Le procès récent (conclu hier au moment où je commence ce texte, ce 3 novembre 2017) où furent mis en examen et finalement condamnés deux types – j'ai du mal à retenir leur nom, Abelkader Machin et Machin Smitou, ou un truc du genre – pour des motifs divers (tant pour l'accusation que pour la condamnation), expose assez bien un processus, que je formalise ici sous les noms du Berger, du Loup et du Mouton. L'absent dans ce procès est le Mouton, et pour cause, la fin pour le mouton est toujours la mort, à la boucherie ou à la chasse mais du moins la mort. Je peux chercher les noms, donner les noms mais qu'est-ce que ça changera ? Un modèle n'est pas un fait, un événement précis, mais la description d'un processus, si je donne les noms (que de toute manière vous connaissez) ça “démodélisera” le processus.
Donc, A. Machin et M. Smitou. Le premier est le Berger, le second est le Loup. Que veut le Berger ? Le bien de son troupeau. Que veut le Loup ? Le bien de son propre groupe. Que veut le mouton ? Je ne sais pas trop mais du moins, quelque chose qui en son esprit peut se concevoir de manière plus ou moins consciente comme “faire plaisir” et “être bien vu”.
Apologue du Berger, du Loup et du Mouton.
Oppositions convergentes.
Le Berger et le Loup ont deux projets opposés, le premier veut unir, le second veut diviser, mais ils convergent en ceci que leurs projets ont un même but : régner. En théorie, et en pratique d'ailleurs, le Berger et le Loup n'ont aucune raison de s'entendre et toutes les raisons d'entrer en conflit. En pratique, et plus ou moins pour des raisons théoriques, ils savent quand nécessaire faire alliance, et le nécessaire est constant. Bien entendu, un élément crucial de cette alliance est, disons, la prééminence : quel est des deux projets celui qui primera sur l'autre ? Puisqu'ils sont divergents et, par le fait, incompatibles, l'un des projets doit nécessairement primer sur l'autre, pour le dire autrement on ne peut pas à la fois tirer et pousser sur un objet pour le déplacer quand on est à deux du même côté de cet objet. Le Berger préfère pousser, il est partisan du majeur effort, le Loup bien sûr préfère tirer car partisan du moindre effort. Le compromis consiste en ceci : durant une phase longue, l'un des deux est l'auxiliaire de l'autre ; pour des raisons qui leurs sont propres, le Loup n'est pas vraiment capable de pousser, ni le Berger de tirer ; durant la phase longue, l'un va réellement agir selon sa capacité propre et l'autre, simuler l'action qu'il est capable de mettre en œuvre. Savoir qui fait quoi est une question de rapports de force, bien sûr. À la fin de la phase longue, celui des deux qui est prééminent prélève la part qui l'intéresse et laisse ce qu'il considère être des déchets à l'auxiliaire, et ça tombe bien, car ce qui est inutile pour l'un est précisément ce qui intéresse l'autre.
Décrit comme ça, on peut se dire qu'il n'y a pas de raisons que ces deux-là s'opposent, en fait si : le Berger comme le Loup essaient autant que possible de réduire la proportion de déchets, ce qui diminue d'autant la part de l'autre. Au début de l'association il y a une proportion inégale mais acceptable de “bon” et de “mauvais” (tels que vus par celui qui est prééminent dans l'association), des deux tiers aux trois quarts pour le dominant, le reste pour l'auxiliaire ; le temps passant, soit la proportion du “bon” se réduit, soit celle du “mauvais”. Dans les deux cas ça met en péril l'association. Ce que se disputent les deux est, peut-on dire, leur provende, les ressources qui leurs permettent de mener leur projet. Or, en-deçà d'un certain niveau, il devient irréalisable. Si les deux parviennent à s'entendre c'est que l'auxiliaire, simulant l'action, préserve sa capacité réelle d'agir, qu'il met en œuvre en fin de phase longue, le dominant lui concédant pendant cette phase juste ce qui est nécessaire pour réaliser la simulation. Dès que les proportions changent significativement l'un des deux projets ne peut plus se réaliser selon les termes de l'entente.
Symboliquement (pour eux-mêmes, s'entend) le Berger est intéressé par “l'esprit” du Mouton, le Loup par “la matière” du même. Factuellement, les deux sont intéressés par son corps, c'est-à-dire ce qui en fait à la fois “esprit” et “matière”. Pour le Berger comme le Loup, ils doivent en passer, disons, par la consommation du corps du Mouton pour atteindre à ce qu'ils visent, l'un prétend atteindre l'esprit, l'autre la matière, l'un ou l'autre s'empare du corps et le consomme. Le but réel du Berger comme du Loup est d'obtenir de l'énergie utile à partir du corps du Mouton mais de deux manières, l'un en le transformant, en le découpant et en traitant chaque partie différemment, l'autre plus brutalement en dévorant le mouton. Et savez-vous ? Au bout du compte le Berger et le Mouton font la même chose, parce que la réalité est toujours la plus forte : le Berger dévore le Mouton mais avec une fourchette et quelques épices et après cuisson ; le Loup transforme le Mouton en le dévorant, en le digérant et, pour une bonne part, en l'excrétant. En outre, l'un et l'autre ne font rien qui ne se ferait sans eux puisque le Mouton aurait bien fini par se transformer à-peu-près en ce qu'il devient après intervention du Berger ou du Loup : de la matière qui passe d'une forme compacte à une forme diffuse. Mais moins péniblement, sauf sur la fin parfois.
Le consentement.
