La question centrale de la société est la confiance, laquelle repose sur deux principes, le respect de l'engagement et la responsabilité. Quoi qu'il en paraisse, si manque un de ces éléments il n'y a pas société. Un salaud doit d'abord se délier de la responsabilité pour pouvoir mettre en œuvre des saloperies, une fois cela fait il peut ne pas respecter son engagement. Bien sûr, cela mine la confiance sans résoudre pour cela le problème puisque celui qui initie les saloperies n'en est pas responsable il peut continuer son œuvre très longtemps, ce qui augmente toujours plus le niveau de défiance.
Pourquoi ces éléments sont-ils impératifs pour faire société ? C'est simple : le trait de toute société, quelle que soit l'espèce, est la réalisation différée de projets communs au profit de tous et de chacun. Chaque membre de la société en réalise une parcelle et ne doit manquer de la réaliser pour que le projet se réalise. Dans les espèces peu complexes, telles les fourmis et les abeilles, confiance et engagement sont inscrits dans le corps, chaque individu remplit sa tâche parce qu'il est engrammé pour cela, si pour quelque raison il y faillit la sanction est immédiate, le corriger ou l'exclure, voire le tuer. Plus les espèces sont complexes moins ces éléments sont engrammés, jusqu'aux humains, presque totalement “désengrammés” pour ces éléments — il y a encore une part d'engramme mais minimale, le reste ne s'active que dans le cadre d'un environnement humain à la suite d'une longue période où ils sont incorporés par acquis, par imprégnation. Ce qui pose problème : on n'est jamais assuré que ce pseudo-engrammage a bien fonctionné, ni qu'il persistera. Comme la réalisation d'un projet commun doit se faire pour l'essentiel “en aveugle”, en toute méconnaissance de ce qui se passe un peu partout et y concourt, la confiance est essentielle. Les humains pallient à cette incertitude sur les pseudo-engrammes en formalisant les deux autres éléments, chaque membre de la société s'engage et se fait responsable en “engageant sa parole”, ce qui engage aussi sa responsabilité. Elle instaure aussi des instances de contrôle et de jugement qui, le temps venu, vérifient et sanctionnent, voient si l'engagement est tenu ou non et récompensent ou punissent selon résultat.
Les cons et les salauds sont des ratés de l'engrammage acquis, les cons ont des difficultés avec la confiance, les salauds avec la responsabilité. J'ai l'habitude de décrire ces deux déficiences ainsi : les cons ne croient que ce qu'ils voient, les salauds ne voient que ce qu'ils croient. La confiance est invisible et requiert donc une croyance aveugle, d'où cette difficulté des cons envers elle. Pour la renforcer il faut leur prouver que l'engagement et la responsabilité, qui ont des effets tangibles immédiats, sont respectés, ce qui leur donne confiance sur ces points et les rassure — provisoirement — sur la confiance sociale. Pour les salauds la confiance ne pose pas problème, ils comprennent très bien que sans elle la société ne peut pas fonctionner, pour le reste c'est autre chose, ils estiment, à raison d'un certain sens, que l'engagement n'est que parole et la responsabilité une fiction. Raison pourquoi ils tentent de trouver moyen de ne pas vraiment engager leur parole, ce qui se fait plus aisément en se dégageant de leur responsabilité. La méthode est assez simple dans son principe, moins simple dans sa réalisation : un tiers engage sa responsabilité à la place du salaud. Moins simple dans sa réalisation parce qu'il faut trouver le con qui accepte un tel arrangement, accepter la responsabilité d'un engagement pris par un autre. Il faut être vraiment con pour se dire responsable d'une réalisation sur laquelle on n'a aucune participation effective. Par chance, le stock disponible de cons est grand. Enfin, par chance, manière de dire : les salauds aident la chance en conditionnant des personnes pour en faire des “cons utiles” ou, comme on disait en son temps, des “idiots utiles” — des idiots tendance cons.
