Ce sont les deux faces d'un même objet, et cet objet a nom la vie. La vigilance est du côté de l'action, l'attention du côté de la passion, les deux attachées à la sensation. J'apprécie assez René Descartes, beaucoup moins ses exégètes et ses épigones. Le risque constant quand on écrit ou dit est l'inversion des propos. Quand on imagine la chose se présente d'un bloc, une monade comme aurait dit Leibniz, un objet non divisible en tant que soi, dès lors que l'on analyse ce qu'on imagine on en détruit l'unité, on en fait autre chose. Transmettre alors ce qu'on imagina se fait à partir d'autre chose, une série d'objets qui contiennent chacun une parcelle de l'image. La question étant alors, les interlocuteurs recevront-ils cette série de telle manière qu'ils en reconstituent l'image originale ? La réponse est non. Jamais. Par contre on peut quand possible faire l'effort de trouver la clé, la disposition, la forme qui rendra compte aussi fidèlement que possible de l'image originale. J'en parle, en lien avec Descartes, pour sa trop fameuse sentence, « Je pense, donc je suis », à quoi on peut aussi ajouter l'autre sentence trop fameuse au début du texte où se trouvent les deux, le Discours de la méthode : « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ». Il en va pour les philosophes comme pour tout autre humain ayant une certaine notoriété ou pire, une certaine célébrité, on s'arrête aux petites phrases sans aller voir ce qui précède ou ce qui suit. Voyons ces deux phrases et leurs contextes. Sur le bon sens :
Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n'ont point coutume d'en désirer plus qu'ils en ont. En quoi il n'est pas vraisemblable que tous se trompent ; mais plutôt cela témoigne que la puissance de bien juger, et distinguer le vrai d'avec le faux, qui est proprement ce qu'on nomme le bon sens ou la raison est naturellement égale en tous les hommes ; et ainsi que la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses. Car ce n'est pas assez d'avoir l'esprit bon, mais le principal est de l'appliquer bien. Les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices, aussi bien que des plus grandes vertus ; et ceux qui ne marchent que fort lentement peuvent avancer beaucoup davantage, s'ils suivent toujours le droit chemin, que ne font ceux qui courent, et qui s'en éloignent…
Pour moi, je n'ai jamais présumé que mon esprit fût en rien plus parfait que ceux du commun ; même j'ai souvent souhaité d'avoir la pensée aussi prompte, ou l'imagination aussi nette et distincte, ou la mémoire aussi ample, ou aussi présente, que quelques autres. Et je ne sache point de qualités que celles-ci, qui servent à la perfection de l'esprit : car pour la raison, ou le sens, d'autant qu'elle est la seule chose qui nous rend hommes, et nous distingue des bêtes, je veux croire qu'elle est tout entière en un chacun, et suivre en ceci l'opinion commune des philosophes, qui disent qu'il n'y a du plus et du moins qu'entre les accidents, et non point entre les formes, ou natures, des individus d'une même espèce.
Mais je ne craindrai pas de dire que je pense avoir eu beaucoup d'heur, de m'être rencontré dès ma jeunesse en certains chemins, qui m'ont conduit à des considérations et des maximes, dont j'ai formé une méthode, par laquelle il me semble que j'ai moyen d'augmenter par degrés ma connaissance, et de l'élever peu à peu au plus haut point, auquel la médiocrité de mon esprit et la courte durée de ma vie lui pourront permettre d'atteindre.
