Enfin si, on peut en parler pour la raison évidente que ces mots existent et comme les mots servent précisément à discuter et sont discutable, on peut et même on doit en discuter. Je veux dire, dans la dernière mention de mon introduction, qu'il se peut et qu'il est même assez probable que l'évolution de la vie, que l'évolution des espèces, ne soit pas explicable en termes de sélection ni de nature, que le processus soit de l'ordre du choix raisonné.
Les mots sont des pièges, ils simplifient la réalité, du fait dès qu'on se prend à discuter de notions “naturalisées”, il faut en un premier temps, parfois long, clairement définir les termes, et définir certains termes de ces définitions, puis définir certaines définitions et certaines définitions de définitions, une discussion complexe est pour sa plus grande part un va-et-vient permanent entre expansion et réduction, on fait souvent cette opération un peu étrange et en tout cas pas très aisée d'étendre certains mots en les définissant puis de réduire ces définitions en un ou deux mots. Dans une discussion réelle, une discussion orale en vis-à-vis, le processus est assez aisé à réaliser, dès qu'il a lieu de manière médiate, et d'autant plus quand le médium est trop différent du processus immédiat ou trop semblable à lui, ça devient très malaisé. Pour illustration cette question de sélection naturelle.
Aussi intelligent soit un individu, et aussi libre serait-il des dogmes de son époque, il ne peut pas réfléchir à la réalité en dehors des limites de ses capacités de perception. Je me rappelle d'une anecdote concernant un des révolutionnaires de 1789, Marat me semble-t-il, qui avait proposé à l'Académie des sciences une explication de je ne sais plus quel phénomène optique qui contrevenait à celle en vigueur de son temps, laquelle explication fut assez mal reçue et même, moquée, et se révéla par après assez exacte. Son problème était précisément lié à une question de limites de perception, en disposant des instruments idoines on comprit par la suite qu'il avait une particularité physiologique lui permettant de percevoir dans le spectre électromagnétique à des fréquences dans l'ultraviolet, ce qui lui faisait voir des phénomènes invisibles à son époque ni par la vision normale ni par les instruments. Comme c'était un individu rationnel il avait réfléchi à ce qu'il voyait et proposé une explication rationnelle au phénomène, qui était donc assez exacte mais inacceptable pour ses pairs car trop contradictoire avec les concepts en cours. Autre cas qui gagnerait à être connu, celui du phénomène nommé “dérive des continents” : quand Alfred Wegener proposa son hypothèse, au début du XX° siècle, personne parmi les spécialistes ne l'accepta parce qu'elle ne cadrait pas avec les conceptions du temps, assez fixistes en ce domaine, on ne pouvait pas imaginer que les continents puisse se déplacer. J'ai même entendu sur France culture une conférence diffusée originellement en 1954 ou 1955 où le géographe André Siegfried, pourtant un esprit éclairé, évoquait en s'en moquant les hypothèses de Wegener, à l'époque même où les premières expéditions océanographiques commençaient à mettre en évidence des phénomènes qui moins de dix ans plus tard débouchèrent sur la théorie de la tectonique des plaques continentales, qui permit de valider les hypothèses de Wegener. Aussi vraisemblable soit-elle, une hypothèse n'est recevable que si elle peut être expérimentalement validée.
L'évolution des espèces telle qu'expliquée par Charles Darwin reste globalement valide mais en son temps il lui manquait quelques éléments conceptuels ou empiriques pour proposer une hypothèse où n'interviendrait pas la notion de sélection naturelle, notion qui eut quelques conséquences assez néfastes par la suite en suscitant des théories faussement dérivées de la sienne, le “darwinisme social” notamment, qui n'avait rien de darwinien et ne devait rien à Darwin, sinon la reprise abusive et dans une toute autre acception que la sienne de deux de ses expressions, “sélection naturelle” et “lutte pour la vie”.