J'ai une hypothèse non démontrée, et souvent contredite par les faits ou par les dires, un être vivant désire persévérer en son essence et en son être. Son essence est, disons, sa manière propre, sa manière unique de présence au monde, son être est sa manière commune, sa manière ordinaire d'action dans le monde. Quand elle est contredite par les dires, et bien, si une personne passe un très long temps à parler de l'inconvénient d'être né et de l'attrait du suicide, comme Emil Cioran, mort à 84 ans, et bien je peux supposer que cet inconvénient est mineur pour lui, et cet attrait limité. Quand elle est contredite par les faits, ça n'est pas toujours par désir de ne pas persévérer en ce monde, ça peut être un accident, une prise de risque mal évaluée, une interprétation erronée de propos d'un tiers sur la préservation de l'âme après la mort, etc. Et même quand on agit sciemment et sans croire à une quelconque vie après la mort en agissant contre soi (suicide) ou contre d'autres en courant un risque éminent d'en mourir, ça peut être parce que vivre induirait plus d'inconvénient pour soi que mourir – comme je le dis ou l'écris parfois, reprenant une sentence célèbre, plutôt mourir libre que vivre enchaîné, à quoi j'ajoute que, malgré tout, mieux vaut vivre libre...
Donc, les intentions. Tous mes propos préalables sur cette partie de mon site personnelle, Révélation sur le mont, ont pour intention de considérer les intentions. La question de l'action des humains et de leurs possibles conséquences sur les autres humains doit dans tous les cas, qu'ils soient positifs ou négatifs, s'éclairer des intentions. Une action peut avoir une bonne ou une mauvaise conséquence, ou ne pas en avoir, et dans les trois cas l'intention peut être aussi bien bonne que mauvaise, ou ne pas être. Les actions sans intention ni effet n'ont pas d'intérêt ici. Pour les autres, selon les cas on pourra décider si la conséquence est de l'ordre du bien ou de celui du mal.
Le bien et le mal.
Je suis réaliste et comme tel, ne considère pas que quoi que ce soit puisse se voir qualifier de bien ou de mal “par nature”. Comme humain et être social j'ai bien sûr mon opinion sur ces notions et dispose d'un petit matelas de principes moraux et éthiques mais ce ne sont pas des fins, ce sont des moyens pour éclairer mon jugement quand aux actions humaines et sociales. In abstracto je suis contre la guerre, la guerre c'est mal, plus largement je suis contre la violence. Bon. Mais je suis aussi partisan de ma propre préservation. Si un sale type (ou une sale nana mais c'est plus rare) tente ou menace de me blesser ou me tuer, je ferai mon possible pour éviter ça, de préférence sans violence, si besoin avec, et si nécessaire en le tuant. Si un pays menace le mien, si mes responsables sont raisonnables ils tenteront au mieux d'éviter une guerre, si ça se révèle impossible il devra se résoudre à le combattre et si possible à le battre, si possible sans trop de dégâts, si impossible, et bien tant pis, la chose la plus important au monde est sa propre préservation.
Voilà le principe. Et voici la réalité : quand deux humains ou deux groupes humains se confrontent, quelles sont les intentions de chacun et pour les groupes, de chacun de leurs membres ? Bien sûr, les conséquences importent, mais moins que les intentions. Les humains sont des animaux mais des animaux particuliers, ils ont la capacité d'une grande emprise sur eux-mêmes et sur leur environnement. C'est inné et c'est acquis, la capacité est innée, sa réalisation est acquise. Pour des raisons diverses, et diversement explorées et exposées dans d'autres pages de ce site, il peut y avoir des “ratages” dans l'assez long processus qui est censé faire émerger cette capacité, et il peut y avoir aussi des réussites qui échouent.
Autonomisation.
Le but général d'une société humaine est de permettre à ses membres l'autonomie la plus large possible, ce qui est un bien pour elle, mais aussi un risque. La vie, quoi : ne pas assez bouger, c'est un risque, trop bouger, c'est un risque. Tout être vivant tend à ce que dit et en ce but cherche les opportunités les meilleures, c'est-à-dire celles qui augmentent à la fois sa sureté et sa liberté. Sans parler de ce qui précède qui n'est pas encore assez connu pour qu'on aille au-delà des hypothèses, la première réalisation vérifiable du processus de gain “interne” en sûreté et liberté est celui des eucaryotes. Interne entre guillemets car il s'agit déjà d'une association. Le modèle d'alors est strictement le même que celui appliqué par les sociétés humaines : un centre essentiellement passif, une barrière filtrante, un milieu intérieur actif, une périphérie mixte, essentiellement fermée et protectrice avec des points de circulation entre l'intérieur et l'extérieur. Plus on est proche du centre, plus on a de sûreté et moins on a de liberté. S'amorce ensuite un mouvement de “croissance externe” qui avec le temps aboutit à la reproduction du modèle initial dans une autre configuration, plus proche en un sens de la cellule procaryote si l'on considère l'organisme entier, plus proche de l'eucaryote si l'on considère chaque organe, qui est une sorte de cellule mais constituée d'un groupe de cellules. C'est plutôt à l'étape suivante, celle des sociétés d'organismes, qu'on retrouve la structure de l'eucaryote, des individus mobiles, un centre plutôt statique, un “milieu intérieur” plutôt actif, une périphérie qui protège et surveille les entrées et sorties, et plus on est proche du centre – vous connaissez le truc déjà. Ce sont les sociétés d'invertébrés. Je passe les étapes pour en venir aux sociétés humaines.
