Il ne s'agit pas nécessairement d'un accomplissement effectif, il s'agit d'une réalisation, une prise de conscience de la réalité comme à la fois intérieure et extérieure. Parler de miroirs ne désigne pas nécessairement ce processus particulier où sa propre image reflétée joue un rôle mais d'un phénomène similaire à la prise de conscience de son image. Avant cela on est à la fois rien et tout, on est un dieu unique, chaque nouvelle réalité rencontrée, on en est l'auteur, l'inventeur, le créateur et de ce fait l'univers fait partie de soi. Cependant il n'y a pas de soi puisque tout est nous, ou plus exactement, pas de conscience de soi, on est donc rien en ce sens, et tout puisque l'univers est notre.

J'explique souvent, pour des propos tels que celui qui précède, qu'il n'y a rien à interpréter et qu'il ne s'agit que de constats, mais je connais mes semblables, je me connais, c'est un fort tropisme de la part des humains que de vouloir “interpréter les signes”, du fait je passe un temps souvent long à tenter de “lever les ambiguïtés” d'un texte non-ambigu. Ce qui précède parle d'une expérience commune à tous les humains et, beaucoup d'indices le donnent à croire, à presque tous les vertébrés et à certains invertébrés, le fait qu'entre le moment de leur conception et un certain moment ultérieur, variable selon les espèces et les individus, l'univers proche, celui à portée de sens, n'est pas différenciable du soi, qu'il n'y a pas à proprement parler de “conscience de soi”, il y a prise de conscience progressive de ce que, par après, une fois le “moment du miroir” advenu, on nommera réalité extérieure, mais vu comme une extension du soi. C'est en ce sens que l'on peut dire qu'un individu est comme un dieu qui “crée l'univers”, lequel n'est pas séparé du soi, et en ce sens qu'il est à la fois rien, c'est-à-dire un être sans conscience de soi, et tout puisque l'univers est indifférencié. Le “moment du miroir” est celui où l'individu va se découvrir comme tel. Les diverses versions de l'hypothèse du stade du miroir dégagées par la psychologie clinique ou par la psychologie analytique ont un rapport au “moment du miroir”, sinon que la version d'Henri Wallon est trop littérale et suppose une “reconnaissance du soi” strictement spéculaire, et que celle de Lacan inverse en partie les choses en supposant une compréhension de “l'Autre” ou comme dirait Levinas, d'“autrui”, préalable à la compréhension du soi, et qu'il fait aussi jouer à la perception de son image dans un réel miroir un rôle important.

Des chercheuses comme Françoise Dolto et Mélanie Klein, qui alternent psychologies clinique et analytique et travaillent de fait avec des très jeunes enfants, contrairement à Lacan, en les considérant en tant que personnes et non comme sujets d'expérience, contrairement à Wallon, ont me semble-t-il assez bien perçu que si la construction de l'autre comme autre est un processus assez long (plusieurs mois à plusieurs années selon les personnes) sa réalisation est un phénomène instantané, et contemporain de la conscience de soi comme soi, et très bien compris que le “moment du miroir” ne nécessite pas la présence d'un miroir réel, en fait “le miroir” et “l'image dans le miroir” sont la prise de conscience conjointe de l'univers comme volume et non comme surface, “le miroir” étant alors sa propre surface, la peau et les autres organes de sens (comme le disait Dolto selon ce qu'en rapporte Wikipédia, le miroir « est une surface psychique omniréfléchissante. C’est-à-dire que le miroir ce n'est pas que l'image scopique, mais peut tout aussi bien être la voix ou toute autre forme sensible »), ce qui établit le soi et le non soi comme des images symétriques inversées, le “soi” étant le contraire du “non soi”, et la compréhension d'autrui non plus comme un “même”, une partie de soi, mais comme un “semblable”, un être lui aussi doté d'une intériorité, d'une extériorité et d'une surface-interface. Je ne suis pas très pointu en ce qui concerne la psychologie, tant clinique qu'analytique, donc j'en parle pas raccroc, ici je dois faire confiance à ce qu'en dit Wikipédia à propos du stade du miroir, de ce point de vue il semble que Lacan comme Dolto ne perçoivent qu'une des conséquences du “moment du miroir”, l'un celle qui va vers le futur, l'autre celle qui va vers le passé ; comme le dit notre article, « Pour Dolto, le sujet pré-spéculaire existe dès la conception [...], le stade du miroir est un structurant symbolique, réel et imaginaire, mais surtout l'inscription définitive du sujet dans son corps biologique, une fin, et non un début », alors que pour Lacan c'est un début. D'où une analyse très divergente du “moment du miroir”, qui pour Lacan est une jubilation, parce que dans sa propre conception du monde semble-t-il “l'à venir”, l'imprévisible, le nouveau est une source de jouissance, donc le “moment du miroir” en tant que début l'est, pour Dolto au contraire c'est une souffrance, parce que dans sa propre conception du monde semble-t-il cette fin qu'est “moment du miroir”, est aussi la fin d'un monde, précisément du monde comme extension du soi, et qu'elle le perçoit semble-t-il comme déceptif, douloureux.

