Disons, j'ai une certaine conception de ce qu'est tel objet ou sujet, telle personne ou tel concept. Disons, je participe à l'encyclopédie collaborative Wikipédia. Disons, d'autres contributeurs n'ont pas la même conception. Dans le cadre d'une discussion, nous pouvons passer un certain temps voire un temps certain à, disons, tenter de les concilier et parvenir à un consensus, voir ce qui de nos oppositions est le fruit d'une définition différente de termes concourant à la description de ce dont nous parlons, ce qui devrait nous permettre d'éliminer les imprécisions et les possibles contresens en choisissant d'autres termes de même acception pour nous deux et pouvant remplacer ceux problématiques, ou considérer qu'une partie de nos divergences sont inconciliables mais toutes deux admissibles, ou bien ne pas parvenir à un consensus. Dans le second cas, d'autres personnes devront participer à la discussion pour tenter d'élaborer une autre sorte de consensus où l'on évalue la pertinence relative des divergences pour en tenir compte à la mesure de cette pertinence (disons, si l'on n'est jamais allé sur la Lune et qu'on n'a pas de moyens d'investigation suffisants pour en connaître la nature, entre l'idée qu'elle est faite de roche et celle qu'elle est faite de gruyère, la seconde n'aura pas la prééminence car une plus faible vraisemblance, jusqu'à constat irréfutable qu'elle est de l'une ou l'autre matière, ou d'une troisième, en guimauve par exemple1).

Le consensus est un processus long et jamais définitif mais seul à même de faire progresser le savoir, le principe énoncé en introduction, « qui cherche trouve », se rapporte à une autre manière de résoudre une discussion : le vote avec quorum. Le quorum le plus courant est la “majorité simple” sous deux aspects, la majorité des voix exprimées ou la majorité des inscrits. D'autres sont possibles, les deux tiers ou trois quarts des exprimés ou inscrits ou, si plus de deux options sont possibles, celle obtenant le plus de suffrage ou toutes celles passant un certain seuil d'exprimés ou d'inscrits, les votes à voix de valeur différente (telles comptant double, triple, quadruple, telles comptant pour une moitié, un tiers ou un quart de voix), les votes à deux instances, premier suffrage universel, deuxième suffrage censitaire, etc. Dans ces systèmes, le but n'est pas d'obtenir un consensus mais de trouver une issue qui sera ou non l'ordre du consensus. Dans Wikipédia, qui à l'origine était basée sur la recherche de consensus, l'habitude s'est prise au cours du temps de s'orienter vers le vote. Certes il ne faut pas le dire, on parle d'émettre des “avis” et d'établir un “consensus”, mais l'habitude est de “consensualiser” en faveur de la majorité simple dans les cas généraux, de “consensualiser” en fonction du choix du cens dans les cas de décisions à deux niveaux, et je précise, du choix à majorité simple. À quoi s'ajoute un processus qui se mit lentement et insidieusement en place, même si sa source est presque consubstantielle à Wikipédia et au projet global Wikimedia, du fait que comme toute société il s'agit d'un objet paradoxal, anarchisant dans son principe, très hiérarchisé dans son organisation : la mise en place d'une forme classique de structure sociale avec constitution d'une oligarchie et d'une aristocratie.

Wikimedia/Wikipédia comme modèle grandeur nature de société.

Pour simplifier je pourrais choisir l'un des noms mais je n'aime pas simplifier, parfois j'écris “pour simplifier je dirai par après” et ne le fais jamais, simplifier me complique la vie et m'embrouille les idées. Wikimedia/Wikipédia est un binôme et l'un explique l'autre. Au départ existe un projet “aristocratique”, une encyclopédie libre en ligne, libre d'accès mais non libre pour sa composition, qui aurait du voir des contributions de “spécialistes” bénévoles enregistrés et vérifiés. Ouais. Des spécialistes bénévoles. On peut rêver... Ça rata, comme ratèrent toutes les tentatives similaires par la suite, soit que les supposés spécialistes l'étaient modérément, soit qu'ils n'aient eu guère de temps ni de volonté pour s'y consacrer. D'un sens, et en vue d'encyclopédisme, ces tentatives ressemblèrent au mieux au cas de l'Académie française pour son dictionnaire, où le peu de temps et fondamentalement, le peu de compétence à travailler comme un collectif des rédacteurs induit une productivité basse et erratique, au pire à une assemblée de pseudo-sachants qui évitent la sanction de leurs pairs, je veux dire, de tous les humains et en tout cas de tous les internautes, et d'un comité éditorial, pour publier leur version d'un objet de connaissance, entre ces deux cas d'une sorte d'Université où la concurrence ne fait pas émulation mais induit souvent une version trop savante et destinée au “savants”, ou appauvrie et destinée aux “ignorants”.