Et sur la pensée et l'existence :
Je ne sais si je dois vous entretenir des premières méditations que j'y ai faites ; car elles sont si métaphysiques et si peu communes, qu'elles ne seront peut-être pas au goût de tout le monde. Et toutefois, afin qu'on puisse juger si les fondements que j'ai pris sont assez fermes, je me trouve en quelque façon contraint d'en parler. J'avais dès longtemps remarqué que, pour les mœurs, il est besoin quelquefois de suivre des opinions qu'on sait fort incertaines, tout de même que si elles étaient indubitables, ainsi qu'il a été dit ci-dessus ; mais, parce qu'alors je désirais vaquer seulement à la recherche de la vérité, je pensai qu'il fallait que je fisse tout le contraire, et que je rejetasse, comme absolument faux, tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute, afin de voir s'il ne resterait point, après cela, quelque chose en ma créance, qui fût entièrement indubitable. Ainsi, à cause que nos sens nous trompent quelquefois, je voulus supposer qu'il n'y avait aucune chose qui fût telle qu'ils nous la font imaginer. Et parce qu'il y a des hommes qui se méprennent en raisonnant, même touchant les plus simples matières de géométrie, et y font des paralogismes, jugeant que j'étais sujet à faillir, autant qu'aucun autre, je rejetai comme fausses toutes les raisons que j'avais prises auparavant pour démonstrations. Et enfin, considérant que toutes les mêmes pensées, que nous avons étant éveillés, nous peuvent aussi venir, quand nous dormons, sans qu'il y en ait aucune, pour lors, qui soit vraie, je me résolus de feindre que toutes les choses qui m'étaient jamais entrées en l'esprit n'étaient non plus vraies que les illusions de mes songes. Mais, aussitôt après, je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi, qui le pensais, fusse quelque chose. Et remarquant que cette vérité : je pense, donc je suis, était si ferme et si assurée, que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n'étaient pas capables de l'ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir, sans scrupule, pour le premier principe de la philosophie que je cherchais.
Puis, examinant avec attention ce que j'étais, et voyant que je pouvais feindre que je n'avais aucun corps, et qu'il n'y avait aucun monde, ni aucun lieu où je fusse ; mais que je ne pouvais pas feindre, pour cela, que je n'étais point ; et qu'au contraire, de cela même que je pensais à douter de la vérité des autres choses, il suivait très évidemment et très certainement que j'étais ; au lieu que, si j'eusse seulement cessé de penser, encore que tout le reste de ce que j'avais jamais imaginé eût été vrai, je n'avais aucune raison de croire que j'eusse été : je connus de là que j'étais une substance dont toute l'essence ou la nature n'est que de penser, et qui, pour être, n'a besoin d'aucun lieu, ni ne dépend d'aucune chose matérielle. En sorte que ce moi, c'est-à-dire l'âme par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps, et même qu'elle est plus aisée à connaître que lui, et qu'encore qu'il ne fût point, elle ne laisserait pas d'être tout ce qu'elle est.
Après cela, je considérai en général ce qui est requis à une proposition pour être vraie et certaine ; car, puisque je venais d'en trouver une que je savais être telle, je pensai que je devais aussi savoir en quoi consiste cette certitude. Et ayant remarqué qu'il n'y a rien du tout en ceci : je pense, donc je suis, qui m'assure que je dis la vérité, sinon que je vois très clairement que, pour penser, il faut être : je jugeai que je pouvais prendre pour règle générale, que les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement sont toutes vraies ; mais qu'il y a seulement quelque difficulté à bien remarquer quelles sont celles que nous concevons distinctement.
Commenter n'est pas une chose que j'apprécie de faire, je vous invite donc à lire et relire ces citations et à y voir autre chose que les maigres slogans que l'on répète partout et qui en sont tirés. Juste une piste pour la seconde citation : le slogan qu'on en a tiré n'est en rien illustratif de la pensée de son auteur, qui ne dit ni ça ni le contraire mais autre chose, ce slogan ne résume et n'illustre pas sa pensée, voilà tout.
Cette introduction n'a pas de rapport direct au thème de cette discussion, il s'agit ici de pointer un processus constant, qui a rapport à mon thème : on prête plus attention aux interprétations des faits qu'aux faits mêmes. L'ouvrage de Descartes est un fait, un élément de la réalité et un élément du savoir humain. En tirer quelques sentences, quelques passages, et truffer le tout de commentaires est le lot commun, préférer ces interprétations au texte même un penchant habituel. Raison pourquoi je ne prise pas les commentaires.
