Ce que je publie sur ce site est, je dois le dire, de peu d'intérêt de mon point de vue. Sans trop y compter, je ne désespère pas que ça ait quelque intérêt pour qui me lira mais c'est assez marginal, écrire avec l'idée de le faire pour des tiers me permet d'explorer mes arguments, de les interroger, de les mettre en doute, et s'ils résistent ça me sert pour ce qui m'importe, affûter mon geste et mon verbe. Surtout mon verbe, cela dit, pour le geste ça fait un moment que j'ai mon répertoire, qui est sommaire et dépendant de mon corps, j'ai adapté le répertoire habituel des quelques trucs qui servent à capter l'attention d'un auditoire à mon propre mode d'être au monde, sélectionné les trucs qui me conviennent le mieux ou que je maîtrise assez bien pour qu'ils soient efficaces. C'est le verbe qui pose des difficultés, un instrument tellement fluide, souple, fuyant, imprécis, que même le meilleur geste ne peut le porter si on ne sait négocier avec lui. Cela dit, même le meilleur verbe sera vide et creux si on ne le porte pas avec un geste efficace. D'où ces textes : plus j'en rédige, plus les scories, les arguments inconsistants ou imprécis ou inefficaces ou inexacts m'apparaissent, du fait je ne mémorise que ceux valides, et la mélodie qui peut les porter, laquelle mélodie je transposerai en geste quand je m'en servirai. Je viens de voir un excellent film, Le Brio, qui expose assez finement ce principe simple : l'important n'est pas ce que l'on dit mais la manière dont on le dit. Bien sûr, si l'on est sincère est, disons, vrai, c'est mieux, mais ça ne sera mieux que si on est efficace. Si vous avez déjà assisté à un procès, vous aurez pu constater que ce qui compte n'est pas la valeur objective des propos qui s'y tiennent mais la capacité de conviction de ceux qui les portent. Certes, à capacité équivalent la valeur du propos compte, mais à valeur égale de propos la conviction prime, et à valeur inégale la conviction peut valider celui de moindre valeur.
Si vous avez déjà assisté à des spectacles du genre énuméré au tout début, vous aurez comme moi constaté que ce n'est pas ce que dit la personne sur scène qui compte mais la manière de le dire. Même si je ne le trouve pas très drôle dans le propos, forme et fond, j'admets que quelqu'un comme Jean-Marie Bigard me fait parfois rire par son talent comique. Bien sûr, je préfère les comédiens qui ont en plus quelque chose de pertinent à dire mais à tout prendre, entre un comique moyen par le propos ou par le talent je préfère le premier. En revanche, quand le propos est vraiment lamentable le talent n'y fait rien, je pense entre autres à un gars comme Dieudonné : je ne l'ai jamais apprécié. Certains trouvaient que son duo comique avec Élie était percutant et drôle, pour moi c'était creux, vulgaire et grossier, un ramassis de lieux communs éculés et de stéréotypes. Il m'apparaissait aussi raciste alors que depuis que sa cible a changé, mais comme il avait un aspect extérieur “genre banlieue” ça passait pour de l'auto-dérision – et en plus, se moquer des bicots et des nègres ça n'est pas très bien vu depuis, disons, trois décennies, mais c'est supportable. Se moquer des Youpins de la même manière, ça ne passe pas. Bref, ça n'est pas Dieudonné qui a changé mais son objet de détestation – remarquez, je ne crois pas qu'il apprécie plus les bicots et les nègres mais du moins, il ne les méprise pas en tant que sources de revenus et de notoriété.
Mon projet général dans la vie est,
- de vivre,
- d'avoir du discernement,
- d'atteindre à l'ataraxie,
- de me payer du bon temps,
- de me divertir,
- d'amuser mes semblables,
- de les aider à gagner en discernement,
- de cultiver mon jardin.
L'ordre importe peu, certes les quatre premiers éléments et le dernier de cette liste sont ceux qui m'importent le plus, les trois autres étant plutôt des effets secondaires des cinq autres, mais l'ensemble fait un tout, qu'on peut nommer “avoir une bonne vie”. Le troisième point est un vœu pieux – ou impie d'ailleurs – et je ne compte pas trop le réaliser même si je m'y essaie à mes moments perdus. Ambitieux mais raisonnable, dira-t-on, je ne prends pas mes rêves pour la réalité mais ça ne m'empêche de tenter parfois de les réaliser un peu.
Donc, les Cons et les Salauds, ou le contraire. Le monde, du moins celui qui m'importe, le monde des humains, se compose de sept sortes d'individus,
- Les Maîtres du Monde,
- Les Faux Salauds,
- Les Vrais Salauds,
- Les Gens,
- Les Vrais Cons,
- Les Faux Cons,
- Les Esclaves de l'Immonde.
Les Gens sont des miroirs à deux faces, les Vrais Cons et Vrais Salauds sont des sortes de Gens mais sont des loupes grossissantes, les Faux Cons et Faux Salauds sont des sortes de Gens qui voient les Gens comme des reflets d'eux-mêmes, mais grossis, déformés et inversés – en fait, ce qu'ils voient est leur reflet à travers les Vrais Cons et Salauds. Les Maîtres du Monde et les Esclaves de l'Immonde sont des sortes de Gens mais il ne le savent pas ou ne le croient pas. Fonctionnellement, chaque paire autour des Gens se vaut, formellement les Gens, les Vrais et les Faux s'équivalent, structurellement chaque groupe d'une paire opposée est l'inverse de l'autre. Dans l'effectivité des choses, les Gens “font tourner la société”, les Vrais “font marcher la société”, les Faux “freinent la société”, les deux groupes extrêmes “épuisent la société”. Voilà, j'ai mon canevas, du coup je passe à autre chose.
J'entendais un jour un acteur, Denis Lavant je crois1, parler d'une discussion qu'il eut avec un autre acteur, Charles Vanel, qui entre autres choses parla des deux techniques usuelles pour créer un spectacle, la “canne” et la “broche”, le canevas et la brochure. Travailler au canevas c'est avoir un argument bref, quelques lignes, quelques pages, le squelette, aux acteurs de lui donner de la chair et les jointures, travailler à la brochure c'est disposer d'un texte précis avec souvent des didascalies, la chair et les jointures, aux acteurs de lui donner un squelette. Bien sûr on peut avoir un mixte, ça se pratique souvent dans le théâtre dit de boulevard, un texte assez développé qui peut donner en l'état un spectacle acceptable mais qui laisse une certaine liberté aux acteurs, lesquels s'ils en ont le talent peuvent, de soir en soir, partir dans des improvisations parfois longues (De Funès par exemple, ou Poiret et Serrault quand ils jouaient en duo des sketches ou des pièces, pouvaient selon les soirs faire varier la longueur de leur prestation du simple au double).
Pour mon compte je préfère la canne à la broche, si on se trompe ça vous revient dessus mais un coup de canne c'est moins dangereux qu'un coup de broche. En plus, si on constate que son public est sous sa coupe, et bien, on transformera sa canne en broche – un bon canevas et un bon acteur, ça produit une canne-épée...