J'explique dans certaines pages de ce site que je participe d'une sorte de conspiration, je me présente une ou deux fois au moins comme une “taupe”, un être à la fois “souterrain” et “aveugle”. Il y a quelques temps je me suis pris à écrire d'abondance. Ça m'arrive par phases, pendant une durée plus ou moins longue j'écris assez ou beaucoup et sur un peu tout. On peut qualifier ces moments comme des “activations”, quelque chose me sort de mon état de taupe et je me mets à agir publiquement en faveur de ma conspiration. Il m'est arrivé d'opposer deux sortes d'individus, les taupes et les “sous-marins”. Deux choses surtout les différencient : la taupe ne se sait pas telle, le sous-marin se sait en être un ; la taupe est un individu autonome, le sous-marin “embarque un équipage” et “est dirigé”. On peut aussi dire, et ça se relie à beaucoup de mes réflexions récentes, qu'une taupe est un “moyen”, un sous-marin une “fin”.

En un sens, il n'y a pas de claire opposition des uns aux autres, tout humain, tout être vivant, est à la fois une fin et un moyen, c'est ce qu'expliquait me semble-t-il Marshall McLuhan parlant du moyen qui est le message :

Dans des cultures comme les nôtres, depuis longtemps habituées à [utiliser la] séparation et la division les choses comme un moyen de contrôle, il est quelquefois un peu choquant de se faire rappeler que, d'un point de vue effectif et pratique, le moyen est le message. C'est-à-dire, tout simplement, que les conséquences individuelles et sociales de tout médium – c'est-à-dire, de toute extension de nous-mêmes – proviennent du changement d'échelle produit dans nos entreprises par chaque extension de nous-mêmes, ou par toute nouvelle technologie1.

La question n'est donc pas de savoir si une taupe ou un sous-marin sont un moyen ou une fin (un “message”), ils sont les deux, la question est de savoir ce que leurs prédécesseurs ont décidé pour eux : une fin ou un moyen ? Et de savoir ce que par après et pour eux-mêmes ils ont décidé.

Constitution des moyens et des fins.

Renvoi global à tout ce que j'ai écrit auparavant sur la manière de fabriquer un humain. Je ne sais plus trop dans quels textes, il me semble avoir pas mal exploré la question dans les deux parties du texte « Bonjour, je suis Louise Machinchouette (etc.) », en lançant une recherche sur le mot "humanisation" (sans les guillemets) dans la partie « Révélation sur le mont » vous trouverez je pense les principales discussions là-dessus. Je n'ai jamais vraiment été au bout de la chose, notamment sur l'aspect des “ratages”. De fait, des ratages il y en a dans le processus d'humanisation, certains involontaires, d'autres non. Quand ils sont involontaires on ne peut guère en dire sinon que, le plus souvent, ces ratages sont le fait de “ratés”, de personnes elles-mêmes imparfaitement humanisées, et que c'est inévitable mais que la société essaie tant que se peut de limiter le cas. Pour les ratages volontaires, la question des fins et des moyens est cruciale, en gros on peut dire qu'une humanisation réussie consiste à faire d'un humain un moyen, chercher à en faire une fin est nécessairement rater son humanisation. La question seconde étant de savoir si les auteurs du ratage avaient une bonne ou une mauvaise intention. En gros, la détermination de tout ça est l'affaire de la justice, j'y reviendra par après.