Dans les sociétés d'autres espèces, même s'il y a une certaine diversité entre les individus ça reste à un niveau de spécialisation et surtout, d'organisation assez limité. En voyant ça à un niveau plus large, celui d'un écosystème, il y a bien quelque chose de cette sorte mais sans que les membres (individus ou groupes) de l'écosystème en aient conscience, disons, les ajustements danun tel système ressortent de l'homéostasie qui, nous dit l'article de Wikipédia sur le sujet, « est un phénomène par lequel un facteur clé [...] est maintenu autour d'une valeur bénéfique pour le système considéré, grâce à un processus de régulation » : les prédateurs ne décident pas de faire du malthusianisme quand les proies se font rares, les proies ne se présentent pas sous la dent des prédateurs quand elles prolifèrent à l'excès, c'est un cycle où chacun des trois acteurs, prédateur-proie-végétal (les “proies” ne sont pas toutes végétariennes mais c'est tout de même le cas courant), va subir un “plus bas” à son tour, qui réduit les capacités de défense des proies ou d'attaque des prédateurs, selon l'instant du cycle, et qui s'équilibre sur la durée.
Chez les humains émergea, il y a pas mal de temps déjà, un phénomène de conscientisation. Je ne vais pas détailler ici, je le fais bien assez dans d'autres pages, toujours est-il que c'est lié au langage, à ce type de langage qui leur est propre et qui leur permet, pour les individus à, disons, partager leur vision du monde et transmettre leurs savoir-faire, pour les groupes et plus tard proprement les sociétés au sens actuel, à “conserver la mémoire des anciens” et de ce fait à produire un “esprit collectif” qui est plus que la somme de l'esprit de tous ses membres, actuels ou passés. Cet “esprit collectif” a une extension dans l'espace et dans le temps et leur permet de ce fait, non plus de s'organiser eux-mêmes, de former un collectif qui agit comme un organisme, mais d'organiser leur territoire même, d'intégrer leur espace social et ce qu'il contient, animé ou inanimé, animal ou végétal, dans l'organisme que compose leur société, parce que garder la mémoire du passé permet d'anticiper l'avenir, de faire des pronostics à long terme sur la meilleure manière d'assurer leur sûreté tout en augmentant leur liberté. Mais cette capacité a un effet secondaire qui n'apparaît qu'à long ou très long terme : modifier son espace de vie invalide en partie ce que l'expérience a enseigné aux individus, au groupe, à la société. Disons, les humains ont tendance à penser l'organisation de leur société « toutes choses égales par ailleurs » alors même que cette organisation modifie toutes choses. Il a fallu un très long temps pour que les humains commencent à prendre en partie conscience de la chose.
On peut situer cette première prise de conscience des conséquences à long terme du type de prédation qui leur est propre, non plus la prédation du seul vivant mais celle de tout leur espace de vie, il y a 12000 ans environ, quand, un peu partout dans le monde, des humains se mirent à la culture et à l'élevage. Autant qu'on puisse le comprendre – et on le comprend de mieux en mieux – cette nouvelle manière d'organiser leur espace de vie, leur espace social désormais, n'a rien de fortuit et de progressif, jusqu'à cette époque il n'y a rien de tel ou de manière très marginale, peu après cette époque et dans des bassins de peuplement séparés tous les humains s'y mettent, et très vite. Quand je dis tous les humains c'est excessif, il y eut pas mal de groupes humains qui conservèrent un mode de vie axé pour l'essentiel sur la cueillette, la chasse, la pêche, le petit artisanat et les arts, et même dans des groupes où la culture et l'élevage prirent plus d'ampleur, ça resta des activités secondaires. Question de contexte, autant qu'on le sache. Il y eut même des groupes humains qui, quand les effets secondaires néfastes de ce type d'organisation de l'espace se manifesta, prirent une voie, disons, traditionaliste, développèrent des formes sociales formellement proches même si fondamentalement très différentes de l'ancien modèle cueillette-chasse-pêche. Je pense entre autres aux Indiens des grandes plaines d'Amérique du Nord qui, après une évolution des formes sociales convergentes avec celles des Indiens d'Amérique Centrale et du Sud, revinrent à des formes sociales moins sédentaires, nomades ou semi-nomades. Sans épiloguer, il ne s'agit pas de “régressions” mais d'évolutions divergentes, en partie délibérées, en partie liées au contexte de vie et aux choix d'organisation sociale antérieurs.
