteurs d'information, notamment en les inondant de “messages” qui n'en sont pas, ce que je nomme donc de la non information. Dans le texte où je traite le plus de ce sujet je parle notamment d'un instrument privilégié de non information, que je nomme la boucle, en extension, la boucle médiatique : il s'agit de faire tourner vite et beaucoup la même “information” ou un faisceau d'“informations” similaires dans leur sujet et leur forme. Un médiateur censément critique, Daniel Schneidermann, appelle ce type de phénomène un emballement mais c'en est rarement un, et même quand c'en est un il s'inscrit le plus souvent dans une série, avec des caractéristiques qui en font un objet éminemment désirable pour les médias. Cela dit, le message, le supposé contenu informatif, importe modérément, ce qui compte est la répétition.
Même si, dans les médias classiques, il en sort régulièrement, la non information n'est pas, le plus souvent, de la fausse information. Dans une série ancienne de textes, plus de dix ans maintenant, j'avais pris un cas de fausse information comme exemple, non parce que c'est le cas général mais parce que ça permet de mieux comprendre le phénomène de la boucle, si on se sert d'une “vraie” information la boucle peut sembler plus justifiée parce que par une rationalisation a posteriori elle semble “justifiée”, pour ainsi dire nécessaire, « on ne pouvait pas ne pas en parler ! ». Dire par exemple que “le 11 septembre” était pour l'essentiel et dès le premier jour de la non information c'est risquer de se faire mal voir par les tenants de l'hypothèse (désormais un peu périmée) de “plus grand ceci” ou “plus grand cela” depuis X temps ou pire, de se faire bien voir par les tenants d"une version complotiste de l'événement. Or, l'analyse du fonctionnement des médias n'est pas l'analyse des faits qui sont censément diffusés comme informations. On peut discuter de la série d'attentats avec avions détournés qui eurent lieu ce 11 septembre 2001 mais ça n'aura rien à voir avec une analyse de la boucle médiatique. En ce sens, “l'affaire du RER D” qui eut lieu presque trois ans plus tard et qui ni dans la première phase, la supposée agression de “Marie L.” dans le RER D, ni dans la seconde, la supposée mythomanie de “Marie L.”, ne repose sur aucun fait vérifiable et donc, aucun fait vérifié, montre très bien comment se crée une boucle.
L'intérêt des boucles, celles pour des événements singuliers comme celles pour des séries, est multiple :
- saturer l'espace informationnel, reléguant ainsi toutes les autres informations ou même les non informations au second plan,
- donner un effet de masse (la répétition finit par rendre l'information, aussi limitée soit-elle comme information, prééminente, “significative”, un fait social massif),
- gauchir la représentation de la société – par exemple, dans la boucle “l'insécurité” entre juin 2001 et avril 2002, sauf la période “le 11 septembre” qui la suspendit, tout en allant toujours dans le sens de « la montée de l'insécurité », l'effet de masse est donné non par le nombre de faits mais par la répétition jour après jour du discours, un même fait pouvant occuper l'espace médiatique plusieurs jours de suite, du coup les personnes assez ou très sensibles à ce type de propagande ont le sentiment d'un grand nombre de faits alors que, au bout de cette période, il y en eut peut-être une centaine, pas plus, donc beaucoup pas spécialement graves ; comme à chaque nouveau fait introduit dans la boucle une série de faits antérieurs est citée, perceptivement ça augmente beaucoup le nombre de cas,
- réduire la valeur des autres informations (ou non informations) par la rareté de leur répétition,
- “sensibiliser les membres de la société à cette perception que « si c'est longuement et souvent répété, c'est important »,
- réduire la perception objective de la valeur moyenne de pertinence assez basse des boucles en contenu informatif : beaucoup de gens ont une perception subjective assez élevée du peu de valeur des contenus médiatique mais ne mettent pas ça en corrélation avec leur perception subjective de la pertinence d'une boucle particulière, en général il ne font pas ou ne font que peu confiance aux médias, en particulier ils adhèrent assez aisément à une boucle si elle correspond aux boucles précédentes ou aux “faits importants” du contexte actuel,
- en contraste, réduire la perception objective du niveau réel de pertinence d'un sujet particulier, ce qui évite de s'interroger sur le fait que pendant une période, on a estimé valide la mise en avant de tel sujet qui, par après, disparaît largement ou complètement de l'espace communicationnel, pour exemple le thème “la pédophilie”, très dominant pendant plusieurs années, a presque totalement disparu de l'espace médiatique sans que ça semble se faire s'interroger les membres de la société sur la validité intrinsèque du traitement médiatique antérieur.
Disons, “la boucle” a pour motif essentiel de conditionner en permanence les membres de la société, de manière que, le cas échéant on puisse en mobiliser un nombre significatif pour accepter comme évident un thème dominant dans la boucle. Exemple actuel : le terrorisme supposé des islamistes supposés.
Conditionnements normalisant primaire et dénormalisant secondaire.