C'est le cœur de l'histoire : comment obtenir du Mouton qu'il consente à vivre une vie dégradée ? De prime abord il peut paraître idiot d'accepter de réduire son autonomie pour vivre plus péniblement qu'en étant libre. Très simple : la carotte et le bâton. Le Berger offre une carotte (sous la forme d'une herbe abondante) et a un bâton qui lui permet de tenir le Loup à distance. À un autre niveau, le Berger “est” la carotte, ou la représente, le Loup “est” le bâton, de ce fait le Mouton va de lui-même vers le Berger et s'éloigne du Loup. Au début ça ne va pas de soi, pour de peu d'intelligence que semble le Mouton, il se méfie de ce qui est trop inhabituel, donc du Berger plus que du Loup, en ce sens qu'aussi dangereux que paraisse le Loup, du moins le Mouton sait s'en garder, aussi doux que paraisse le Berger, on ne sait jamais vraiment ce qu'un inconnu peut et veut réellement.
La coordination de ce curieux trio est un processus long. Au départ le Berger et le Loup sont “hors contrat”, des adversaires se disputant les mêmes proies, et ils ont souhait de détruire leur concurrent. C'est plus large, un Berger est un concurrent pour le Berger, idem pour le Loup – comme dit à-peu-près la sagesse populaire, le Berger est un Berger pour le Berger. Dans la durée, le Berger a un avantage sur le Loup, il peut anticiper des situations bien avant leur réalisation avec de grandes chances de tomber juste (disons, quelque chose comme 10% à 20% de prévisions correctes1), à quoi s'ajoute la capacité de se doter de prothèses qui augmentent beaucoup sa puissance d'agir, des “bâtons” en plus sophistiqué (armes, pièges, obstacles...). Dans l'instant le Loup a un avantage sur le Berger, une puissance d'agir plus grande (réflexes, force, rapidité, mobilité...) et des sens plus affûtés. C'est de cette différence même que naît leur association, bien sûr, le Berger comme le Loup finissent par comprendre que leur association peut lui être profitable – “peut lui être” car, bien sûr, chacun ne voit que son propre intérêt dans l'association. C'est là que commencent les vrais problèmes pour le Mouton – et aussi pour les autres Bergers et Loups.
Les capacités d'anticipation du Berger lui font imaginer un scénario qui augmentera le niveau de ressources disponibles, apprendre au Loup à simuler l'attaque, de manière à diriger le Mouton vers un piège qui facilitera sa capture et réduira de beaucoup le nombre de chasses fructueuses (pour le taux de réussite, voir ci-avant). C'est le moment où le Berger devient vraiment le Berger et où le Loup cesse apparemment d'être le Loup. J'abrège, toujours est-il qu'au bout du compte le Mouton n'est plus tué juste après capture, rassemblé avec d'autres et pourvu d'une bonne herbe (laquelle n'intéresse pas le Berger et le Loup et ne leur coûte rien puisqu'elle pousse d'elle-même). La vie beaucoup plus calme du Mouton lui profite, il prend du poids et après une vie certes restreinte et monotone finit dans les mains du Berger et la gueule du Loup. Entretemps il a cru et multiplié comme jamais, et les nouveaux Moutons, qui n'ont jamais connu d'autre vie, ne se demandent jamais si l'herbe est plus verte ailleurs. Désormais, il suit le Berger de lui-même et voit le Loup comme un ami protecteur, certes un peu inquiétant et parfois mordant mais quoi ! C'est peu payer pour avoir la paix...
En guise de conclusion sur cet apologue.
Comme dit, considérant les choses objectivement le Berger et le Loup ne font rien qui ne se ferait sans eux, ils ne font pas pousser l'herbe si du moins ils peuvent marginalement en augmenter la qualité et la quantité, ils ne font pas engraisser le Mouton autrement qu'en le conduisant à se comporter autrement que selon ses penchants ataviques, et à la fin du compte le gain par rapport à la situation antérieure est minime. Mais, 10% à 20% c'est beaucoup, si on combine ça au fait que les efforts moindres pour faire ce qu'ils faisaient déjà, vivre sur le dos du Mouton, leur donne un gain de même proportion, ça leur permet nominalement de gagner pour eux-mêmes et leur espèce à même proportion. Sinon donc que leurs intérêts réels divergent et que chacun des associés tend à ne pas vouloir respecter les termes du contrat et à augmenter sa part de profit. Du fait, soit ils prélèvent chacun plus que leur part et le nombre de Moutons se réduit sans que l'augmentation du nombre de Bergers et de Loups baisse, et très vite les Loups et les Bergers s'entre-dévorent ou deviennent autophages, soit l'une des parties voit sa part diminuer et assez vite ils se font la guerre. Ce à quoi s'ajoutent des guerres factieuses entre Bergers et entre Loups. Disons, le Loup comme le Berger voient les choses d'une manière fausse : ils croient que l'amélioration de leur situation est due à leurs capacités propres, qu'ils sont en état de modifier la réalité, de ce fait ils vont de manière ou d'autre “augmenter le niveau de contrôle de la réalité”, ce qui en termes réels se traduit par, dépenser beaucoup plus d'énergie pour un faible gain en ressources.
Quand le Mouton devient à la fois Berger et Loup.
Le cas évoqué au début, le procès de trois personnes dont une in absentia pour cause de décès prématuré. Dans d'autres textes je ne parle pas de bergers et de loups mais de prêtres et de guerriers. Les humains ne sont ni des loups ni des moutons, ni vraiment des bergers, de ce fait pour obtenir un résultat effectif de cet ordre, avec une majorité d'humains qui consentent à sacrifier beaucoup d'autonomie pour au mieux un faible gain, le plus souvent aucun gain et, dans les périodes où les prêtres et les guerriers essaient l'impossible, comme dit, “augmenter le niveau de contrôle de la réalité”, une perte, ça n'est pas simple. Ceux des humains qui forment « le troupeau », aussi conditionnés soient-ils à consentir, ont une limite nécessaire, celle où une part significative d'entre eux est sortie du système et où même ceux qui sont encore dedans voient chaque jour plus leur part diminuer alors que les apparences semblent montrer que le niveau global de ressources disponibles augmente. Le point de rupture arrive au moment où même les moutons encore dans le système constatent que leur situation tend toujours plus à se rapprocher de celle des moutons hors système, voire pour ceux les moins bien lotis, en-dessous des moutons hors système les mieux lotis. La suite est imprévisible mais dans une gamme limitée d'évolutions possibles.