La vigilance et l'attention. Dans les deux cas il s'agit d'éprouver, de sentir et ressentir, mais soit pour agir, soit pour comprendre. Les deux ne se séparent pas mais cependant elles alternent, il est nécessaire de comprendre pour agir et d'agir pour comprendre. Mon but ici est d'essayer de faire comprendre un de mes postulats, le temps comme durée n'existe pas, et sa conséquence principale, ce que l'on détermine se situer “dans le passé” et “dans le futur” est entièrement “dans le présent”. Jusqu'ici j'ai plus ou moins habilement tenté d'explorer la question de manière, disons, théorique, même s'il m'est arrivé de m'appuyer sur quelques événements effectifs, je tenterai ici de l'explorer pragmatiquement, en partant d'un fait dans mon actualité, “l'affaire Jamal Khashoggi”, plus loin “l'Affaire”. Dans d'autres pages je l'évoque selon le mode médiatique habituel de l'interprétation et du commentaire, ce qui n'a pas d'intérêt, je n'en sais pas plus que tous les augures et tous les exégètes qui en parlent ailleurs, donc mes propres interprétations et commentaires n'ont pas plus d'intérêt que les autres. Cette affaire m'intéresse comme moyen de compréhension d'un ensemble assez vaste d'éléments apparemment disparates ou même divergents mais qui ne le sont pas vraiment.
Pour la suite de cette discussion, “les médias” désignera l'ensemble des moyens de diffusion des systèmes de signes permettant aux humains de communiquer et l'ensemble des individus qui contribuent à cette diffusion, soit en y travaillant, soit en fournissant de la matière (en ce sens, entre autres les personnes “people” et les politiciens participent des médias car leur notoriété en dépend directement), que je nommerai aussi “les médiateurs”. Il s'agit d'une simplification, mon but n'est pas de parler de tels médias ou tels médiateurs mais d'un processus, même les médias et médiateurs que je pourrai nommer ou citer n'ont pas d'intérêt en eux-mêmes, tel Jamal Khashoggi, dont ni la personne ni le sort n'ont d'intérêt autre ici que comme illustration de ce processus. Il s'agit de la communication sous ses deux aspects, circulation de l'information et circulation des personnes et des biens.
On peut classer les événements qui intéressent les médias en trois grandes classes, ceux qui ont leur autonomie, ceux qui s'insèrent dans un réseau d'événements, ceux enfin qui n'ont pas d'existence en-dehors des médias. Quel que soit le cas, un événement n'a d'intérêt médiatique que s'il peut s'insérer dans une série et dans un contexte : “l'Affaire” n'a pris la forme qu'elle a, en ce 22 octobre 2018, que parce que s'inscrivant dans plusieurs séries, meurtre d'un individu, assassinat politique, assassinat d'un journaliste, assassinat d'un opposant politique, et plusieurs contextes, politique séoudienne, politique étasunienne, politique turque, situation géopolitique au Proche-Orient et au Moyen-Orient, géopolitique globale, et bien d'autres. L'événement même n'a en ce cas aucune importance, on est typiquement ici dans le troisième cas, les événements qui n'ont pas d'existence hors des médias. Bien sûr il y a probablement ici un événement effectif, le décès par mort violente du dénommé Jamal Khashoggi dans les locaux du consulat d'Arabie séoudite à Istanbul, qui ne constitue qu'un aspect très secondaire de “l'Affaire”, en tant que tel il fait partie d'une très longue série de morts similaires un peu partout dans l'espace et dans le temps qui pour la plupart n'ont pas eu un tel retentissement international à une telle vitesse et avec une telle ampleur. En fait, dans le pays même où cet événement s'est probablement déroulé il y en a eu ces derniers temps dont seule une poignée ont émergé à l'international et jamais aussi spectaculairement.