J'explore plus, et différemment, cette question dans d'autres pages, un humain nouveau est un être très rudimentaire et d'autonomie presque nulle, laissé à lui-même il aura un pronostic vital très bas, quelques heures, au plus quelques jours. Il n'est pas totalement ignorant de la vie et du monde, durant sa vie intra-utérine il a déjà reçu des sensations, plus ou moins importantes et variées selon son contexte, mais ça reste assez limité, et assez différent de ce qu'il découvre à la naissance. Par la suite, il lui faudra un temps plus ou moins long mais du moins, d'au minimum dix-huit mois à trois ans selon les individus pour acquérir le comportement élémentaire des membres de l'espèce, et de deux comportement rares chez les mammifères, la bipédie et, celui-là propre à son espèce, le langage articulé. Même pour la bipédie, si elle existe dans plusieurs espèces (primates, ursidés, rongeures...) il s'agit d'un mode de déplacement plutôt occasionnel alors que chez les humains c'est l'inverse. Je parle ici, disons, de l'humain “normal”, celui que l'on considère comme se comportant tel qu'un humain devrait le faire, pour des causes génétiques, congénitales ou accidentelles une part minoritaire mais cependant pas si rare d'humains n'y parvient pas (sans prothèses, un paraplégique ne sera jamais fonctionnellement bipède, un sourd-muet ne pourra pas acquérir le mode de communication verbale habituel, oral). Ensuite se déroule un temps plus ou moins long, selon les individus et le contexte, où il lui faudra apprendre à se “socialiser”, c'est-à-dire non pas savoir vivre et se comporter en société, chose généralement acquise entre cinq et dix ans, mais devenir un élément de la société, un individu, que dire ? Utile ? Fonctionnel ? Non, cela peut arriver très tôt, dès cinq ou six ans, et le travail des très jeunes enfants le montre assez, hélas. Quelque chose comme un individu qui sera à la fois un élément de la machine sociale et un être doté d'une autonomie assez ou très haute. Pour cela il faut un temps assez long, selon les contextes, l'individu et le rôle social qu'il vise ou qu'on a décidé pour lui, au moins treize ou quatorze ans, au plus... Et bien, au plus il n'y a pas de limites mais du moins c'est en général quinze à trente ans. Cela dit, un humain peut devenir un “élément de la machine sociale” bien avant d'avoir la moindre autonomie, je pense notamment à des activités comme celles de comédien ou de mannequin, qui peut s'exercer dès la naissance mais on ne peut pas ici parler de choix, sans strictement parler de travail (sinon que, par le fait, certains très jeunes humains sont autant exploités dans ces activités que dans celles auxquelles on pense souvent en parlant du travail des enfants, voir par exemple des cas comme ceux de Liz Taylor ou de Shirley Temple).
Allez, encore une digression : la difficulté quand on veut décrire de manière fiable le fonctionnement d'une société, spécialement quand on veut explorer ce qui peut, dans ce cadre, induire des dysfonctionnements, est la grande diversité des situations effectives. Il n'y a pas de cas “normal” valable partout et pour tous, selon la société, le groupe ou sous-groupe social auquel un individu est attaché, le contexte local, les circonstances, ce que l'on présentera comme le parcours moyen d'un individu pourra ne concerner qu'une petite majorité ou qu'une petite minorité, voire aucun membre de la société. Le membre d'une société qui a opté pour une organisation articulée sur des activités qui excluent une réorganisation de leur espace de vie en dehors d'une petite zone parfois temporaire (société de “chasseurs-cueilleurs” nomades ou semi-nomades) ne correspondra à une description “moyenne” que pour les tous débuts, les trois à six première années. Et bien sûr, la représentation d'un parcours “normal” par les membres d'une société particulière fait généralement l'impasse sur le nombre parfois très grand de cas non standards et pourtant normaux. Dans un pays comme la France on trouve normal qu'un enfant très jeune travaille, mais dans certaines conditions strictement limitées, dans un pays comme les États-Unis, spécialement dans certains États, on acceptera une insertion bien plus haute avec des limitations bien moindres pour de très jeunes enfants, pour exemple en France on trouvera en général anormal voire malsain le mannequinat à haute fréquence en-deçà de quatorze ou quinze ans, dans certains États des États-Unis on trouvera ça normal et même admirable pour des enfants de cinq ou six ans. C'est d'ailleurs une source importante de dysfonctionnement individuel ou collectif que cette extrême variété des cas de socialisation, en ce sens que l'on anticipe qu'un humain d'un certain âge devrait avoir un comportement type d'une certaine sorte alors que, soit pour des causes propre à l'individu, soit du fait de son contexte, tel aura un comportement “adulte” à douze ou treize ans, tel un comportement “infantile” ou “adolescent” à vingt ou trente ans ou indéfiniment, vivrait-il quatre-vingt ans, et que cet écart entre le comportement type et celui effectif est source d'innombrables incompréhensions aux conséquences imprévisibles. Bon, je reprends ma tentative de modélisation en négligeant provisoirement les cas trop écartés, et considérant que mes hypothèses concernent plutôt les sociétés actuelles majoritaires.