Transformation des Moutons dans les sociétés autoritaires et dictatoriales.
Dans toute société organisée selon le schéma Berger-Loup-Mouton, il y a toujours beaucoup plus de “moutons” que de membres des deux autres groupes, de ce fait il faut toujours qu'une proportion plus ou moins importante de “membres du troupeau” soient formellement intégrés dans l'un des autres groupes. Dans les faits ils n'y sont pas réellement admis, même si dans la réalité effective ça ne se passe pas strictement ainsi, du moins, pour être réellement intégré au groupe le mouton doit “entrer dans la famille”. Comme le nombre de places dans la famille est limité et augmente très lentement (les bergers et les loups sont malthusiens – et eugénistes mais là c'est inefficace, encore leur tropisme à croire en leur capacité à changer la réalité), il y a comme l'on dit, « beaucoup d'appelés, peu d'élus ». La majorité des moutons “collabos” reste dans des situations intermédiaires, des tâches subalternes dans la structure sociale, même quand elles apparaissent éminentes (pour exemple, un PDG peut, par sa situation, sembler faire partie de la famille, mais le jour où tout va mal il sera renvoyé à sa situation de subalterne, sèchement remercié et perdra tout, les actionnaires principaux y perdant au pire un peu de ressources). Même si le processus général est assez simple et assez explicable, mais dans de longs développements (j'en tente quelques-uns dans d'autres textes), le fait est qu'à un moment inévitable ce schéma social se dérègle, celui dit où les dépenses augmentent alors que les ressources stagnent ou baissent. Les loups et les bergers, qui ne sont pas des sentimentaux (pour eux-mêmes ils se considèrent perceptivement “d'une autre espèce que le troupeau”, donc sacrifier des moutons ne leur est pas une peine), mettent alors des processus visant à réduire le niveau de perturbation généré par le désordre, à, peut-on dire, réduire le niveau d'entropie. À long terme c'est idiot car, comme le deuxième principe de la thermodynamique le dit, il y a une « irréversibilité des phénomènes physiques », notamment, quand le niveau d'entropie d'un système augmente, il ne peut être réduit. En fait, dépenser de l'énergie pour tenter de le réduire, au mieux ne change rien, plus souvent en augmente le niveau. La société n'est pas un système physique fermé mais par son organisation a des caractéristique similaires, entre autres ce fait que quand le désordre augmente, toute tentative de le réduire, ou bien tend à en augmenter le niveau, ou bien conduit au cas qui motiva pour les phénomènes physiques, au troisième principe de la thermodynamique, « L'entropie d'un cristal parfait à 0 kelvin est nulle ». Appliqué à une société, ça se traduit par le fait que, pour réduire le désordre on exclut de plus en plus de moutons du troupeau, en augmentant la proportion de moutons improductifs, comme les ressources de la société sont produites par les moutons on augmente le niveau des dépenses en réduisant celui des recettes, jusqu'au moment où la société est “pure comme un cristal parfait” mais gelée. L'exemple récent le plus massif de ce processus est celui de l'Allemagne nazie.
Le principal projet des nazis était de “purifier la société”. Pour cela ils éliminèrent de la manière la plus violente les “éléments impurs”. Le mode de “purification” choisi fut un mode “loup”. Le temps passant, et le niveau réel d'entropie ne réduisant pas, de plus en plus de moutons furent convertis en loups, au point qu'en 1937 les nazis, qui prétendaient sans, pour les principaux promoteurs de cette stratégie, vouloir réellement le réaliser, commencèrent à envahir les voisins, pour augmenter leur niveau de ressources matérielles et humaines, une part chaque année plus importante des “moutons” des pays annexés devant alors travailler pour la seule Allemagne, ce qui augmenta dans tous ces pays le niveau d'entropie sans pour cela le réduire significativement en Allemagne. Sur la fin, on avait cette situation caricaturale où l'essentiel des éléments censément les plus productifs de la société allemande étaient dans des fonctions improductives (militaires, policiers, cadres), celles-ci étant réalisées au mieux par les Allemands les moins productifs et, sur la toute fin, pour une bonne part par des travailleurs venus contre leur gré travailler en Allemagne dans des conditions dégradées. Si même une part significative d'entre eux n'avait pas sciemment détérioré leur travail, les conditions de réalisation de leurs tâches étaient en soi dégradées. Comme je le mentionnais dans un autre texte sur le « génocide nazi », si même leur projet de “purification” fit beaucoup de victimes (environ sept millions dans leur propre population, entre Juifs, Roms, “fous”, “déficients”, opposants politiques, “traîtres”, dans les quinze millions en tout), la grande majorité des morts, tant dans leur propre population (environ 10 millions) que dans l'ensemble des pays annexés ou attaqués (environ quarante millions) étaient des “purs” ou des “non impurs”. Un cristal pur mais figé, d'un niveau d'énergie proche de 0° Kelvin.
Pour un cas de tentative de réduction de l'entropie en mode “berger”, il y a la Révolution culturelle de la Chine maoïste. Ce type de “purification” est tourné vers soi. Bien sûr, dans les faits, pour leur plus grand nombre les victimes allemandes de la deuxième guerre mondiale furent des Allemands “purs”, mais comme tout ça est symbolique (je veux dire, le but supposé du projet et non pas sa réalisation, qui n'a rien de symbolique), le but proclamé est assez différent, dans le cas chinois, comme quelques temps avant en Union soviétique, la supposée purification ne s'exerce pas contre des “corps étrangers” mais contre des “esprits tordus”, les Gardes rouges, qui fonctionnaient pourtant comme des militaires ou des policiers, se voyaient eux-mêmes comme des sortes de prêtres, des moines-soldats qui visaient à « tordre les corps pour redresser les âmes ». Les buts diffèrent, les méthodes convergent, les résultats sont similaires : réduire de beaucoup les capacités d'agir de la société.