La naissance de Wikimedia/Wikipédia est un schéma universel de fondation d'un objet social total à évolution imprévisible, l'association d'un “salaud”, d'un “con” et d'un “moyen”. En général ces fonctions sont assumées par des groupes, en ce cas se sont trois individus, Jimmy Wales dans le rôle du salaud, Ben Kovitz dans celui du con, Larry Sanger dans celui du moyen. Ce sont des fonctions, a priori Kovitz n'est pas un con et, probablement, Wales n'est pas vraiment un salaud mais ça se discute, vu son comportement par la suite. Disons, les rôles de con et de moyen sont avant tout fonctionnels, celui de salaud peut l'être mais n'est jamais aussi bien pris en charge que par un vrai salaud, mais un salaud un peu con. Pour la n-ième fois je ressors une de mes phrases fétiches, tout con est un salaud en devenir, tout salaud est un con qui s'ignore. Pour les cons, ça concerne les “vrais” cons, je veux dire, les gens qui se comportent en cons même en dehors de leurs fonctions sociales, les vrais cons ça n'existe pas sinon transitoirement, sous les aspects des salauds. Un moyen est une personne qui a des idées, et qui cherche les moyens de la réaliser. C'est une des manières de trouver ce que l'on cherche : un moyen susceptible d'atteindre un but, lequel n'est pas une fin mais une possibilité de découvrir de nouveaux buts à réaliser. Un con est une personne qui a des idées fixes et pour laquelle un moyen est une fin, le but ne faisant pas partie de ses questions, il découvre une méthode de mise en œuvre d'un moyen, lequel dérive d'autres moyens qui, mis ensemble, seront plus que la somme de ces moyens. On peut dire qu'en un sens un con invente sans avoir conscience de le faire dans l'instant. Il est d'ailleurs courant que les inventeurs vraiment cons rompent avec les moyens et les salauds au motif qu'ils “dénaturent” leur invention, ce qui n'est pas exact, en réalité ils l'acculturent, la transforment pour qu'elle puisse s'insérer “naturellement” dans leurs propres projets. Un salaud, et bien, on ne sait jamais trop ce que veut un salaud. Typiquement, le salaud poursuit son propre but, un but “individuel” qui de son point de vue est une fin, un “accomplissement”.

Types sociaux.

Le salaud typique est une sorte d'hyperactif social, il n'est pas nécessairement hyperactif selon la nosologie psychiatrique actuelle mais il est au centre de plusieurs activités et consacre la plus grande partie de son temps d'activité à suivre leur évolution pour, quand le cas se présente, en capter de l'avoir social sous forme de revenus financiers, de positions de pouvoir ou de notoriété, si possible de célébrité. S'occupant de plusieurs projets, il n'a jamais le temps de participer directement à leur réalisation, disons, il contrôle mais il n'agit pas, son action effective se déroulant ailleurs, là où il mène son projet “secret” – un secret de polichinelle cela dit, qui se résume en, devenir Maître du Monde. Le problème récurrent pour les salauds est qu'ils doivent se disperser, mener plusieurs projets de front, parfois contradictoires à court terme, s'ingénier à faire que leur propre projet ne soit pas visible ni connu, problème qui se double du fait qu'ils n'ont confiance en personne, en les autres salauds notamment, puisqu'ils ont le même projet. Ce qui les conduit à plus ou moins long terme à mettre en œuvre un projet qui les empêchera de réaliser la fin qu'ils visaient. À cause des cons et des moyens.