Les médias ont un fonctionnement assez moutonnier lié à leur structuration, à leurs intérêts et à certains tropismes assez courants mais qui, dans ce contexte, ont un effet spécifique. L'apparition récente de ce média universel et toujours présent, Internet, n'a de ce point de vue aucune singularité autre que de d'exacerber cette tendance moutonnière, tenant compte de ce que la supposée “dérive” qu'on attache à ce média lui est antérieure même si à-peu-près contemporaine de sa seconde phase, qui commence lentement dans la première moitié des années 1990, pour connaître une croissance importante au début du millénaire, plus encore après le milieu des années 2000, avant cela il reste un média assez confidentiel. On peut précisément dater les débuts de l'Internet “grand public”, même s'il est encore réservé à une population restreinte, l'année 1993 et la mise en place du premier navigateur portable, mais ce n'est que l'année suivante que commencent à se multiplier les sites avec une forte progression jusqu'en 2001 puis un ralentissement jusqu'en 2004, de nouveau une forte progression jusqu'en 2009, un nouveau ralentissement jusqu'en 2013, et une accélération par après. Ces mouvements sont liés à la fois à la technologie et aux applications. Quoi qu'il en soit, ce n'est pas avant 2003 ou 2004 qu'Internet devient un acteur notable dans les médias, pas avant 2008 qu'il en devient un acteur significatif. Or, les phénomènes de dérive aujourd'hui associés à Internet précèdent largement ce moment, il est plutôt contemporain d'une usure des médias, commencée des les années 1980, qui en font un secteur de moins en moins rentable, ce qui induit une “course à l'information” censée capter des “parts de marché”. Quand au caractère assez moutonnier des organes de médias, il est ancien, tous parlent d'un nombre restreint de sujets, ceux qui, à un instant donné, apparaissent impératifs.
Même les événements autonomes répondent à des canons pour pouvoir émerger, sauf rares cas, un objet ou une situation sans précédent a peu de chance d'y parvenir, pour les deux autres sortes, ils appartiennent nécessairement à une série, pour la troisième, ils n'émergeront que s'ils s'inscrivent dans un récit préexistant, leur valeur en tant qu'informations n'est pas tributaire de leur validité mais de leur vraisemblance comme “indices”, comme éléments jugés vraisemblables dans le cadre de ce récit. “L'Affaire” émerge aussi vite et aussi fort pour ce que dit, elle s'inscrit dans un tissu dense de récits déclencheurs chacun en lui-même, et sa présence rapide, répétée et dense vient de cette réunion de plusieurs récits en un seul cas. comme dit, la valeur d'information de la nouvelle qui donne lieu à ce type d'emballements n'a qu'une importance secondaire, apprendre qu'un possible événement concerne à la fois les cas “journaliste assassiné”, “opposant assassiné”, “dirigeant moyen-oriental impliqué”, “Turquie impliquée”, “États-Unis concernés”, “services secrets impliqués ou concernés”, font qu'il y a impossibilité pour des médiateurs de faire preuve d'esprit critique. J'avais en son temps fait une étude sur un emballement qui lui aussi avait ce genre de caractéristiques, la déjà ancienne “affaire du RER D” (qui eut lieu en 2004), qui condensait en un seul cas un grand nombre de récits de l'époque, “jeunes de banlieue”, “violences dans les transports publics”, “antisémitisme”, “insécurité”, “délinquance”, “passivité des spectateurs”, et j'en passe. En quelques heures tout le ban et l'arrière-ban des médiateurs s'était exprimé pour “tirer les leçons” d'un information qui n'en était pas une et qui se révéla concerner un événement qui n'avait pas eu lieu.
L'intéressant avec les médias dits classiques (presse, radio, télé) et les médiateurs politiques est leur capacité à légitimer même leurs erreurs, en ce cas-ci, la légitimation a posteriori était, en gros, “si ça avait été vrai on nous aurait reproché de ne pas en parler, de ne pas réagir”. Comme dit dans « Point de départ provisoire » (censément, un texte postérieur à celui-ci, mais je ne suis pas à un paradoxe temporel près), le mal n'est pas de faire des erreurs mais d'y persévérer. Les emballements médiatiques n'appartiennent pas à la classe des erreurs qui apprennent puisque dans tous les cas la “défense” des médias et médiateurs est de cet ordre. Passons, pour l'instant.