De la société des pairs à la société des impairs.
Une part significative des sociétés actuelles, non pas une majorité mais une forte minorité, est, disons, d'orientation démocratique ou/et libérale. Dans ces contextes, on ne peut pas envisager des modes de régulation sociale, et donc de réduction de l'entropie, fortement orientés vers le pôle Berger ou le pôle Loup. Même si dans les faits il s'agit toujours d'une action commune des deux groupes, dans la forme et selon le contexte ou selon lequel des deux groupes est dominant, le projet sera supposé “religieux” ou “militaire”. Dans des sociétés d'orientation démocratique ou libérale, formellement les religieux et les militaires sont subordonnés aux dirigeants “laïcs et civils”. Le processus formel sera donc symétrique, en ce sens que la “purification” sera censément dirigée vers des prêtres et des guerriers, les premiers étant étiquetés “extrémistes” ou “idéologues”, les seconds étant, depuis quelques temps déjà, étiquetés “terroristes” avec un épithète de nature, dépendant du contexte (en son temps “anarchistes”, plus tard “révolutionnaires”, récemment “islamistes” – j'en oublie mais peu importe, puisque l'adjectif est dépendant du contexte et non significatif). Même les gens qui ont vécu cette époque semblent ne pas s'en souvenir, ne parlons donc pas des plus jeunes, nés après 1970, le schéma actuel est très similaire à celui des années 1960-1970, avec des idéologues extrémistes, des points de perturbation extrême dans des zones distantes (une opposition directe entre “groupes révolutionnaires armés” et “pouvoirs dictatoriaux”), et un niveau de perturbation bas dans les pays développés (un “attentat terroriste” de loin en loin pour entretenir la tension).
Comme je l'explique dans d'autres textes, de facto l'humanité forme une société unique depuis au plus tard la fin du XIX° siècle, avec comme date butoir du constat de la chose par les pouvoirs politiques les années 1884-1885, où un compromis de “partage du monde” fut signé entre les principales nations (Russie, États-Unis, puissances impériales d'Europe centrale et occidentale) à Berlin. Jusque-là on pouvait tenter de résoudre une perturbation de la société en envoyant les éléments les plus perturbateurs “hors de la société”, c'est-à-dire dans des territoires non intégrés dans le système de ces principales nations ou en cours d'intégration (les nouvelles colonies). Vers 1880, il n'y a plus d'extérieur, le monde entier est intégré aux principales nations, qui n'ont pas souci de recevoir chez elles les perturbateurs des autres nations. Il fallut cependant soixante ans entre ce constat et sa formalisation, avec une étape intermédiaire vers 1920 avec la Société des nations (la SDN) et une étape finale en 1945 et l'ONU qui est, de fait mais pas encore de droit, “le Parlement mondial”. Tel qu'on peut le voir aujourd'hui, la première guerre mondiale fut réellement “la Der des ders”2 en ce sens que c'est peut-être la première guerre moderne, après le petit galop d'essai de la Guerre de sécession (désolé pour les victimes de ce conflit mais si elle fut bien le théâtre d'expérimentation de la guerre moderne, la Guerre de sécession n'eut de loin pas la même ampleur, on peut la voir précisément comme ça, l'expérimentation grandeur nature des théories polémologiques en cours d'élaboration des deux côtés de l'Atlantique et un test “sur le terrain” des armes nouvelles – qui ne donnèrent d'ailleurs souvent pas les résultats escomptés. D'une certaine manière on peut aussi voir la phase finale de l'unification de l'Allemagne et juste après la guerre franco-allemande de 1870 comme des expériences complémentaires, l'unification allemande plus pour l'aspect “mobilisation et militarisation de la société”, la guerre de 1870 plus pour celui de l'amélioration du matériel de guerre) mais aussi la dernière “à l'ancienne”, où la mobilisation ne requérait pas un trop grand énorme effort de “communication” (de propagande). En ce sens, la Guerre de sécession précède en, hum !, “modernité” celle de 1914 du fait que pour parvenir à mobiliser un peuple afin de faire la guerre contre lui-même, à lui faire admettre que la lutte du frère contre le frère n'est pas une vraie guerre civile mais une sorte de « guerre internationale à l'intérieur des frontières nationales » sans intervention étrangère, il faut inventer des méthodes de propagande très sophistiquées.
On peut aussi voir la seconde guerre mondiale comme, disons, une erreur de parcours. Cette description n'épuise pas le sujet en ce sens que l'ingénierie sociale est une technologie aléatoire, les “ingénieurs sociaux” ont tendance, comme n'importe quel humain, à réfléchir “toutes choses égales par ailleurs”, ils se représentent la société de manière simplifiée et croient au bout d'un moment que leur modèle est la réalité. Il se trouve que contrairement aux phénomènes physiques et chimiques, les phénomènes sociaux ne sont jamais envisageables selon cette approche “toutes choses égales”. Sans dire qu'elle fut entièrement prévisible, du moins la première guerre mondiale fut une sorte de conséquence collatérale possible d'une expérience d'ingénierie sociale, sinon que plusieurs circonstances l'ont amenée à un niveau probablement inattendu pour les expérimentateurs. Les risques du métier... Pour la suivante, autant qu'on puisse le comprendre ce fut réellement imprévisible, l'Allemagne aurait du avoir une évolution du même genre que les autres États fascistes de l'époque mais pour diverses raisons ça prit une autre tournure. L'hypothèse probable est la force de conviction d'Hitler qui parvint à convaincre une part suffisante de la population allemande que le projet nominal de “purification” devait réellement être accompli. Cela combiné à d'autres causes amena à une évolution incontrôlable. Mais comme on dit, à quelque chose malheur est bon, en ce cas ça permit de finaliser bien plus rapidement un long processus de “militarisation des sociétés” où toutes les structures intermédiaires (écoles, entreprises, administrations...) adoptèrent profondément et durablement un mode d'organisation calqué sur le modèle de la caserne.