Une petite précision : salaud étant à la base une fonction sociale, n'importe qui peut faire fonction de salaud, aussi bien un salaud qu'un con ou un moyen. Un projet formellement de salaud peut donc être de fait un projet de con où le moyen est la fin, ou de moyen, donc où la fin supposée ne sera que le début d'un nouveau projet. Factuellement, quelle que soit la configuration on aboutit toujours à une fin de moyen, en ce sens que si c'est un con qui joue au salaud, il y aura toujours un moyen pas bien loin qui proposera un “petit” changement dont le résultat sera d'en faire à terme un moyen de moyen, si c'est un salaud il devra par nécessité s'appuyer sur un moyen pour détecter le moyen à même de réaliser son projet, et un moyen fourni par un moyen, deviendra nécessairement un moyen de moyen, et bien sûr si c'est un moyen, comme il n'est pas concerné par la fin, quelque apparence qu'ait son moyen, soit un moyen de con, soit de salaud, ça sera un moyen de moyen.

La formulation est certes un peu contournée et je m'y perds moi-même, mais le principe simple en revanche : que l'initiateur du “projet secret” soit un con, un salaud ou un moyen, il faudra nécessairement que la “cheville ouvrière” du projet soit un moyen, rapport au fait que les salauds et les cons ne savent pas travailler ensemble, pour les salauds les cons sont toujours trop lents, pour les cons les salauds toujours trop pressés. Les moyens, qui vont le plus souvent à leur propre allure, savent ralentir ou accélérer pour se mettre en harmonie avec un con ou un salaud2. Un salaud doit disposer d'un moyen de con pour réaliser son projet propre, et d'une transformation de ce moyen par un moyen pour le rendre socialement acceptable. Où le salaud apparaît un con in fine, si du moins le salaud fonctionnel est un vrai salaud, comme il contrôle et surveille les cons et les moyens il croit toujours “avoir le pouvoir” et a l'illusion que, dans son contexte, le moyen conçu par le con n'agira que sur un segment limité de la société, le reste étant “toutes choses égales par ailleurs”. En physique ou en chimie c'est possible,et encore pas toujours, cette histoire de “toutes choses égales par ailleurs”, en “ingénierie sociale” c'est une vue de l'esprit, pour exemple la V° République française.

Prédictions, piège à cons – et à salauds.

De Gaulle, qui avait oublié d'être con et n'était peut-être pas salaud, avait constaté à la sortie de la deuxième guerre mondiale que les groupes de pouvoir de l'avant-guerre et même certains nés ou consolidés durant l'Occupation avaient très vite reconstitué la structure de pouvoir qui avait montré ses limites vers 1935 et l'empêchaient de mettre en place une autre structure, pas nécessairement mais probablement plus intéressante. Sachant qu'on ne change pas une structure “de l'intérieur” sans circonstance grave, sachant que cette circonstance ne viendrait pas trop vite, et sachant que si elle devait se produire il faudrait apparaître comme un “homme providentiel” hors du groupe partisan de cette structure et se distinguant des groupes “d'opposition” radicaux, il se retira sur son Aventin, avec je suppose l'espoir d'être là le moment opportun. Qui intervint en 1958. Cette fois, il n'accepta la fonction de Président du conseil qu'à la condition d'avoir les pleins pouvoirs et, le temps de cette période exceptionnelle, toute liberté de concevoir une nouvelle Constitution. Que dire ? Cette Constitution telle que conçue à l'origine ne pouvait être mise en œuvre que par une seule personne, celle qui l'avaient imaginée, de Gaulle. Il n'a que très peu participé à sa rédaction, juste donné les grandes lignes et tenu réellement à un seul point, le président de la République devait être le chef de l'exécutif mais non le responsable de la politique du gouvernement, rapport au fait que ce qui était au départ une bonne idée, un président qui n'était que de représentation et un chef du gouvernement qui émanait du législatif, se révéla à terme un problème, le vrai chef de l'État étant “irresponsable”, le chef de l'État en titre ne pouvant être “coupable”, bref, quoi que fasse l'exécutif, il n'y avait pas de sanction sociale efficace contre lui.