Les effets secondaires néfastes... Et bien, c'est principalement l'apparition du crime et du délit, liés à la forme même de la structure sociale. Les humains sont des primates sociaux et comme tels ont une organisation sociale hiérarchique avec dominants et dominés. Mais dans une société de cueilleurs-chasseurs-pêcheurs, nécessairement limitée en nombre d'individus, cette hiérarchie est instable et attachée à l'individu même, le dominant du jour peut très vite devenir le dominé du lendemain, voire être exclu du groupe ou tué. Dans un groupe humain de petite dimension la position de dominant n'est pas très enviable, beaucoup de risque, peu de profits. Certes, crimes et délits comme actes ne sont pas nés avec la culture et l'élevage, et probablement ils existaient déjà comme actes à sanctionner et si nécessaire à punir (les groupes de primates sociaux, notamment les chimpanzés, connaissent des formes de “tribunaux populaires” expéditifs où un individu du même groupe ou d'un autre est d'une certaine façon jugé comme “ne respectant pas la loi du groupe” et massacré ou expulsé hors du territoire de ce groupe) mais, dans le cas de sociétés agropastorales et par après dans tout groupe humain d'une certaine extension en territoire et population, se posent d'autres problèmes, lesquels nécessitent des institutions formelles (lois, règles, tabous, interdits...) et réelles (pour faire simple, un appareil judiciaire) plus complexes.
L'intérêt de l'agropastoralisme pour l'espèce, pour une société et pour les individus, est de favoriser l'expansion démographique ; son inconvénient est de favoriser la domination sans risque et la perversité, c'est-à-dire la commission d'actes délictueux ou criminels dont les vrais auteurs ne sont pas identifiables ou ne sont pas punissables. Dans son roman La Ferme des animaux George Orwell expose assez bien le processus1. Bien sûr il s'agit d'une simplification mais tout texte simplifie la réalité, la littérature, du moins la bonne (dans sa structure ou sa forme plus que dans son fond ou son style), permettant de bien mieux la restituer. Donc, la ferme des animaux : au moment de la révolte des animaux, tous sont égaux, puis assez vite certains, dans ce récit les porcs, sont assez vite des règles établissent que “certains sont plus égaux que d'autres”. Profitant de sa position, l'un accapare de jeunes animaux et les élève séparément des autres de telle manière qu'ils deviennent physiquement puissants et psychiquement dépendants, des extensions de lui-même et des armes, après quoi, et bien il y a le chef, ses seconds, ses bras armés et “l'ordre règne”.
Une société agropastorale s'étend et s'unifie sur de vastes territoires, bien plus vastes que ceux d'une société de cueilleurs-chasseurs-pêcheurs, non que leur territoire soit restreint, au contraire, mais l'espace social proprement dit est réduit ; pour les pasteurs et les cultivateurs il en va autrement, tout leur territoire est intégré à l'espace social, occupé en permanence, “humanisé”, approprié. Progressivement, il y a une spécialisation dans les fonctions sociales et la “mobilité sociale” se réduit jusqu'à se figer. Ce qui au départ est le bien commun devient le bien de quelques-uns, lesquels “organisent la pénurie”, soustraient pour leur seul profit et thésaurisent une large part des productions, les producteurs même devenant leurs débiteurs. Et bien sûr, les lois avalisent la régularité de ces spoliations. Ces accapareurs et leurs auxiliaires tirent parti de phénomènes liés à cette capacité d'une société humaine à constituer un “esprit collectif” que je décris par ailleurs comme une forme d'illusionnisme, qui fait que le groupe “au centre de la société” est une sorte de miroir où les autres membres de la société croient voir leur propre reflet, et certaine méthodes de conditionnement social “inversent les choses”, on voit comme “semblables” des “différents”, on voit le centre de l'espace social comme “ouvert“, sa périphérie comme “fermée”, du fait plus on souhaitera “aller plus loin”, plus on sera statique.
D'une certaine manière, les “accapareurs” sont des sortes de malades mentaux (et parfois ils le sont réellement).