Tout a un temps. Je n'ai pas fait intervenir jusque-là un autre groupe, les réalistes. Ni bergers, ni loups, ni moutons, simplement humains. Ce n'est pas réellement un groupe même si des réalistes peuvent, à l'occasion, former des groupes, mais des groupes ouverts, pour un humain, un humain qui se prend pour un berger, un loup ou un mouton est un humain, pas de raisons a priori de l'exclure du groupe. A posteriori c'est autre chose. Passons. Les réalistes donc. Des gens patients. On ne peut pas convaincre un humain qui se prend pour un loup qu'il n'est pas un loup sinon par l'exemple, et on ne peut pas convaincre un berger que berger n'est pas le premier mais le dernier métier digne d'un humain. Du fait, un réaliste ne va jamais contraindre un loup ou un berger à revenir à lui-même, c'est à lui de trouver le chemin pour le faire. Au mieux, il peut semer la graine du doute en l'esprit des moutons pour que, le cas échéant, ils puissent d'eux-même décider de rompre leurs chaînes, renoncer à la servitude volontaire. Sans garantie de réussite, mais du moins il sème.
Les bergers et les loups sont des gens de l'ombre. Non pas obligatoirement des gens discrets ou dissimulateurs même s'il y en a mais du moins, il ne sont pas “en première ligne”. On ne peut pas dire que les vrais dirigeants militaires, économiques, sociaux ou politiques ne sont pas discernables, simplement ils sont dans des positions sociales qui les préservent le plus souvent des conséquences de leurs actes, par exemple ce ne sont pas les généraux, ni les actionnaires, ni les idéologues, qui “dirigent la manœuvre”, sinon parfois pour les généraux qui peuvent avoir du goût pour l'action. De fait ce sont bien eux qui la dirigent mais si les choses tournent mal, le retour de bâton les touche rarement, cas du PDG discuté, par exemple, de fait il dirige, mais si ça se passe mal, et bien il saute, les actionnaires retirent leurs billes (du moins celles qui restent) et vont voir ailleurs. Dans la typologie freudienne les loups et les bergers sont des pervers, des personnes qui commettent des actes condamnables par la morale ou par la justice mais qui se placent dans une situation qui les préserve des conséquences de leurs actes.
Dans le secteur économique et marchand, un loup ou un berger est de facto un banquier, et comme tel il souhaite obtenir la part la plus haute possible des investissements qu'il fait avec l'argent des autres. Pour cela il doit pratiquer une forme quelconque d'usure, or il n'y a pas de société qui ne condamne, moralement ou judiciairement, l'usure. Comme discuté dans d'autres textes, à la base une société est une association de pairs, chacun met en commun en fonction de ses moyens et la “part sociale”, c'est-à-dire ce qu'elle permet de produire en excédent de ce que produiraient tous s'ils étaient indépendants, est distribuée en trois parts, une part inconditionnelle égale pour tous, une conditionnelle en fonction des besoins de chacun, une conditionnée par la contribution de chacun : le “minimum vital”, les “aides personnalisées”, les “obligations”. Le banquier, en théorie, peut disposer de la part obligataire de plusieurs sociétaires, charge à lui de mettre en œuvre des actions qui ne sont pas réalisables par chacun et qui, si tout se déroule bien, permettent un fruit plus haut que des actions de moindre ampleur. Bien sûr rien n'est écrit de l'avenir, on peut faire des hypothèses vraisemblables mais il y a des impondérables, raison pourquoi un banquier censé va faire en symétrique des investissement de trois sortes, sans risque et à faible fruit, avec risque et fruit modérés, avec risque élevé et fruit important. Comme sa propre part est liée au fruit, plus il est important plus le sera son revenu. Raison pourquoi il est tenté par l'usure, un placement généralement de faible risque et de grand fruit, mais néfaste à long terme pour l'ensemble de la société, d'où la condamnation de cette pratique. C'est pourquoi ils inventent sans cesse des procédés et des procédures pour, tantôt masquer le caractère usuraire d'un investissement, tantôt mettre un écran entre eux et l'action, un “piston” comme on dit, un “amortisseur”, qui est nécessairement un être humain. Un PDG par exemple. Si des humains acceptent de le faire c'est qu'ils sont grassement rémunérés et qu'ils n'ont pas une claire conscience des risques réels, du genre finir en prison ou se faire lyncher par des personnes spoliées et très en colère. Vous avez souvent entendu parler d'actionnaires de sociétés en liquidation séquestrés par le personnel en colère ? Et non, c'est le piston qui prend, les cadres, le PDG...
Transformation des Moutons dans les sociétés libérales et démocratiques.