L'intérêt de la V° République est double : on peut la modifier assez aisément et, dans les cas où il y a concordance entre la majorité parlementaire et le chef de l'État le peuple va exercer son contrôle par la manifestation ou par les urnes, s'il y a discordance le contrôle sera réciproque, le chef de l'État ayant toujours entre les mains les deux instruments qui obligeront la majorité à ne pas en faire de trop, le véto et la dissolution. On ne peut pas préjuger de l'avenir, contrairement à son successeur Pompidou, de Gaulle avait je pense une claire vision de l'avenir, donc de son imprévisibilité, et je le vois mal, à l'occasion des vœux présidentiels, dire « Et je peux vous prédire par avance [...] », qui au-delà du truisme (prédire, c'est toujours dire à l'avance...) a toute chances de se voir contredit par la réalité, par exemple il ne pouvait guère “prédire à l'avance” que, quel qu'ait été son projet politique, la mort l'interromprait trois mois plus tard. Bref, ne pas trop prédire à l'avance, l'avenir risque fort de vous donner tort... C'est je crois tout l'écart entre les “pragmatiques”, les “idéologues” et, disons, les “utopistes réalistes” : les premiers croient au “toutes choses égales”, les seconds au “demain tout changera”, les troisièmes rêvent l'avenir mais n'ont certes pas envie que leur rêve se réalise, ils se donnent juste la peine de faire que l'avenir soit plein des promesses du passé. La première et constante promesse étant que l'avenir est imprévisible, ce qui augure de bien des surprises. Je ne sais pas pour vous, pour moi j'aime les surprises.

La “société” Wikimedia/Wikipédia, prémisses et débuts.

Comme précisé, je n'ai aucune idée du projet réel de Jimmy Wales, je le suppose plutôt salaud et un peu con mais c'est peut-être un joueur, qui aime briller et laisse les choses se faire sans lui. Du moins, dans le trio original il est le Salaud, Ben Kovitz le Con, Larry Sanger le Moyen. L'idée de base, une encyclopédie réalisée par des “spécialistes”, universitaires autant que possible, et soumise à un comité de lecture, était strictement inenvisageable dès lors que ça se faisait sur la base du bénévolat, un universitaire ne contribue bien que s'il y a une transaction, soit qu'on le paie, soit qu'il paie. Et il a raison, pourquoi passer des années à devenir un “spécialiste reconnu”, dépenser beaucoup de temps et d'argent pour ça, et ne pas en être récompensé ? Et pour l'autre cas, payer, un universitaire en voie d'être reconnu se méfie de ce qui est gratuit, car ce qui est gratuit ne paie pas. Fonctionnellement les universitaires ont un rapport d'ordre sado-masochiste avec la société parce que le rapport entre enseignants et enseignés est du type dominant-dominé, durant leur progression (études, débuts dans l'enseignement) ils sont plutôt “masos”, par après plutôt “sados” mais ça ne se sépare pas trop bien, et le rapport dominant-dominé est toujours une transaction, le dominé “reçoit de la douleur et donne du plaisir”, le dominant fait l'inverse, sans que ça soit si simple, mais passons, toujours est-il qu'un universitaire a le plus souvent beaucoup de réticences avec tout ce qui lui apparaît de l'ordre de la gratuité.

Sanger a eu l'opportunité de se faire payer pour gérer l'ingérable, autant dire la situation idéale puisque pérenne, distrayante et peu fatigante. Dans ces contextes on passe beaucoup de temps à “négocier”, ce qui est distrayant même si parfois fastidieux (les “positions” des parties à concilier sont très stéréotypées et prévisibles), et peu à travailler. Ce qui vous laisse du temps pour apprendre, réfléchir, rêver et s'informer. Il tombe sur ce moyen, par l'entremise de Kovitz, le wiki. Je ne sais pas exactement comment il a réfléchi là-dessus mais je peux imaginer, un instrument souple, une édition rapide, un travail collaboratif aisé et une mise à jour permanente et simple. Très imparfait pour faire une encyclopédie, parfait pour faire une recension exhaustive du savoir qui puisse servir de base à une encyclopédie en s'affranchissant des blocages des détenteurs officiels du savoir. Je ne sais pas comment Sanger a “vendu” l'idée à Wales mais je peux aussi imaginer, disons, quelque chose comme dire à un loup qu'on va se faire le berger d'un immense troupeau de moutons en ouvrant un site encyclopédique où tout visiteur sera gratuitement un contributeur virtuel. Savez-vous ? Rien n'est gratuit en ce monde. Je ne sais pas ce que le Salaud voyait comme bénéfice mais il le vit, sinon il n'aurait pas initié ce projet en lui donnant les ressources nécessaires.