La pertinence d'un média dépend de la pertinence des informations dont il dispose, donc de la pertinence de ses sources, et bien sûr de l'honnêteté et de la pertinence des médiateurs. On ne peut pas supposer une source unique d'être fiable, et on ne peut pas considérer valide une multiplicité de sources qui ne permettent pas d'augmenter son discernement. Le cas évoqué de “l'Affaire” illustre bien la chose : au départ une source non identifiée, ensuite trois sources identifiées dont aucune n'est fiable, des services secrets turcs, des médias turcs affidés du gouvernement, un média étasunien de parti-pris (concerné en tant qu'employeur du disparu, et très marqué idéologiquement). Si “l'Affaire” a pris très vite de l'importance, je veux dire, de l'importance médiatique, ça n'a donc rien à voir avec sa possible validité. Par la suite et due sa relation aux récits mentionnés, elle devint incontournable. Il se trouve, mais ce n'est pas toujours le cas (pour exemple “l'affaire du RER D” mentionnée ou, pour un bref mais notable emballement récent très comparable, “l'affaire Babtchenko”, l'annonce assez vite démentie de l'assassinat du journaliste russe Arkadi Babtchenko, à partir d'une source unique et là aussi à la fiabilité douteuse), que la mort de Khashoggi au lieu indiqué semble avérée – mais je suspends mon jugement là-dessus, ni je ne crois ni je ne crois pas, dans la situation actuelle rien n'est certain dans cette histoire, voilà tout –, cela dit les médias s'emballèrent bien avant qu'on ait un début de vérification, même imparfait et douteux comme en la circonstance. Importe surtout dans ces affaires l'adhésion des propagateurs d'une telle nouvelle à ses soubassements, notamment le récit historique usuel concernant principalement la période allant du milieu du XVII° siècle à aujourd'hui, mis en place pour l'essentiel du milieu du XIX° siècle au milieu du XX°, élaboré dans sa version actuelle pour l'essentiel de la décennie 1960 à la décennie 1990, en gros de la fin de la période dite de décolonisation à la fin de la reconfiguration géopolitique consécutive à la fin de l'URSS.
Le présent du passé détermine le présent du futur.
Dire, comme dans ce texte “dans le futur” « Point de départ provisoire », que « le temps n'existe pas et que passé, présent et futur sont ici et maintenant » ne signifie pas que je suppose un temps immobile où tout ce qui eut lieu ou aura lieu se réalise en même temps, je ne méconnais ni ne nie le temps comme succession d'événements, ce qui eut lieu est révolu, ce qui aura lieu est imprévisible et n'a pas eu lieu, n'a pas lieu, rien de ce que l'on peut supposer pour l'avenir n'est avéré ni certain, par contre tout ce que l'on sait ou croit savoir du passé et du futur on le sait dans le présent. De ce point de vue, le passé détermine le futur parce que nous agissons dans le présent pour une réalisation dans le futur en nous basant de notre connaissance du passé. La question est alors : à quel point ce que nous croyons savoir du passé correspond-il réellement à ce qui eut lieu ? Si oui, sans certifier que notre action d'aujourd'hui aura le résultat escompté, du moins pourrons-nous espérer que ça aura quelque chance de correspondre à-peu-près à notre attente ; si par contre notre connaissance du passé est inexacte, quelque projet aurions-nous, à coup sûr son résultat ne sera pas celui escompté.
Considérons “l'affaire”, et considérons exact le récit le plus répandu, assassinat commandité par le dirigeant officieux de l'Arabie séoudite, Mohammed ben Salmane. Bon. Comment cet homme se trouve-t-il en position d'hériter du trône de son père ? Parce que son grand-père est parvenu, il y a quatre-vingt-six ans, à s'imposer comme souverain du territoire qui forma le troisième royaume séoudien après une lutte acharnée contre ses rivaux et contre les visées britanniques, le Royaume-Uni ayant fait son possible pour établir un protectorat sur cette zone, comme il le fit, ainsi que la France, dans presque tout le reste du Moyen-Orient. Vous aurez noté au passage, j'espère, la mention “troisième royaume séoudien”. C'est que, cette région est à-peu-près aussi compliquée, incertaine, mouvante et tumultueuse que la nôtre, là-bas comme ici et comme partout ailleurs rien n'est jamais acquis.
Le départ de cette histoire est assez similaire à ce qui se passe le plus souvent quand dans un territoire sous domination extérieure émerge un mouvement indépendantiste, que l'on peut nommer “alliance du sabre et du goupillon”. Non que ce ne soit le cas de l'autre côté, celui de la puissance dominante, tout pouvoir s'articule sur l'alliance d'une mystique et d'une pragmatique pour, comme dit dans la discussion jumelle de celle-ci, parvenir à la “conversion des âmes et des corps” dans le cas d'une révolution ou d'une guerre d'indépendance, ou à leur “union” dans le cas d'un pouvoir en place ou en construction.