D'un sens, tous deux ont raison mais en partie et selon leur point de vue. Cette conscience du soi et du non-soi est une fin et un début, par contre leur perception comme jouissive ou déceptive est propre à soi, tel qui craint l'imprévisible verra aussi le “moment du miroir” comme un début, mais un début déceptif, tel qui ne craint pas le changement le verra aussi comme une fin mais une fin pleine de promesses. Le problème que je vois réside dans cette tendance que nous avons tous à « interpréter », ce qui consiste pour l'essentiel, comme le nom ne l'indique pas, à analyser, à séparer ce qui n'est pas séparable, en oubliant justement de rassembler les morceaux pour en voir ou en découvrir l'unicité. Descartes nous proposa un modèle de réflexion sur la réalité qui dans sa simplicité et sa robustesse reprenait d'autres propositions antérieures pour en faire un ensemble solide, on peut dire que le cœur du Discours de la méthode est l'application de la méthode à elle-même, pour mémoire,

J'avais un peu étudié, étant plus jeune, entre les parties de la philosophie, à la logique, et entre les mathématiques, à l'analyse des géomètres et à l'algèbre, trois arts ou sciences qui semblaient devoir contribuer quelque chose à mon dessein. Mais, en les examinant, je pris garde que, pour la logique, ses syllogismes et la plupart de ses autres instructions servent plutôt à expliquer à autrui les choses qu'on sait ou même, comme l'art de Lulle, à parler, sans jugement, de celles qu'on ignore, qu'à les apprendre. Et bien qu'elle contienne, en effet, beaucoup de préceptes très vrais et très bons, il y en a toutefois tant d'autres, mêlés parmi, qui sont ou nuisibles ou superflus, qu'il est presque aussi malaisé de les en séparer, que de tirer une Diane ou une Minerve hors d'un bloc de marbre qui n'est point encore ébauché. Puis, pour l'analyse des anciens et l'algèbre des modernes, outre qu'elles ne s'étendent qu'à des matières fort abstraites, et qui ne semblent d'aucun usage, la première est toujours si astreinte à la considération des figures, qu'elle ne peut exercer l'entendement sans fatiguer beaucoup l'imagination; et on s'est tellement assujetti, en la dernière, à certaines règles et à certains chiffres, qu'on en a fait un art confus et obscur, qui embarrasse l'esprit, au lieu d'une science qui le cultive. Ce qui fut cause que je pensai qu'il fallait chercher quelque autre méthode, qui, comprenant les avantages de ces trois, fût exempte de leurs défauts. Et comme la multitude des lois fournit souvent des excuses aux vices, en sorte qu'un État est bien mieux réglé lorsque, n'en ayant que fort peu, elles y sont fort étroitement observées; ainsi, au lieu de ce grand nombre de préceptes dont la logique est composée, je crus que j'aurais assez des quatre suivants, pourvu que je prisse une ferme et constante résolution de ne manquer pas une seule fois à les observer.

Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la connusse évidemment être telle: c'est-à-dire, d'éviter soigneusement la précipitation et la prévention; et de ne comprendre rien de plus en mes jugements, que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n'eusse aucune occasion de le mettre en doute.

Le second, de diviser chacune des difficultés que j'examinerais, en autant de parcelles qu'il se pourrait, et qu'il serait requis pour les mieux résoudre.

Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par degrés, jusques à la connaissance des plus composés; et supposant même de l'ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres.

Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers, et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre.

Ces longues chaînes de raisons, toutes simples et faciles, dont les géomètres ont coutume de se servir, pour parvenir à leurs plus difficiles démonstrations, m'avaient donné occasion de m'imaginer que toutes les choses, qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes, s'entre-suivent en même façon et que, pourvu seulement qu'on s'abstienne d'en recevoir aucune pour vraie qui ne le soit, et qu'on garde toujours l'ordre qu'il faut pour les déduire les unes des autres, il n'y en peut avoir de si éloignées auxquelles enfin on ne parvienne, ni de si cachées qu'on ne découvre. Et je ne fus pas beaucoup en peine de chercher par lesquelles il était besoin de commencer: car je savais déjà que c'était par les plus simples et les plus aisées à connaître; et considérant qu'entre tous ceux qui ont ci-devant recherché la vérité dans les sciences, il n'y a eu que les seuls mathématiciens qui ont pu trouver quelques démonstrations, c'est-à-dire quelques raisons certaines et évidentes, je ne doutais point que ce ne fût par les mêmes qu'ils ont examinées; bien que je n'en espérasse aucune autre utilité, sinon qu'elles accoutumeraient mon esprit à se repaître de vérités, et ne se contenter point de fausses raisons. Mais je n'eus pas dessein, pour cela, de tâcher d'apprendre toutes ces sciences particulières, qu'on nomme communément mathématiques, et voyant qu'encore que leurs objets soient différents, elles ne laissent pas de s'accorder toutes, en ce qu'elles n'y considèrent autre chose que les divers rapports ou proportions qui s'y trouvent, je pensai qu'il valait mieux que j'examinasse seulement ces proportions en général, et sans les supposer que dans les sujets qui serviraient à m'en rendre la connaissance plus aisée; même aussi sans les y astreindre aucunement, afin de les pouvoir d'autant mieux appliquer après à tous les autres auxquels elles conviendraient.

En somme, que nous dit-il ? Comme Occam avec son rasoir, que les entités ne doivent pas être multipliées par-delà ce qui est nécessaire, comme Montaigne avec ses essais, qui s'inspirait de philosophes plus anciens, que mieux vaut une tête bien faite qu'une tête bien pleine, comme Rabelais avec ses romans, que science sans conscience n'est que ruine de l'âme, et comme moi, que rien ne détruit un discours comme les interprétations dues à des épigones1.


1. Pour le Petit Larousse, édition 2000, un épigone est un « disciple sans originalité », et il n'y a rien de pire pour un auteur que de telles personnes...