Wikipédia n'est pas le seul cas du genre mais l'un des rares où la structure arrive après la réalisation. Probablement, Wales voyait ce projet comme une simple extension de son propre objet, Nupédia, la “vraie” encyclopédie, le wiki comme source d'articles, Nupédia ouvert à des contributeurs non plus universitaires mais cultivés, ayant une culture élevée et des capacités rédactionnelles de qualité. Problème, deux ans plus tard Nupédia n'avait toujours pas décollé mais Wikipédia était devenue incontournable, Le Grand Truc dont tout le monde parle et, très rapidement, une source pour ceux mêmes qui en rejetaient l'esprit (n'importe qui peut contribuer ? Quelle horreur !) mais refusaient de s'investir dans un projet de type académique, les étudiants et enseignants, qui ne pouvaient plus s'en passer. Vraiment, je ne sais pas ce que peut penser et croire un salaud fonctionnel, je ne peux que supposer que Wales a voulu reprendre le contrôle de l'objet, puisqu'il ne pouvait pas être question de l'arrêter, mais ça peut être l'inverse, il a peut-être créé la structure, Wikimedia, pour que le projet devienne pérenne quoi qu'il puisse arriver à ses propres entreprises – même le plus naïf des salauds fonctionnels ne peut supposer qu'une entreprise commerciale c'est pour les Siècles des Siècles. Par le fait, une organisation à but non lucratif qui ne dépend pas d'un unique donateur a beaucoup plus de chances de durer.

Pour parler de l'avenir brièvement et sans rien en prédire (je ne suis pas Pompidou...), selon moi on devrait d'ici peu (ce qui est relatif, disons, entre demain et dans les cinq ans, avec une bonne hypothèse à un ou deux ans) voir naître, disons, de vraies encyclopédies, dont la base documentaire sera pour l'essentiel Wikipédia mais une autre Wikipédia que l'actuelle, une sorte de fédération où chaque langue principale sera autonome, indépendante de Wikimedia (actuellement, les entités existent déjà et peuvent immédiatement prendre le relais), où cependant la cohésion de l'ensemble persistera, et où donc le projet actuel, qui continuera à progresser, sera avant tout une base documentaire elle-même réorganisée pour séparer, disons, le savoir “sérieux” de celui “de divertissement”, la “culture populaire”, probablement en plusieurs ensemble plus nettement séparés, d'où résulteront plusieurs encyclopédies, l'une principale et plutôt sérieuse (comparable à l'Encyclopédie du XVIII° siècle), et des encyclopédies ou des dictionnaires spécialisés axés sur des domaines de savoir non académiques – cinéma, littérature, sports, cuisine, bricolage, tout ça se divisant en sous-domaines bien sûr3. Revenons à la société Wikimedia/Wikipédia.

De l'informel “anarchisant” au formel “dirigiste”.

Wikimedia/Wikipédia n'a jamais été un projet anarchiste, et jamais vraiment une dictature. À la base c'est la rencontre de personnes plutôt libertaires et d'autres plutôt libérales, qui se séparent beaucoup plus sur les fins que les moyens et sont souvent prêtes à des compromis tant que ça leur laisse l'opportunité de se ménager les moyens propres à leurs projets, qui sont d'une grande diversité. Le problème des libéraux et des libertaires, c'est surtout les libéraux et libertaires “idéologiques”. Ce que dit un libéral ou un libertaire réel est que la liberté est un moyen, non une fin. Bien sûr, chacun a ses fins et parfois (et souvent) les partage avec d'autres, mais ils ne préjugent pas de l'avenir. Des gens qui ne craignent pas l'essai/erreur pour autant que ça ne gêne personne sinon eux-mêmes, qui sont prêts à prendre des risques pour eux-mêmes mais pas pour les autres (aux deux sens : ne pas prendre de risques à la place d'un autre ni en faire courir à un tiers sans son consentement). Les idéologues libertaires, que l'on nomme plus spécifiquement les anarchistes, et libéraux, que l'on nomme les libertariens, partant de prémisses opposées, en arrivent fatalement aux mêmes processus. En gros, les anarchistes sont “naïfs” et disent qu'avec des individus entièrement autonomes l'Harmonie Universelle s'installera d'elle-même, les libertariens sont “cyniques” et postulent que la liberté des individus n'a aucune limite que leur capacité d'agir, bref, d'un côté les moutons, de l'autre les loups. Problème, “la société” a un peu de mal à intégrer ces faits d'évidence...