Quelle que soit la réalisation effective du processus, tout du moins on peut estimer que la socialisation accomplie d'un humain requiert en moyenne treize à dix-huit ans. Même si j'ai dit ne pas vouloir me pencher sur les cas trop écartés, il faut tout de même considérer que plus une société opte pour un niveau technologique bas et une forme d'organisation informelle et faiblement hiérarchisée, plus tôt on peut acquérir une autonomie sociale réelle, puisque précisément cette autonomisation s'acquiert essentiellement après le conditionnement primaire qui vise principalement l'autre aspect, faire de l'individu un élément de la machine sociale. Nécessairement, si la machine sociale est d'une faible complexité ça laisse beaucoup de temps pour approfondir très tôt le conditionnement secondaire axé sur l'autonomisation. Lequel est pour l'essentiel un “déconditionnement”. Bien sûr, il n'y a pas de séparation nette, disons qu'il y a une phase initiale très largement “primaire” : même si on a appris et compris au cours des générations qu'une socialisation réussit d'autant mieux qu'on accompagne ce type de conditionnement d'un commentaire, d'une explication sur ses motifs et buts, cela bien avant que le jeune humain ait acquis le langage, reste qu'au final on ne lui demande pas proprement de comprendre, importe avant tout l'acquisition des comportements de base de l'espèce, outre la bipédie et le langage, ce qu'on peut appeler la civilité.
Pardon pour la trivialité mais de fait, la question des excréments notamment est cruciale, un être vivant se nourrit et doit évacuer ce qui pour lui constitue des déchets, et pour les espèces sociales la manière d'évacuer est cruciale, d'autant plus quand ces espèces ont un comportement au moins en partie prédateur envers des individus mobiles, de “chasse”. Une caractéristique commune à presque toutes les espèces prédatrices mammifères est le contrôle des sphincters : on ne chie ni ne pisse n'importe où et n'importe quand. Pour exemple, des herbivores comme les chevaux, les bovins, les lapins, ont un contrôle faible de ces fonctions d'évacuation, alors qu'un chat, un chien, un humain apprendra à se contrôler, et ça n'a rien d'inné, les jeunes humains, canins ou félins ont de manière innée une capacité plus grande de contrôle des sphincters que les herbivores cités, même si dans les débuts elle est assez faible, par contre il leur faut apprendre à ne pas relâcher leurs excréments n'importe où, quand l'envie leur en prend, à le faire hors de l'espace social ou dans des zones réservées de cet espace. Il y a plusieurs raisons pour cela mais peu importe, ce qui compte est de considérer ce fait, l'apprentissage de ce contrôle est un prérequis pour une socialisation valide, l'humain qui ne parvient pas à l'accomplir aura toujours des problèmes avec les autres humains, quelle que soit la cause de cette incapacité, fonctionnelle ou autre.
Globalement, la civilité est un processus de quasi-innéisation de comportements acquis, quand un humain souhaite réaliser des actions élémentaires, vitales dira-t-on, il ne se posera pas trop de questions sur la manière convenable de le faire, il intègre dans ses premières années des conditionnements qui lui font estimer sans avoir besoin d'y réfléchir consciemment que telles actions peuvent se réaliser dans tels contextes et non dans tels autres. À considérer que ces comportements élémentaires ne sont pas nécessairement simples, ils peuvent même être assez complexes, pour exemple le langage : non seulement on doit apprendre à parler mais on doit aussi, on doit surtout apprendre à dialoguer, savoir quand on doit être locuteur, quand auditeur, faire l'effort de comprendre ses interlocuteurs et de se faire comprendre d'eux, savoir exprimer justement qu'il y a peut-être incompréhension donc savoir identifier les signes qui indiquent une compréhension réciproque, etc. Un des problèmes de personnes atteintes de certaines formes d'autisme ou de schizophrénie est précisément cette difficulté à interpréter les signes, disons, d'harmonisation, qui se double souvent d'une difficulté à différencier le sens propre et le sens figuré des mots et des phrases, qui peut leur faire dire « Je ne sais suis pas un lapin », ou à en chercher un autour d'eux, si vous leurs dites « Ça va mon petit lapin ? ». Là je parle d'une difficulté intrinsèque à l'acquis de la capacité conversationnelle, mais il y en a aussi d'induites. Un chercheur fort intéressant, Gregory Bateson, a mis en évidence, avec une équipe de chercheurs, un phénomène de ce genre, la double contrainte (on peut si on le souhaite lire sur ce site deux textes de lui qui en rendent compte, « Vers une théorie de la schizophrénie » et « Double contrainte 1969 » – le second est un complément qui corrige en partie le premier), qui est plus générale mais qui dans sa forme la plus aigüe induit une forme de “schizophrénie acquise”, les éducateurs, volontairement ou par incapacité propre à socialiser de manière appropriée un jeune humain, créant, dira-t-on, une perturbation dans les signaux qui font que l'enfant ne parvient pas à discerner clairement les signes conventionnels d'harmonisation entre locuteurs.