On attribue souvent à Descartes cette maxime, « Je pense, donc je suis ». Or, elle n'est pas de lui et volait dans l'air du temps, passant d'un philosophe l'autre, d'un géomètre l'autre, d'un théologien l'autre, et des uns aux autres, et en outre il la conteste. Désolé, chère lectrice, cher lecteur, je vais ici, aussi brièvement que se peut, faire un commentaire sur la quatrième partie du Discours de la méthode où cette sentence apparaît. Elle y figure deux fois, dans les premier et troisième alinéas de cette partie du discours, la première fois comme une affirmation, la seconde fois comme une infirmation. Je cite ces deux mentions. Première apparition :
[Puis] considérant que toutes les mêmes pensées, que nous avons étant éveillés, nous peuvent aussi venir, quand nous dormons, sans qu'il y en ait aucune, pour lors, qui soit vraie, je me résolus de feindre que toutes les choses qui m'étaient jamais entrées en l'esprit n'étaient non plus vraies que les illusions de mes songes. Mais, aussitôt après, je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi, qui le pensais, fusse quelque chose. Et remarquant que cette vérité : je pense, donc je suis, était si ferme et si assurée, que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n'étaient pas capables de l'ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir, sans scrupule, pour le premier principe de la philosophie que je cherchais.
Seconde apparition :
Après [ces examens], je considérai en général ce qui est requis à une proposition pour être vraie et certaine ; car, puisque je venais d'en trouver une que je savais être telle, je pensai que je devais aussi savoir en quoi consiste cette certitude. Et ayant remarqué qu'il n'y a rien du tout en ceci : je pense, donc je suis, qui m'assure que je dis la vérité, sinon que je vois très clairement que, pour penser, il faut être : je jugeai que je pouvais prendre pour règle générale, que les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement sont toutes vraies ; mais qu'il y a seulement quelque difficulté à bien remarquer quelles sont celles que nous concevons distinctement.
La seconde mention est marquée comme une citation, de lui-même ou d'une sentence très admise dont il se fait le relais, difficile à déterminer. Dans l'un ou l'autre cas, reste que la fonction d'une citation est de mettre le propos à distance.
Sans abuser du fait il m'arrive de citer certains de mes propos, du fait j'ai quelque idée des raisons de le faire, et de ce que j'en comprends on a trois raisons de le faire, réitérer un propos, le mettre en doute ou le mentionner. Probablement il y en a d'autres mais je parle ici des motifs qu'on dira honnêtes, ou dialectiques, et non de ceux rhétoriques. Comme auteur j'ai cette pratique, je ne fais figurer comme citations marquées (mise en italique, en gras ou en souligné) que les deux derniers cas, le premier n'est pas proprement un citation, on redit la même chose pour la remémorer ou la renforcer. Citer c'est mettre à distance, ne pas revendiquer un propos comme sien à l'endroit où il figure. Si je cite un passage qui précède comme mention, cette mise à distance ne signifie pas que je le mets en doute, simplement je signale à mes possibles lecteurs qu'à cet endroit ce passage “n'a pas de sens”, qu'il s'agit d'une forme à laquelle il ne faut pas, à cet endroit, attribuer de signification ; si je le cite en le mettant en doute, alors il s'agit bien de son sens, et je signale que je ne lui donne pas de valeur de signification certaine, voire que je le considère insensé. Dans cette partie du discours de Descartes, la seconde mention est une mise en doute.
Je n'aime pas trop commenter parce que faire cela revient en gros à vouloir donner à ses possibles lectrices et lecteurs idée qu'il s'agit du “vrai” sens, vouloir qu'ils ou elles “pensent comme soi”, or sauf rares cas je préfère nettement que les gens pensent comme eux que comme moi. Mon but ici est autre, pointer que beaucoup de personnes ne pensent pas comme elles-mêmes ou veulent qu'on pense comme elles. Ici, donner la sentence « Je pense, donc je suis » comme “la pensée de Descartes” fait l'impasse sur la démarche où il passe de l'affirmation que « cette vérité : je pense, donc je suis, [est] si ferme et si assurée, que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques [ne sont] pas capables de l'ébranler », à celle inverse, « il n'y a rien du tout en ceci : je pense, donc je suis, qui m'assure que je dis la vérité ». Sans même considérer cette multitude de commentateurs qui souffrent de psittacisme et se contentent de répéter sans comprendre, dans des formules définitives du genre « Comme dit Descartes, “je pense donc je suis” », il y a une foule moins nombreuse mais encore importante de bien pires personnes, les épigones, que le Petit Larousse définit comme « disciple[s] sans originalité ». Les perroquets sont regrettables, les épigones condamnables : ils font plus que répéter sans comprendre, ils ont l'art de donner l'impression d'avoir compris. Ici, d'avoir compris ce qu'est le “doute cartésien”. Cette “compréhension” sans originalité va à l'inverse de ce que propose Descartes, non pas douter de la réalité mais douter de soi. L'épigone cartésien n'est pas la source d'une propension à élucider son rapport propre au réel, d'une propension à la méthode scientifique, mais les propagateurs d'une attitude qui conduit à mettre en doute tout sauf ses propres certitudes.
Ah oui ! Le titre et la phrase d'introduction. Une petite explication.
Dans une lettre à un de ses amis, Descartes discute de la question à la base de la quatrième partie du Discours de la méthode, mais la sentence y figure sous cette forme, « Je pense, je suis », ce qui établit une corrélation et non une causalité, celle qu'indique le “donc” de la sentence qui court les écrits de son temps. Une corrélation est le constat de l'habituelle présence simultanée de certains faits où l'on ne peut déterminer assurément une causalité. Ici, “je pense, je suis” ou “je suis, je pense” sont le même propos : penser et être sont massivement corrélés mais penser, est-ce la cause ou l'effet, être, la cause ou l'effet, ou les deux sont-ils causes d'un effet ou effets d'une cause, ou cette corrélation est-elle due au hasard ?
Par prudence, il vaut de ne pas confondre causalité et corrélation, ça évite bien des erreurs.