Voilà le tableau : des “banquiers” dont le but premier est leur seul profit et leur désir de ne pas endosser les risques qu'ils prennent, des “sociétaires” qui escomptent augmenter leurs revenus mais sans se salir les mains, des “débiteurs” qui par goût du lucre ou poussés par la nécessité se mettent en dette avec les banquiers, et une usure qui a pour conséquence de capter une partie des deux premières parts sociales, celle conditionnelle et, quand les ressources sociales sont très basses, celle inconditionnelle. Une situation sociale se tend quand la part conditionnelle commence à être captée mais elle reste assez longtemps, disons, “acceptable” parce que d'une part ceux qui s'en voient accorder la plus grande part sont mal considérés, donc voir leur part baisser n'apparaît pas pour la majorité comme un problème crucial, de l'autre et en symétrie, les “banquiers”, qui sont souvent dénigrés et méprisés comme groupe, sont enviés et admirés comme individus, ils “réussissent”. Elle se dégrade quand c'est la part inconditionnelle qui commence à être captée puisqu'elle touche alors tous les membres de la société et ceux qui n'ont que cette part pour eux se trouvent dans cette situation paradoxale de leur point de vue, logique globalement, où non seulement leur part diminue mais le taux d'usure augmente spécifiquement pour eux, dit autrement, moins un membre de la société a de ressources vitales, plus il doit dépenser pour vivre. Le cas actuel, par exemple, est que les banquiers stricto sensu font payer les “frais d'incidents” les plus élevés aux revenus les plus faibles et à l'inverse, rémunèrent le plus les dépositaires les plus fortunés. Ce qui est logique puisque les membres les plus fortunés de la société sont de leur groupe – il serait idiot de se punir soi-même, sinon dans des cercles très privés.
Comme dit, dans une société libérale ou démocratique on ne peut appliquer des mesures de régulation trop directes et trop violentes, comme précisé aussi, plus aucune société locale n'a l'opportunité de résoudre une crise par une “bonne” guerre ni d'expulser ses membres les plus problématique hors de l'espace social. On en voit en ce moment le paroxysme puisque même dans la zone où, il n'y a pas si longtemps, c'est-à-dire jusqu'en 2003, on avait encore une petite opportunité de faire une “bonne” guerre pour relâcher la pression, je veux dire, le Moyen-Orient, c'est devenu impossible, au point qu'il a fallu susciter un État fantoche pour simuler,mais sans grand succès, une “bonne” guerre qui s'est révélée mauvaise.
Une entre guillemets bonne guerre est une guerre qui permet de réduire le niveau d'entropie dans les pays qui sont du “bon” côté et en ce sens, la guerre d'Afghanistan fut, du moins les premières années qui suivirent, la dernière vraie “bonne” guerre : en tant que réaliste je me disais qu'écraser une souris parce qu'un moustique vous a piqué, ça ne résout pas la question du moustique, même si ça calme les nerfs, mais dans le contexte de l'époque, même parmi les opposants rares étaient ceux qui disaient quelque chose de ce genre, du fait que même parmi les opposants à telle “bonne” guerre beaucoup pensent que « cette guerre n'est pas une bonne guerre » mais n'excluent pas la possibilité d'une “bonne” guerre. C'est bien sûr lié au fait que si certains sont défavorables (par réalisme) à toute organisation sociale de type Berger-Loup-Mouton, une large part des membres d'une société est plutôt favorable à ce modèle s'il se réalise d'une certaine manière et avec un certain arrière-plan idéologique.
Il y a quelques temps, avant même que ça devienne très évident – c'était en 2002 ou 2003 – j'avais commencé un texte intitulé, il me semble, « L'ultra-libéralisme ou le stade ultime du soviétisme ». J'y relevais que ce qu'on a longtemps présenté comme typique des sociétés supposément communistes du XX° siècle, le bureaucratisme, est en fait le mode d'organisation majoritaire des sociétés dites développées, quel que soit leur socle idéologique supposé. Je le dis régulièrement, je suis réaliste, c'est-à-dire non pas matérialiste mais attaché à une compréhension réaliste du monde, et spécialement des sociétés humaines. Je suis assez heureux de constater que ce qui m'apparaissait évident à l'époque par l'analyse réelle des structures sociales et non une analyse au filtre d'une idéologie matérialiste ou idéaliste, est confirmé par les travaux historiques sérieux les plus récents sur le sujet, qui en retraçant la généalogie des ouvrages théoriques sur l'organisation bureaucratique des sociétés remonte aux écrits supposément libéraux du tournant des XIX° et XX° siècle dont s'inspirèrent tant les promoteurs du taylorisme que ceux du stakhanovisme. La principale différence, à l'époque (je veux dire, au début du XX° siècle) venait du fait que dans la déclinaison soviétique cette forme d'ingénierie sociale était centralisée, “étatique”, dans celle des pays supposés non communistes elle était décentralisée, “libérale”. Ce qui permit aux théoriciens confrontés à la mise en œuvre de ce type d'organisation de constater, après l'échec partiel de l'URSS et total de l'Allemagne nazie, qu'une bureaucratie décentralisée était plus efficace. Avec un double problème cependant, le fait qu'une société très hiérarchisée a une tendance que l'on dirait naturelle si ça avait affaire avec la nature, à se centraliser, et celui que toute société qui construit sa structure sociale sur un modèle carotte-bâton, berger-loup, est très consommatrice de ressources sociales improductives puisque dévolues en proportion toujours plus importante aux structures de contrôle et de régulation.