La convergence formelle de ces deux groupes, qui résulte souvent en convergence réelle, est liée à ce constat, “les gens” ne savent pas ce qui est bon pour eux. Du coup il va falloir les “convaincre”. Pour en avoir fréquenté de près, je vous le certifie, anarchistes comme libertariens ont une fâcheuse tendance à la paranoïa. Ça n'a rien de “psychologique”, même si la psychologie a quelque chose à y voir mais autrement, c'est social : quand on défend une idéologie qui va contre la société, la société l'entrave pour sa propre préservation. Du fait, un groupe anarchiste ou libertarien se sentira à juste titre menacé, avec ce problème que, menacé en tant que groupe, de par son idéologique individualiste il va “interpréter la menace” comme visant chacun de ses membres, verra cette opposition de la société envers son idéologie comme une volonté de “la société” de les détruire, de les tuer. D'où des stratégies élaborées pour “détruire la société de l'intérieur en agissant dans l'ombre”. Ça ne marche pas tellement à long terme (les sociétés humaines sont extrêmement résilientes) mais ça peut être assez nuisible à court ou moyen terme.

Wikipédia est un bon exemple de la chose. Après la fondation de Wikimedia comme structure, se mirent rapidement en place des “groupes de pression” probablement informels au départ, mais qui se structurèrent rapidement. Il y avait ceux, disons, “idéologiques”, intéressés par un domaine particulier ou par une organisation des contributions selon leur opinion sur ce que doit être une “bonne encyclopédie”4 et ceux plutôt “politiques”, qui voulaient prendre des positions de pouvoir dans le projet de manière à le contrôler ou l'orienter. Le lieu du pouvoir dans le projet, ce sont les “admins”, dans les faits ils n'administrent rien, ils ont plutôt une fonction de modérateurs, raison pourquoi, très tôt après la création de la fonction, le symbole de l'admin fut le balai, une forme d'autodérision relativement au nom ronflant qu'ils s'attribuèrent.

Au départ, tout ça était plutôt anecdotique, je ne dirai pas bon enfant mais du moins de peu de conséquences. Un admin ou un groupe d'admins devenant trop prédateur se faisait assez vite censurer. Raison pourquoi des stratégies “complotistes” se mirent peu à peu en place, les “cabales”. Des complots assez évidents et peu efficaces. Une chose pourtant se mit à poser problème : les admins sont formellement élus, effectivement cooptés, et une fois nommés, pratiquement indétrônables. Nommés à vie. Il serait intéressant de faire une histoire précise du processus, et on trouve des chroniques là-dessus dans plusieurs sites, certains assez objectifs, d'autres très partiaux, mais peu importe tant qu'ils sont. En bref, durant une première phase les “politiques” se consolidèrent comme groupes et éliminèrent par d'assez complexes manœuvres des instances informelles qui avaient le gros défaut de vouloir faire de la régulation par la conciliation et le débat, les “politiques” préférant réguler par la sanction et l'exclusion. Progressivement des règles toujours plus nombreuses eurent le statut de lois, et des “recommandations” le statut de règles, les “admins” se dotant de plusieurs instruments facilitant le repérage des “infractions, délits et crimes”. Comme ils sont nommés pour une durée indéfinie et infinie ça généra un esprit de groupe favorisant les “politiques” car les “apolitiques”, qui sont la pour réellement modérer, n'ont pas envie de mettre leur statut spécial en danger et, sinon à la marge, ne contestent que rarement les décisions (notamment les exclusions, l'interdiction de contribuer pour les contributeurs “mis en accusation”) qui, quand requises par un admin, sont le plus souvent validées, les demandes de sanctions contre des admins étant presque toujours refusées, la requête d'un “non admin” se retournant assez souvent contre lui.