Il y a une chose que je tente d'expliquer dans les pages de ce site, qui n'est pas évidente, sinon pour les personnes de mon genre, les humains accomplis, les imbéciles : les cons et les salauds n'existent pas réellement, tous les humains sont des imbéciles mais certains ne le savent pas. Connerie et saloperie sont des fonctions nécessaires. Pour citer de nouveau un texte que j'ai récemment découvert,
La bêtise individuelle est un droit et, aussi étonnant que cela puisse paraître, un devoir. Un droit, car personne ne peut s’exempter d’être bête de temps en temps. Un devoir, car il faut toujours en passer par là quand on prétend comprendre quelque chose.
Par contre, la bêtise collective, ou plutôt, l’entreprise collective qui cherche à nous rendre bêtes est un effet de pouvoir.1
Ce que Marilia Amorim nomme ici bêtise, je le divise dans mon discours en imbécillité et en idiotie, la bêtise imbécile est celle qui constitue un droit et un devoir, la bêtise idiote celle qui tente de s'en affranchir ou dont certains apprennent à s'affranchir, la conséquence de cet effet de pouvoir dont elle parle. Mais justement ce n'est qu'un effet. Un imbécile, un humain accompli, sait une chose certaine : la réalité est la réalité. Toute tentative de “changer la réalité” ne peut qu'échouer, le seul changement possible est le changement de soi qui, très modérément, modifie un peu la structure de la réalité sans la changer. Ce n'est que la coalition de toutes les modestes modifications que tous les êtres vivants réalisent qui, petitement et lentement, change la réalité dans une zone restreinte de la réalité, celle que l'on nomme biosphère et un petit peu au-delà2.
La connerie correspond à l'activité d'habitude, celle qu'on réalise “sans y penser”, manière de dire là aussi, on y pense mais de façon inconsciente, on a un but et des méthodes pour y parvenir, l'enchaînement des actions pour aller à ce but est largement automatique et ne requiert donc pas une attention consciente, réfléchie. Pour exemple, quand je décide d'aller de chez moi à la boulangerie du coin et retour je ne mobilise ma vigilance consciente que pour une part mineure de l'ensemble des actions à mettre en œuvre, notamment cette opération assez complexe qu'est la marche bipède se réalise, pour le redire, “sans y penser” sauf s'il y a des accidents, des événements imprévisibles qui m'obligent à plus d'attention, mais même en ces cas les corrections à effectuer sont largement automatiques. La connerie ne devient un problème que quand elle s'applique à des activités qui devraient requérir de la vigilance. Je prends parfois l'exemple de ce qu'on peut nommer l'activité quotidienne principale, surtout celle nommée travail ou emploi : un “travailleur” tend à décrire son activité en disant qu'il va “tous les jours au travail à (telle) heure”, ce qui est le plus souvent inexact, la plupart des “travailleurs” ne travaillent que quatre ou cinq jours sur sept et quarante à quarante-cinq semaines par an, ce qui réduit le nombre de jours ouvrés à entre 55% et 62% du total des jours d'une année, à quoi s'ajoutent toutes les circonstances où le travail sera impossible (maladie, grèves, accidents, intempéries, etc.) et celles où l'embauche ne pourra pas se faire à l'heure prévue (embouteillages, “panne d'oreiller”, etc.). Bref, l'habitude apparente de certains activités ordinaires et répétées n'en est pas vraiment une.
Cela posé, ce n'est pas un problème en soi, ça le devient quand on croit à la réalité de ce genre de fictions, quand on croit qu'on fait réellement “tous les jours” ceci ou cela, pour un être humain il n'y a que deux actions qui sont des habitudes de tous les jours et même des habitudes de tous les instants, respirer et faire circuler le sang dans l'organisme, qui ne deviennent des habitudes conscientes que quand on ne peut les réaliser librement. Chacune de nos cellules a aussi ses habitudes de tous les instants, de même pour nos organes, mais pour l'organisme dans sa totalité il n'y a que ces deux qui soient permanentes et impératives, et entièrement inconscientes tant qu'elles s'effectuent sans encombres. Croire qu'une activité ordinaire est habituelle et automatique c'est se priver d'autonomie, c'est croire qu'on ne peut agir sur elle autrement que par la rupture. Ce sur quoi comptent les salauds.