J'en parlais par ailleurs, idéalistes et matérialistes ont un problème qui ne se révèle qu'à long terme, ils ne voient que la moitié de la réalité. Comme ils ont tendance à travailler en binôme, à court et moyen terme ça n'a pas, ou pas trop, de conséquences, mais dès que l'un des groupes rompt le contrat et prend plus que sa part ça en pose, le taux de progression réel des ressources sociales progressant beaucoup moins vite que le taux du prélèvement auquel ils procèdent. Même si ces indicateurs ne sont pas réellement pertinents, le PNB et l'inflation illustrent la chose : lors des deux dernières phases d'ajustement de cette structure, les supposées “trente glorieuses” et la période qui a suivi, en gros depuis le milieu des années 1980, on a eu un même résultat avec des causes apparemment opposées. Dans les deux phases, on part avec une situation comparable, un “taux de croissance mondial” relativement élevé et un “taux d'inflation” assez ou très inférieur, tenant compte que si les ressources sociales ne progressent jamais très vite, il y a nécessairement une entourloupe. À la sortie de la deuxième guerre mondiale, l'entourloupe était assez grossière mais dans un contexte de fermeture des frontières, spécialement des frontières intellectuelles, ça ne gênait pas que ce soit grossier : comme les colonies actuelles (donc, de 1945) avaient un rendement décroissant (pour le dire mieux, coûtaient plus qu'elles ne rapportaient) il fallut “recoloniser” quelque part ailleurs, et ce quelque part ailleurs fut l'Amérique Centrale et du Sud qui, dans les décennies précédentes avait eu le plus fort taux de croissance nominale et qui, en trois décennies, régressa pour basculer dans le camp du “tiers monde”, pour le dire autrement, le “PMB”, le “produit mondial brut”, qui avait justement été transféré pour une bonne part dans cette zone, repartit vers l'Europe et l'Amérique du Nord. Mais sur la fin et pour des raisons diverses dont la principale était le tarissement des ressources ça cessa et l'inflation connut une brusque progression dans le même temps où le PMB régressait assez fort. À la fin des années 1960, après une première phase de “terrorisation de zones sous contrôle” avec couvercles autoritaires pour éviter que ça saute vraiment, et bien, ça se mit à vraiment sauter, d'où accentuation de la pression (mise en place de dictatures dans presque tous ces pays, répression sanglante des troubles) ce qui, très évidemment, suscita des vocations de “sauveurs du monde” en Europe et en Amérique du Nord, et conséquemment, à leur retour au pays, augmentation du niveau local de “terrorisme”, tensions, lois d'exception, enfin, le processus normal, vous connaissez ça...
La période récente est donc inverse : au milieu des années 1980, on parvient à revenir à un rééquilibrage entre taux de PNB et d'inflation, la supposée croissance étant donnée comme assez honorable. Problème, les moyens de communication se sont considérablement améliorés et ne cessent de le faire, du coup on peut beaucoup moins facilement, sinon en Chine et dans quelques autre États moins importants mais tout aussi opaques, bidonner les chiffres de la supposée croissance, qui régressent assez vite. Ce qu'on bidonnera pendant un temps c'est le taux d'inflation mais par la suite, alentour de 2005, même ça deviendra difficile. De fait, les deux taux sont si bas et si proches que la baisse de l'un ou l'autre en dessous de 2% équivaut à une “surchauffe” ou à, comme on dit élégamment de nos jours, une ”progression négative”, vu que le mot “récession” est tabou. Apparence inverse, résultat équivalent : les caisses sont vides, du fait la soupape de sûreté de l'heure, le Moyen-Orient, ne peut plus trop être soutenue financièrement ou en moyens, et ce qui était un point de fixation des éléments de déstabilisation devient un abcès de fixation des causes de déstabilisation. Et comme dans la période 1965-1975 (à quelque chose près) pour l'Amérique latine, un puissant attracteur pour les jeunes (et parfois moins jeunes) amateurs d'aventures exaltantes. Où l'on voit l'incessant aveuglement de nos sympathique Bergers et de leurs fidèles Loups Chiens, à chaque fois c'est “toutes choses égales par ailleurs”, à chaque fois on fait bouger un curseur des organes de contrôle et de régulation, et à chaque fois les choses ne sont pas égales par ailleurs, donc se dérèglent de manière imprévisible.
Une chose est intéressante dans la période actuelle, on peut la voir comme le fameux “retour des années 30” dont on nous bassina depuis le début du siècle avant de cesser de le ressasser quand ça commença à devenir assez vrai, mais bien sûr l'Histoire ne revient jamais, le passé ne peut pas être le présent, donc, on a le schéma “années 30” (en réalité, années 1921-1947 mais il ne faut pas trop en demander aux médiateurs et politiques question analyse sérieuse du passé) avec une petite modification qui explique pourquoi le retour réel est celui des années 1965-1975, pour la structure générale : dans les années 1930, “l'ennemi intérieur”, c'est-à-dire celui censé être « un corps étranger en notre sein », et bien il n'était en aucune manière étranger, donc n'avait aucun point extérieur comme secours identitaire et comme allié potentiel – oui, même quand c'étaient des communistes, puisque l'opposition formelle entre totalitarismes “de gauche” et “de droite” était de façade, et sauf quelques rares responsables, les communistes n'eurent aucun secours de la part de la clique du Petit Père des Peuples. Or, “l'ennemi intérieur” inventé au début de la période et définitivement défini vers 1995, les jeunes “d'origine”, spécifiquement d'Afrique et spécialement de pays à majorité musulmane, tout aussi intérieur que celui des années 1930, a l'avantage, comme les jeunes de la période latino-américaine d'avoir un modèle de comportement à l'étranger, et l'avantage double de pouvoir s'identifier pleinement à ce modèle qui cette fois n'est plus seulement politique mais total : culturel, civilisationnel, politique et religieux. Pour moi, si certains y rêvaient, je suis persuadé que nos gentils responsables n'ont vraiment pas anticipé l'évolution récente et la création d'un “ennemi intérieur” incontrôlable, parce que très difficile à infiltrer. Quand c'est un ennemi “politique” ou “criminel, la conformité au groupe est relativement facile, quand c'est un ennemi “total”, et bien, si on pratique une immersion totale on se coupe de la société globale, ce qui n'est pas le but.