Wikimedia/Wikipédia est une société comme les autres mais à évolution plus rapide, dès le départ sa structure pyramidale invite à la hiérarchisation, et la hiérarchisation invite à la consolidation des groupes “de pouvoir”. Et comme dans toute société cela induit des dysfonctions toujours plus contraignantes. D'une certaine manière le groupe d'admins “politiques” le plus structuré, celui des anarcho-libertariens (eux aussi opposés sur les fins mais convergents sur les moyens) a pris une position hégémonique dans le projet, ce qui contrairement à leurs espoirs n'a pas de conséquences notables sur le contenu des articles, même si ça induit ici ou là (et spécialement en ce qui concerne les articles qu'on peut dire historiques et idéologiques) des censures et des gauchissements, par contre ça a un effet contreproductif du fait que les plus anciens contributeurs se lassent de la multiplication des lois et des règles et de la chasse aux infractions, et que les nouveaux partent souvent très vite, car ils sont presque systématiquement censurés pour cause de non respect de règles absconses énoncées sous forme de sigles et acronymes. Disons, les admins “politiques” de toute tendance fonctionnent comme un groupe d'énarques, ils ont leur propre langue, qui n'a pas toujours de sens mais qui les identifie comme faisant partie du groupe et qui en exclut ce qui ne possèdent pas les codes, et qui pour préserver leur position doivent multiplier les interdictions et les instances de contrôle. Certains d'entre eux passent tellement de temps, lors de leur activité sur Wikipédia, à faire de la Police de la Pensée qu'ils n'ont pas contribué significativement depuis des années, ce qui explique largement pourquoi leur projet initial, qui à l'époque était transparent, de gauchissement des articles, est remarquablement inefficace, puisque croyant agir sur le fond, “le centre du pouvoir” ou un truc du genre, ils ont abandonné la forme, les articles même.

Wikimedia/Wikipédia est donc une société “normale”, et comme telle se trouve en situation, dira-t-on, pré-révolutionnaire. Trop de “sécurité”, ça ne sécurise rien mais ça crée du trouble, donc de l'instabilité. Je ne donne pas six mois aux admins pour se voir remis radicalement en cause. Je ne leur donne pas trois mois en fait. Je leur donne un mois ou deux au plus. Je ne suis pas Pompidou mais il m'arrive de prédire à l'avance. Je me trompe une fois sur deux au moins mais ça n'est pas grave, je suis joueur.

Addendum au 20 août 2018.

Le dernier alinéa prouve qu'il vaut mieux éviter de prédire à l'avance...


1. Je prends souvent des exemples dérisoires parce que je considère toute dispute dérisoire, le concept de génération spontanée apparaît dérisoire pour un rationaliste de 2017 et à l'évidence fausse, le concept de dérive des continents lui paraîtra d'une évidence indéniable, avant 1950 le même rationaliste aurait trouvé délirante l'idée de dérive des continents, avant 1860 irréfutable le concept de génération spontanée. Sauf confirmation empirique qu'au moins une hypothèse est invalide, il n'y a rien d'irréfutable et rien de réfutable.
2. Les moyens les plus doués – j'en ai vu à l'œuvre et vous aussi, je suppose – ont même cette capacité très étrange de paraître en même temps accélérer et ralentir en restant à leur propre allure, ce qui est fort utile si on doit accorder un con et un salaud. Je ne peux pas. Possible qu'en travaillant sur moi je puisse y parvenir mais ça ne m'intéresse pas, j'ai quelque chose contre les salauds et ça m'empêche de m'harmoniser avec eux sinon quand c'est, disons, vital pour moi. Faut dire, j'ai une certaine tendance à être salaud moi-même et je n'aime pas ça, raison pourquoi j'évite.
3. Pour préciser, ces domaines ne sont pas moins académiques que d'autres mais en tant qu'objets et non en tant que facultés, sinon peut-être les sports, la pesanteur des académismes fait qu'une majorité des personnes s'entend à considérer les domaines classiques (droit, sciences exactes et pondérales, sciences humaines et sociales) comme “nobles” et dignes d'un traitement privilégié par des “spécialistes” patentés, alors que les autres ne méritent pas de développements aussi importants, sinon dans des encyclopédies spécialisées.
4. Maintenant ça s'est réduit mais pendant assez longtemps il ne se passait pas une semaine sans qu'une discussion acharnée sur la nécessité de privilégier les contributeurs “spécialistes” n'émerge. Désormais ça émerge moins mais il s'est constitué des sortes de sectes qui ont la mainmise sur des articles qu'on ne peut que très difficilement modifier si on n'appartient pas à l'une des sectes concernées, ça touche surtout ce qui a effectivement trait aux idéologies, notamment politiques et religieuses, mais ça peut aussi se dérouler dans des sous-domaines d'ordre scientifique, et bien sûr dans tout ce qui peut générer du fanatisme, notamment la chanson ou les séries télé. Le fait qu'il existe des sectes différentes aux visées divergentes ou opposées lisse tout ça et permet que, somme toute, les articles vraiment désastreux dans ces objets d'amour ou de haine ne sont pas trop nombreux. Ce sont plutôt les domaines où les oppositions sont plus rares, comme le sport ou le cinéma porno, qui donnent lieu à des choses... curieuses.