La saloperie, donc, consiste en premier à se libérer de sa responsabilité. Pour cela on doit trouver des personnes qui accepteront de la prendre à sa place. Une opération impossible mais cependant réalisable : impossible parce que nul ne peut être réellement responsable de ce qu'il ne s'est pas engagé à mettre en œuvre, réalisable parce que la responsabilité dans le cadre des sociétés humaines est d'ordre déclaratif, il y a cette responsabilité réelle, celle de l'individu qui a engagé sa parole, et la responsabilité légale, celle de la personne qui assume devant la société endosser la responsabilité de cet engagement verbal, et qui peut être un autre individu ou un ensemble d'individus. Le cas évident de ce découplage entre responsabilités réelle et sociale est celui des “sociétés anonymes à responsabilité limitée”, un nom paradoxal : une société ne peut pas être anonyme, et elle ne peut pas limiter sa responsabilité, nécessairement une société est créée par un ou plusieurs individus qui sont entièrement responsables de leur engagement. Cette construction fictive a précisément pour but de détourner la responsabilité effective vers d'autres personnes que les responsables réels de cette société. Pour exemple, le cas actuel du dirigeant de Renault, Carlos Ghosn, qui a quelques ennuis avec la justice japonaise pour des indélicatesses, pour des actes qui rompent l'engagement de la société qu'il représente envers les règles de comportement des personnes relativement au fisc nippon. Les détournements et infractions qu'on lui impute, s'ils sont réels, ont bien eu lieu à son profit et au moins en partie à son initiative, mais il n'a pas pu les réaliser sans le consentement actif ou passif du propriétaire de Renault. Le défaut, la faute, devrait principalement incomber à ce propriétaire, son employé étant un complice plutôt qu'un auteur principal, même si ce fut à son profit.
Avec “l'affaire Ghosn” on n'est pas du tout dans un cas tel que “l'affaire Kerviel”, où un employé enfreint les règles de l'entreprise à l'insu de son employeur (même si ça se discute, tel qu'on peut le comprendre il y a un défaut interne de vigilance, à l'époque — pour autant que ce ne soit plus le cas aujourd'hui — on laissait souvent les “traders” s'affranchir des règles pour autant qu'ils génèrent beaucoup de profit, on peut donc estimer que si Kerviel est responsable de son infraction il n'en est pas le seul auteur et qu'il y avait d'autres responsables, ceux qui ont permis qu'on puisse discrètement enfreindre les règles pour leur propre profit et pour celui de l'entreprise), certes Ghosn enfreint des règles internes et des règles sociales mais au vu et au su de son employeur et parfois avec son accord. Si cet employeur accepta ces infractions c'est précisément parce que l'entreprise est une “société anonyme”, le “responsable légal”, outre Ghosn, est l'ensemble des actions et obligations qui “constituent la société”, et non les détenteurs de ces bouts de papier (en fait, les actions et obligations actuelles sont plutôt des données électroniques ou des lignes dans des livres de compte que des bouts de papier mais peu importe). Cas typique et “légal” de saloperie, de non responsabilité, énoncée dans l'intitulé même de ce type d'entreprises.
Ce couple entre connerie et saloperie est précisément ce que Marilia Amorim décrit comme « la bêtise collective, ou plutôt, l’entreprise collective qui cherche à nous rendre bêtes [et qui] est un effet de pouvoir ». Un salaud est une personne qui considère les autres personnes comme des objets et agit sur elles pour les contraindre par la séduction ou par la force à se comporter comme des objets.