Voilà le contexte qui, donc, au-delà de différences contextuelles, ne diffère pas tant de cas antérieurs. Notamment sur l'aspect du titre de cette partie, la transformation des Moutons dans les sociétés libérales et démocratiques. Le problème initial à résoudre est le “retour à l'ordre”, le rétablissement d'un contrôle social efficace. Pour ça, un ennemi vraisemblable doit comporter à la fois des penseurs et des acteurs, des “idéologues” et des “terroristes” donc, mais, disons, normalement les idéologues sont rares et facilement contrôlables quand cet ennemi est politique. Quand il est total, ça peut être n'importe qui n'importe où, car cette idéologie est toujours disponible. On a pu voir ça par exemple durant la période dite des guerres de religion, dont la source est moins tant à l'époque un renforcement du contrôle social, qui au contraire était assez fort au tout début, que la conséquence d'une longue opposition des Bergers et des Loups pour la prééminence. Au début du millénaire le groupe qui seul peut fédérer les deux groupes est celui des Bergers ; très tôt dans ce millénaire les Loups s'emparent en le transformant du moyen de contrôle, l'écriture, en disposant de son propre groupe de clercs, des clercs laïcs en quelque sorte, lesquels s'en servent pour transcrire non plus la langue commune mais celle vulgaire, celle, censément, du peuple, en réalité des élites politiques et militaires qui se sont peu à peu unifiées par blocs plus ou moins liés et toujours moins assujettis aux prêtres. Dans une seconde phase (XII° et XIII° siècles surtout, même si ça commence un peu plus tôt et que ça s'achève un peu plus tard), les Bergers reprennent la main ; la première crise ouverte est le Grand schisme d'Occident qui se résout plus ou moins clairement ; celle qui suit est initiée par les Loups qui protègent et aident certains Réformateurs, pour justement réformer la religion catholique en un sens dont ils pensent qu'il leur sera favorable. Leur erreur fut de croire qu'on peut diviser la liberté : si on a la liberté de l'âme, quelle raison pour ne pas avoir celle du corps ?
La religion musulmane a beaucoup en commun avec les religions réformées, notamment le fait qu'il n'y a pas de clergé formel, sauf pour le chiisme, qui est très minoritaire. Bien sûr, c'est relatif, tant dans l'Islam que dans la Réforme on a des branches très libérales, et d'autres beaucoup plus formalistes, mais du moins, dès lors que l'aspect proprement politique (celui à l'arrière-plan de la doctrine des Frères musulmans, d'Al Qaida, des mouvements salafistes “djihadistes” des décennies 1990-2000) se réduit, l'aspect culturel et religieux se renforce, du fait n'importe quel “vrai croyant” fera affaire comme idéologue. Si l'on considère l'affaire évoquée en début de ce texte, on voit quel processus ? Un gars qui naît dans une famille dysfonctionnelle où tout se règle par la violence et la soumission. Le dernier des enfants et semble-t-il celui qui a subi le plus des injonctions contradictoires, instable, violent, imprévisible. Dire de lui que c'est un “terroriste islamiste” n'a guère de sens. C'est un Mouton à qui on a appris à se comporter comme un Loup et qui se protège de sa propre incohérence en usant du discours du Berger au moment même où il agit en contradiction avec sa foi supposée. Le procès évoqué n'est pas le bon procès, on aurait du trouver dans le box des accusés tous ceux qui ont contribué à sa dérive meurtrière, presque tous ses aînés, toute la chaîne de complicités qui organise et rend possible la circulation et la vente illégale d'armes, et non le seul dernier maillon, les travailleurs sociaux qui ont failli, et j'en oublie. Ce meurtrier n'est pas une “victime du système” mais une conséquence prévisible de tous ses dysfonctionnements, et du consentement de tous les acteurs concernés à cet état des choses, cet état de fait qui dévoie l'État de droit.
Par le fait, le frère du meurtrier est une sorte de Berger, mais un Berger qui a beaucoup à voir avec un Loup, et le vendeur de l'arme meurtrière est un Loup, mais un Loup un peu Berger, et in fine tous deux ont beaucoup du Mouton, ils consentent, ils consentent à la loi du groupe, et la loi du groupe est celle de la société, quelques Bergers et quelques Loups au sommet, et beaucoup de Moutons qui se prennent pour des Bergers et des Loups. Et qui contre eux-mêmes agissent pour les Loups et les Bergers. Certains, dont parfois des premiers ministres, chez qui on espèrerait plus de discernement, croient qu'expliquer et comprendre c'est excuser, or c'est l'inverse : plus on fait l'effort de comprendre le monde et de se l'expliquer, moins on est enclin à excuser, par exemple on se prend à manquer d'indulgence pour des supposés responsables, des premiers ministres par exemple, qui passent leur temps à expliquer, précisément, que les décisions qu'ils prennent, ils n'en sont pas responsables. C'est sûr, Manuel Vals n'est pas un assassin, c'est seulement ce “responsable” qui n'honore pas l'engagement de son gouvernement et qui par ce refus, et par son soutien au renforcement des frontières, permet qu'on rejette à la mer ceux mêmes que la loi de son pays requiert qu'il les accueille. Il n'est pas responsable, c'est dit. Chacun est responsable, de soi. Celui qui, pourrait-on lui trouver des circonstances atténuantes, agit contre la société, il est responsable de ses actes. Celui qui, par son irresponsabilité, tolère ou provoque les conditions qui conduisent à ce qu'on puisse faire d'un Mouton un Loup, il est responsable de son irresponsabilité, et lui sans circonstances atténuantes car, ayant tout fait pour accéder à une fonction de responsabilité, il prétend ne pas être responsable.
Je ne suis ni juge ni bourreau, je dis juste ceci : tant qu'une majorité de membres d'une société accepte de déléguer sa responsabilité à des irresponsables, elle ne me semble pas être en situation de blâmer ces irresponsables, moins encore de les juger. Et je dis aussi que si une majorité des membres d'une société reprend sa responsabilité, les irresponsables redeviendront ce qu'ils sont, des responsables, mais d'une autre sorte de responsabilité.