Écrivant ce texte j'ai pour moi-même une certaine fin, “délivrer un message” ou quelque chose de ce genre. Ne connaissant pas nécessairement les destinataires (sur ce site, d'évidence ne les connaissant pas d'avance) je ne peux que faire des hypothèses sur le résultat effectif, mais du moins je sais ceci : le moyen que j'emploie est l'écriture alphabétique latine ordonnée selon une forme qui rend compte aussi bien que possible d'un langage humain précis, le français de ce début de XXI° siècle. Ce moyen je ne l'ai pas inventé, il était disponible et si, à ma toute petite mesure, j'ai pu contribuer comme tous ses locuteurs à lui donner la forme précise qu'il a en cette année 2017 – au cours de ma vie j'ai, comme peut le faire tout locuteur, inventé certains néologismes qui, dans mon cas, sont en général de compréhension assez immédiate (pour exemples, “francédsouch” qui est une forme ironique d'une expression hélas trop courante par ces temps, “innéisé” et “innéisation” qui dérivent d'un mot connu et sont des formes admissibles – trois néologismes dont on peut supposer que d'autres les auront aussi employés, je les ai inventés en ce sens que, lors de leur emploi premier par moi, je ne les ai pas lus ailleurs, mais cette invention est dans le génie de la langue et ils ont donc d'assez grandes chances d'avoir été inventés par d'autres pour des motifs proches des miens) –, dans l'ensemble j'ai pris ce qui existait pour l'organiser à ma manière. Où l'on voit la limite et le problème de vouloir faire d'un humain une fin : le moyen préexistant à la fin, croire faire d'un moyen une fin est une erreur de jugement. Dans le cas de mes écrits, j'ai certes une fin mais n'ai pas l'illusion que mon moyen réalisera cette fin, juste le souhait que par ce moyen je parviendrai tant que possible de faire discerner ma fin, qui ne sera pas la votre mais qui, si l'on tente de s'harmoniser, ne s'en éloignera pas trop.

Faire d'un humain un moyen n'est donc pas en faire “son moyen” mais au contraire, mettre à sa disposition les moyens dont d'autres vous firent dépositaires, parfois éclairés de quelques “tours de main” de votre cru, pour qu'à son tour il en use à son profit et à son idée, qu'il poursuive alors ses propres fins, sachant, s'il fut bien formé, que le succès d'une fin n'est jamais assuré. À l'inverse, présenter à un humain certains moyens comme destinés à atteindre certaines fins c'est le limiter et pour le coup, en faire “son moyen”, en faire un moyen pour ses propres fins. Ce n'est pas en soi mauvais ni bon, c'est dans l'ordre des choses, pour le dire crûment il y a une proportion toujours importante d'humains aux capacités d'autonomie assez ou très limitées, pour des raisons diverses dont parfois, dont souvent l'organisation même de leur société. Or, une société ne donne rien pour rien, si un humain ne peut par son action propre en sa faveur recevoir en retour, il le peut du moins en agissant pour un tiers, en étant son instrument. La question cruciale est donc celle des intentions du “mandataire”, à deux points de vue : ses fins convergent-elles avec celles de la société ? Agit-il envers ses mandants dans leurs intérêts et dans celui de la société ? On en vient alors à la question des ratages volontaires.

L'intelligence, ou discernement.

On peut donner trois sens principaux au mot « intelligence », la capacité de réflexion, tournée vers soi, celle de discernement, tournée vers le monde et les autres, enfin cette possibilité de synchronisation, d'harmonisation entre individus, qui fait le lien entre les deux autres, “être en intelligence” avec d'autres c'est en quelque sorte tenter de discerner ce qui se réfléchit de soi à eux et en retour de se régler autant que possible. Si ces trois formes se complètent, elles peuvent aussi s'opposer ou se contraindre et en tout cas, dans la phase initiale de socialisation celle qui importe est celle du discernement. On peut supposer que certains ont de particulières capacités d'intelligence réflexive ou harmonique, mais sans un minimum de discernement ça n'a aucune utilité sociale. Une intelligence humaine devrait, dans l'idéal, comporter au moins un tiers de discernement et au moins un quart de réflexion et d'harmonisation, dans le contingent une proportion réduite d'intelligence réflexive ou harmonique n'est pas nécessairement un problème tant qu'on le sait et qu'on sait quelle est la cause de cette proportion réduite, et tant que l'écart entre intelligences réflexive et harmonique n'est pas trop important.

Dire que l'intelligence est avant tout discernement repose sur un constat simple : aussi peu complexe soit un être vivant il dispose de cette forme d'intelligence.


1. Traduction à la volée de : « In a culture like ours, long accustomed to splitting and dividing all things as a means of control, it is sometimes a bit of a shock to be reminded that, in operational and practical fact, the medium is the message. This is merely to say that the personal and social consequences of any medium – that is, of any extension of ourselves – result from the new scale that is introduced into our affairs by each extension of ourselves, or by any new technology ».